Chapitre III : Le présent et l’avenir du spiritualisme
Tels sont, sommairement résumés et librement développés, les principaux points de la philosophie spiritualiste, telle du moins que nous l’entendons. Aujourd’hui que les grands fondateurs et organisateurs de cette philosophie ont disparu, que de nombreuses écoles se sont élevées en dehors d’elle, que l’opinion est partagée à son égard, il n’est pas sans opportunité de s’interroger sur son état présent et sa destinée dans l’avenir. On nous permettra à ce sujet quelques considérations en terminant. Il se passe en ce moment quelque chose d’analogue dans toutes les grandes doctrines : toutes sont partagées et tiraillées, pour ainsi dire, en deux sens opposés, tantôt du côté du dogme, tantôt du côté de la liberté. D’un côté, le besoin de trouver un point fixe dans la fluctuation universelle des croyances et des consciences rattache les esprits droits à une doctrine déterminée et fixe : d’un autre côté, le besoin de voir de plus en plus clair dans ses pensées, la passion du progrès, à laquelle personne de notre temps ne peut échapper absolument, entraîne plus ou moins les hommes sincères hors des voies réglementaires et consacrées. Est-il permis, est-il possible de concilier ces deux tendances contraires ? Est-il possible de croire à quelque chose sans se refuser à toute objection, à tout examen, à tout progrès ? Est-il possible, au contraire, de s’affranchir, de s’émanciper, d’ouvrir son intelligence à de nouvelles lumières, de transformer et de développer ses idées et ses opinions, sans paraître mettre en question le fond des croyances que l’on soumet ainsi à un examen sans cesse renaissant ? car, si ce sont des vérités absolues, comment seraient-elles susceptibles d’être modifiées, et si elles se modifient, comment seraient-elles des vérités absolues ?
Ce problème se produit d’une manière différente suivant la nature des doctrines ; mais il existe dans toutes sous une forme ou sous une autre. Dans le catholicisme, par exemple, il est évident que la discussion ne peut pas porter sur le dogme lui-même, car celui qui mettrait en doute une seule lettre du symbole, qui voudrait modifier le dogme en quoi que ce soit, cesserait par là même d’être catholique. Le dogme paraît donc accepté par tous sans examen et sans discussion ; mais le débat s’engage lorsqu’il s’agit d’appliquer le dogme à la société. Il y a des catholiques pour qui toutes les grandes conquêtes modernes, liberté de conscience, liberté de pensée, liberté de la presse, liberté politique, ne sont que de grandes et funestes erreurs : c’est la liberté du mal. Ils n’entendent, ne comprennent et ne veulent appliquer que la liberté du bien, c’est-à-dire leur propre domination et le gouvernement de la société tout entière par l’Église catholique. D’autres, plus éclairés, ayant eux-mêmes reçu plus ou moins le souffle de cet esprit moderne si détesté, voudraient que le catholicisme s’alliât à cet esprit pour le diriger, en adoptât hautement les maximes, et revendiquât pour l’Évangile même l’honneur de ces principes que l’on dirige faussement contre lui. D’un côté est le catholicisme ultramontain, de l’autre le catholicisme libéral. Sans doute cette lutte, si vive et si profonde qu’elle soit dans le fond des consciences, éclate rarement au dehors32 car il est de l’essence du catholicisme de couvrir les dissidences réelles par l’apparence de l’unanimité. Cependant tout le monde sait que cette lutte existe : un acte célèbre, il y a quelques années, en a donné le secret au public indiscret. Les uns ont approuvé avec enthousiasme cet acte de réaction extravagant ; les autres l’ont désavoué en l’expliquant, et se sont habilement servis de leur science théologique pour embrouiller la matière.
On pourrait nous dire que cette dissidence, en supposant qu’elle existât (et l’on cherche autant qu’il est possible à nous la dissimuler), ne porte après tout que sur des questions libres, des questions sociales et politiques, mais que l’Église catholique nous offre au moins un point fixe et un asile sûr dans un dogme incontesté, formulé par une autorité infaillible. Outre que c’est déjà un problème de savoir quelle est cette autorité infaillible33, je fais remarquer que cette autorité suprême, quelle qu’elle soit, ne nous assure la sécurité que dans un domaine qui nous touche de très-loin, et nous laisse dans le trouble là où nous aurions le plus besoin de lumières. Je ne suis certainement pas juge de l’importance que peut avoir en théologie dogmatique la croyance à l’Immaculée conception ; cependant il faut avouer que les hommes de nos jours étaient peu troublés par cette question, et qu’ils eussent volontiers attendu l’autre monde pour savoir à quoi s’en tenir à ce sujet ; mais leur conscience d’hommes et de citoyens est tous les jours déchirée par le conflit des anciennes doctrines et des nouvelles, et c’est là-dessus qu’on les laisserait libres, à ce que l’on dit. Au fond, n’en doutons pas, on ne les laisse libres que provisoirement et dans la mesure où l’on a besoin d’eux. Le dogme est impitoyable, et ne permet rien en dehors de lui. On peut donc affirmer qu’en dépit des apparences le conflit est entre le dogme et la liberté.
Dans le protestantisme, la même crise éclate sous une autre forme et dans d’autres conditions. Dans le protestantisme traditionnel en effet, il y a bien un dogme, il n’y a pas d’autorité, ou du moins la seule autorité est l’Écriture sainte ; mais comme l’Écriture a besoin d’être expliquée, et que le dogme n’y a jamais été systématiquement exposé, et canoniquement défini, il y a là un champ vaste abandonné à la latitude des interprétations. Comme il n’y a pas de juges, chacun est juge. « Nous sommes tous prêtres »
, disait Luther : c’était dire qu’il n’y a pas d’intermédiaires entre l’homme et Dieu pour l’administration des sacrements ; de même aussi dans le vrai protestantisme tout fidèle est pape, en d’autres termes il n’y a point d’intermédiaires entre l’homme et Dieu pour l’interprétation de la doctrine. Bien souvent, dans l’Église protestante, on a essayé de constituer une autorité ; les synodes ont voulu jouer le rôle des conciles ; les confessions de foi ont essayé de se donner pour des credo ; mais la radicale contradiction qui éclatait dans ces tentatives d’organisation doctrinale devait les faire échouer infailliblement ; et malgré les résistances des dogmatiques, malgré les anathèmes de Bossuet, le protestantisme continua de donner l’exemple, si nouveau en Europe, d’une religion mobile et incessamment transformée. Néanmoins, tant que ces variations et oppositions ne se manifestaient que dans les limites du dogme lui-même, c’est-à-dire sans mettre en question le fondement surnaturel du christianisme, il y avait dans l’Église protestante un fonds commun, une unité de foi, et en quelque sorte, un point fixe : la divinité du Christ, et la croyance à une révélation spéciale de Dieu ; mais le moment est arrivé où, la liberté d’examen venant à s’étendre jusqu’aux bases mêmes de la théologie dogmatique, s’est élevée la question de savoir si le christianisme est absolument lié à tel ou tel dogme, s’il lui est interdit de s’ouvrir aux lumières de la critique et de la philosophie moderne, et si rejeter le surnaturel, c’est abdiquer l’esprit chrétien. Les uns pensent qu’il n’y a pas de christianisme sans un dogme chrétien : c’est ce qu’on appelle le protestantisme orthodoxe ; les autres pensent que le christianisme consiste dans l’esprit et dans le sentiment chrétien et non dans un dogme déterminé : c’est le protestantisme libéral. Là est aujourd’hui le débat entre les deux Églises34.
Une crise analogue à celle que nous venons de décrire pourrait bien se manifester dans le sein du spiritualisme philosophique, si certaines tendances contraires, enveloppées jusqu’ici dans une apparente unanimité, venaient à se manifester un peu plus énergiquement. Tous les spiritualistes sans exception croient à la fois à la nécessité de l’esprit d’examen ; mais il semble que les uns attachent plus d’importance à la doctrine qu’à la liberté, aux conclusions déjà trouvées qu’à la recherche de vérités nouvelles, à la défense qu’à la découverte, à l’intérêt moral et pratique qu’à la pure science et à la libre spéculation, au repos qu’au mouvement, à la tranquillité d’une conviction satisfaite qu’aux ardeurs toujours anxieuses et dangereuses d’une pensée en travail. Les autres ne sont pas disposés à se contenter aussi facilement ; l’immobilité d’une doctrine une fois faite ne leur paraît guère conforme à la nature de l’esprit humain, surtout dans l’ordre purement philosophique ; avec le besoin de croire, ils éprouvent en même temps le besoin de penser ; la fermeté de leurs convictions ne tarit pas chez eux l’activité de l’investigation scientifique. Ils voudraient ne rien sacrifier de ce qu’ils ont pensé jusqu’ici et y ajouter quelque chose ; ils cherchent à résoudre le problème que la société elle-même poursuit depuis quatre-vingts ans, perfectionner sans détruire, conserver en transformant.
De ce double esprit naissent deux sortes de dispositions, non pas contraires, mais différentes, soit à l’égard des croyances traditionnelles, soit à l’égard des doctrines nouvelles. Les spiritualistes que j’appellerai orthodoxes, qui tendent de plus en plus à faire de leur philosophie un dogme, se trouvent par là même rapprochés de la théologie orthodoxe. Plus préoccupés des conclusions que de la liberté philosophique, ils attachent peu d’importance à la différence de méthode, et, reconnaissant dans la théologie, sous des formes plus ou moins symboliques, les vérités dont se compose leur credo philosophique, ils sont disposés à une alliance avec les religions positives contre ce qu’ils appellent les mauvaises doctrines. Les spiritualistes que j’appellerai libéraux sont loin d’être animés de mauvais sentiments à l’égard des religions positives : ils respectent et ils aiment la conviction partout où ils la trouvent, et ils sont loin de renier ce qu’il y a de commun dans leurs croyances personnelles et dans les croyances chrétiennes. Peut-être même seraient-ils encore plus disposés que les autres à emprunter quelque chose, mais librement, à la métaphysique chrétienne. Enfin, nés et élevés dans le christianisme, ils conservent et conserveront toujours pour cette grande religion des sentiments filiaux ; mais ils ont aussi pour la philosophie des sentiments filiaux, et ils ne sont pas disposés autant que leurs amis à mettre au service d’une puissance rivale leur liberté intellectuelle. Ils n’oublient pas que le spiritualisme philosophique a été considéré, lui aussi, par la théologie comme une mauvaise doctrine, qu’il fut un temps, encore peu éloigné de nous, où tout ce qu’on appelle rationalisme était condamné sans examen et sans distinction sous l’accusation commune de panthéisme, d’athéisme, de scepticisme et même de socialisme, où les libres penseurs, même spiritualistes, étaient livrés au mépris par une plume grossièrement éloquente, et l’on sait assez que cette même plume a toujours son encre toute prête pour recommencer à nous flétrir. Sans doute la théologie est devenue plus conciliante et plus condescendante lorsqu’elle a vu qu’elle pouvait utiliser nos services et que nous étions une bonne avant-garde contre des doctrines bien autrement menaçantes. Néanmoins nous ne pouvons oublier que, si nous avons avec les théologiens des croyances communes, nous avons aussi des principes absolument différents. Comme eux, nous croyons à Dieu et à l’âme ; mais pour eux la liberté de penser est un crime, pour nous c’est le droit et la vie, et nous aimons mieux l’erreur librement cherchée que la vérité servilement adoptée. En un mot, nous n’entendons pas qu’entre nos mains la philosophie redevienne ce qu’elle a cessé d’être depuis longtemps, la servante de la théologie.
Il résulte encore de tout ce qui précède que les spiritualistes libéraux ne sont pas tout à fait placés au même point de vue que leurs amis par rapport aux doctrines nouvelles. Pour les spiritualistes orthodoxes, toutes ces doctrines, quelles qu’elles soient, ne sont autre chose que de mauvaises doctrines, des doctrines basses, odieuses, désespérantes. Dans cette proscription générale, on enveloppe et on condamne sans distinction tout ce qui n’est pas le spiritualisme pur et doctrinal dont on a fait un credo. Le panthéisme allemand, le scepticisme anglais, le positivisme, le matérialisme, tout est confondu dans une réprobation sans réserve. La philosophie n’a autre chose à faire qu’à combattre ces mauvaises doctrines, à les refouler, et c’est surtout pour cette entreprise, si nécessaire à l’ordre social, qu’il faut s’unir à la religion, plus puissante encore et plus efficace que la philosophie dans cette lutte sociale du bien contre le mal. Les spiritualistes libéraux, je le répète, ne considèrent pas tout à fait les choses de la même manière, Ils sont tout aussi ennemis que qui que ce soit des doctrines basses et avilissantes ; ils sont surtout révolté de l’espèce de fanatisme en sens inverse qui éclate aujourd’hui dans les jeunes écoles matérialistes. L’intolérance athée est la plus absurde de toutes, et il est évident que nous y marchons. Nous sommes donc aussi peu disposés que personne à transiger avec ces folies, et nous ne pensons pas que la philosophie se soit affranchie de la Sorbonne pour se soumettre au joug de telle ou telle école. Nous protestons contre l’orthodoxie aveugle de la négation, autant et plus que contre l’aveugle orthodoxie de la croyance. L’esprit de secte nous est intolérable partout.
Cependant, tout en faisant la part d’ignorance et d’aveuglement fanatique qui se rencontre dans les bas-fonds des écoles nouvelles, il faut reconnaître que tout grand mouvement philosophique a sa raison d’être et sa légitimité. C’est un principe qui a été suffisamment démontré par l’histoire de la philosophie, et nous ne voyons pas pourquoi on ne l’appliquerait pas au temps présent comme on l’applique généralement au passé. Ce grand mouvement critique auquel nous assistons ne prouve certainement pas que le spiritualisme ait tort ; mais il prouve, à n’en pas douter, que nos moyens de démonstration sont insuffisants, qu’il y a des lacunes dans nos doctrines, qu’elles ne sont pas complètement appropriées aux lumières de notre temps, qu’elles laissent en dehors d’elles un trop grand nombre de faits inexpliqués, qu’elles se sont montrées trop indifférentes à l’égard des sciences physiques et naturelles, qu’elles ont trop abandonné la nature aux savants, enfin qu’elles ont trop préféré en général l’analyse à la synthèse.
Il y a deux sortes de problèmes en philosophie : le problème de la distinction, et le problème de l’union. Ce n’est pas tout de séparer, il faut réunir. Ce n’est pas tout de dire : L’âme n’est pas le corps, Dieu n’est pas le monde ; il faut encore rattacher l’âme au corps et Dieu au monde. La distinction exagérée n’a pas moins de périls que la confusion. Si l’âme et le corps n’ont rien de commun ni même d’analogue, comment peuvent-ils coexister et former un seul et même être ? Si Dieu et le monde sont hors l’un de l’autre, comme une chose est en dehors d’une autre chose, comment Dieu peut-il agir sur le monde et le gouverner ? Les métaphysiciens qui ne sont préoccupés que de la distinction des choses sont semblables aux politiques qui ne pensent qu’à la séparation des pouvoirs. Il faut sans doute que les pouvoirs soient séparés, c’est la condition de la liberté ; mais il faut qu’ils marchent d’accord, c’est la condition de la vie et du mouvement. Or il me semble que le spiritualisme du xix e siècle a été trop préoccupé de l’un des deux termes du problème, de la distinction, qu’il a négligé le point de vue de l’union. Il a distingué la psychologie de la physiologie, et cela était excellent. Il faut en même temps les rapprocher, c’est ce qu’il n’a pas assez fait. Il a distingué les unes des autres, mais il n’a pas assez montré leur action commune. Il a montré Dieu hors du monde et le monde hors de Dieu ; il n’a pas assez montré Dieu dans le monde et le monde en Dieu.
Il n’est pas dans la nature des choses qu’une doctrine philosophique reste immobile et stagnante comme un dogme théologique. La philosophie, de même que toutes les sciences, ne prouve sa vitalité que par le développement et le progrès. L’expérience historique nous prouve que l’idée spiritualiste est susceptible de prendre les formes les plus différentes, de se concilier avec les points de vue les plus variés. L’idée spiritualiste a pu se concilier avec l’idéalisme de Platon et avec le naturalisme d’Aristote, avec le mécanisme de Descartes et le dynamisme de Leibnitz, avec l’animalisme de Stahl et le vitalisme de Montpellier, avec le mysticisme de Malebranche et l’empirisme de Locke. L’idée spiritualiste, n’ayant point exclu la variété et le mouvement dans le passé, ne l’exclut pas davantage dans l’avenir. On conçoit donc aisément que, sans rien abandonner de fondamental, la pensée spiritualiste puisse se transformer et se renouveler, comme elle l’a fait déjà si souvent. On nous le demande de tous les côtés ; les théologiens libéraux, tels que le P. Gratry, trouvent notre philosophie sèche et étroite, tout aussi bien que les métaphysiciens novateurs, comme M. Vacherot. Il faut bien qu’il y ait quelque chose de vrai dans des reproches qui nous viennent de côtés si différents. On accuse notre philosophie d’être à la fois froide et timide, de ne donner complètement satisfaction ni à l’esprit religieux ni à l’esprit scientifique. Elle a craint le mysticisme, elle a craint la métaphysique, elle a craint la science, et, pour échapper à tous ces écueils, elle a trop aimé à se reposer dans l’érudition. Pour reprendre sa marche ascendante, il faut qu’elle ose, il faut qu’elle travaille à s’enrichir et à se compléter, il faut qu’elle s’assimile ce qu’il y a de bon dans les écoles adverses, il faut qu’elle ne craigne pas trop une certaine division dans son propre sein, car la diversité des points de vue semble être un des caractères essentiels de l’esprit philosophique ; il faut enfin qu’elle prépare des matériaux à la reconstruction d’une philosophie nouvelle.
En parlant ainsi, je n’indique pas seulement ce qui doit se faire, j’indique ce qui se fait. Il est évident, pour tous ceux qui savent ce qui se passe, qu’un travail de rajeunissement et de rénovation s’opère dans le sein de la philosophie spiritualiste. Elle se rapproche des sciences, dont elle fait une étude de plus en plus attentive et sérieuse, elle réconcilie la psychologie et la physiologie. Elle s’informe de toutes les idées nouvelles, et elle cherche librement à s’en rendre compte. Elle étudie scrupuleusement les monuments de la philosophie allemande. De jeunes métaphysiciens pleins de sève et de prudente audace mûrissent dans la solitude les fruits d’une pensée inquiète et pénétrante qui ne se contente plus de lieux communs. Elle se complète par de fortes études sociales, politiques et esthétiques35. S’il était possible de rallier ces éléments divers, on verrait que, malgré le préjugé contraire, l’école spiritualiste est encore la plus active, la plus féconde, et je dirai même la plus progressive des écoles contemporaines. Tandis que nous marchons et que nous nous renouvelons, les autres se figent et se cristallisent. Nous sommes passés du dogme à la liberté ; elles passent au contraire de la liberté au dogme. Tel sceptique doute de tout avec l’âpreté d’un docteur de Sorbonne. Le positivisme, le matérialisme, se forment en églises, et hors de ces églises il n’y a plus de salut. L’esprit de secte les asservit ; l’esprit d’examen nous affranchit. Nous ouvrons nos rangs tandis qu’ils ferment les leurs. Où est le mouvement ? où est le progrès ? où est la vie ?
Telle est aussi la conclusion à laquelle arrive un savant et profond penseur qui vient de nous donner l’intéressant tableau des études philosophiques en France au xixe siècle36. M. Félix Ravaisson, l’éminent historien d’Aristote, n’a pas reculé devant cette proposition, paradoxale en apparence, que c’est aujourd’hui l’idée spiritualiste qui est en progrès. Le bruit qui se fait à la surface de notre société agitée ne lui est pas la vraie mesure de ce qui se passe véritablement au fond des esprits. En reconnaissant avec une haute impartialité les services rendus par les nouvelles écoles, il montre que toutes, même les plus hostiles, quand elles sortent de la critique, en reviennent toujours à des principes qui ne sont sous d’autres noms que les principes mêmes qu’elles avaient combattus. Matière et force, disent les uns ; tout n’est donc pas matière. Idéal, disent les autres ; tout n’est donc pas positif. Axiome éternel, dit celui-ci ; tout n’est donc pas phénomène. Ressort, tendance instinctive vers le mieux, dit un dernier ; tout n’est donc pas combinaison fortuite. Ainsi, du sein même de la critique, mais d’une critique se rendant de plus en plus compte d’elle-même, reverdiront, refleuriront les principes si décriés. L’esprit public, aveuglé et enivré par l’entraînement des réactions, les adoptera sans les reconnaître sous des noms différents ; puis viendra sans doute quelque esprit vigoureux qui, rassemblant ces éléments épars dans une synthèse nouvelle, rendra à la pensée spiritualiste sa puissance et son éclat. Peut-être périrons-nous dans cette révolution dont nous n’aurons été que les obscurs préparateurs, simples chaînons entre ce qui tombe et ce qui s’élève ; mais qu’importe qu’une école périsse, si l’idée qui repose en elle renaît plus vivante et plus jeune, revêtue de son immortel éclat !