(1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « XI. MM. Mignet et Pichot. Charles Quint, son abdication, son séjour et sa mort au monastère de Yuste. — Charles V, chronique de sa vie intérieure dans le cloître de Yuste » pp. 267-281
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(1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « XI. MM. Mignet et Pichot. Charles Quint, son abdication, son séjour et sa mort au monastère de Yuste. — Charles V, chronique de sa vie intérieure dans le cloître de Yuste » pp. 267-281

XI. MM. Mignet et Pichot.
Charles Quint, son abdication, son séjour et sa mort au monastère de Yuste. — Charles V, chronique de sa vie intérieure dans le cloître de Yuste

I

Ces deux ouvrages, qui vulgarisent de récentes découvertes faites en Espagne et en Belgique, et dans lesquelles MM. Mignet et Amédée Pichot ne sont pour rien, ces deux ouvrages écrits d’un style fort différent, — l’un, avec la tenue froide d’un membre de l’Académie, l’autre, avec l’égoïste flânerie d’un chroniqueur qui aurait dû oublier sa personnalité davantage, — ont cependant pour nous un intérêt très animé et très réel. C’est que ces deux livres nous transmettent la lumière inattendue qui vient de frapper l’un des faits de l’Histoire moderne qui semblait le plus devoir se passer de lumière, l’événement classique, à force d’être fameux, qu’on pouvait appeler le grand lieu commun de la rhétorique de l’Histoire. Jusqu’ici l’abdication de Charles-Quint et son ensevelissement dans un cloître, ce double texte de déclamations que la Philosophie a enrichi de si belles phrases, étaient jugés, mais, à ce qu’il paraît, n’étaient pas connus… et c’est cette abdication et cet ensevelissement que la publication de documents nouveaux doit nous faire connaître. Quoique ces documents trop vantés ne répandent guère sur les faits qu’une lumière qui a ses vibrations, ses tremblements et ses ombres, il faut nonobstant en convenir, si beaucoup de découvertes analogues à celles que MM. Amédée Pichot et Mignet ont recueillies sur Charles-Quint étaient faites sur l’ensemble de la monarchie espagnole et sur chacun de ses grands hommes, il est probable qu’on arriverait bientôt à la conception vraie d’une histoire d’Espagne, — conception que l’on cherche encore vainement, malgré les prétentions à l’impartialité du xixe  siècle, dans la littérature européenne.

En effet, de toutes les histoires qui, sans exception, ont plus ou moins besoin d’être refaites en quelques-unes de leurs parties, et dont la science, qui cherche toujours, doit tenir les fouilles éternellement ouvertes dans l’intérêt de la vérité, l’histoire de l’Espagne est peut-être la moins connue, parce qu’elle est la moins pénétrée. Rapporter des faits ne constitue pas l’histoire ; il faut savoir les interpréter, regarder dessous ou dedans. C’est ce qu’on oublie trop quand il s’agit de l’Espagne. À cela, il y a beaucoup de raisons ; mais la principale est certainement l’espèce d’horreur qu’inspire la théocratie à l’esprit moderne. Or, malgré ses formes politiques et le jeu extérieur de ses institutions, l’ancien gouvernement de l’Espagne était, en réalité, il faut bien l’avouer, une théocratie. L’Espagne, du moins la grande Espagne d’avant les Bourbons, fut un gouvernement de prêtres, et on pourrait presque dire un peuple de prêtres. L’esprit religieux, sacerdotal, armé de l’Espagne, qui sut, tant il était fort ! s’organiser dans des institutions qui furent aux mœurs de ce pays ce que le fourreau est à l’épée, cet esprit si antipathique à nos idées actuelles et qui épouvante à la fois et nos théories et nos cœurs, nous ne l’estimons pas assez pour chercher à le bien comprendre ; et voilà, en un mot, pourquoi le sens de tant de faits de l’histoire d’Espagne nous échappe ! Voilà pourquoi, jusqu’à l’arrivée des Bourbons, qui introduisirent l’esprit moderne dans cette Péninsule, restée du Moyen Âge, et fermée par ces Pyrénées que Louis XIV abaissa, elle a dans son histoire, cette vieille et étonnante Espagne, des grandeurs de choses qui ressemblent aux mystérieux colosses de l’Égypte, et des grandeurs d’hommes presque aussi indéchiffrables que le Sphinx. Philippe II, Charles-Quint, dont il s’agit aujourd’hui, sont de ces grandeurs embrouillées qui cachent une énigme et dont le sens (du moins dans ce qu’il eut de net et de complet), un jour, s’est perdu. Philippe II le Taciturne, qui ne dit son secret à personne et ne laissa aux historiens de l’avenir qu’un mot  le mot terrible — qui ne fut pas stupide, tout en voulant être injurieux ; et Charles-Quint, l’empereur déchu ou grandi dans une abdication volontaire, sur laquelle l’imagination a tant erré et l’Intelligence hésite encore ! Philippe II, Charles-Quint, resteront toujours, par un côté, plus ou moins obscurs et inintelligibles, si on n’étudie pas l’Espagne elle-même qui les a produits et si on ne la comprend pas, elle, dans le fond intime de sa propre personnalité.

Et la preuve de cela est faite aujourd’hui par le livre même de MM. Pichot et Mignet. Ces deux livres nous apprennent assurément beaucoup de choses piquantes sur Charles-Quint et les dernières années de sa vie, mais l’important, ils ne le disent pas ! Le nœud gordien de cet homme complexe, ils ne le dénouent ni ne le coupent. Grâce aux renseignements qu’on y trouve, nous savons à présent, avec plus de détails que jamais, l’heure officielle et la date précise de l’abdication du grand homme, mais les motifs décisifs et suprêmes de cette abdication, qui fut un long dessein dans cette méditative pensée, nous ne les savons pas plus que nous ne les savions hier, en lisant Robertson ; et nous voilà presque tenté, pour y comprendre quelque chose, de retourner à l’hypothétique dialogue de Sylla et d’Eucrate, cette stérile partie de raquette jouée par le génie jongleur de Montesquieu ! Grâce encore, il est vrai, aux documents que MM. Mignet et Pichot publient, nous savons à n’en pouvoir plus douter maintenant que l’impérial Cénobite, transformé par d’autres histoires en horloger et en moine, garda son ancien personnage et n’étouffa pas son regard, son action et sa volonté politique, sous la cagoule du pénitent. Mais à cela près de cette conduite, de cette longue accoutumance d’une domination qui ne se renonça jamais, nous continuons d’ignorer le vrai Charles-Quint de Yuste, et il reste dans cet empereur retiré, qui n’est ni tout à fait un empereur, ni tout à fait un moine, un point central que le mystère et le silence recouvrent toujours.

La Curiosité, éveillée par les détails nouveaux qu’on apporte, se trouble, s’inquiète et recommence de poser son éternel problème : quelle cause détermina l’abdication de Charles-Quint et sa retraite à Yuste, et donne à ces faits, grandioses ou petits, leur véritable caractère ? Un grand artiste qui a fait entrer sa puissante fantaisie dans l’histoire, Honoré de Balzac, a écrit : « La destinée d’un homme fort est le despotisme. Il est impossible à celui dont la main peut gouverner les nations de quitter sa sphère céleste pour devenir un moine comme Charles-Quint — âme petite ! » Les livres actuels de MM. Pichot et Mignet justifient suffisamment Charles-Quint de ce reproche de petitesse qui étonne, du reste, venant d’un catholique, comme Balzac, car l’humilité et le détachement du chrétien sont de très grandes choses, et le cardinal saint Bonaventure, lavant ses assiettes, est moralement splendide de beauté. Quoi qu’il en soit, ambitieux sans faiblesse, Charles-Quint n’était pas lassé du pouvoir, puisqu’il l’emporta dans la solitude… Mais alors, pourquoi donc s’y enfonça-t-il ?… On a parlé de la douleur d’avoir perdu l’Impératrice, de cette affection blessée par la mort et qui saigna toujours dans l’âme de ce fils de Jeanne-la-Folle, en qui l’amour conjugal semblait une passion héréditaire, mais la Douleur a son idée fixe et ne revient pas toucher, de ses mains préoccupées, les amusettes de l’Ambition. On a parlé enfin de sentiments religieux, mais pourquoi la Philosophie, qui a été logique, n’a-t-elle pas eu raison, et pourquoi Charles-Quint ne s’est-il pas réellement fait moine ?… Toutes questions qui restent sans réponse, si on s’en tient à la lettre seule des documents biographiques, mais qui commencent d’en laisser voir une, si on ose éclairer l’individualité de Charles-Quint par l’individualité de l’Espagne.

II

C’est que là se trouve la vraie réponse et non ailleurs. On peut l’affirmer avec sécurité, tout le temps qu’il n’y aura pas pour l’éternelle et péremptoire instruction des générations un Mémorial de Yuste comme il y a un Mémorial de Sainte-Hélène (et il paraît que cette grande confession à la Postérité qui tente les âmes les plus fortes, en fait de grands hommes, et qui avait aussi tenté Charles-Quint, n’existe plus), on n’aura le mot des questions que soulève ce mystère à demi voilé qui s’appelle le Charles-Quint de Yuste dans l’histoire, qu’en le demandant à l’Espagne, après l’avoir demandé à lui-même, car lui seul, il ne répond pas ! Nous l’avons dit déjà, beaucoup d’historiens ont touché à ce sujet obscur, de leurs bâtons d’aveugle, mais il est nécessaire d’insister. Le Charles-Quint de Yuste (et dans l’ouvrage de M. Mignet il n’est question que de celui-là) ne s’explique par aucun des motifs simples et personnels à l’aide desquels des écrivains étroits et déroutés ont jusqu’à présent cherché vainement à l’expliquer. Ce Charles-Quint-là, —  si nous croyons les documents dont MM. Mignet et Pichot ne sont que les metteurs en œuvre, — ne fut ni un Dioclétien de seconde épreuve, ni un de ces grands Pénitents de la Royauté, qui ne souffrent plus sur leur front, dans la gloire de leur abaissement, d’autre couronne que la couronne d’épines du Divin Maître. Le sublime portrait qu’a fait de lui la Philosophie, croyant faire une caricature, est un portrait faux. Cette scène, dont tout retentissait dans l’histoire, des funérailles de Charles-Quint vivant, est, disent les discuteurs d’anecdotes, de l’invention d’un pauvre moine qui avait, ma foi ! il faut bien le dire, du génie à la Zurbaran sous son capuchon. Charles-Quint ne cessa pas d’être César, sous les arceaux de son monastère. De son balcon sur la Vera, il voyait et écoutait le monde. Derrière les tentures de velours noir de sa chambre funèbre, comme Néron derrière le rideau de Junie, il était invisible et présent dans ce monde qu’il avait gouverné. Toute sa vie à Yuste donne de tels démentis au parti qu’il avait embrassé, qu’on crut plus d’une fois qu’il se repentait et que le vieux lion, pour ne pas étouffer, allait sortir de son antre !… Impossible donc de l’expliquer, ce solitaire en contradiction, quand on n’interroge que lui seul, tandis qu’au contraire, en se jetant à l’Espagne comme à un flambeau, en la prenant, cette Espagne du xvie  siècle, et en la mettant, avec son esprit ressuscité, bien en face de cet empereur découronné de sa propre main, de cette fière et mélancolique figure de Sacrifié, mais de Sacrifié hautain et volontaire, vous pouvez peut-être trouver le secret de son sacrifice et saisir enfin la vérité !

Rappelez-vous, en effet, ce que c’était que l’Espagne, la vieille Espagne au xvie  siècle ! Si le politique Charles-Quint, mi-parti d’Autrichien, de Flamand, de Bourguignon, et dont le génie, mêlé au génie de plusieurs races, était écartelé comme son blason impérial, si ce Charles-Quint ne fut pas un moine et ne songea jamais à l’être, malgré la piété très profonde de toute sa vie, l’Espagne était, elle, qu’on nous passe le mot, une nation moine (una monja), et tellement moine d’éducation, d’habitude et de préjugés, que c’est à l’influence de cette nation cloîtrée dans des mœurs religieuses comme il n’en avait peut-être existé nulle part, que Charles-Quint dut ces impulsions monastiques dont la philosophie a été la dupe, et qui étaient parfaitement contraires à la nature positive et tout humaine de son génie. Physiologiquement et d’instinct, Charles-Quint n’appartient plus au Moyen Âge. Il est essentiellement moderne. C’est le type le plus élevé des politiques qui pèsent, combinent, ménagent et voient moins les rigueurs de la vérité que les douceurs du succès. Prudent comme les saints, et comme les gens seulement convaincus ne le sont jamais, froid et fin sous la grandesse d’une majestueuse dignité, cet esprit de milieu, également éloigné de tous les fanatismes, nous laisserait l’imagination bien tranquille, s’il ne portait pas jusque dans le fond de son être les brûlantes réverbérations de cette Foi espagnole qui avait chauffé son berceau. La nature lui avait donné une tête puissante et calme, un cerveau de Dieu de la terre… Mais la main de l’Espagne de saint Isidore s’était empreinte sur le crâne baptisé par elle, et cette marque, il ne put jamais l’effacer.

L’Espagne alors était robuste. Dalila n’avait pas encore coupé les cheveux de Samson. C’était la fille dévouée d’une mère terrible, de cette Inquisition qu’il faut bien nommer tout en pâlissant, et qui, duena impitoyable, l’avait élevée, purifiée et bronzée, sa vierge orthodoxe, à la flamme des charbons ardents d’Isaïe. L’Inquisition, qui ne fut pas en réalité ce que le préjugé public la croit encore, l’Inquisition avait fait l’Espagne. Elle l’avait organisée. Elle était tout ensemble sa législation et ses mœurs, son opinion et sa volonté. Elle avait enfin développé et fortifié cette conscience religieuse qui régnait en Espagne plus despotiquement que le Roi lui-même et qui l’envoyait, malgré sa toute-puissance et la révolte de la nature humaine dans son cœur, aux auto-da-fé de ce tribunal implacable, mais populaire, et le forçait d’y assister, lui, le Roi, comme un simple corrégidor, un simple alcade, — un simple bourreau !

Sublime, — ou atroce, si l’on veut, ce qui n’empêche pas d’être sublime, — telle était, en fait, l’Espagne du xvie  siècle, et l’histoire, dont la plume est, dit-on, de fer, ne doit-elle pas savoir la regarder avec des yeux impassibles ? Eh bien ! quand on l’a évoquée et quand on l’a regardée à son tour, après avoir interrogé la physionomie ambiguë de son César anachorète, ne semble-t-il pas, à l’instant, que cette indication, qui n’en fut pas une, et que ce séjour à Yuste, qui fut moins une retraite qu’une résidence, prennent leur véritable caractère ? N’apparaît-il pas comme évident que cette abdication et ce séjour furent une victoire, — une silencieuse victoire que le vaincu n’a, certes, pas proclamée, — mais une victoire de l’Espagne tout entière sur l’empereur catholique qui, à Worms, avait trébuché ? Un historien a dit de Charles-Quint : « Les regrets de Worms furent tardifs. » Pour notre compte, nous croyons fort peu à ces regrets ; mais regrets ou remords dans la conscience du prince qui avait compromis également sa puissance et sa foi avec les ennemis de l’une et de l’autre, les faiblesses de Worms, les fausses habiletés du grand Habile qui ne vit pas à l’origine tout ce que le Protestantisme cachait, n’en furent pas moins un crime dans la pure conscience de l’Espagne, et un crime qui avait besoin d’expiation. Si Charles-Quint put se tromper à la clarté de sa raison, l’Espagne ne pouvait, elle, se tromper à la clarté de sa foi, et s’il ne se repentit pas sous les désillusions de l’expérience, il dut sentir, en sa qualité de grand politique, qu’il avait profondément blessé son peuple, et cela reconnu comme un mal pour son pouvoir et pour sa race, il dut chercher à l’amoindrir et à l’effacer.

Et cette explication, plus haute et plus satisfaisante que des détails biographiques qui ressemblent à des rayons brisés, né reçoit d’ailleurs de démenti d’aucun de ceux que présentement on publie. Avec ces détails isolés, la retraite de Yuste reste la moitié de l’énigme. On ne sait point ce qu’elle fut, mais uniquement ce qu’elle ne fut pas. Avec l’explication, qu’une Critique historique digne de ce nom aurait hasardée, d’un sacrifice à l’opinion blessée de l’Espagne et dans l’intérêt de sa race, non seulement l’abdication de Charles-Quint devient intelligible, mais encore l’homme qu’il fut à Yuste et qui resterait incompréhensible, si on n’avait pas cette explication ! Nous l’avons dit déjà, mais les publications de MM. Mignet et Pichot ne laissent sur ce point aucun doute : Charles-Quint continua d’être dans son cloître l’Empereur, le Charles-Quint stator qu’il avait été partout. Yuste ne fut point un coup de discipline asséné par le repentir sur ses épaules de chrétien ! Catholique quand il est agenouillé devant le saint Tabernacle, Charles-Quint, relevé et debout, est toujours le politique de Worms et de Passau. C’est toujours cet empereur qui a mis Rome à sac, autrefois, par la main du connétable de Bourbon, et qui, vieux, recommence sous Paul IV la guerre contre Rome avec l’ardeur de sa jeunesse. Philippe II, lui, le vrai moine sans être au monastère, Philippe II, le véritable Roi Espagnol, s’effraie de cette guerre voulue si énergiquement par son père. Le duc d’Albe, en qui bat le cœur tout entier de l’Espagne, a honte de sa victoire et ne l’achève pas. Mais Charles-Quint, de sa stalle au chœur, dans son monastère de l’Estramadure, continue de se montrer implacable. Chez cet homme, grand de foi comme un croisé du temps de saint Louis, chez ce poète à force de catholicisme, qui ordonna qu’on l’enterrât sous un autel, de manière à ce que les pieds du prêtre portassent d’aplomb sur sa poitrine, la religion, chose singulière ! ne montait pas plus haut que le cœur. Le croira-t-on ? à Yuste, l’hérésie se glisse dans son cortège, et il s’en soucie assez peu. Carranza, l’archevêque de Tolède, son prédicateur et son chapelain, est évidemment hérétique. M. Mignet, qui n’est pas tenu d’être un docteur de l’Église, nous le prouve par la manière même dont il le nie ! « Ce qui était vrai, dit-il, c’est que, sans se séparer de l’Église orthodoxe à laquelle il restait soumis, Carranza s’était rapproché de la doctrine des novateurs et s’était servi de leurprocédé de démonstration en introduisant dans ses ouvrages le principe de la justification par la foi dans le sauveur Jésus-Christ et en recourant à l’autorité incontestable des livres saints, au lieu d’employer uniquement l’autorité traditionnelle de l’Église. » Si Charles-Quint entra plus tard en défiance contre Carranza et voulut sévir contre les doctrines nouvelles, ce fut à l’instigation du grand inquisiteur Valdez. Même après Yuste, ce sacrifice à l’opinion religieuse de l’Espagne, il ne fallut rien moins que l’Inquisition, c’est-à-dire l’Espagne tout entière sous sa forme la plus concentrée, pour rappeler les devoirs de la Majesté Catholique aux passions invétérées du vieil Empereur.

Et cela est si vrai, cette influence subie tour à tour et contrariée par Charles-Quint, que la profonde Espagne lui en garda rancune, et que malgré Yuste, malgré une mort catholiquement magnifique, elle ne lui pardonna jamais. Il est en Biscaye une légende qui traduit d’une manière grandiosement tragique le ressentiment espagnol. Quelque temps après la mort de Charles-Quint, dit cette légende, une nuit, un cortège nombreux d’hommes d’armes et de moines tenant des flambeaux, porta vers le sommet d’une montagne un cercueil couvert de blasons et d’insignes impériaux. C’était le cercueil du tout-puissant empereur Charles-Quint. À ses pieds marchait son fils bien-aimé et respectueux, le roi Philippe II, en vêtements de deuil. Quand le cercueil fut déposé sur la montagne, des hommes impossibles à méconnaître — car ils avaient sur leurs livrées le chien qui porte une torche allumée dans sa gueule, — élevèrent tout à coup avec des branches d’arbres le bûcher traditionnel de la Sainte Inquisition, sur lequel ils couchèrent, l’ayant arraché de sa bière et roulé dans une chemise d’amiante, le corps de l’empereur décédé. Alors une voix dans cette nuit noire, rougie de la lueur du bûcher funèbre, prononça la plus terrible des excommunications de l’Église contre la mémoire de ce supplicié d’outre-tombe qui avait été Charles-Quint, et, chose plus terrible encore ! son fils respectueux, le roi Philippe, prit, quand elles furent froidies, dans ses mains les cendres de son père et les jeta du haut de cette montagne aux quatre coins de l’horizon. Certes, quand un peuple a de pareilles légendes sur le plus grand et le plus absolu de ses monarques, on peut demander si, pour en expliquer la vie, il est loisible d’oublier l’action de ce peuple et de s’en tenir aux infiniment petits de l’anecdote et des détails personnels… ?

III

Eh bien, à notre estime, c’est ce que MM. Mignet et Pichot ont trop fait. Ils n’ont été que de simples chroniqueurs, et ni l’un ni l’autre de ces messieurs n’a été, un seul instant, au-dessus du document… qu’il n’a pas trouvé ! En vérité, c’est trop modeste pour des hommes qui ont la réputation d’être des historiens. Sans doute, la chronique est encore une forme intéressante de l’histoire, mais Charles-Quint, comme tous les personnages qui font question dans les Annales du monde, échappe à la chronique par la profondeur de son caractère ; et quelque dévoué que l’on soit à ramasser les épingles que l’histoire laisse parfois tomber, il y a mieux pourtant que ce travail de bésicles et de flambeau par terre, quand il s’agit d’un homme qu’il faut regarder en plein visage pour le pénétrer. Charles-Quint ressemble beaucoup à cette colonne mystérieuse qui guidait au désert les Israélites, et qui était ténébreuse et lumineuse en même temps. Personne plus que lui n’appelle et ne commande l’induction et le raisonnement dans l’histoire. M. Mignet, qui passe pour un logicien historique, ne s’est pas souvenu dans son livre de la meilleure de ses facultés. Quant à M. Pichot, c’est un esprit poétique et individuel, dont le sentiment ne manque pas de justesse dans l’appréciation de ce qui est élevé, mais dont les allures familières et trop égotistes, — comme dirait lady Morgan, — rendent l’ouvrage parfois fatigant. Il faut le rappeler à M. Pichot, même dans la chronique, l’histoire doit s’écrire avec plus de cérémonie… M. Mignet ne mérité point le même reproche. Si l’esprit de l’histoire n’est pas dans son livre, les formes y sont du moins, les formes classiques et sévères. M. Mignet étoffe l’anecdote en la racontant. Comme les écrivains de certaine école, dont M. Ranke est certainement le plus distingué et le plus fort, M. Mignet insiste peut-être trop sur les détails physiologiques et matériels. Dans la chronique de Yuste, il revient sans cesse sur le vaste appétit de Charles-Quint, sur sa gourmandise, sur son amour de la bière, etc., etc. Sans précisément interdire ces détails, nous aimerions mieux la recherche des causes morales qui font les grands hommes que toutes ces notions inférieures qui ne sont que l’histoire de la bête humaine. Mais que voulez-vous ! Le Rationalisme contemporain, qui n’entend pas grand-chose aux questions spirituelles et auquel, par là, bien des grandeurs se trouvent naturellement fermées, se tire, comme il peut, de la difficulté en refaisant, une millième fois, le mauvais vieux livre de l’Influence du physique sur le moral, de Cabanis. On ne le refait pas qu’en philosophie. M. Mignet est malheureusement un rationaliste. Ses habitudes d’esprit en ont énervé la trempe. Il a la froideur d’entrailles et l’absence de grande intuition que le Rationalisme remplace par des observations raccourcies. C’est peut-être la meilleure raison à donner de la médiocrité d’aperçu d’un ouvrage sur un sujet qui, plus que tout autre, aurait exigé de l’écrivain, assez hardi pour y toucher, cette sagacité supérieure, qui est le vrai génie de l’histoire.