(1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « La Femme et l’Enfant » pp. 11-26
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(1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « La Femme et l’Enfant » pp. 11-26

La Femme et l’Enfant

Alphonse Jobez. La Femme et l’Enfant, ou Misère entraîne oppression.

On dit que le xviiie  siècle est mort. Ce serait trop heureux. Il n’en est rien encore. Un siècle n’expire pas si vite, et celui-là, entre tous les autres, eut, à son agonie, de si vastes convulsions, que nous en ressentons l’ébranlement jusque dans nos nerfs et nos veines. D’ailleurs, presque jamais un siècle ne finit sur la dernière année qui le termine et qui le ferme. Les idées qui se sont soulevées, qui ont lutté, qui ont écumé, comme des vagues, dans ce bassin du temps qu’on appelle un siècle, passent — ainsi que les flots matériels — par-dessus la limite de leurs rivages, et vont presque toujours, dans la durée, — comme les autres flots dans l’espace, — plus loin que la barre qui devrait les arrêter et les contenir. L’erreur sur le xviiie  siècle vient d’une confusion. Parce que bien des choses de ce temps sont mortes, on croit que rien n’en subsiste plus. Ainsi, par exemple, sa philosophie a péri, et si bien péri que personne n’oserait en relever ou en défendre le cadavre, et qu’à présent c’est le spiritualisme — un spiritualisme antireligieux — qui continue l’œuvre de destruction que le matérialisme avait commencé. Évolution nécessaire ! Ne fallait-il pas que, partie du même point, en lui tournant le dos, la philosophie de Bacon rencontrât, à la fin, et face à face, la philosophie de Descartes, pour se faire l’une à l’autre l’aveu de leur propre néant à toutes deux ?…

Mais si la philosophie du xviiie  siècle a péri, il est né d’elle une fille qui la continue, tout en dégénérant de sa mère, selon la loi qui inflige à l’Erreur comme au Vice de se dégrader et de s’appauvrir à chaque génération nouvelle ; et cette fille de la philosophie du xviiie  siècle est l’Économie politique. Or, il ne faut pas s’y tromper ! quand nous disons l’Économie politique, nous n’entendons nullement cette physiologie, ou, pour mieux parler, cette anatomie sociale qui décrit et examine des faits ; mais nous entendons cette science datée d’Adam Smith, qui a l’orgueil de ses axiomes, qui s’imagine créer la vie avec de simples combinaisons, et affirme que la loi des sociétés tient toute dans le développement de la richesse.

Pour celle-là, nous l’avons vue à l’œuvre ; nous avons vu ses plus illustres têtes poser les problèmes et s’efforcer de les résoudre. Elle n’a ni la honte ni l’hypocrisie de ses prétentions, qui sont immenses. Elle ne les abrite point sous de modestes statistiques, la seule chose bien faite et utile qu’on lui doive. Elle les exprime clairement et hautement, car elle sait ce qu’elle est, surtout en France. Elle sait que, dans ce pays où la pensée, plus pratique qu’ailleurs, ne s’enivre point de ce capiteux Idéalisme qui est comme l’opium de l’Allemagne, elle est toute la philosophie. En France, le matérialisme, vaincu dans la théorie, prend sa revanche dans l’application, et un Diderot économique comme Proudhon peut très bien y remplacer un Diderot philosophique impossible.

Enfin, elle est si bien parmi nous toute la philosophie, que dans le langage habituel, dans ce langage qui dit mieux la pensée d’un peuple que les livres de ses écrivains, les intérêts de la conscience et de l’esprit, lesquels sont, en définitive, nos intérêts les plus légitimes, sont traités de choses moins positives que les plus grossières matérialités.

Une science si fausse et si viciée dans son origine a beau être jugée, par les esprits pénétrants et fermes, comme déjà vieille d’une décrépitude de deux jours, elle n’en paraît pas moins jeune et pleine d’avenir aux jouvenceaux du xixe  siècle, et elle exerce une influence dangereuse sur les esprits qui débutent dans la vie intellectuelle, et qui vont prendre leur premier pli dans ce premier livre dont on dépend un peu toujours ! En vain aurait-on, par les instincts de sa pensée, le tempérament de son esprit, la droiture de son être moral, ce qu’il faut pour échapper à des conséquences qu’on ne voit pas très bien, tant elles sont fondues avec tout ce qui nous entoure, la logique est impitoyable comme le destin… Quand on ne rompt pas nettement avec de certaines idées, on les partage. Le livre d’Alphonse Jobez : La Femme et l’Enfant, ou Misère entraîne oppression 5, sous un titre beaucoup trop sentimental et déclamatoire, et qui semble exhaler je ne sais trop quel air de socialisme avancé, est une preuve assez claire de ce que nous affirmons. Assurément, l’esprit qui a écrit un pareil ouvrage n’est point un mauvais esprit, à le prendre dans son essence première. Le sentiment d’ordre moral qui manque à tant d’intelligences de notre époque ne lui manque pas, quoiqu’il soit en lui troublé et confus. Il y a enfin, dans son travail, des parties d’études sensées et réussies. Et cependant, malgré tout cela, son livre n’en pèche pas moins par l’âme même, par le fond, par la conclusion. Il a été évidemment écrit sous l’empire du plus grand préjugé de notre âge, dans la foi exaltée ou calme, superficielle ou profonde, d’un croyant moderne à cette Économie politique qui a succédé à une détestable philosophie, et voilà ce qu’avant tout la Critique devait signaler.

Et ce que nous disons là, nous ne l’induisons pas des tendances générales du livre en question ; nous avons mieux que cela pour le condamner. Nous le tirons des paroles même de l’auteur. Frappé de l’état d’oppression et de servage dans lequel la femme et l’enfant ont été tenus jusqu’ici chez tous les peuples de la terre, et là où la civilisation s’est le plus élevée et grandit encore, Jobez, après avoir fait l’histoire de ces deux touchantes Faiblesses, l’enfant et la femme, se demande ce qu’il faudrait pour que l’oppression contre laquelle il s’indigne cessât entièrement, et pour qu’on vît s’ouvrir enfin la période d’affranchissement que doivent également provoquer l’homme d’État et le philosophe ; et il se répond sans hésiter, avec une simplicité légère, que la solution du douloureux problème est tout entière dans l’accroissement de la richesse. Singulier et maigre résultat, quand il s’agit de tarir la source des larmes ! Augmenter de plus en plus la richesse publique, tel est, pour Jobez, le but véritablement social et la seule amélioration possible de la dure condition humaine. Selon lui, produire, — et nous dirons plus tard comment il entend la production, du moins pour notre pays, — produire encore, produire toujours, voilà la fin de la misère. Selon nous, jamais erreur ne fut plus grande ; mais c’est toute l’erreur de ce temps. Et comment, en effet, un siècle qui a éteint en lui le sens lumineux des choses divines verrait-il dans le phénomène terrible de la misère, de l’oppression et de la douleur, autre chose qu’un fait matériel auquel on répond par un fait matériel contraire ?… Un tel aveuglement n’était-il pas forcé ?… Seulement, pour ceux qui ne croient pas que la solution du problème économique soit à fleur de terre, mais à fond d’âme, dire simplement et superficiellement que les maux qui affligent l’homme, et par l’homme l’enfant et la femme, viennent uniquement de ce que la richesse n’est pas encore montée au degré qu’elle atteindra plus tard et qu’elle doit nécessairement atteindre, c’est répondre à une question morale par une raison économique, et c’est là bouleverser, en les mêlant, toutes les notions.

Il n’en est pas moins ainsi, qu’on le croie bien ! dans la réalité des choses. Soit pour la femme, soit pour l’enfant, ces deux racines, horizontale et verticale, qui attachent nos cœurs à la terre, disait Jean-Paul avec une expression inspirée, soit pour l’homme même qui les opprime, pour la créature humaine enfin, la douleur et la misère ont leur source là où aucune philosophie et nulle économie politique ne sauraient pénétrer jamais. Et là où est la source du mal, là peut se trouver le remède. Inutile de s’abuser ! Dans ce monde tel que l’a fait, ou que l’a défait plutôt la philosophie, tout n’est pas, pour l’apaisement du cœur et pour le bonheur de la vie, dans l’étanchement des besoins corporels et dans ce qu’on appelle le bien-être. Malgré les succès actuels d’une philosophie qui mutile l’homme pour le simplifier, les questions morales, en fin de compte, seront toujours les grandes questions, les questions premières ou dernières, et l’homme se prendra dans ses propres efforts comme dans un filet inextricable toutes les fois qu’il méconnaîtra son âme, et qu’il demandera à une autre cause que son âme l’explication et l’amélioration de sa destinée. C’est là ce que Jobez, qui est économiste, c’est-à-dire plus ou moins matérialiste, qu’il le sache ou qu’il l’ignore ! n’a pas vu, en raison de sa science ; car il n’est donné qu’à l’idée fixe d’une science quelconque de passer les yeux ouverts auprès des plus grosses vérités sans les voir, et seule, peut-être, une intelligence d’économiste ou de philosophe, émoussée par la préoccupation de la matière et de ses vaines combinaisons, devait attendre uniquement d’un peu de poussière : de la production matérielle, le soulagement de cette souffrance organisée et infinie qui constitue l’âme humaine, et à laquelle les hommes, par leurs institutions ou par leurs vices, ont trouvé moyen d’ajouter. Ah ! il faut avouer que sur ce point, comme sur tant d’autres, l’Église avait vu plus juste et plus loin que les sciences écloses hors de son sein. À toute cette époque depuis qu’elle est établie elle avait préparé la solution du problème social dans le fond du cœur de chaque homme. C’est là qu’il est, en effet, et non ailleurs. Mère à qui la tendresse avait appris la vraie science, l’Église savait mieux que l’Économie politique de nos jours le mystère de la douleur humaine et ses profondes complexités.

Elle ne s’arrêtait point à un des effets du mal quand il s’agissait de remonter à toutes les causes, et en inspirant la résignation aux classes dénuées et opprimées, en appuyant à de sublimes espérances la moralité défaillant sous toutes les croix de ses épreuves, elle avait plus fait pour diminuer l’oppression et la misère, et, disons davantage, doubler la richesse sociale, par la modération ou les renoncements de la vertu, que l’Économie politique qui reprend à son tour le problème résolu par l’Église depuis tant de siècles, et qui prétend le résoudre aujourd’hui, avec toutes les convoitises excitées de la nature humaine, aussi aisément et plus complètement que l’Église avec toutes ses abnégations.

Voilà pourtant ce que l’auteur du livre de La Femme et l’Enfant n’a pas compris, ou ne s’est pas rappelé, quand il a pensé à alléger la masse de douleurs et de misères pour lesquelles l’Église catholique a plus fait que toutes les civilisations réunies. L’Histoire ouverte et splendide lui offrait un enseignement plus fécond que tous les systèmes ; mais il s’est détourné de l’Histoire, et, homme de système avant tout, il s’est mis à tourner autour de la chimère de ce temps : la production de la richesse. Cette méprise, et, tout ensemble, cet esclavage du système, ont communiqué à la partie qui traite du sort de l’enfant et de la femme une sécheresse incompatible avec le sujet. On s’attendait réellement à mieux qu’à des détails, intéressants d’ailleurs et d’une grande variété de renseignements, sur les souffrances et l’état d’abaissement de la femme et de l’enfant chez tous les peuples de la terre. Doué d’un de ces esprits chez lesquels le principe sensible domine le principe pensant, Jobez a tué avec les conclusions insuffisantes de sa science la meilleure partie de son esprit et de son livre. L’économiste semble si sûr de son résultat scientifique que son émotion y perd, et qu’avec de l’émotion il aurait fait, peut-être, un livre éloquent, ce qui vaut toujours mieux qu’un livre didactique. En présence des misères qu’il avait à invoquer et à décrire, un homme, un chrétien, se serait passionné ; mais, avec sa panacée universelle de l’accroissement de la richesse, l’auteur de La Femme et l’Enfant n’est plus qu’un honnête économiste animé de philanthropie, et nous connaissons depuis longtemps l’accent très peu émouvant de cette philanthropie, qui est la caricature glaciale de la charité. D’un autre côté, par cela même que Jobez, comme, du reste, tous les économistes de père en fils, déplace la question sociale et la met dans un accroissement de richesse au lieu de la mettre dans un accroissement de moralité, toutes les questions qui suivent celle-là et qui auraient dû trouver place dans ce livre n’y sont pas même abordées. On voit trop bien qu’il n’en soupçonne ni la portée ni la valeur. Ainsi, par exemple, un esprit qui aurait voulu voir, dès le début de son travail, jusqu’à quel point il devait aller et s’arrêter, se serait demandé si la Douleur, contre laquelle la sensibilité se révolte avec tant d’énergie, n’a pas sa raison d’être, sa nécessité profonde, et si tout le progrès humain, toute la civilisation du monde, consiste à de plus en plus la diminuer et l’effacer. Dans le mouvement d’idées qui s’est produit depuis quelque temps, cette grande question a été posée, au milieu des économistes ébahis.

L’un d’eux, qui ne ressemblait guères aux autres, car il était chrétien, a prononcé ces scandaleuses paroles : « Le problème économique n’est plus que dans le problème infini. Partout les hommes ont parlé de jouir. Ne rêvant plus aux biens du ciel, ils ont cherché des biens sur la terre. Aujourd’hui, un ordre nouveau se présente ; ne croyez pas que la douleur va s’affaiblir. Plus l’âme s’accroît, plus la sensibilité augmente. L’existence en dehors de Dieu (comme la veut la science moderne) s’explique par la liberté, mais la liberté ne s’explique que par la douleur. L’homme est le produit de sa force. Il est le fils de l’obstacle. Retirer la douleur, ce serait retirer la création tout entière. » Quand l’Économie politique, telle qu’elle s’est posée depuis sa naissance, a soulevé de pareilles répliques à ses prétentions obstinées, il n’est plus permis, enfin, sous peine de superficialité, de traiter une question économique en la détachant de sa tige, c’est-à-dire de tout un système philosophique qui l’appuie et dont elle soit la conséquence et l’achèvement.

Certes ! nous croyons bien qu’en pressant un peu ce livre de La Femme et l’Enfant il serait aisé d’en faire jaillir une philosophie, et, comme nous l’avons dit, ce serait cette philosophie du xviiie  siècle dont on ne se défie plus parce qu’on la croit morte, lorsqu’elle vit et qu’elle est partout, il est vrai, sous un autre nom. Seulement, nous le demandons à Alphonse Jobez, pourquoi, si cette philosophie est sienne, s’il l’a acceptée après examen, ne l’a-t-il pas hardiment posée au front de son livre, pour qu’elle pût donner à ce livre l’autorité d’un ensemble de vues sans lequel l’Économie politique ne sera jamais rien ? Et si, au contraire, comme nous le pensons, il ne veut pour l’heure, en quoi que ce puisse être, se réclamer de la philosophie du xviiie  siècle, s’il croit même qu’elle est de nature à compromettre ses idées, pourquoi ne s’est-il pas rendu compte des influences latentes et ambiantes sous l’empire desquelles il a écrit ? Car, s’il les avait aperçues, averti par tout ce qui eût répugné à sa pensée dans cette philosophie dont il est un des derniers disciples malgré lui, il aurait certainement à relier une donnée économique, qui ne peut jamais être qu’une conclusion, à un système plus élevé que la philosophie du xviiie  siècle. En effet, nous le répétons, et même il est bon d’en prendre acte, dans l’état actuel des discussions nul ne saurait être écouté sur une question économique sans dire à quelle philosophie on rattache la solution qu’il propose, ou sans inventer une philosophie à l’appui de ses assertions, — ce qui, pour tous, est la chose importante, mais ce qui restera pour les économistes, bien plus riches en faits qu’en idées, une redoutable difficulté.

Du reste, on le voit, ce livre, contre lequel on n’a pas beaucoup plus à dire que contre tous les autres ouvrages économiques de notre temps, n’apporte pas plus que ceux-là de solution nouvelle à cette question de la misère qui épouvante les intelligences sans religion et sans courage. C’est toujours l’éternelle redite que nous avons lue tant de fois. Modifier ingénieusement le cadre dans lequel on pose aujourd’hui la question de la misère, la traiter au point de vue du double intérêt de l’enfant et de la femme, ne change rien à la solution connue et au mot d’ordre de l’école : produire dans l’ordre matériel. En d’autres termes, faire de la richesse, comme si la richesse se faisait, comme si elle ne se mesurait pas à la vertu de l’homme, aussi bien que la pauvreté à son désir ! La seule partie de l’ouvrage de Jobez que nous devons arracher à la condamnation dont le livre peut être frappé par une critique sévère, c’est la dernière partie, relative à l’agriculture. Ici, l’esprit pratique et le bon sens l’ont emporté sur les préjugés de l’école. On le conçoit. Dès qu’il ne s’agissait plus de la rigueur d’une solution absolue, mais tout simplement d’un moyen à prendre pour arriver aux bénéfices de cette solution, c’est-à-dire, pour nous, en d’autres termes, à un accroissement relatif de la fortune publique, Jobez, qui sait les faits, ne pouvait se tromper. Il a parfaitement compris que, pour la France, la meilleure source de prospérité était dans le développement de sa production agricole : « L’agriculture, — dit-il, — cet atelier inépuisable de toutes les productions essentielles, se détache sur le fond assombri de nos misères, et quand une fois on a sondé le gouffre des souffrances humaines, c’est en reportant les yeux sur la terre que l’on voit poindre l’espérance. » Brutus embrassa la terre et l’appela sa mère. Sans croire, comme Alphonse Jobez, que la terre, avec toutes les richesses qu’elle pourrait donner, renferme assez de biens pour assouvir cette âme de l’homme qui n’a point été faite avec une si grossière substance, mais avec un souffle de Dieu ; sans avoir cette mysticité du sol, nous croyons aussi, pourtant, que les peuples et les hommes dépendant de leurs besoins et de leur bien-être, — quoique ces besoins et ce bien-être soient le plus petit et le plus bas côté de leur destinée, — la voie de prospérité la meilleure est encore la culture du morceau de globe sur lequel ils sont nés. Cela est vrai en général de toutes les nations, même des nations commerçantes, à plus forte raison de la France en particulier. Jobez est de ceux-là, du moins, que le développement de notre production industrielle n’a pas enivrés. Nous l’avons éprouvé, le verre à bière d’Adam Smith était plein d’autant d’illusions que la coupe irisée d’un poète… Aussi est-ce déjà beaucoup, pour un esprit moderne et un économiste, d’avoir sauvegardé la justesse de son coup d’œil en regardant son pays. Or, après l’erreur sur laquelle repose carrément l’Économie politique, comme une idole qui n’est pas d’or, sur des pieds d’argile, il y a l’erreur sur laquelle chez nous elle se meut, et cette erreur, c’est la préoccupation du développement industriel dans la tête d’une nation naturellement agricole. Heureusement, Jobez est de cette race d’économistes, et il faut l’en féliciter, qui va du vieux Sully, homme de génie à force de bon sens, au vieux Mirabeau, qui n’eut de bon sens qu’à force de génie, et dont, à distance et à la hauteur où il se tenait de tout, était aussi le vieux Bonald. Il n’entend guères que la France joue à ce pastiche de dupe irressemblant et dangereux, l’imitation de la Hollande et de l’Angleterre ; et s’il nous cite ce dernier pays, c’est pour nous donner un exemple frappant de l’énorme profit qu’une nation, industrielle pourtant de nécessité et par excellence, a tiré de l’agriculture, en appliquant les plus actifs procédés d’une exploitation intelligente aux ingratitudes natives de son sol… Alphonse Jobez, il est vrai, a vu ce qu’il est impossible de ne pas voir quand on regarde l’Angleterre. Il a constaté que la division des propriétés, cette vermine du plus beau sol, qui le ronge parcelle à parcelle, n’existe pas dans ce fort pays de droit d’aînesse, et que la grande propriété peut aisément y faire les frais de la grande culture qui féconde. Sachant comme nous les raisons politiques, d’instinct ou de préjugé, qui s’opposent, hélas ! à ce que les choses soient en France ce qu’elles sont en Angleterre, il a présenté son expédient. Ce que les grands propriétaires font en Angleterre, il veut que l’État le fasse en France : « En patronnant le travail rural — dit-il — l’État augmentera la richesse générale, et avec cette richesse améliorera la situation de ceux qui souffrent. En cherchant sérieusement à créer une population agricole, au lieu de laisser presque au hasard et à la misère le soin de retenir dans les campagnes les enfants qu’il y a placés, l’État agrandira le domaine fécondé de la patrie, et pourra donner à la fois et des leçons et des exemples utiles à l’avenir du pays. » Et, plus loin, ajoute-t-il encore : « L’agglomération de grands territoires dans une seule main, par suite des substitutions aristocratiques, étant impossible avec nos mœurs françaises et un passé historique qui remonte aux propriétés morcelées de Tacite, il faut, de toute nécessité, chercher dans la généralisation d’un principe appliqué aujourd’hui dans les manufactures ce que le droit de primogéniture avait jusqu’ici réalisé. L’association des intérêts individuels a grandi les travaux manufacturiers. Deviendrait-elle impuissante quand il faudra féconder le travail de la terre par l’application de la science unie à une direction intelligente ? C’est ce qu’il est permis à l’État de décider par l’expérience. »

Nous n’avons pas, nous, à juger ici l’expédient proposé par Jobez. Il en appelle à l’expérience, et il a raison. Tout expédient ne relève que de l’expérience. Mais nous disons que cette partie de son travail mérite de fixer l’attention des hommes compétents. La Critique n’a point de parti pris. Si elle cherche vainement dans les résultats connus de l’Économie politique l’étoffe d’une véritable science, elle ne nie pas et n’écarte point, avec un dédain étourdi, les obligations qu’on peut avoir à l’Empirisme. L’Empirisme n’est insolent et insupportable que quand il se pose comme une Loi.