(1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « XIII. M. Nicolardot. Ménage et Finances de Voltaire » pp. 297-310
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(1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « XIII. M. Nicolardot. Ménage et Finances de Voltaire » pp. 297-310

XIII. M. Nicolardot.
Ménage et Finances de Voltaire

I

C’est là un de ces livres, hardis dans leur but, originaux dans leur recherche, profonds et fouillés jusqu’au tuf dans leur exécution, dont on peut dire avec étonnement : « C’est incroyable ! » et qui sont pourtant la vérité. Une biographie comme celle que M. Nicolardot vient de publier sous ce titre piquant : Ménage et Finances de Voltaire, clarifie et fixe l’histoire. Inconnu hier encore, l’auteur, qui a les instincts les plus vifs de l’érudition et qui entend la chasse aux faits comme un véritable Mohican intellectuel, sera peut-être célèbre dans deux jours, de cette bonne et fière célébrité qui vient à un homme dans l’injure et qui sied mieux aux lutteurs, amants de la foudre, comme dirait Pindare, qu’une renommée flatteuse et tranquille. Cependant nous disons : peut-être. M. Nicolardot, pas plus que nous, n’est sûr du bruit que son livre devrait soulever. La Critique voudra-t-elle bien y toucher de ses mains prudentes ?… Il y a dans le Musée d’armes de la Critique embarrassée une vieille machine de précaution qui s’appelait autrefois : la conspiration du silence. Quand un livre est fort et d’une discussion difficile, les tortionnaires de bonne volonté qui craignent la force de la victime ont une manière de l’étouffer : — ils n’en parlent pas9 !

Quant à nous, nous en parlerons. Pour nous taire sur un pareil ouvrage, nous pensons trop que le xviiie  siècle, dont Voltaire fut le chef et presque le Dieu, a été l’un des siècles les plus funestes à la France et au monde. On l’a vu déjà. Nous pensons trop que de ce siècle, qui n’est pas jugé, puisqu’on le loue encore, tout est radicalement mauvais, — mauvais par l’erreur de l’esprit, par le vice du cœur et même par les contre-sens de la gloire, pour ne pas accueillir avec applaudissement un livre qui fait la preuve, souveraine et multiple, de la perversité de doctrine, de mœurs et de renommée de ce siècle déperdition. Évidemment nous ne pouvions manquer à cette obligation de notre pensée. À nos yeux, tout livre sur le xviiie  siècle, quand il en démontre le vice, ne peut être passé sous silence par la Critique du xixe , du moins à la date où nous sommes… Le livre de M. Nicolardot ne serait pas ce qu’il est ; il serait seulement une de ces biographies, d’un détail curieux et détaché, n’éclairant qu’une encoignure d’événements dans ce vaste ensemble d’une époque que les hommes, quand ils sauront l’histoire, mépriseront autant qu’ils l’auront adorée, qu’un tel livre, malgré sa maigreur, trouverait ici la place d’un examen et d’un éloge, et que nous en glorifierions la goutte de lumière isolée. À plus forte raison, sans doute, devons-nous, dans la mesure de nos forces, provoquer la publicité d’un ouvrage qui semble avoir épuisé et centralisé tous les documents sur les choses et les hommes du xviiie  siècle, et qui, de fait comme de visée, atteint enfin cette époque au milieu du cœur, en traversant le cœur de Voltaire.

Car, il ne faut pas le cacher ; au contraire ! Il n’est pas fini, le xviiie  siècle ! À l’heure qu’il est, et malgré les soixante ans qui, chronologiquement, nous en séparent, nous vivons la tête dans ses doctrines. Exceptez un gouvernement où la main de Dieu a été évidente, nous l’avons encore au milieu de nous, ce siècle vivace, et quelques changements à la clef ne sauraient nous faire illusion sur l’affreuse musique qu’il a chantée et que nous exécutons après lui ! Qui oserait le nier se nierait la faculté de comprendre. Regardez, en effet ! Avons-nous remplacé sa philosophie ? Notre panthéisme n’est-il pas le sien ? Il a tourbillonné, il est vrai, de Diderot à Lessing et de Lessing à Hegel pour nous revenir par MM. Cousin et Proudhon, mais c’est toujours la même antienne. C’est toujours le miasme enivrant du cerveau de Diderot, ce cuvier bouillonnant de sublimités et de sottises, condensé, durci, organisé dans des cerveaux plus froids, voilà tout ! Le matérialisme du xviiie  siècle, ce matérialisme qui, dans une société bien faite, serait mort frappé d’un tel mépris que le galvanisme même en aurait été impossible, croyez-vous qu’il n’existe plus parmi nous ? Broussais a continué Cabanis. M. Auguste Comte a une école. Faites un pas hors de la philosophie. Prenez, si vous voulez, tous les écrits politiques que notre siècle a vus, toutes les élucubrations quelconques de ces penseurs à répétition qui se donnent pour sonner leur propre pensée, et vous verrez si un seul de ces écrits peut échapper à l’une ou à l’autre de ces deux et fatales origines, ou la théorie de Rousseau ou la théorie de Montesquieu ! Ainsi, encrassement d’influences, fond de pot de toutes les idées, le xviiie  siècle est en nous à des profondeurs effrayantes, et ce n’est pas tout, nous tenons à lui par la préférence, par le choix de l’âme abaissée, par l’admiration et par l’amour. Un historien qu’on dit sévère, M. Guizot, dans son Histoire de la civilisation en Europe, n’a pas craint d’écrire avec cette magnifique puissance d’affirmation dont la nature se soit jamais amusée à douer un sceptique, que la plus grande époque de l’histoire a été le siècle de la Régence, de Louis XV et de la Révolution. Certes, quand les choses en sont là dans les esprits, on a le droit de conclure, ce semble, sans manquer de respect au xixe  siècle, que son originalité n’est pas sortie du limon qu’elle doit empreindre de son cachet, et qu’il n’est encore jusqu’ici qu’une variante prolongée du xviiie  siècle. Oui, une variante du xviiie  siècle, —  moins Voltaire ! Car, si Voltaire revenait au monde, il ne serait pas probablement, en raison de sa supériorité même, de l’avis de M. Guizot. Voltaire ne serait pas Voltairien, et nous ne le verrions pas si docilement se ranger parmi les moutons de Panurge de son génie !

Mais c’est aussi précisément à cause de ce nombreux troupeau des admirateurs de Voltaire, c’est à cause de ce qui traîne toujours du xviiie  siècle dans le xixe , que le livre de M. Louis Nicolardot prend des proportions d’importance à l’égal même de son héros, si c’est bien héros qu’il faut dire. Pour ce biographe intelligent, Voltaire n’est pas un dieu tombé dont il veuille expliquer l’empire et le culte abolis. C’est un dieu debout qui continue de régner sur l’opinion subjuguée, et qu’il est bon de révéler tout entier pour le faire renier à la foule de ses adorateurs. M. Nicolardot ne connaît pas ce sentiment qu’on pourrait appeler l’importunité de la gloire, mais il n’en connaît pas non plus la servilité. Auteur déjà d’un petit livre intitulé : Études sur les grands Hommes, il a montré cet esprit positif et net qui aime à saisir les plus brillantes écorces dans sa main et en exprimer strictement tout ce qu’elles contiennent. Dans cet essai de son début, il avait replacé la misère humaine, trop souvent oubliée, dans le fond éblouissant de plus d’une grandeur, et justement risqué sur Voltaire une de ces anecdotes cruelles qui firent peut-être sur son propre esprit, altéré de vérité, l’effet des premières gouttes de sang sur la soif du tigre, qu’elles rendent bientôt inextinguible. C’est cette anecdote, désavouée dans le temps par une critique superficielle et amie de Voltaire, qui a été l’occasion du livre nouveau que M. Nicolardot a publié.

En voulant prouver la vérité de son anecdote, il a été conduit à des conclusions écrasantes contre Voltaire et contre le siècle dont Voltaire a été l’idole. « Le xviiie  siècle, — dit M. Nicolardot au commencement de son ouvrage, — a-t-il été assez vertueux ou assez généreux pour qu’il soit téméraire de juger qu’il n’aurait pas refusé de se laisser conduire aveuglément par un caractère vil et bas ? » Et sous le dard de cette question qui l’aiguillonne, l’auteur du Ménage, avant de toucher à Voltaire, nous retrace le tableau de la société de son temps et nous la peint à tous les degrés de l’amphithéâtre social, depuis les rois jusqu’aux honnêtes gens, comme disaient les philosophes en parlant d’eux-mêmes, et cela avec un détail si prodigieux qu’on dirait le pointillé le plus patient et le plus sûr de toutes les saletés de cette époque et de toutes ses infamies ! Ce long et terrible morceau d’histoire que les esprits assez élevés pour se trouver naturellement au-dessus de l’intérêt de curiosité individuelle qui s’attache à Voltaire regarderont comme le morceau capital du livre que nous annonçons, prépare merveilleusement la biographie de cet homme qui domina son temps aussi bien par le genre de ses vices que par le genre de son génie, et qui n’aurait pas exercé une si colossale influence sur ce temps-là et sur le nôtre, s’il n’avait pas surpassé le premier en lui ressemblant et marqué le second à son image.

II

Et maintenant que le Voltairianisme du xixe  siècle, pour qui elle a été écrite, la lise, cette biographie ! Qu’il se regarde, s’il veut, et se reconnaisse dans les traits de son père, moulés par ce féroce leveur de masque qui n’a rien négligé pour que la hideuse ressemblance fût complète ! Que les abeilles sorties du taureau immolé par Aristée viennent en respirer la corruption ! Jusqu’ici Voltaire n’avait été vu, il n’avait été contemplé qu’à travers sa gloire et les crimes de son génie. On lui avait appliqué une espèce de faux axiome qu’il avait inventé : c’est que la vie des hommes célèbres est dans leur pensée et qu’on ne doit la chercher que dans leurs écrits. Seul, Joseph de Maistre, écartant et déchirant cette pourpre de la gloire, jetée parfois comme un voile splendide sur des fronts coupables, avait peint, résolument Voltaire et il l’avait peint si horrible que son portrait, quoi qu’il fût ressemblant, parut une charge sublime de la Haine… Eh bien ! vous pouvez nous en croire, le livre de M. Nicolardot qui n’a pas, lui, au cœur, l’indignation sainte de M. de Maistre, et dans sa main le pinceau de feu de ce coloriste inspiré, ce livre froid, méthodique, dur comme le fait qui s’y entasse en grêle coupante, réconciliera certainement les admirateurs de Voltaire avec le foudroyant portrait des Soirées de Saint-Pétersbourg, car il y a pis pour l’honneur de Voltaire que ce supplice en effigie auquel de Maistre l’a cloué, et ce sont les pages bien autrement impitoyables, où on le retrouve descendu, culbuté de son piédestal dans la vie, dans cette vie d’un moment qui passe et qu’on croit oubliée, cette vie qui tombe comme une escarre de notre immortalité historique, quand nous sommes immortels, et que voici ressuscitée et ramenée tout à coup sous le regard, dans ce qu’elle eut de plus chétif, de plus obscur et de plus honteux ! Encore plein des épouvantements de la Méduse de Minerve, le regard tombe rassuré, mais à quel prix ? sur un Thersite ! M. Nicolardot, qui n’a que la passion des esprits tournés ardemment vers l’histoire, la passion de la réalité, n’a rien négligé pour montrer dans Voltaire le misérable envers de l’homme opposé à l’endroit du personnage historique, et il est curieux de le suivre dans cette investigation et cette opposition acharnées.

À côté du talent, il a mis la conscience. À côté du plus séduisant esprit qui ait peut-être jamais existé, il a placé, pour en diminuer le charme par le mépris, l’immoralité et les turpitudes du caractère. Plus étonnant que Boswell, ce roi des biographes selon Macaulay, car Boswell avait vécu dans la vie de Johnson et M. Nicolardot n’a vu Voltaire que dans l’histoire, il le suit pas à pas dans cette vie qu’il reconstitue autour de lui, grain de poussière par grain de poussière. Divisant avec un art caché sous une distribution naturelle tout son sujet en trois parties, l’histoire de la fortune, des dépenses et des libéralités de Voltaire, il le prend tour à tour dans ces trois cadres et l’y fait mouvoir avec une grande puissance de reconstruction et de détails. En ce livre d’un renseignement inouï, il y a des chapitres intitulés : « Source de la fortune de Voltaire, Banqueroutes essuyées par Voltaire, Rapports de Voltaire avec ses débiteurs, Comme quoi Voltaire prêtait à des taux exorbitants, Idolâtrie de Voltaire pour les rentes viagères » ; d’autres : « Régime de Voltaire, Voltaire parasite, Voltaire à la recherche d’une résidence somptueuse au meilleur marché possible » ; et vous voyez tour à tour passer devant vous, sous tous les aspects que sa nature de caméléon et de singe lui permettait de revêtir, et sans quitter sa forme de Voltaire, tous les types de la Comédie : Harpagon, le Menteur, Tartuffe, Chicaneau, le Bourgeois gentilhomme et le Malade imaginaire, qui composaient sa mobile et divergente identité ! Partout où il s’arrête et où il passe, chez Mme Duchâtelet, à Paris, à la cour du roi de Prusse, à Monrion, à Lauzanne, aux Délices, à Tournay, à Ferney, son infatigable biographe l’accompagne.

Dans toutes les relations de sa vie, soit dans ses rapports hypocrites, intéressés ou vantards, avec sa famille, soit avec ses libraires, soit avec cette nièce de Corneille qui ne fut qu’une réclame pour lui (comme nous dirions maintenant), et qu’il ne rougit pas d’élever, elle, la nièce du vieux tragique chrétien ! pour en faire une comédienne, soit enfin avec ses comédiens et sa colonie de Ferney, avec les pauvres dont il exigeait des quittances quand il leur donnait, l’implacable historien qui nous le retrace ne lui fait pas grâce d’une honte ou d’une bassesse, de la plus petite nuance d’indignité. À ce déchiquètement moral de la vie d’un homme qui, lui aussi, déchiqueta pendant soixante ans tant de réputations au gré de ses passions et de ses caprices, on croirait à cette espèce de haine qui dit œil pour œil et dent pour dent, et on se tromperait.

L’historien de Voltaire a une conscience que Voltaire n’eut pas. Dans le livre d’une si effroyable accusation d’improbité et de lésinerie qu’il lance aujourd’hui contre Voltaire, chaque fait, trié par l’examen, porte l’indication des sources où il a été puisé, et, si l’auteur se trompe, on pourra du moins compulser ses erreurs et la Critique est avertie. On doit même insister sur ce point, quand il s’agit d’un ouvrage que les partis ne manqueront pas de se renvoyer comme un projectile. Le livre de M. Nicolardot a justement pour mérite principal la loyauté hardie du document, la profondeur, la pureté, le nombre des sources. Littérairement, il y aurait peut-être à reprendre à ce livre trop plein, trop épais de faits, de rapprochements, manquant d’air, étouffant, entassé. Mais qu’importe ! Qu’importe le mérite plus ou moins visible d’une forme littéraire dans un livre qui est une munition de guerre ou une arme plus qu’un livre, et qui ressemble à la giberne d’un chasseur de Vincennes pour tuer toutes les révoltes de l’esprit voltairien… à huit cents pas !

Oui, encore une fois, voilà la véritable importance du livre de M. Nicolardot ! Abaisser le voltairianisme contemporain : voilà la réelle signification de cet ouvrage ! Si les influences négatives, anarchiques, impies, laissées par Voltaire, dont on a pu dire, en pensant à ses successeurs,

Il faisait de l’esprit pour ceux qui n’en ont pas !

ne se transmettaient pas toujours autour de nous de proche en proche et d’imbécile en imbécile, il est fort probable que M. Nicolardot lui-même, tout curieux qu’il pût être d’exhumer ces mille petitesses et ces ignominies dont il nous fait un si rude compte aujourd’hui, aurait laissé se dissoudre en paix cette cendre froidie, sous la pierre indulgente du tombeau. Mais dégrader Voltaire au plus avant de sa personnalité, lui qui n’eut qu’une personnalité sans doctrine, sans un seul principe ! un moi éblouissant à l’aide duquel il a séduit et régné comme les femmes règnent et séduisent ; ce coup de parti, frappé sans passion avec les mains pures et impartiales de l’histoire, avait de quoi tenter un esprit courageux et ferme, et M. Nicolardot a été cet esprit-là. Il a réalisé contre Voltaire l’idée de Voltaire. Le 26 juin 1765, Voltaire mandait à Helvétius : « Nous aurions besoin d’un ouvrage qui fit voir combien la morale des vrais philosophes l’emporte sur celle du christianisme. Il vous serait bien aisé d’alléguer un nombre de faits très intéressants qui serviraient de preuves. Ce serait un amusement pour vous, et vous rendriez service au genre humain. » Eh bien, ce que Voltaire demandait à Helvétius, M. Nicolardot l’offre aujourd’hui aux partisans de Voltaire. Ces messieurs sont servis ! Il a, dans son énorme volume, dans cette Encyclopédie des immoralités du chef de la philosophie du xviiie  siècle, allégué un nombre de faits très intéressants pour tout le monde, pour les amis et pour les ennemis, et puisqu’on parle de la morale des philosophes comparée à la morale chrétienne, nous savons maintenant à quoi nous en tenir !

Ces faits, impossibles à citer dans un chapitre, qui les demanderait tous et qui a ses bornes, ces faits seront-ils discutés ? Ces renseignements, ces anecdotes, ces rapprochements, ces témoignages, qui ne vont à rien moins qu’au déshonneur complet de Voltaire et dont l’auteur du Ménage et finances prend intrépidement la responsabilité vis-à-vis de la Critique, essaiera-t-on de les diminuer ? S’efforcera-t-on d’y répondre ? Des cris ne sont pas des raisons. Nous savons bien qu’on ne touche pas à une idole pour faire mieux que de la briser, — pour la flétrir, — sans provoquer la colère des adorateurs. Mais cette colère qu’on éprouvera, sans aucun doute, parlera-t-elle ? Les voltairiens, qui croient bien à l’esprit de Voltaire, ne croient pas tout à fait autant à son caractère, à sa conscience, à son être moral enfin ! Auront-ils le courage contre le ridicule, ce grand courage qui n’est ni voltairien ni français, de vouloir défendre la moralité de Voltaire ? Telle est la question. M. Louis Nicolardot n’a vu que cela, lui, la moralité de Voltaire, dans cette biographie qui ne touche pas à son génie, mais qui veut seulement en infirmer l’action en lui opposant l’indignité et l’abjection du caractère. Il y a plus ; dans cette biographie atroce, mais juste, le génie de Voltaire nous apparaît par des côtés imprévus et presque inconnus, et que l’honneur de ce livre impartial, malgré sa cruauté, sera d’avoir éclairés. Ainsi, par exemple, à toute page et presque à chaque ligne éclate et rayonne cette capacité formidable d’homme d’affaires, qui était en Voltaire à un bien autre degré que tous ses autres talents, et qui en lui, plus encore qu’en Beaumarchais, son Sosie diminué, commence de briller, comme le caractère de la Bourgeoisie moderne dans l’avenir. Nul n’a mieux vu et n’a mieux fait voir cette qualité d’esprit de Voltaire que M. Nicolardot, et nul n’a mieux conclu, en la voyant, du Voltaire administrateur rapace, dans sa colonie de Ferney, au ministre économe et supérieur dans un grand État, qu’il aurait pu être, si les circonstances, dont nous sommes tous les fils, ne lui eussent manqué.

Du reste, qu’on ne s’y méprenne pas ! le livre du Ménage et Finances de Voltaire n’a pas seulement dans la pensée de son auteur le but de polémique que nous avons signalé. Ce n’est pas seulement un acte de cette justice qui porte le glaive. Il est aussi, à sa façon, une forte étude intellectuelle d’un esprit qui, comme les grands palais, quand on les visite, a toujours quelque curieux appartement qu’on oublie. En effet, il y a dans l’esprit de Voltaire une telle complexité de puissances, qu’on n’arrive jamais, à ce qu’il semble, malgré la clarté qu’elles répandent, à débrouiller entièrement tout cet écheveau de facultés diverses qui mêlent leurs nuances et leurs trésors. L’ouvrage de M. Louis Nicolardot, saisissant Voltaire bien plus dans tous les jours de la vie que dans les choses de la pensée et dans ses contemplations d’écrivain, nous oblige à le regarder dans ce qui convenait le mieux à sa nature positive et enflammée, les relations, les influences et les intérêts. Son génie, qui fut tout action, pose ici admirablement dans son action même, et les soixante volumes qu’on a de lui, et qui ne sont pas ses plus grands chefs-d’œuvre, ne valent pas, pour bien s’attester sa valeur réelle et suprême, cette chronique pied à pied, — cette espèce de livre de loch de sa vie où l’historien et le flibustier apportent l’un son masque, l’autre sa plume et sa plaisanterie taillée en stylet. Ce masque impénétrable à tout, excepté à l’ironie qui le traversait toujours et au cynisme qui l’entrouvrait quelquefois, ce masque, qui a été en France le vrai masque de la Comédie pendant cinquante ans, a tellement amusé le xviiie  siècle et nous amuse tant encore aujourd’hui de sa gaîté électrique et enragée et des nombreuses physionomies qui s’y succèdent, qu’en le trouvant plus ressemblant que jamais dans le livre de M. Nicolardot, les esprits indulgents qui se désarment de leur sévérité dans le rire ( j’ai ri, me voilà désarmé !) auront certainement un grand plaisir à le revoir, et pardonneront à l’auteur de Ménage et Finances de Voltaire ce que l’esprit de parti, soit qu’il parle, soit qu’il se taise, ne pourra jamais lui pardonner.