(1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « L’idolâtrie au théâtre »
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(1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « L’idolâtrie au théâtre »

L’idolâtrie au théâtre

De l’idolâtrie au théâtre [I-III].

I

Un feuilletoniste célèbre disait dernièrement, à propos de je ne sais quelle actrice qui avait bien exécuté un air, que l’enthousiasme avait soulevé la salle et que la chanteuse était allée aux étoiles : alle stelle !

La plume qui écrivait cela est à la vérité une plume italienne, quoique très compétente en français, et elle se servait de l’expression de son pays, où les chanteurs et les gens de théâtre sont regardés comme les premiers des hommes. Or, chez nous aussi ils tendent à le devenir, comme en Italie, et la critique dramatique tout entière, par le ton qu’elle prend en parlant du moindre comédien, pousse à ce lamentable résultat. Le mot « aux étoiles » n’est donc pas l’hyperbole d’un écrivain isolé ; il est dans le style ordinaire de la critique et l’expression exacte d’une situation.

Ils vont en effet aux étoiles, les gens de théâtre, ou plutôt ils n’en descendent plus. Le public et la critique les y mettent également ; mais c’est la critique qui crée dans le public enivré cette prodigieuse idolâtrie. Plus coupable que le public, parce qu’elle devrait le diriger et le conduire, la critique de théâtre a fait au comédien, et surtout à la comédienne, une position exceptionnelle, anarchique et folle, à ne voir même que le théâtre et les intérêts de l’art dramatique ; car, si l’on place dans le ciel le simple interprète d’une œuvre de talent ou de génie, où placera-t-on celui qui l’a faite ?… Si Talma et Rachel sont tout, Corneille n’est plus rien.

Et comme tout se tient dans les sociétés, dans les idées et dans le langage, et que le désordre introduit quelque part amène le désordre partout, si les comédiens des sociétés modernes et chrétiennes sont mis là où la bassesse romaine et païenne mettait avant leur mort les empereurs, sous qui elle tremblait, où ces sociétés mettront-elles leurs vrais grands hommes, — ceux qui honorent, éclairent et servent la patrie, et, quand il le faut, meurent pour elle ?… Où mettront-elles, par exemple, leurs grands généraux, leurs prêtres saints, leurs juges intègres, tous ceux enfin qui sont bien plus qu’un grand génie, parce qu’ils pratiquent de grandes vertus ?…

Elles ne les mettront plus nulle part. Elles deviendront indifférentes au service rendu, à la fonction exercée, au mérite obscur, au dévouement d’autant plus sublime qu’il est plus caché. Toutes les notions seront confondues ; mais, ne vous y trompez pas ! le renversement dans l’admiration touche de près à l’ingratitude, — et les peuples ne sont vraiment plus reconnaissants pour leurs grands hommes le jour qu’ils s’avisent de dresser de tels panthéons à leurs amuseurs !

II

Tel est pourtant l’avenir très prochain qui nous menace, si la voix de la raison ne vient nous tirer de l’ivresse où nous ont plongés de si misérables enseignements. Il faut que la critique le sache : en exaltant le comédien comme elle le fait depuis trente ans, en quintuplant son importance, en s’occupant de lui avec un dilettantisme si passionné et si exclusif, la critique n’a pas seulement montré ce genre peu touchant de reconnaissance — la reconnaissance du plaisir goûté — que des voluptueux, plus ou moins blasés, peuvent avoir pour de toutes-puissantes courtisanes, mais, à part son abaissement à elle-même, elle a exercé sur la société de son temps une action visible et funeste. Certainement, à elle seule elle n’a pas créé cet amour fiévreux du théâtre, naturel à l’homme, et qui devient la plus malsaine manie des peuples vieux, civilisés et corrompus ; mais elle l’a exaltée outre mesure, et elle en a fait à cette heure quelque chose d’inouï, — sans exemple et sans nom.

La Bruyère parle quelque part de la passion désordonnée des Romaines de la décadence pour les joueurs de flûte. Eh bien, la société du xixe  siècle ressemble à ces Romaines ! mais elle a une passion plus vaste : elle n’aime pas que les joueurs de flûte ; elle adore tous les histrions. Sitôt qu’un homme monte sur le théâtre, à l’instant même, et quoi qu’il puisse être, il monte sur les épaules et presque sur le cœur de la foule. Rappelez-vous ce dauphin trompé, qui portait un singe au Pirée. C’est l’image de la critique moderne s’inclinant sous le comédien. Développement peut-être inévitable avec la civilisation qu’on nous a faite que cette idolâtrie du théâtre par laquelle les peuples finissent ! Seulement, est-ce à nous à la vouloir et à la provoquer avec cette furie imprudente, nous qui n’ignorons pas l’histoire et qui avons appris, en la lisant, que l’histrionolâtrie a souillé de ses farces grotesques les derniers moments des plus grands peuples et déshonoré leur agonie ?

Et, en effet, pour être juste il faut le reconnaître, l’amour du théâtre parmi nous n’est pas seulement le plaisir matériel des spectacles, le pain des yeux, le vin des sens, cher à tout peuple devenu intellectuellement une populace, et qui demande ses circenses. Chez nous, c’est bien plus qu’un plaisir, c’est l’envahissement de toute la vie. Le vieux mot qu’on a tant répété : « la littérature est l’expression de la société », n’est plus juste. Pour qu’il redevienne vrai, il faut qu’on le renverse. La société n’est plus comme autrefois le fond même de la littérature, c’est bien plutôt la littérature qui est devenue le fond même de la société. Élevée par des maîtres sceptiques, gouvernée longtemps par des hommes de juste milieu pour qui jamais la vérité ne fut qu’un jeu d’escarpolette, tourbillon d’individualités sans le ciment qui les relierait et leur donnerait la solidité d’un monde, la société moderne, privée du profond et sympathique intérêt des doctrines communes, n’a plus que le théâtre pour toute ressource. Quoi d’étonnant ? Que se dire dans ce monde en poudre ? Il faut bien un terrain artificiel dans lequel on se cloisonne contre des contacts violents et réciproques, et ce terrain, c’est le théâtre, le théâtre où les hommes s’assemblent pour ne pas être ensemble, et dont l’influence devient si puissante sur nos mœurs qu’on peut dire, sans exagérer, que ce n’est plus la société qui va au théâtre, mais que c’est le théâtre qui pénètre dans la société. Singulier spectacle, que l’histoire n’a pas vu encore ! Si cet incroyable mouvement continue, avant un siècle il n’y aura plus dans le monde que des comédiens !

III

Et comment cela ne serait-il pas ?… À la nécessité d’un abri où les individualités évitent la bataille et où les opinions morcelées et contraires se taisent ou s’asseoient, s’ajoute, pour faire colossale cette idolâtrie du théâtre dont chaque jour marque le progrès, l’intérêt de l’imagination, des sens et de la vanité. La pièce est déjà une séduction, quand elle n’est pas une corruption toutefois, et le feuilleton achève l’effet de la pièce.

La critique est le plus souvent la grande niaise, molle et facile, à qui on fait dire ce qu’on veut avec deux ou trois politesses. Mais comment pourrait-on caractériser de manière à en donner l’idée la critique du feuilleton dramatique, non seulement en ce qui regarde les pièces, mais en ce qui regarde le comédien et la comédienne, ces demi-dieux auxquels on rend le plus bouffon des cultes, dans son sérieux et dans sa bonne foi ?

Pour eux, en effet, — le comédien et la comédienne, — la critique retrouve de la conscience. La sensation lui en rapporte une ; mais elle est émue et troublée. Si le comédien a été intelligent, la critique l’intitule sublime ! Si la chanteuse a bien donné son fa, la critique la proclame divine et la place, comme nous l’avons vu, alle stelle, dans les étoiles ! Elle imite en cela madame de Staël, dont le talent a bien gardé quelque peu de l’amphigouri de Thomas, qui l’avait bercée, quand elle s’écriait un beau soir, à une représentation de Talma, qu’elle « lui voyait positivement des étoiles autour de la tête ». On se moqua beaucoup, dans le temps, de cette vision ridicule. On n’en rirait plus aujourd’hui.

Aujourd’hui, le feuilleton dépasse de beaucoup sur l’imagination publique les impressions données par les pièces. Les pièces ont le prestige du costume, de l’effet théâtral, des applaudissements et de leur vertige. Mais le feuilleton creuse dans tout cela ; il est le détail, mis en lumière et jamais assez fouillé au gré de personne, de la vie, de l’esprit et jusqu’à des modes du comédien ou de la comédienne, ces deux illustrations du monde renversé ! Sous la plume de leurs historiens enthousiastes, le comédien et la comédienne deviennent des légendes et des poèmes, et les paillasses mêmes ont leur histoire. Chauffée donc à cette double flamme de la représentation avec son éclat et du feuilleton avec son incroyable lyrisme, la société, qui est une femme (car, c’est vrai, les femmes font les mœurs, mais lorsqu’elles ne les défont pas), perd chaque jour ce qui lui restait de goûts simples et de vertus fortes, et c’est ainsi que le théâtre brise deux fois la famille, — par ses pièces et par ses acteurs.

Tentées par cette gloire enivrante des Rachel et des Alboni, des jeunes filles, la tête incendiée, se jettent au théâtre, et les mères, le croira-t-on ? ne s’y opposent plus. Des hommes que leur naissance appelait à des fonctions sévères ont mieux aimé porter la toque aux Italiens et chausser la botte abricot. Lorsqu’on ne va pas jusque-là, on se contente de jouer au comédien en jouant chez soi la comédie ; car, c’est un fait, jamais les gens du monde n’ont plus raffolé de cette espèce de divertissement qu’aujourd’hui. Tel est le trouble de nos mœurs et l’idolâtrie du théâtre. Nous n’avons voulu que les signaler à ceux-là qui, par l’exagération de leur langage, augmentent le danger d’un double fléau, Lorsque la société, en trop grande partie, se rue dans un cabotinage immense, lorsque le cerveau humain a besoin d’un Dieu et qu’on l’a ouvert à tout un Olympe de farceurs et de baladines, ceux qui tiennent pour les mœurs doivent s’inscrire en faux contre l’idolâtrie des comédiens et des comédiennes. Tout ce qui a en soi une force quelconque de pensée doit s’attacher à réprimer, dans la mesure de cette force, cet histrionisme envahisseur, qui va nous déborder demain et qui a fait toujours suivre, dans l’histoire du monde, les saltimbanques par les Barbares.

IV

De l’idolâtrie au théâtre. — II. La Comédie de société [IV-VII].

Pendant que nous parlions de l’idolâtrie au théâtre et que nous dénoncions l’histrionisme comme un des signes de la fin des temps pour les peuples, les mœurs publiques nous répondaient. Paris presque tout entier jouait la comédie. Les théâtres de société, comme on les appelle, se multipliaient. Jamais hiver n’en avait tant vu. Et non seulement ils se multipliaient, mais ils se vantaient d’exister, mais après les plaisirs de l’applaudissement dans la salle ils prétendaient à l’applaudissement dans la rue. Les journaux, ces boutiques de bruit, leur en vendaient. C’est par les journaux, par les petits Bachaumont de la chronique, que la province a pu apprendre depuis quelques jours que la société parisienne avait transformé ses salons en salles de spectacle et que cette société, faite pour donner le ton au monde, le recevait, à cette heure, de ses comédiens.

Et elle le reçoit, en effet. Nous n’exagérons pas. Elle le reçoit de toutes manières. Chaque fois qu’une maison jusque-là chastement fermée s’érige publiquement en petit théâtre, il n’y a pas que la préoccupation dramatique, l’imitation des comédiens à distance, l’étude futile du rôle ou du costume, qui en passent le seuil. Le comédien l’enjambe lui-même en personne. L’acteur ou l’actrice plus ou moins en renom sont conviés à la fête : « Peste ! — dit-on, — nous aurons monsieur ou mademoiselle une telle du Théâtre-Français ou du Gymnase ! » On va les chercher en robe détroussée, on les paye des prix fous pour avoir, dans la pièce qu’on joue, ou leur présence ou leurs conseils ; et si on ne les paye pas, c’est encor plus cher : on les considère. Ils sont réellement, dans ces soirs tristement brillants, les vrais ornements de la chose et les maîtres de la situation. Soyez-en certains ! là où il n’y aurait ni acteurs ni actrices parmi ces gens du monde en train de cabotiner quelque peu, le théâtre de société manquerait d’éclat comme art et comme luxe ; il serait inférieur et peu compté dans l’opinion. Tel est le fait incontestable et fréquent dont nous ne voulons pas tirer de conclusion, tant elle serait cruelle ! Mais Napoléon l’a tirée, lui, quand il disait, avec cette profondeur de bon sens qui caractérisait son génie, que, « toujours et partout, la main qui donne est au-dessus de celle qui reçoit ». Eh bien, c’est ce renversement volontaire, accepté et à la mode, de la main qui reçoit et de la main qui donne, c’est l’anarchie, le ridicule et le danger d’une telle situation, c’est l’abaissement moral vers lequel doucement elle nous pousse, que nous voulons seulement… indiquer ! Un mot suffit parfois. Quatre vers de Racine ont suffi pour empêcher Louis XIV de faire le saltimbanque dans des mascarades du carrousel et le ramener à ses fonctions de roi. La société, qui oublie un peu trop qu’elle est une reine, va peut-être se le rappeler en nous lisant. Qu’elle se rappelle aussi qu’elle est une mère, et que la question posée ici est une question de mère de famille à enfants.

V

De tous les désordres, en effet, que l’histrionisme puisse produire, la comédie de société, malgré son air léger et de peu d’importance, est peut-être l’un des plus graves et des plus dangereux.

Les autres, on les connaît et personne ne les nie, depuis les moralistes qui furent des saints jusqu’à ceux qui sont des philosophes, depuis les Pères et Bossuet jusqu’à Jean-Jacques Rousseau. Tandis que la comédie de société ne paraît guère qu’une occupation innocente, un joli goût de gens bien élevés et d’instincts artistes, un passe-temps charmant pendant lequel on ne médit point du prochain, comme disent les badauds qu’on rencontre au fond de toutes les questions. Les observateurs d’épiderme ne voient dans cet amour envahissant des spectacles que le besoin d’amusement nécessaire à l’homme et à la misère de sa destinée et de son cœur. Mais ils oublient que les sociétés se jugent par leurs amusements encore plus que par leurs travaux. Elles ressemblent aux enfants, dont la supériorité réelle apparaît moins à la classe qu’aux récréations. L’occupation du loisir des peuples donne exactement leur mesure. Que penser donc d’une société si affolée de théâtre qu’elle se fait théâtre elle-même, et, lasse de son personnage vrai, entre dans des rôles qu’elle répète ? Elle était spirituelle pour son propre compte, elle ne l’est plus qu’à la manière des singes ou des perroquets. De toutes les facultés qui la distinguaient, elle n’a gardé que les inférieures, la mémoire, et cette imitation facile que les bêtes partagent avec l’homme. Dans une pareille société, que devient l’esprit ? que devient la conversation, cette chose divine, cette création spontanée, ce génie sur place, qui fut notre gloire autrefois ? et que voulez-vous qu’ils deviennent ? Une lorgnette vaut mieux (et ne donne pas tant de peine) pour distraire des hommes éreintés d’affaires, préoccupés de soucis d’argent, qui ont couru une partie de la journée et fumé l’autre. Ils ne sont réellement plus capables intellectuellement que d’écouter et de regarder un spectacle.

Entre le tabac, qui narcotise l’esprit des modernes dans des proportions que la science et l’histoire constateront plus tard, et le théâtre, cette passion de gens fatigués et de nation en décadence, l’esprit meurt, la conversation s’éteint. Un peuple aimable, et réputé le plus aimable des peuples, perd les grâces toutes-puissantes par lesquelles il a régné, et même la politesse, cette fleur de bienveillance sociale, restée la dernière de ses dons, se fane aussi sur sa couronne.

« Je m’appelle Six francs », disait un jour à l’Opéra un homme qui avait payé sa place et qui la réclamait d’une femme avec la grossièreté de l’écu et l’ardente curiosité qui ne transige pas. Et il avait raison, cet homme. Au théâtre, où l’on paye, tous les hommes s’appellent Six francs, plus ou moins, selon la place qu’ils ont achetée. Aux théâtres où l’on ne paye pas, les hommes n’ont point de personnalité davantage. Ils s’appellent des Invitations.

VI

Ainsi, pour commencer, dégradation de l’intelligence, altération des rapports sociaux, voilà ce que les habitudes de théâtre introduites dans le monde doivent nécessairement produire et attester. Certes ! nous ne sommes pas les ennemis de la littérature dramatique. Nous pensons qu’en les dirigeant, qu’en exerçant sur eux la haute main qu’ils doivent toujours sentir, invisible et présente, sur leur tête, les théâtres peuvent servir à mieux qu’à l’amusement, c’est-à-dire à l’éducation des peuples ; seulement, ici, oserait-on vraiment nous opposer la littérature dramatique ? Ceux-là qui croient, avec la bêtise mystique des fakirs, que l’art est le but de la vie, nous parleront-ils des intérêts de l’art à propos des affectations artistiques des petits jeunes gens du temps actuel et de la comédie de société ? Mon Dieu ! à ces esprits-là tout est possible ; mais quand l’importance des vaudevilles ou des tragédies de salon paraîtrait à ces forts penseurs un droit à maintenir au génie, quand tel hôtel, à la porte blasonnée, serait devenu pour le théâtre français une succursale d’émulation honorable et utile, il resterait toujours la question qui prime toutes les autres, — la question des mœurs.

VII

Les anciens ont aimé les spectacles ; l’Histoire nous dit avec quelle fureur. Quand les Barbares arrivaient sur l’Empire et que de tous côtés, dans les batailles, dans les compétitions pour le sceptre, dans les discordes intestines, le sang coulait et montait pour les étouffer jusqu’à la bouche des nations mourantes, il fallait encore à l’Antiquité persistante et incorrigible ses cochers, ses gladiateurs, ses histrions et ses cirques. Elle leur donnait son dernier regard, et, pour les applaudir, son dernier cri ! Les monstres mêmes qui la foulaient sous leurs pieds terribles, — ces pieds d’argile qui pèsent tant sur le cœur des peuples avant de crouler, — les monstres qui l’ont gouvernée ne la gouvernaient que par les spectacles, que parce qu’ils étaient, eux aussi, des histrions ! Ce qui explique la durée du règne de Néron, quoiqu’il ait peu duré, c’est sa lyre et sa flûte. Exaspéré vers la fin, ce goût de spectacles remontait dans la République. Crassus, faisant la guerre aux Parthes, emmenait avec lui une troupe de comédiens, et beaucoup d’autres Romains eurent à leur solde, soit dans la paix, soit dans la guerre, leur troupe de comédiens comme Crassus. Seulement, ne nous y trompons pas ! ces comédiens étaient des esclaves. C’étaient au moins des mercenaires, des affranchis, des gens de bas.

Ni Crassus ni personne, même quand Rome, comme une femme qui se jette du haut d’une tour, se précipitait dans sa dernière heure, ne songea une minute à introduire la comédie dans la famille et à la faire jouer par sa femme, ses filles et ses fils. Même dans Rome éperdue et perdue, dans Rome devenue la corybante de ses arènes et de ses jeux, une pareille idée ne put effleurer ces cerveaux corrompus, mais qui avaient appris dans la loi romaine la majesté du père et du magistrat domestique : Pater familias. Eh bien, voyez donc le progrès des peuples ! Cette idée devait venir plus tard. Elle paraissait anti-romaine. Le paganisme n’en voulait pas. Elle devait pousser, après beaucoup de siècles, il est vrai, dans le cerveau des nations chrétiennes, et nous devions la réaliser avec cette légèreté charmante « qui ne voit pas grand mal à ça », comme nous avons le droit de le dire, tant notre vieillesse, ainsi qu’on le sait, a le cœur pur !

Et nous avons donné ce dernier spectacle par amour des spectacles. Il faut y réfléchir pour y croire : ce qui scandaliserait l’Antiquité, si on la tirait du sépulcre, ne scandalise nullement le christianisme de nos mœurs. Demandez pourtant au christianisme, demandez à l’Église, et à la conscience qu’elle pénètre de son esprit, si elle ne voit nul inconvénient à ces amusements artistiques et littéraires, si c’est simplement insignifiant et destiné à nous faire passer agréablement quelques heures que ces comédies de société, qui tuent la société, et que des mères jouent devant leurs filles, quand elles ne les jouent pas en camaraderie avec elles ? Demandez à l’Église si cette mêlée des enfants et des pères, dans des amusements au moins frivoles, n’affaiblit pas l’autorité parmi les uns et le respect parmi les autres ? Demandez-lui enfin, à cette Église, qui se connaît en passions, qui jauge éternellement le cœur et les reins de l’homme de ses mains puissantes, si la pureté des cœurs et toutes les vertus de la famille ne sont pas menacées de périr dans ces comédies, qui chauffent à blanc toutes les vanités en concentrant le feu de tous les regards sur elles ? Allez ! nous sommes des chrétiens, mais nous sommes autant que tous des gens du monde et qui savent la vie. Nous ne passons pas notre temps à foudroyer des tourterelles ; seulement il nous est impossible d’admettre, et nous vous défions de la supposer, l’innocence ou la moralité de ces comédies de société où le comédien est mandé pour apprendre le rôle à monsieur, et la comédienne pour l’apprendre à madame et à mademoiselle, et où, dans le laisser-aller de la coulisse, les professeurs peuvent faire échange de fonction et intervertir leur personnage avec la souplesse de leur art et les habitudes de leur état !