Louis Vian
Histoire de Montesquieu, sa vie et ses œuvres, par Louis Vian, avocat.
I
Mon Dieu, oui ! je vous demande bien pardon, c’est un avocat ! et pourquoi ne le dirais-je pas ? puisque lui-même s’en vante… puisque ce berger Guillot d’avocat écrit, non pas sur son chapeau ou sur sa toque, mais sur la couverture de son livre, qu’il est un avocat, et de Paris encore, et fier de l’être comme le postillon de Longjumeau était fier d’être postillon ! Singulier dandysme ! Sur ce mot d’avocat, malgré le nom de Montesquieu qui vous accroche et qui vous retient, j’aurais filé et volontiers passé outre… J’ai peu de goût pour les avocats en littérature. Ce n’est pas pour moi une recommandation très forte d’être avocat, quand on est écrivain. Les malheureux ! ils écrivent presque tous comme ils parlent, et c’est affreux, la grammaire du Palais ! Sur ce point, leur tradition est lamentable. Voulez-vous descendre avec moi les marchés de cet escalier ?…
Nous avons eu Patru, justement oublié, quant à ses œuvres. Nous avons eu d’Ablancourt, ce traducteur qui traduisait de travers. Nous avons eu Linguet, le paradoxal et incorrect Linguet, à qui la Révolution coupa la langue et la tête sans qu’il nous ait manqué grand-chose ! Et enfin, dans ces derniers temps, nous avons eu Dupin, ce vieux soulier ferré de Dupin, extrait des crottes du Morvan, qui n’a jamais écrit une seule phrase de langue ou de sentiment français en toute sa vie, qui fut longue ! L’avocat même a parfois gâté jusqu’au génie du grand Corneille. Que de raisons historiques pour ne pas lire les avocats ! Louis Vian, qui en est un, inconnu dans les lettres, mais très certainement ingénu, s’est imaginé probablement que ce serait très couleur locale, appropriée à son sujet, de faire écrire, sur le président de Montesquieu, un avocat. Il a cru que cet avocat allait bien à ce président et ce président à cet avocat, et voilà qu’il s’est mis à plaider sa biographie ! Certes, qui ne se serait attendu à des phrases d’avocat et à des opinions d’avocat, dans ce pourchas d’avocat ! Moi, tout le premier je m’y attendais… Mais quelle agréable surprise ! au lieu d’un avocat, j’ai rencontré un écrivain.
Et un écrivain sans la moindre déclamation sentant son fruit d’avocat ! sans la moindre bouffissure ! sans la
moindre sueur à froid ! sans le moindre relèvement de grande manche ! sans la moindre éructation de ces gros mots vides, dont ils bourrent leurs pièces, les avocats, et qui partent avec bruit, mais sans les dégonfler jamais !! Au lieu de cela, j’ai trouvé un écrivain vif, clair, court-vêtu de phrases, preste, leste, alerte et nerveux, d’un sobre et solide langage prenant la pensée de très près, ayant dans son bronze, çà et là, des pointes et des reluisances d’or. Il a certainement quelque chose de ce Montesquieu qu’il raconte. Il a pris à son régime de Montesquieu un peu de ce tempérament du Montesquieu dont il s’est nourri longtemps, tonique nourriture ! Il a de la pointe épigrammatique de ce malin. Il dit, comme Montesquieu dirait : « Le lecteur aime les dénouements moraux, surtout dans les autres. »
Il dit encore : « Il est permis aux hommes de se montrer inconséquents, pour qu’ils puissent parfois se retrouver raisonnables. »
Est-ce assez Montesquieu comme cela ?… Et c’est ainsi à beaucoup de places ! Il est renseigné comme jamais biographe ne le fut. C’est le côté grave de son livre. Le côté léger, c’est l’affirmation rapide, sans pédantisme et sans endoctrinement. Il sait son sujet, il le tient, il le serre, et il sait qu’il le sait, ce qui lui donne parfois cet air de suffisance qu’avait aussi Montesquieu, le Gascon, car la suffisance n’est souvent que la conscience de la force qu’on a et qui se rengorge un peu. Voyez le beau crime ! il tranche, mais son couteau coupe. Il est sûr de son fait. Il comprend l’action et la réalité humaine, et il ne les surfait
pas, même en Montesquieu. Il est calme. Il ne fait pas : oh ! il ne fait pas : ah ! il mêle à l’admiration un jugement libre. Quoique biographe par admiration, rien de moins badaud que lui dans un temps où tout le monde est badaud, et particulièrement les biographes, qui sont les ânes des reliques qu’ils portent et les premiers à s’agenouiller dessous, tout comme s’ils étaient devant !
C’est donc un biographe exceptionnel que Louis Vian, — ce qui vaut mieux que d’être avocat à la cour de Paris et ce qui le fait oublier. Être un biographe à cette heure, — dans une époque d’analyse et d’individualité, — c’est être un historien à la taille même de cette époque qui doit aimer mieux les portraits que les tableaux, et dont la triste histoire ne permet même plus le tableau ! À toutes les époques, du reste, les portraits sont intéressants, et il en est dans lesquels on a déployé autant de génie que dans les tableaux les plus grandioses. Malheureusement, ce ne sont pas les portraits littéraires. Nulle part, la biographie, qui est l’histoire d’un Monsieur seul, n’a donné encore de ces chefs-d’œuvre de portraiture comparables, par exemple, à la Joconde au César Borgia et à La Maîtresse de Raphaël. Boswell, au fond, n’est qu’un laquais, d’une espèce très rare, qui adore et admire son maître. La biographie de Nelson, si fort admirée en Angleterre, est moins épique que son héros et même que le visage de son auteur, la seule chose épique qu’il y eut en Southey, disait lord Byron. La biographie de Montesquieu par Louis Vian, qui se vante, comme d’être avocat, d’avoir été à l’École primaire de la critique de Sainte-Beuve (et il y a à peu près à se vanter de l’un comme de l’autre !) la biographie de Montesquieu par M. Vian voudrait bien être un portrait dans la manière d’Holbein, c’est-à-dire une peinture intime, attentive, familière, profonde, éclairant l’homme surpris et posé dans les plus menus détails de sa vie, le peignant jusqu’à la gaule de vigneron qu’il portait sur l’épaule, quand il se promenait à la Brède, jusqu’au déshonorant bonnet de coton dont il coiffait sa maigre tête de buste antique ! Seulement, le portraitiste que voici n’a pas la sublime et méditative bonhomie d’Holbein. Il n’a pas sa couleur reposée. Il n’a pas sa rondeur pensive. M. Louis Vian est un aigu, comme l’homme qu’il peint, — car il ne faut pas s’y tromper, le caractère distinctif et suprême de Montesquieu, ce qui le résume tout entier, c’est d’être un aigu, avant tout, un aigu et un pénétrant, qui cachait souvent sa pointe pour qu’elle pénétrât davantage, un aigu qui n’avait pas toujours la bravoure du javelot qu’il lançait, qui en eut souvent la prudence et qui parfois en eut la peur ! Montesquieu, c’est la pénétration réfléchie, c’est la volonté savante dans l’expression calculée, c’est la rétorsion la plus prudente dans la pensée, et c’est la mesure aussi et la modération, qui tue en n’ayant pas l’air d’y toucher. Le moyen donc d’être bonhomme, en peignant un homme qui l’est si peu ?
II
Il ne le fut ni dans sa vie, ni dans ses œuvres. Et c’est par là que cet homme, nommé grand homme un peu trop vite, manqua, selon moi, l’absolue grandeur. La grandeur absolue, en effet, qu’elle soit intellectuelle ou morale, implique dans ceux qui l’ont une largeur, une chaleur centrifuge et — j’ai l’air de faire une tautologie, — une magnanimité dans le cœur ou dans la pensée que Montesquieu ne connut jamais. Quoique son Esprit des Lois ait trente-deux livres et un nombre infini de petits chapitres coupés comme les losanges de l’habit d’Arlequin, son esprit, à lui, très subtil, n’avait pas d’ampleur. Les facultés naïves, abondantes, plantureuses, abandonnées, confiantes, d’une grâce diffuse ou onduleuse, qui sont l’étoffe à pleine main et foisonnante du génie, firent toujours défaut à Montesquieu. Il a les qualités contraires. C’est un pinçant et un pincé. Il est étroit, mais il perce. Il perce en bas et il perce en haut. Il avait cette espèce d’étendue en long dont parlait un jour le prince de Ligne, et qui finit par une pointe, comme un obélisque. « Il a la tête petite »
, dit Joubert, dans un éclair qui nous le montre bien, et qui est digne de
lui, Montesquieu ! C’est un mot qui ressentie aux siens. Et ce mot de Joubert est vrai, même physiologiquement, même sur la médaille où cette fine tête ne doit guère peser au cou décharné de vieux romain qui la porte avec tant de noblesse. On sent sous ce visage, aux fibres visibles et tendues, la contractilité d’un esprit puissant, et dont la puissance s’exerça toujours sur lui-même… Positif et pratique, Montesquieu, qui écrivait, sans métaphysiquer, sur les gouvernements, gouverna sa vie et sa maison mieux que personne. Il se possédait souverainement et ne fit jamais que ce qu’il voulut. Ses traits — c’était un sagittaire — portaient, sans dévier, où il les ajustait ; mais il ne mettait pas toujours son nom sur sa flèche. Rappelez-vous l’anonyme des Lettres persanes ! Il tirait aussi bien à l’œil de Philippe, comme l’archer d’Amphipolis, qu’au talon d’Achille comme Pâris, — au talon de ces choses qui pouvaient encore, dans ce temps-là, se croire immortelles ! mais, comme Pâris, il se cachait derrière une porte Scée quelconque. La sécheresse, d’ailleurs, qui s’accuse dans la médaille gravée et mise à la tête du livre de Vian, n’est pas un dessèchement produit par la vieillesse. C’est la sécheresse primitive et constitutive de la nature de Montesquieu. Comme tous les aigus, il était sec, et il semble le père de toute une race d’esprits secs comme lui : Goethe, cette âme de plâtre, Charles de Brosse, l’épicurien latin, Stendhal, qui avait au moins du feu dans sa sécheresse, et Mérimée qui n’avait rien, en descendent. Jusqu’à la
bonté, chez Montesquieu, était sèche, Vian, dans sa biographie, rapporte des faits de bienfaisance qui l’honorent ; mais il ne voulait pas de ce qui acquitte les malheureux, il ne voulait pas de leur reconnaissance. Il avait le vin, mais il n’avait pas l’huile du Bon Samaritain ; homme sans onction, mais non pas sans vertu ! Une fois, il délivra un captif, non en prenant ses chaînes, comme Saint Vincent de Paul, mais en payant secrètement sa rançon, qui était considérable. Saint Vincent eût accepté les larmes reconnaissantes du captif, et Montesquieu s’en détourna. Il ne les prit pas, comme si le Christianisme, qui a dit que la main gauche doit ignorer ce que donne la droite, avait exigé cette ignorance du cœur de l’homme pour le bien qu’il a reçu ou qu’il a fait !
C’est que Montesquieu n’était pas assez chrétien. Il est mort en chrétien, c’est la vérité, affirmant, devant l’hostie que le prêtre allait lui mettre dans la bouche, que Dieu était réellement, virtuellement et substantiellement là pour lui. Mais c’était à sa mort, et toute sa vie, qui fut correcte et respectueuse pour les choses religieuses4, bafouées alors qu’elles étaient par la Philosophie, il n’eut jamais assez de ferveur pour que la foi éveillât la tendresse en son âme, qui, de nature et d’admiration, allait au Stoïcisme, — cette religion des Secs, — comme à la plus belle chose qu’on eût vue jamais parmi les hommes !
III
Il n’avait pas été élevé pourtant sur les genoux de Zénon, mais sur ceux d’une mère chrétienne ; et même, par esprit de christianisme, on lui avait donné pour le tenir sur les fonts du baptême un mendiant. Coutume sublime, qui n’était pas particulière à la maison de Montesquieu, mais qui était la coutume des anciennes maisons chrétiennes d’un pays qui aimait les pauvres comme Jésus-Christ lui-même, et qui, en donnant un pauvre pour parrain à leurs enfants, croyaient leur donner Jésus-Christ Ainsi, nous apprend Louis Vian (qui nous apprend bien d’autres choses encore, dans cette biographie étincelante de mille détails neufs), fut baptisé Montaigne, le comte de Beauvais et Buffon. Une pareille éducation, qui commençait même avant que la tête de l’enfant fût ouverte aux premières impressions de l’existence, mais dont il devait plus tard recevoir, en apprenant cela, l’enseignement, n’a peut-être agi qu’à la mort sur l’âme de Montesquieu. Le stoïcien avait traversé toute la vie dans le respect historique et social des institutions et des idées chrétiennes, mais sans aller plus loin du côté du ciel, et il retrouva peut-être, à l’heure de mourir, sur son âme, la bénédiction paternelle du mendiant qui avait répondu de lui devant Dieu. Jusque-là, il dut opposer au Christianisme l’imperméable et native sécheresse d’une âme sans enthousiasme et d’un esprit à peu près sans foi. La preuve, c’est qu’à l’âge de vingt-trois ans il épousa une protestante avec une insouciance qu’il fit silencieuse, car l’attitude sociale, la convenance du rang et du monde élevé dont il faisait partie, furent toujours la visée et le but atteint de Montesquieu. Louis Vian a-t-il vu, comme moi, cette sécheresse à travers les faits qu’il rapporte de cette vie publique et privée, restée imposante ? Et en a-t-il tiré, comme moi, des conclusions ? Louis Vian, qui croit à Montesquieu plus de génie que moi, a vu l’acuité ; mais a-t-il vu, comme moi, la sécheresse, qui l’explique autant que l’acuité ?… Cette sécheresse n’était pas que dans son âme. Elle était dans son esprit au même degré, et c’est là ce qui l’empêcha, quand il crut l’être, d’être poète. Montesquieu, tout majestueux président qu’il pensait rester, était d’une époque où l’amour des sens, ce diable déchaîné, secouait les plus graves, et il eut comme les autres ses aventures de boudoir ; mais, de l’imagination, comme les poètes qui aiment, il montra le peu qu’il en avait dans des madrigaux absolument et détestable ment médiocres, et dans ce poème en prose du Temple de Gnide que la marquise du Deffand appelait : « l’Apocalypse de la galanterie », parce que la pauvre diablesse aveugle ne comprenait rien à celui de Saint Jean ! Contraste curieux ! Montesquieu était doublé d’un Bernis ou d’un Dorat ; c’était bien la peine d’être Montesquieu !
Mais il avait plusieurs autres doublures. Il était doublé d’un savant, d’un procureur (ce président !) et d’un avare. Encore un rapport avec Goethe, cet autre grand sec : il aimait la physique, la médecine, l’histoire naturelle. Vian donne la liste de ces travaux morts et ensevelis, et que la Grandeur et décadence des Romains et L’Esprit des Lois, plus tard, expièrent. C’est un discours sur la cause de l’écho ; un mémoire sur la Transparence des corps, sur le Mouvement relatif ; un Projet d’histoire physique de la terre. En procès, Montesquieu fut plus fort et plus heureux qu’en science. Il mena bien les siens, en jurisconsulte, en compétent, en romain ; car sa nature était romaine. Quant à son avarice, ce vice des secs, elle est certaine. Je crois que Vian l’a peint quelque part se promenant en carrosse éreinté, attelé de deux rosses, lui qui avait soixante mille livres de rente au beau soleil du Bordelais ! Lorsque Benoist ΧIIΙ lui octroya pour lui et ses enfants la permission de faire gras toute leur vie, il fallut payer les droits de daterie ; mais il planta là ses bulles de dispense, et plutôt que de rien payer, il aima mieux faire maigre à jamais. Il eût mieux aimé, que de payer, manger des sauterelles !
C’est ridicule, cela. Mais Vian ne dissimule rien. Il parle décemment de toutes ces misères. L’homme, mis si haut, avait dans l’esprit et dans le caractère des indigences qu’il fallait la courageuse biographie de Louis Vian pour retrouver. On ne les voyait plus. De son vivant, Montesquieu recouvrait son tuf d’une dignité extérieure due à la gravité de son état et à la beauté d’un talent formidable et grand. Certes, on ne peut pas dire que Montesquieu fut un hypocrite, — mais le lion a quelquefois le pas oblique, a dit Joubert, et Montesquieu avait de cette obliquité… Et d’ailleurs, a-t-on exactement mesuré la distance qu’il y a entre la convenance et l’hypocrisie ? Montesquieu était un artiste en tout, qui savait arranger sa vie comme ses phrases, d’une concentration si savante. Il faisait très bien la part du monde, tout en se faisant la sienne, à lui, lion… Rappelez-vous qu’il allait à la messe avec un livre relié comme un missel… C’était à s’y méprendre ! mais c’étaient les Éléments d’Euclide ! Ce tout petit fait éclaire tout Montesquieu. N’ayant été chrétien qu’à sa mort, il fut donc philosophe toute sa vie, mais un philosophe boutonné dans sa philosophie et ne donnant pas dans la déboutonnée et la scandaleuse du temps. On doit le louer de cette tenue et de cette fermeté. Depuis sa mort, tout a été englouti et noyé dans le flot de gloire qui a déferlé sur sa tombe pour avoir fait ses deux chefs-d’œuvre, qui ne sont pas les chefs-d’œuvre de tous les siècles, mais les chefs-d’œuvre du xviiie , et par lesquels tous les livres du xviiie siècle (par qui soient-ils faits)peuvent se tenir vaincus.
« J’ai le malheur de faire des livres, — disait-il, Montesquieu, — et d’en être honteux après que je les ai faits. »
Mais ce n’était là que dandysme ! Il ne fut honteux ni de Grandeur et décadence, ni de L’Esprit des Lois… Que serait-il, sans ces deux-là ?…
Louis Vian, en sa biographie, nous a fait assister la conception, à la gestation et à l’accouchement de ces chefs-d’œuvre relatifs. La vie intellectuelle de Montesquieu le préoccupe autant que sa vie morale, sociale et physique. Même les méthodes de travail de Montesquieu sont détaillées par Vian, et l’on sait qu’une de ces méthodes de travail fut les voyages. Montesquieu voyagea, quand presque personne en France ne voyageait. Lui qui avait créé la théorie exagérée des milieux, il en a parcouru un grand nombre. Il vit l’Allemagne, l’Autriche, la Hongrie, l’Italie, la Hollande, mais le milieu qui lui convint le plus, à cet homme de Guyenne qui avait peut-être dans les veines quelques gouttes égarées de sang anglais, ce fut l’Angleterre. Il y passa deux ans, et son esprit y prit des lettres de naturalité. Il revint anglais dans son pays. Il y rapporta l’amour de la constitution anglaise, qu’il aurait mieux fait de laisser en Angleterre. Il fit du vieux jardin français de la Brède un parc anglais, dressa sa généalogie, — occupation anglaise ! — créa une substitution et sollicita l’érection de sa terre en marquisat, — ambition anglaise ! — enfin, exerça ses droits féodaux comme le plus féodal des terriens anglais. Il avait la qualité d’Alcibiade. Il était le caméléon des pays qu’il parcourait, il se teignait d’eux ; ce qui n’est pas français, du reste. Le Français voudrait que l’univers tout entier fût son caméléon. Mais Alcibiade resta en Angleterre. Quand Montesquieu revint en France, il était Anglais, et il ne se déteignit plus.
IV
J’ai fini, parce que je n’en finirais pas de cette biographie. En aurai-je bien donné ridée, en disant celle qu’elle m’a donnée de Montesquieu ?… En cette biographie, Louis Vian s’est montré tout ce qu’il pouvait être, excepté avocat, et je ne crois pas qu’il y en ait, en France, une meilleure de Montesquieu ni de personne. L’analyse des œuvres y trouve sa place après le récit coloré des faits. C’est un livre qui transpire les bonnes doctrines, sans les exprimer, et qui vibre de bon sens. L’auteur y parle des jésuites et — comme c’est peu avocat ! — il ne les insulte pas ! Il y parle du xviiie siècle, et il ne salue pas jusqu’à terre ce gros ventre de Messaline, plein de l’enfant de tout le monde qui va sortir tout à l’heure, et qui sera la Révolution française ! La religion est ici respectée, Michelet démenti en ses histoires. Le débarbouillage de l’avocasserie est complet. Pourquoi, pendant qu’il y était, l’auteur ne s’est-il pas débarbouillé aussi de sa préface ?… Avec une incompréhensible modestie, Louis Vian a demandé à Laboulaye une préface, qu’il aurait pu faire tout seul et mieux. Montesquieu a été tenu sur les fonts par un pauvre ; Vian a peut-être voulu avoir son pauvre…
mais d’esprit, pour le baptiser, La préface de Laboulaye a toutes les platitudes philosophiques et politiques qui font, pour les amateurs du bouillon de poulet libéral, le genre de talent de Laboulaye. D’essence, malgré les révérences de la présentation, cette préface est un contresens avec l’esprit net, sain et vigoureux du livre de Vian, lequel sait fort bien, quoiqu’il ne le dise pas toujours, où est la vraie force de Montesquieu. Laboulaye la met, lui, dans une de ses erreurs, — l’abolition des armées permanentes, — et dans le fait de cet inexplicable mariage avec une protestante, dont Montesquieu n’a dit jamais un mot, tant il en était honteux ! Si j’avais eu à donner un conseil à Louis Vian, mort depuis la publication de son livre, c’eût été d’ôter de sa prochaine édition cette préface.
Il y a des affiches après lesquelles il faut laver le mur.