(1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Troisième partie. Disposition — Chapitre premier. Rapports de l’invention et de la disposition »
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(1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Troisième partie. Disposition — Chapitre premier. Rapports de l’invention et de la disposition »

Chapitre premier.
Rapports de l’invention et de la disposition

Il y a quelque chose de factice et de convenu dans la distinction nécessaire qu’on fait des diverses opérations par lesquelles l’intelligence mène un ouvrage de la conception première à l’entier achèvement. Toutes ces opérations sont simultanées autant que successives, et si l’esprit peut passer de la première à la seconde, c’est que la seconde est déjà dans la première, la continue et la parfait. L’invention s’accompagne forcément d’un certain arrangement des parties et arrête certaines expressions : il est impossible de trouver les idées qui conviennent à un sujet, sans prendre déjà, une sorte de parti sur la place qu’on leur assignera et les termes qui les traduiront. Il n’y a point de matière, si brute qu’elle soit, qui n’ait une forme : pareillement les pensées, matière des créations de l’esprit, ne peuvent être conçues hors de toute forme, c’est-à-dire sans un certain plan et sans un certain style.

D’autre part, quand on s’occupe de disposer les matériaux qu’on a amassés, et qu’on s’ingénie à trouver le meilleur ordre qui éclaire et mette en valeur les idées qu’on a choisies, l’activité inventive de l’esprit ne se repose pas pour cela. Sans que nous y fassions attention, et comme en dehors de notre conscience, l’esprit travaille et cherche, combine et découvre encore, et soudain parmi les lignes de plan que nous arrêtons nous voyons surgir une pensée nouvelle, importante souvent, parfois vraiment principale et maîtresse, à laquelle il faut tout soumettre, et qui nous oblige à bouleverser l’édifice commencé. En d’autres termes, l’effort de l’intelligence qui ordonne ses idées, et cherche la plus courte voie et la plus facile pour atteindre son but et y mener les autres, est éminemment suggestif. Le seul contact des idées qui doivent être rapprochées suscite d’autres idées : la série qu’on ordonne se continue d’elle-même, après qu’on a classé ses premières acquisitions ; l’œuvre maintenue dans sa droite direction par la sévérité du plan est poussée plus loin, plus haut, plus profondément qu’on n’avait pensé d’abord, et le terme qu’on espérait à peine d’atteindre est allègrement franchi.

Mais on perdrait tout le bénéfice et de l’invention et de la disposition, si, par trop de hâte, on commençait par s’enfermer dans un plan. Si l’on n’avait d’abord, par une aventureuse et libre recherche, récolté de tous côtés les matériaux qu’on emploiera, si l’on n’avait poussé son exploration en tous sens, un peu au hasard, prenant sans compter, fourrant pêle-mêle dans son sac tout ce qui pourra servir, sans trop s’embarrasser de savoir comment et quand il servira, si l’on n’avait battu tous les buissons, à gauche, à droite, devant, derrière, fait mille tours, s’arrêtant, allant, revenant, s’écartant, comme le chasseur qui sait qu’il y a du gibier dans une région, sans savoir où il est, il serait prématuré de choisir l’ordre selon lequel on traitera son sujet. Il faut conserver la liberté de ses mouvements, ne point gêner la naturelle allure de l’esprit, en lui imposant une direction trop rigoureuse, en l’emprisonnant dans des divisions trop absolues : il resterait stérile et ne trouverait rien. Il faut le laisser quêter à sa guise : en chasse, on découple les chiens, on ne les tient pas en laisse. Ce n’est que lorsqu’on a amassé un grand butin qu’on doit songer à en faire l’inventaire, à le classer : et de la diversité naturelle des choses, de leurs analogies et de leurs oppositions, la réflexion dégage une ordonnance logique et sûre. Le procédé inverse ne mènerait à rien : à quoi bon tracer des cadres, quand on n’a rien à y mettre ? Le passage d’un plan rigoureusement arrêté aux idées qui doivent s’y distribuer est singulièrement difficile : les choses ne se présentent pas ainsi à notre appel ; on ne les a pas à commandement ; elles ne sont point là qui nous attendent, prêtes à passer à leur tour. Il faut les prendre à la pipée, selon le mot du vieux Régnier, comme des oiseaux sauvages et fantasques. Le dessin de l’œuvre entière, fait prématurément, retient l’inspiration, et détruit la spontanéité par la netteté impitoyablement sèche de ses lignes régulières. De plus, il arrivera qu’on fera ainsi le plan d’un ouvrage idéal, non d’un ouvrage possible : on consultera plus ses désirs que ses forces, et l’on échouera forcément dans l’exécution : on aura dessiné un palais de marbre, quand on aura juste de quoi faire une bicoque de moellons. De là bien des déceptions, des angoisses, des découragements, et finalement on lâche tout : pour avoir rêvé plus qu’on ne pouvait faire, on ne fait pas même ce qu’on peut.

Ce n’est pas à dire que l’on doive abandonner l’invention tout à fait au hasard. Non, dans cette chasse aux idées, on circonscrira le champ qu’on veut explorer, et dans ce canton qu’on aura délimite, on s’orientera : mais rien de plus. L’énoncé du sujet marquera les limites extrêmes hors desquelles il ne faut pas s’écarter, il donnera aussi le sens général dans lequel il faut marcher.

L’attention distinguera donc les diverses opérations qui s’unissent dans le jeu spontané des énergies naturelles. Elle se portera tout entière d’abord, et aussi longtemps qu’il faudra, sur l’acquisition des idées qui doivent être la matière de l’œuvre : et quand elle en aura amassé un assez grand nombre, quand elle croira que rien d’essentiel ne lui a échappé, elle s’occupera alors de les ordonner et de les placer selon leurs rapports intimes. Elle divisera l’acte unique de l’esprit, et, prêtant toute sa vigueur successivement à chacune des parties qu’elle aura séparées, elle rendra chaque opération plus efficace et plus féconde.