(1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXXIV. Des panégyriques depuis la fin du règne de Louis XIV jusqu’en 1748 ; d’un éloge funèbre des officiers morts dans la guerre de 1741. »
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(1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXXIV. Des panégyriques depuis la fin du règne de Louis XIV jusqu’en 1748 ; d’un éloge funèbre des officiers morts dans la guerre de 1741. »

Chapitre XXXIV.
Des panégyriques depuis la fin du règne de Louis XIV jusqu’en 1748 ; d’un éloge funèbre des officiers morts dans la guerre de 1741.

L’esprit de panégyriques demeura presque assoupi en France, depuis 1715 jusqu’en 1744, c’est-à-dire, près de trente ans. Sous la régence, de nouvelles combinaisons de fortune occupèrent tout. D’un bout du royaume à l’autre, l’esprit n’eut qu’une idée, et l’âme qu’un mouvement. On se disputait de l’or et du papier ; c’était une assez grande occupation que celle de s’enrichir, de s’appauvrir, de s’ennoblir, d’acheter, de vendre, d’échanger, de calculer, de prévoir, de ruiner ses créanciers ou ses amis. On vit paraître beaucoup d’édits, quelques chansons, et point de panégyriques. Ajoutez qu’il y a des caractères de princes qui, même avec des talents et des vertus, déconcertent pour ainsi dire l’éloge. On louait sous Louis XIV, on plaisantait sous le régent. La nation, gaie et légère, préférait alors un bon mot à cent panégyriques. D’ailleurs, le régent avait le secret des hommes et des cours. Son esprit l’avait mis dans la confidence de tout, il connaissait les petits ressorts des grandes choses, et il avait le malheur de ne pouvoir être dupe de rien : un philosophe derrière les coulisses rit presque toujours des battements de mains du parterre.

Le cardinal Dubois, qui ne dut son élévation qu’à la bizarrerie des circonstances, qui ne mit pas même la décence à la place des mœurs, et qui eût avili les premières places, si jamais la puissance chez les hommes pouvait l’être, ne se respecta point assez pour se faire respecter. Malgré son pouvoir, il ne trouva point de panégyristes ; il n’en désira pas même. Quand le faux enthousiasme des éloges ne l’eût point ennuyé, cet enthousiasme l’eût fait rire, il se connaissait. Il eut ce mépris de l’opinion publique, qui est le dernier vice dans un particulier et le dernier crime dans un homme puissant.

Après lui, on ne travailla pas davantage dans le même genre, mais pour d’autres raisons. Le cardinal de Fleuri fut modeste et simple ; il eut l’ambition de l’économie et de la paix, deux choses qui font le bonheur des États, mais qui n’ébranlent point les imaginations. Il ne cherchait point à éblouir les hommes pour les subjuguer ; il n’abusait point pour se faire craindre : d’ailleurs, il n’était plus dans l’âge où les passions inquiètes et ardentes veulent occuper fortement les âmes. Il gouverna sans bruit, ne remua rien ; et content d’être absolu, ne chercha ni le faste du pouvoir, ni le faste des éloges : tout fut calme comme lui.

Vers 1744, les esprits changèrent. Il s’ouvrit une grande scène en Europe ; les dépouilles de la maison d’Autriche à partager, la France et l’Espagne unies contre l’Angleterre, la Hollande, la Sardaigne et l’Empire, une guerre importante, un jeune roi qui se montra à la tête de ses armées, les présages de l’espérance, les vœux des courtisans, enfin l’éclat des conquêtes et des victoires, et le caractère général de la nation, à qui il est bien plus aisé de ne pas sortir du repos que de s’arrêter dans son mouvement, tout donna aux esprits une sorte d’activité qu’ils n’avaient point eue peut-être depuis Louis XIV. La maladie du roi et sa convalescence achevèrent d’enflammer le zèle : on vit renaître les éloges en foule. Tous les talents s’exercèrent ; la poésie rentra dans son ancienne fonction, celle de louer. L’ode ranima son enthousiasme presque éteint ; on fut pathétique ou plaisant dans des épîtres ; on tâcha de mettre de la grandeur sans ennui dans des poèmes. On prononça avec pompe des discours éloquents, ou qui devaient l’être ; chaque jour voyait naître et mourir des éloges nouveaux, en prose, en vers, gais, sérieux, harmonieux et brillants, ou durs et sans couleur, tous sûrs d’être lus un jour, et malheureusement la plupart presque aussi sûrs d’être oubliés le lendemain. Dans cette foule, il y eut pourtant des ouvrages qui furent distingués et qui le méritèrent. Il y en eut, quoiqu’en petit nombre, où le génie seconda le zèle. Je n’en citerai que deux, que le nom seul de leur auteur suffirait pour rendre célèbres ; l’un est le panégyrique de Louis XV, et l’autre l’éloge funèbre des officiers morts dans la guerre de 1741. L’auteur de Mahomet et de Zaïre, le chantre de Henri IV, l’historien de Charles XII et de Louis XIV, voulut, dans ces deux ouvrages, célébrer des événements qui intéressaient la France et l’Europe, et honorer tour à tour le prince et les sujets.

Le panégyrique du roi est fondé sur les faits qui se sont passés depuis 1744 jusqu’en 1748 ; et cette époque, comme on sait, fut celle de nos victoires ; ce qu’il n’est pas inutile de remarquer, c’est que l’auteur se cacha pour louer son prince, comme l’envie se cache pour calomnier ; mais les grands peintres n’ont pas besoin de mettre leurs noms à leurs tableaux ; celui-ci fut reconnu à son coloris facile et brillant, à certains traits qui peignent les nations et les hommes, et surtout au caractère de philosophie et d’humanité répandu dans tout le cours de l’ouvrage.

On peut remarquer une différence singulière entre ce panégyrique et celui de Louis XIV par Pélisson. Pélisson est presque toujours orateur, et l’on voit qu’il veut l’être. Le panégyriste de Louis XV ne l’est jamais ; il semble éviter l’éloquence comme l’autre paraît la chercher. Son style, toujours élégant et noble, s’élève au-dessus du style ordinaire de l’histoire ; mais il ne se permet nulle part ces mouvements, ces tours périodiques et harmonieux, qui semblent donner plus d’appareil aux idées et un air plus imposant au discours. Peut-être cette différence est-elle seulement l’ouvrage du goût ; sans doute le panégyriste a pensé que toute espèce d’éloquence a un peu de faste, et que lorsque les événements ont de la grandeur, le ton doit être simple ; peut-être aussi cette différence tient-elle à celle des siècles. Tout peuple qui commence à avoir des orateurs, se passionne pour un art qu’il ne connaissait point encore. Ainsi, sous Louis XIV on mettait un grand prix à l’éloquence ; harangue, compliment, sermon, tout ce qui appartenait ou semblait appartenir au style et aux formes oratoires, fixait l’attention. Patru, qu’on ne lit plus, avait alors des admirateurs ; c’était la première curiosité d’un peuple étonné de ses richesses, et qui en jouit avec l’empressement que donne une fortune nouvelle : il y a d’ailleurs, comme noua avons vu dans chaque époque, un certain niveau que prennent les esprits, les âmes, les mœurs, la langue, le style même : tout tend vers ce niveau et s’en rapproche. Sous un règne où tout avait une certaine pompe, où le souverain en imposait par la dignité, où l’admiration publique, sentiment presque habituel, devait élever les expressions comme les idées, il semble que la manière oratoire devait être plus à la mode qu’un style moins soutenu, et par conséquent moins rapproché de la dignité du maître. Placez deux orateurs, l’un à la cour d’un roi de Perse, l’autre à celle d’un roi de Sparte, il faudra que leur style soit différent. Peu à peu les imaginations en France se calmèrent, la direction des esprits changea, et la réflexion qui médite prit la place de l’enthousiasme qui sent. Alors s’élevèrent deux écrivains d’un ordre distingué, mais nés tous deux avec cette justesse qui analyse et qui raisonne, bien plus qu’avec la chaleur qui fait les orateurs et les poètes. Fontenelle et La Mothe, en donnant le ton à notre littérature, firent comme tous les législateurs ; ils donnèrent des lois d’après leur caractère. Ainsi, presque partout ils substituèrent la finesse à la grandeur, et des beautés sages et tranquilles aux beautés d’imagination et de mouvement. Alors on s’éloigna plus que jamais du ton de l’éloquence ; d’autres causes qui agissaient en même temps, développèrent chez la nation l’esprit philosophique, qui devint peu à peu l’esprit général. Cet esprit, qui discute toujours avant de juger, et qui sans cesse sur ses gardes, parce qu’il craint la surprise du sentiment, fit la loi aux orateurs même. Dans la première époque, l’éloquence s’était quelquefois glissée dans des genres qui n’étaient pas faits pour elle ; dans la seconde, elle craignit presque de se montrer dans les genres qui semblaient être le plus de son ressort.

Les grands hommes même obéissent jusqu’à un certain point à leur siècle ; mais en lui cédant, ils le dirigent ; et mêlant leur génie au goût dominant, ils le réforment. Le panégyrique de Louis XV, comme nous l’avons dit, offre donc peu de ces beautés qu’on a coutume de chercher dans les orateurs ; mais elles sont remplacées par d’autres ; on y trouve une sorte d’éloquence aussi persuasive et plus douce, l’éloquence des faits présentés avec autant de simplicité que de noblesse, et les réflexions d’un philosophe toujours jointes à la sensibilité d’un citoyen.

L’éloge funèbre des officiers est d’un genre différent : le style en est plus oratoire, et la philosophie plus forte. L’idée seule de célébrer tous les citoyens morts pour la patrie, est une idée grande et noble, et malheureusement neuve parmi nous. « Pourquoi, dit l’orateur, nous renfermer dans l’usage de ne célébrer après leur mort que ceux qui, ayant été donnés en spectacle au monde par leur élévation, ont été fatigués d’encens pendant leur vie ?… Ne rendra-t-on jamais qu’à la dignité ces devoirs si intéressants et si chers quand ils sont rendus à la personne, si vains quand ils ne sont qu’une partie nécessaire d’une pompe funèbre ? Du moins, s’il faut célébrer toujours ceux qui ont été grands, réveillons quelquefois la cendre de ceux qui ont été utiles. »

Il s’élève ensuite avec une éloquence pleine de vigueur contre le fléau de la guerre, « contre cette rage destructive qui change, dit-il, en bêtes féroces des hommes nés pour vivre en frères ; contre ces déprédations atroces ; contre ces cruautés qui font de la terre un séjour de brigandage, un horrible et vaste tombeau. La violation des traités les plus solennels, la bassesse des fraudes qui précèdent l’horreur des guerres, la hardiesse des calomnies qui remplissent les déclarations, l’infamie des rapines, punies par le dernier supplice dans les particuliers, et louées dans les chefs des nations, le viol, le larcin, le saccagement, les banqueroutes et la misère de mille commerçants ruinés, leurs familles errantes qui mendient vainement leur pain à la porte des publicains enrichis par ces dévastations même : voilà, dit l’orateur, une faible partie des crimes que la guerre entraîne après elle, et tous ces crimes sont commis sans remords… Des bords du Pô jusqu’à ceux du Danube, on bénit de tous côtés, au nom du même Dieu, ces drapeaux sous lesquels marchent des millions de meurtriers mercenaires ». L’orateur peint cette multitude féroce dont on se sert pour changer la destinée des empires ; il fait voir le soldat arraché de ses campagnes, les quittant par un esprit de débauche et de rapine, changeant de maîtres, s’exposant à un supplice infâme pour un léger intérêt, combattant quelquefois contre sa patrie, répandant sans remords le sang de ses concitoyens, et sur le champ de carnage attendant avec avidité le moment où il pourra de ses mains sanglantes arracher aux mourants quelques malheureuses dépouilles qui lui sont bientôt enlevées par d’autres mains. À ce tableau il oppose celui de l’officier français : « Idolâtre de son honneur et de celui de son souverain ; bravant de sang-froid la mort, avec toutes les raisons d’aimer la vie ; quittant gaiement les délices de la société pour des fatigues qui font frémir la nature ; humain, généreux, compatissant, tandis que la barbarie étincelle de rage autour de lui ; né pour les douceurs de la société comme pour les dangers de la guerre ; aussi poli que fier ; orné souvent par la culture des lettres, et plus encore par les grâces de l’esprit. »

Il parcourt ensuite rapidement nos victoires, nos exploits et nos pertes ; il célèbre cette brave noblesse qui partout a versé son sang pour l’État76. Il peint de la manière la plus touchante la douleur des pères, des fils, des épouses et des mères ; mais en même temps il s’élève avec indignation contre la frivolité barbare de ces Sybarites, qui, incapables d’être émus par tout ce qui attendrit les âmes nobles et sensibles, avides de la misérable gloire que donne un bon mot, ingrats avec légèreté, au milieu des festins et des fêtes, prodiguent une raillerie insultante à ceux qui ont combattu et sont morts pour eux. Il invite nos guerriers « à ne pas prendre dans l’oisiveté voluptueuse des villes, cette habitude cruelle et trop commune de répandre un air de dérision sur ce qu’il y a de plus glorieux dans la vie et de plus affreux dans la mort. Ah ! dit l’orateur, voudraient-ils s’avilir ainsi eux-mêmes et flétrir ce qu’ils ont tant d’intérêt d’honorer ? ».

Enfin, cet ouvrage éloquent est terminé par un morceau plein de la sensibilité la plus tendre sur la mort de M. de Vauvenargues, capitaine au régiment du roi, et auteur de l’excellent livre de l’Introduction à la connaissance de l’esprit humain. Ce livre, où les idées morales sont souvent profondes, où l’expression est quelquefois négligée, mais vigoureuse, où l’on voit partout une âme pleine d’humanité jointe à un caractère plein de force, peut à plusieurs égards être comparé à nos meilleurs livres de morale. Il a une plus grande étendue d’idées que La Rochefoucauld. Il n’a point le tour original, fort et rapide de La Bruyère, mais il peint souvent par de grands traits l’homme que La Bruyère n’a peint que par les ridicules et les faiblesses. S’il n’a pas l’éloquence et la sublimité de Pascal, il n’a pas non plus cette philosophie ardente et sombre qu’on lui a justement reprochée ; celle de Vauvenargues est plus douce ; elle tend la main à l’homme, le rassure et l’élève. Ce philosophe sensible avait à peine trente ans quand il mourut.

« Tu n’es plus, s’écrie l’orateur ; tu n’es plus, ô douce espérance du reste de mes jours ! Ô ami tendre ! la retraite de Prague, pendant trente lieues de glace, jeta dans ton sein les semences de la mort, que mes tristes yeux ont vues depuis se développer. Familiarisé avec le trépas, tu le sentis approcher avec cette indifférence que les philosophes s’efforçaient jadis ou d’acquérir, ou de montrer. Accablé de souffrances, privé de la vue, perdant chaque jour une partie de toi-même, ce n’était que par un excès de vertu que tu n’étais point malheureux ; et cette vertu ne te coûtait point d’effort. Je t’ai vu toujours le plus infortuné des hommes, et le plus tranquille. » Et après avoir parlé de son goût, de sa philosophie et de son éloquence, il ajoute : « Comment avais-tu pris un essor si haut dans le siècle des petitesses ? et comment la simplicité d’un enfant timide couvrait-elle cette profondeur et cette force de génie ? Je sentirai longtemps avec amertume le prix de ton amitié. À peine en ai-je goûté les charmes, non pas de cette amitié vaine qui naît dans les vains plaisirs, qui s’envole avec eux, et dont on a toujours à se plaindre, mais de cette amitié solide et courageuse, la plus rare des vertus. »

L’orateur nous apprend ensuite que c’est le dessein d’élever un monument à la cendre de son ami, qui lui a fait entreprendre cet ouvrage ; il finit par une réflexion triste mais vraie. « Mon cœur rempli de toi, dit-il, a cherché cette consolation, sans prévoir comment ce discours sera reçu par la malignité humaine, qui, à la vérité, épargne d’ordinaire les morts, mais qui quelquefois aussi insulte à leurs cendres, quand c’est un prétexte de plus de déchirer les vivants. »

Cet éloge funèbre doit être mis au rang des ouvrages éloquents de notre langue. Le commencement est d’une élévation tranquille et d’une majesté simple. La suite est un mélange de raison et de sensibilité, de douceur et de force ; c’est le sentiment qui sait instruire, c’est la philosophie qui sait parler à l’âme. Toute la fin respire le charme de l’amitié, et porte l’impression de cette mélancolie douce et tendre, qui quelquefois accompagne le génie, et qu’on retrouve en soi-même avec plaisir, soit dans ces moments, qui ne sont que trop communs, où l’on a à se plaindre de l’injustice des hommes ; soit lorsque blessée dans l’intérêt le plus cher, celui de l’amitié ou de l’amour, l’âme fuit dans la solitude pour aller vivre et converser avec elle-même ; soit quand la maladie et la langueur attaquant des organes faibles et délicats, mettent une espèce de voile entre nous et la nature ; ou lorsqu’après avoir perdu des personnes que l’on aimait, plein de la tendre émotion de sa douleur, on jette un regard languissant sur le monde, qui nous paraît alors désert, parce que, pour l’âme sensible, il n’y a d’êtres vivants que ceux qui lui répondent.

En quittant cet éloge funèbre des officiers, fait par un homme célèbre, il est impossible de ne pas former un souhait avec l’orateur ; c’est que la coutume qui était autrefois établie à Athènes, le fût aussi parmi nous. Puisque la guerre durera autant que les intérêts et les passions humaines ; puisque les peuples seront toujours entre eux dans cet état sauvage de nature, où la force ne reconnaît d’autre justice que le meurtre, il importe à tous les gouvernements d’honorer la valeur. Nous avons une école où la jeune noblesse, destinée à la guerre, est élevée. C’est dans cette maison que devrait être prononcé l’éloge des guerriers morts pour l’État. À la fin de chaque campagne, ou du moins de chaque guerre, on instituerait une fête publique pour célébrer la mémoire de ces braves citoyens. La salle, ou le temple destiné à cette fête, serait orné de trophées et de drapeaux enlevés sur l’ennemi. Les chefs de la noblesse, les chefs des armées, les officiers députés de tous les régiments, les soldats même qui auraient mérité cette distinction, y seraient invités. Et pourquoi le souverain lui-même, le souverain qui représente la patrie, et qui partage avec elle la reconnaissance du sang qu’on a versé pour elle, n’assisterait-il pas à cette cérémonie auguste ? Nos rois ne dédaigneraient pas d’honorer dans le tombeau ceux qui, en mourant, n’ont voulu quelquefois d’autre récompense qu’un de leurs regards. Les hommes de lettres les plus distingués brigueraient à l’envi l’honneur de prononcer cet éloge funèbre. Chacun, à l’exemple de Périclès et de Platon, voudrait célébrer les défenseurs et les victimes honorables de l’État. On citerait les grandes actions ; on citerait cette foule de traits qui, dans le cours d’une campagne ou d’une guerre, échappent à des héros que souvent on ne connaissait point ; car il est des hommes qui, simples et peu remarqués dans l’usage ordinaire de la vie, déploient dans les grands dangers un grand caractère, et révèlent tout à coup le secret de leur âme. On immortaliserait des prodiges de valeur que souvent la jalousie étouffe, et que bientôt l’ingratitude oublie. On rendrait justice à des officiers obscurs, à qui il est plus aisé de sacrifier leur vie que d’obtenir la gloire. Souvent même l’orateur prononcerait devant le souverain le nom de simples soldats ; il célébrerait en eux une sorte d’héroïsme inculte et sauvage, qui fait de grandes choses avec naïveté, et qui étonne quelquefois les autres sans se connaître lui-même. Mais, si en rappelant le souvenir de ces batailles, monuments de deuil et de grandeur, si en retraçant les actions et la mort de tant de guerriers, on voyait une larme s’échapper de l’œil du souverain ; si l’orateur, s’interrompant tout à coup, la faisait remarquera la jeune noblesse qui l’écoute, croit-on qu’un jour, dans les combats, elle n’eût pas sans cesse présent le spectacle qui l’eût frappée dans son enfance ? On ose dire qu’une pareille institution serait utile à l’État et au prince. L’officier en deviendrait plus grand, le soldat même n’oserait plus se croire avili dans son obscurité ; il saurait que pour aspirer à la renommée, il suffit d’être brave, et qu’elle n’est plus, comme les honneurs, le patrimoine exclusif de celui qui a de la fortune et des aïeux.