(1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Note II. Sur l’hallucination progressive avec intégrité de la raison » pp. 396-399
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(1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Note II. Sur l’hallucination progressive avec intégrité de la raison » pp. 396-399

Note II.
Sur l’hallucination progressive avec intégrité de la raison

Je transcris l’observation suivante, qui m’est communiquée par un observateur très habile et très exact, M. A. M… Il parle à la troisième personne, mais cet ami dont il parle est lui-même.

« Un de mes amis, n’ayant pas eu la rougeole dans son enfance, la prit à trente-deux ans. Son médecin ne le traita que par la diète (on était encore sous l’influence Broussais). Cette diète dura cinq jours. Le malade, qui du reste ne souffrait pas, commença dès la seconde nuit par avoir des rêves plus suivis, plus accentués que de coutume. La troisième nuit, ne dormant pas, il continuait à voir les images de ses rêves, même en ouvrant les yeux dans l’obscurité ; mais à la lumière, elles disparaissaient. Le lendemain, vers le soir, il en vit apparaître dans sa chambre, étant éveillé, et avant que la nuit fût close. Le surlendemain matin, en s’éveillant, en pleine lumière du jour, il en vit qui allaient et venaient dans sa chambre, comme des êtres réels. Il savait pourtant que ce n’étaient là que des illusions, mais elles l’intéressaient et le distrayaient. Ces images d’êtres se mouvaient sans faire de bruit. Lorsqu’il tenait son regard fixé sur elles et que quelqu’un entrait dans la chambre, l’arrivant était momentanément caché par l’image et semblait passer derrière elle lorsqu’il arrivait au point où elle était ; mais, si le regard se portait sur l’arrivant dès son entrée dans la pièce et demeurait attaché sur lui pendant sa marche, celui-ci paraissait passer devant l’image et la dérobait un instant à la vue du malade, lorsqu’il arrivait au point où elle se trouvait. — Jusqu’ici, la vue seule était hallucinée. La nuit suivante, l’ouïe se mit de la partie, et, ne dormant pas, il entendait ses images fredonner d’une voix lointaine, confuse, mélodieuse, de petites phrases musicales. Il y avait de la lumière, et il les voyait ; et, à l’inverse de ce qui avait lieu au commencement, quand la lumière disparaissait, il ne les voyait plus, au moins de quelque temps. — Enfin, au matin du cinquième jour, un sens nouveau se mit de complicité avec les précédents, pour donner à l’illusion le dernier caractère de la réalité. Notre malade, fort bien du reste et ne se plaignant que de la faim, vit à son réveil une image gracieuse assise près de son lit, dans la pose du tireur d’épine (chevelure et épaules toutes semblables), mais dont la main droite était étendue vers le lit du patient ou de l’observateur (comme on voudra), et posée sur la couverture à 30 centimètres de ses yeux, c’est-à-dire tout près de sa figure et à portée des investigations les plus minutieuses du regard. Cette main était blanche, fuselée, potelée, d’un galbé ravissant, ayant aux articulations de petites fossettes sur les premières phalanges et sans qu’on y pût distinguer de duvet, revêtue vers le poignet d’une auréole très mince de lumière blonde frisante qui la rendait vivante comme pas une. “Quel dommage, se disait l’halluciné, que ce ne soit là qu’une illusion ?” Et il évitait de bouger, craignant qu’un déplacement de la couverture ne fît disparaître la main. Il pensait que la disposition des plis du tissu se prêtait à la figurer, et il était persuadé que, s’il faisait le moindre mouvement, les modifications apportées aux plis de la couverture entraîneraient l’évanouissement de cette belle main. Cependant, au bout de quelques minutes, la voyant toujours si bien posée et modelée, il se dit : “Si je pouvais la toucher ?” Et le plus doucement possible, avec lenteur et circonspection, déplaçant sous le drap celui de ses bras qui se trouvait le plus éloigné de la figure imaginaire, il l’allongea avec précaution dans la direction opposée, afin de sortir sa main aussi loin que possible de celle qu’il contemplait et de revenir sur celle-ci par un détour fait en l’air, bien lentement, comme on fait quelquefois pour atteindre un papillon ; il s’attendait à voir la main s’envoler avant de l’avoir touchée ; mais pas du tout, les légers plis de la couverture qui se firent malgré ses soins pendant cette grande opération ne modifièrent en rien l’apparence de cette main charmante : voilà que la sienne en est tout près et va pouvoir la saisir. Mais alors il hésite, il se dit : “Je ne saisirai évidemment que les plis de ma couverture, et adieu l’illusion !” Après un peu d’incertitude, il se décide pourtant. Son bras en suspens se rapproche ; du bout du doigt, il touche la main. Ô surprise ! il la sent bien telle qu’il la voit ; il étend tous ses doigts et les passe légèrement sur le dos de la main magique, dont les contours, la résistance flexible et ferme, la peau fine et tiède répondent fidèlement à l’illusion de la vue. Alors, de sa main dépliée, il embrasse pleinement cette main plus petite, il la sent dans la sienne, il palpe ces doigts, ce pouce, ces tendons, recouverts d’une peau souple, halitueuse et douce ; il arrive au poignet, mince et bien pris ; il sent parfaitement la tête du radius et cherche le pouls ; mais alors la figure à laquelle appartient cette main chimérique lui dit d’une voix fraîche, enfantine et souriante, mais sans relever la tête : “Je ne suis pas malade.” — L’alité allait lui demander : “Qui êtes-vous ?” lorsqu’on entra dans sa chambre, apportant un bouillon. Il le prit, sa diète était finie, et avec elle finirent les hallucinations ; mais il pense que, s’il avait continué, ses agréables chimères auraient de plus en plus complètement répondu aux bonnes dispositions qu’il commençait à avoir pour elles, et que finalement il eût pu soutenir avec elles ces relations de tousses sens réunis, sans être sûr pourtant que le contrôle impartial de son intelligence eût pu se maintenir. »