(1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Les Femmes et la société au temps d’Auguste » pp. 293-307
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(1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Les Femmes et la société au temps d’Auguste » pp. 293-307

Les Femmes et la société au temps d’Auguste

Blaze de Bury, Les Femmes et la société au temps d’Auguste.

I

Il ne fait pas l’effet, ce livre, de sortir de la Revue des Deux-Mondes, — car il est spirituel, — et pourtant il en sort. L’auteur a des parentés dans la place. Il tient par mariage à cette Revue, et le népotisme littéraire paraît très simple aux benêts qui s’indignent le plus contre le népotisme papal… Jamais, je crois, Blaze de Bury n’aurait été vu à cette vitrine de la Revue des Deux-Mondes s’il en avait été réduit à son mérite personnel. Cette revue n’aurait pas supporté un homme qui, comme dans son livre des Femmes au temps d’Auguste 28, se permet la fantaisie dans les choses graves et le dandysme dans le ton, cette grâce un peu hautaine qui fait affoler les lourdauds.

Blaze de Bury est un écrivain assez difficile à classer. Il n’est pas d’hier. Il a beaucoup écrit. Il a publié des Poésies, des essais de critique et d’histoire, des traductions de l’allemand, et toujours dans la Revue des Deux-Mondes, cette crypte obscure où l’on a froid… L’Allemagne et la Revue des Deux-Mondes, quelle combinaison ! Être là-dedans, c’est à noyer l’esprit le plus ailé dans la viscosité de l’ennui le plus empâtant, le plus filandreux et le plus tenace. Eh bien, Blaze de Bury n’y a pas noyé le sien !… Il y est resté vivant auprès de tant de gens qui y sont morts. Il fallait qu’il eût de la vie ! Et c’est là précisément le caractère de son talent : il a de la vie, et même de la jeunesse, malgré les années, les expériences, les fatigues et les frottements contre les choses d’Allemagne ! Quoiqu’il ait écrit des Poésies, ce n’est pas un poète cependant, dans le sens absolu de ce grand nom qui suffit à la gloire d’un homme quand il le mérite ; il n’est point un poète dans sa plus haute signifiance, mais il a de l’imagination poétique, et le livre que voici en est la preuve la plus incontestable. Il n’est pas non plus ce qu’on appelle un philosophe, et je lui en fais mon compliment ; mais il ne nous en donne pas moins, avec un laisser-aller charmant, toute une philosophie de l’histoire. Une philosophie de l’histoire très sur la hanche, morbleu ! qui écarte comme d’un bout de cravache, léger et méprisant, toutes les autres théories historiques, fussent-elles marquées de la griffe de lion du Dante ou de la griffe d’aigle de Bossuet. Blaze de Bury, ce lettré compétent à tant de choses, mais qui, de nature, répugne aux classements et aux catégories, a certainement autant de talent que beaucoup d’écrivains de ce temps qui font plus de tapage que lui. Il n’est jamais pédant comme Taine, né coiffé en fait de talent et d’esprit, mais qui met trop souvent sa coiffe dans sa poche. Il vaut bien, pour le moins, Octave Feuillet ; mais il ne coule pas l’esprit qu’il a dans le moule banal du roman et du drame. Il a, lui, au pied levé, des idées, des aperçus, de ces rapports, soudainement saisis, qui sont l’esprit même, et, pour les exprimer, un style qui se joue du convenu, de la phrase classique, du poncif des Écoles Normales chères à sa maison… En cherchant bien, pour déterminer le genre de Blaze de Bury, quelle est la note juste ?… C’est, pour moi, à la fois un dilettante et un dandy. C’est original, un dandy, à la Revue des Deux-Mondes, où tout le monde endoctrinaille, et où, il y a quelques années, un petit puritain exigu eut pour consigne d’insulter Brummell ! On a dû y empiler bien des choses ennuyeuses pour faire passer cet amusant et indécent beau-frère, sans qu’on s’en aperçût, dans le tas ! Mais en livre comme aujourd’hui, on s’apercevra peut-être qu’il est amusant.

Il l’est jusque dans les choses rebattues, usées, épuisées ; par exemple dans l’Antiquité, qu’il aborde avec des idées et un style à lui. Il nous donne les femmes et la société du temps d’Auguste, et pour commencer ses impertinences de dandy, que je ne hais pas, il place Cléopâtre sous Auguste, quoiqu’elle fût à côté, et quoique, des femmes sous Auguste, il n’y en ait dans son livre que deux : Livie et Julie, — plus Horace, qui, selon moi, n’était d’aucun sexe, lui, mais un impuissant de tête et de cœur, habile seulement dans l’art physique de faire des vers. C’est ainsi que Blaze de Bury entend l’exactitude et la précision de son titre ! Il laisse sans doute ces qualités inférieures aux pédants. Comme tous les dandys, il ne se gêne pas. Il a l’aisance de ce qu’il fait. Il n’a, comme les dandys, de respect pour rien, ni pour les traditions, ni pour les solennités, ni pour les témoignages de l’Histoire, appuyés par les plus grands noms… Si vous mettez, entre parenthèses, son incroyable amour pour Cléopâtre, qui détonne avec son dandysme, et qui rappelle l’amour sénile du philosophe Cousin pour la duchesse de Longueville, Blaze de Bury semble revenu de l’Histoire comme d’autre chose. Ce Blaze est blasé… C’est un grand dégoûté de l’Histoire, qui la sait comme les grands dégoûtés de la vie savent la vie, — et qui cherche à se ragoûter d’elle en l’interprétant à sa manière… « Je crois à l’Histoire, mais je n’y étais pas », a dit un autre dandy avec une profondeur légère, et voilà le scepticisme qui a engendré la théorie de Blaze de Bury, lequel ne l’a inventée que parce qu’il « n’était pas » à l’histoire. Seulement, il ne faut point s’y tromper ! cette théorie n’est pas une méthode ; c’est une divination. C’est la divination de Shakespeare, — de l’ignorant et sublime Shakespeare, qui, avec deux ou trois phrases de Plutarque, refaisait un César, un Brutus, un Coriolan, plus vrais, plus vivants, plus Romains que ceux-là qui sont sortis des plumes romaines… Or, c’est peut-être un peu fat que de croire qu’en regardant devant soi et en tournant sa plume d’une certaine façon on peut faire comme Shakespeare ? — mais la fatuité, c’est l’accomplissement du dandy !

II

Faire comme Shakespeare, — si on peut, — c’est sans contredit une chose excellente et même glorieuse ; mais l’auteur des Femmes du temps d’Auguste a trop de ressources dans l’esprit pour s’en tenir à ce trop simple et trop audacieux conseil. C’est évidemment de l’admiration de Shakespeare qu’il est parti pour arriver à une théorie historique dont le puissant génie de Shakespeare, agissant tout uniment comme les mères qui font de beaux enfants, ne se doutait pas ; et cette théorie, il l’a détaillée, il l’a caressée dans une introduction qui n’est pas, certes ! la moins curieuse partie de son ouvrage. Blaze de Bury, qui ne doit croire qu’à lui-même, comme tous les dandys de tous les temps, sacre dans sa personne la personnalité humaine. Il a la bonté grande de se généraliser au profit du genre humain. Pour lui, on ne pénètre l’Histoire que par « le sentiment », et comme il va s’agir de l’Antiquité dans son livre, il pose au préalable qu’il est impossible d’interpréter le monde antique autrement que par l’impression personnelle, et il ajoute même, avec la crânerie d’une idée générale qui est le chapeau sur l’oreille de ce fantaisiste : « Écrire l’histoire, c’est donner notre manière de voir sur l’histoire. » Je ne sais pas si, de principe, de Bury est cartésien, mais jamais le moi de Descartes n’a été mieux appliqué à quelque chose qu’il ne l’est, sous sa plume, à l’Histoire. Blaze de Bury est un psychologue, et il ne fait si grand cas de Plutarque parmi les historiens de l’Antiquité que parce qu’il est un psychologue, ayant bien plus pour visée le vrai humain que le vrai historique… Pour lui, l’histoire, en fin de compte, n’est qu’un art, comme la peinture et la statuaire, — et comme l’art n’existerait pas et qu’il ne serait qu’une abstraction sans l’artiste, voilà qu’une telle définition tue, d’un seul coup, l’histoire, mais au profit de l’historien ! Aussi la conclusion de l’aventureuse théorie est-elle qu’il faut voir et saluer l’historien dans toute histoire, qui, d’ailleurs, ne vaut jamais que par lui, parce qu’où l’artiste ne serait pas dans un degré quelconque, l’histoire ne serait plus.

Eh bien, ma parole d’honneur ! je la trouve un peu osée, cette théorie ! Si elle n’était venue à Blaze de Bury qu’à propos de l’Antiquité, peut-être que je ne dirais rien. Peut-être que je me risquerais à monter sur son hippogriffe. Dans l’Antiquité, en effet, comme l’a très bien remarqué l’auteur des Femmes au temps d’Auguste, il n’y a pas de critique historique. Il n’y a pas d’Académie des Inscriptions, pas de bureau de renseignements, pas de notes à la fin d’un volume, pas de discussion sur le moindre fait. Ah ! bien, oui ! Ces élégants ou fastueux traîneurs de robes et de toges, ces dandys à la ceinture lâche, qui comprenaient probablement l’histoire comme Blaze de Bury, étaient trop artistes, trop préoccupés de l’effet esthétique dans leurs œuvres, pour se perdre en ces chicanes minutieuses où s’usent des milliers d’yeux et d’esprits modernes… La Critique historique, telle que l’esprit moderne la conçoit et l’exige, était inconnue au temps de Tacite et de Suétone, qui se tirent de toute chose douteuse avec un mot ou deux : Rumor ou ut referunt, dits de très haut, et passent… Esprits superbes, qui n’insistent pas, qui ne s’attachent pas à un texte. Ils ne le poinçonnent pas. Ils ne le soumettent à aucune comparaison, à aucun rapprochement avec un autre texte, à aucune analyse. Ces travaux d’esclave ne sont pas faits pour ces patriciens de la Pensée et de la Forme… L’amour sévère et consciencieux du vrai n’est point une vertu païenne. C’est le Christianisme qui l’a inventée. Pour les Grecs et pour les Romains, il n’y a que la Beauté et que la Patrie. Pour eux, on peut dire justement que l’Histoire est un art… Mais l’Histoire, comprise par les Modernes, dont les besoins de vérité et de moralité sont bien supérieurs à ceux des Anciens, l’Histoire a la noble ambition d’être une science indépendante de l’historien, et d’arriver à l’objet de toute Science, qui est la Certitude, quel que soit le talent ou l’art de celui qui s’est donné fonction de l’écrire. Quand l’écrivain serait lourd, gauche, maladroit, sans style et sans manière ; quand il serait bête comme Dangeau, par exemple, ni sa lourdeur, ni sa gaucherie, ni sa maladresse, ni même sa bêtise n’invalideraient l’autorité du renseignement qu’il apporte, si ce renseignement résiste à l’examen et aux expériences de la Critique. Et c’est ce renseignement qui est l’Histoire. La maladresse du sculpteur qui manque sa statue n’empêche pas le marbre ou le bronze dont il s’est servi d’être du marbre et du bronze, deux choses en soi, deux éléments, deux réalités ! Et encore ma comparaison n’en dit pas assez, car le bronze mal venu et le marbre mal taillé ne sont plus de l’art, et il faut recommencer l’œuvre manquée, chercher et atteindre une forme plus savante ou plus idéale ; tandis que l’historien sans talent, sans valeur par lui-même, n’empêche pas l’Histoire qu’il a mal écrite d’être encore de l’Histoire. Il n’était pas à la hauteur de son sujet ; l’édifice, trop pesant à soutenir, a cassé en deux la cariatide ; mais les renseignements qu’on doit à cet historien inférieur constituent l’Histoire elle-même. Esthétiquement, elle n’existe pas, je le veux bien ; mais telle qu’elle est, elle est l’Histoire… L’Histoire sans historien pour l’heure, mais, soyez tranquille ! la vérité a toujours tenté la pensée : un jour ou l’autre elle en aura un.

Distinction importante et nécessaire, et qu’il fallait faire, entre l’histoire ancienne et l’histoire moderne, pour culbuter, dès qu’elle se serait montrée, le système historique de Blaze de Bury, si brillamment qu’il l’eût pavoisé ! L’auteur des Femmes au temps d’Auguste a écrit, avec beaucoup de notions de plus, comme on pouvait écrire du temps d’Auguste, et c’est en raison de ces notions de plus que nous le préférons à un ancien de ce temps-là. Il n’a pas pensé seulement que, depuis ce temps-là, il s’est produit dans le monde une société chrétienne, et il ne s’est pas souvenu de beaucoup de choses que cette société dont il fait partie a dû déposer dans son esprit. À part son diable de goût pour Cléopâtre, qui me paraît un peu païen, pour ne pas dire pis, Blaze de Bury n’est cependant pas — du moins dans ce livre-ci — un de ces paganisants comme il en pousse partout, et même à la Revue des Deux-Mondes ; de ces petits Julien l’Apostat, moins l’Empire, et avec dix-huit cents ans de plus de Christianisme sur la tête, ce qui les forcera, avant de la lever tout à fait, de ramper encore quelque temps ! Blaze de Bury n’a pas l’air de croire, comme Boissier, par exemple, ou tout autre de ces païens posthumes, que le Christianisme n’est qu’une poussée naturelle du paganisme, et que si on l’avait laissé tranquillement faire, ce paganisme, gros du germe de toutes les vertus, il eût très aisément conduit le monde à ses fins de civilisation, de lumières et de moralité, sans Constantin et les Conciles, et même sans Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont on aurait pu très bien se passer ! Blaze de Bury n’est pas plus païen que chrétien dans son livre. Il est indifférent. Il a l’indifférence de l’homme qui n’aime que ses rêves, et qui ne s’intéresse qu’à mademoiselle sa fantaisie. Il n’est que ce que j’ai dit qu’il était : — un dilettante et un dandy littéraires. Il nous a fait l’honneur de nous oublier dans son livre, nous autres chrétiens. Il nous a tourné le dos. Mais si de nous oublier a été une raison pour qu’il n’ait pas vu clair dans sa théorie de l’Histoire, je me contenterai de le signaler, et de passer aux qualités vraiment distinguées et charmantes d’un livre intéressant et amusant (je n’en rabattrai rien), et qui jure si joliment avec le ton et la morne gourme de l’ennuyeuse Revue dans laquelle il fut publié.

III

Ces qualités sont des plus étonnantes et des plus rares, et n’importe où !… C’est la vie, l’imagination, la jeunesse, retrouvées là où la plupart de ceux qui les eurent un jour, ces qualités, ne les retrouveraient jamais plus. Blaze de Bury s’est rajeuni en écrivant ses Femmes au temps d’Auguste. Voici peut-être ce qui s’est passé… Le dilettante littéraire rassasié, dégoûté de cette vieille histoire romaine racontée par des copistes et des professeurs, et de l’éternelle sensation théâtrale qu’elle nous cause, a voulu se donner un petit quart d’heure de plaisir en la descendant, sans cérémonie, de son socle, et en la racontant comme il la voyait dans les vaporeux souvenirs de ses lectures, dans les raisonnements et quelquefois les rayonnements de son cerveau ; car c’est là surtout qu’il l’a vue. Et vous avez eu ce livre inattendu et piquant et qu’on aime, mais comme une belle fille en qui, hélas ! on n’a pas foi. Le dilettante, le raisonneur, le psychologue, comme Blaze de Bury s’appelle, le chercheur du vrai humain plus que du vrai historique, n’a pas craint d’aller, qui sait ?… disons le mot ! jusqu’au visionnaire, dans son histoire, et le dandy qui s’ajoute en lui au dilettante s’en est bien moqué, du reste, quand il a écrit, avec son élégant sang-froid, que l’Histoire se construisait et se faisait comme un roman. Quelle recommandation pour une histoire ! Et cependant, il faut être juste, l’auteur des Femmes au temps d’Auguste n’est pas uniquement un romancier. Il y a, dans son livre, beaucoup de vrai historique, à côté de ce vrai humain dont il est si friand… Il sait évidemment — et très à fond — l’époque d’Auguste et les affreuses mœurs romaines, qui ne le troublent pas beaucoup, d’ailleurs, et contre lesquelles il ne fait jamais la moindre déclamation, le moindre petit signe de moralité indignée : les dandys n’étant, par état, ni des prudes ni des bégueules. Mais il mêle ce qu’il sait à ce qu’il déduit ou à ce qu’il invente, et il entrelace, avec un art de sorcier, la réalité historique à sa fantaisie individuelle, et il les étreint dans une telle intimité qu’on ne sait bientôt plus où l’on en est, — si c’est chair ou poisson ce qu’on mange. Tout ce qu’on sait, c’est qu’on a une sensation neuve ; c’est que le condiment qui la donne est très subtilement arrangé ; que le tout est très savoureux, et qu’on prend goût à cette cuisine.

On se dit bien un peu : « Suis-je sûr de ce que je tiens là ?… » Car ce qu’on a lu de la théorie historique de l’auteur dans son Introduction vous tinte dans le souvenir, mais c’est égal, on ne lâche rien parce que ce qu’on tient est suspect. Si cela n’est pas vrai, — rigoureusement vrai, — cela a tant l’air de l’être ! On se grise des raisonnements de l’auteur, qui ne manquent pas de capiteux ! On boit voluptueusement ce verre de champagne historique qu’il nous verse. Imagination poétique enivrée par un vin plus fort, — le vin de Shakespeare ! car c’est la Cléopâtre de Shakespeare, et pas une autre, qui l’a grisé, — Blaze de Bury nous fait presque une minute partager son ivresse. Dans l’espèce d’illusion magnétique qu’il a la puissance de créer, nous voyons passer dans son histoire de grandes figures étranges que nous ne reconnaissons qu’à moitié ; mais qui nous attirent et nous captivent tout à la fois par ce que nous savons d’elles et par ce que nous n’en savons pas. C’est à se croire chez Cagliostro ! Blaze de Bury fait assez l’effet d’un Cagliostro historique. Après Cléopâtre, la folie esthétique et presque sensuelle de l’auteur, il y a Livie, la femme d’Auguste, la Catherine de Médicis romaine, et Julie, la fille d’Auguste, cette duchesse de Berry d’un père plus cruel, plus implacable que le Régent. On les reconnaît encore, ces deux figures, à travers les interprétations psychologiques de leur historien ; mais il n’en est pas de même de l’inquiétante figure de Tibère, qui est ici presque un grand homme de grandeur pure, un justicier, — le croira-t-on ? — un anachorète à Caprée, farouche comme Hippolyte, dont il eut la beauté et dont il n’a plus la jeunesse ; un Tibère contre la vertu terrassante duquel on n’a pour toute ressource que le buste de la Galerie de Florence. Sans le souvenir de ce terrible buste, qui dit tout à qui peut lire dans la physionomie humaine, Suétone et Tacite disparaissaient dans l’atmosphère créée par Blaze de Bury, cet incantateur qui produit nos illusions avec les siennes, et l’on était emporté !

IV

Enfin, observation dernière, il n’y a pas que les points de vue qui soient nouveaux dans cette histoire, où l’imagination et les raisonnements de l’auteur frétillent allègrement comme le poisson dans l’eau. Jusqu’au style a ici sa nouveauté. Blaze de Bury est un esprit profondément moderne, et qui reste partout moderne. Il ne joue pas à l’ancien, comme tant d’écrivains, parce qu’il écrit une histoire ancienne. Il ne fait pas de l’histoire romaine comme David faisait de la peinture romaine. Il n’a ni la raideur ni la morgue classiques, il ne tient pas puérilement à la couleur locale et à ce que les pédants appellent, avec des airs suprêmes : la convenance dans le langage. Il ne pue point l’académicien. Il ne se pince pas comme Montesquieu. Non ! c’est un moderne, qui se jette et tombe dans son sujet avec son armature moderne, — et c’est d’une originalité et d’une sensation surprenantes que cette langue moderne, hardie, familière, pittoresque, cette langue que nous parlons tous dans le plain-pied de notre vie : à souper, entre les portants de deux coulisses, partout ; la langue du monde et non de la littérature, qui touche presque à l’argot et au néologisme, qui ne craint ni le mot plaisant, ni le mot débraillé, ni le mot cru, ni le mot nu, et que voici parlée comme les chroniqueurs de notre temps la parleraient dans un journal de notre temps, et appliquée hardiment aux plus hauts sujets et aux plus majestueuses figures, avec une aisance, un sans-façon et un brio dignes de Fervacques et de Bachaumont dans des chroniques d’hier ! Cette langue chaude, que Blaze de Bury parle si bien, introduit un courant de vie de plus dans cette histoire de choses mortes revivifiées, et, ce que je ne compte pas moins, doit ajouter au déconcertement des vieux classiques, des vieilles gens de goût, ces momies ! Le savant, chez Blaze de Bury, est caché par l’homme d’agrément. Quelle chose gracieuse ! Aussi sera-t-il lu par tout le monde. Je le lui promets. L’historien des femmes sous Auguste sera lu par les femmes de ce temps sans Auguste. Mais qu’il prenne bien garde !… Si l’aigle du succès vole à sa droite, comme disaient les Romains, le corbeau se montre à sa gauche. La vieille corneille de la Revue des Deux-Mondes est bien capable de s’apercevoir avec regret que l’œuf qu’elle a couvé n’était pas un oiseau de son nid. Et alors… bataille de beaux-frères ! Ma foi ! ce serait gai !