Alfred de Vigny
Œuvres posthumes. — Les Destinées, poèmes philosophiques.
I
L’ami auquel le comte Alfred de Vigny avait commis le soin de cette publication dernière, ne l’a fait précéder ni d’une notice ni d’une préface. Il s’est abstenu avec un chaste respect de jouer sur la viole du Sentiment les grands airs trop connus que la Vulgarité aime à y jouer en l’honneur du génie mort, assez heureux pour ne pas l’entendre. Je ne serais point étonné que le comte de Vigny n’eût lui-même défendu toute préface ou notice à la tête de ses œuvres, comme il avait défendu tout discours officiel sur sa tombe. L’Académie, cette éructatrice de discours, fut obligée de s’y taire et de s’en revenir avec les siens sur l’estomac. Tout ce qui est chétiveté d’amour-propre, banalité de pose, convention bête de vanités qui s’entendent comme larrons en foire, grosse manière de se faire valoir, était dédaigné par cet homme d’une distinction suprême et calme, à qui les tambourinades des gloires contemporaines avaient fait aimer le silence ; qui a vécu comme il a pensé, et qui n’avait pas deux manières d’être, comme tant de poètes, grands dans leurs vers, petits dans leur vie !
Car c’est là surtout ce que nous sommes tenus à dire, nous qui n’avons pas charge de notice officielle sur le comte Alfred de Vigny et ses œuvres. Le comte de Vigny, — que nous pouvons appeler maintenant simplement : Alfred de Vigny, puisqu’il n’est plus qu’un grand nom littéraire de la France du xixe siècle et que l’Immortalité ne dit : monsieur à personne, — le comte de Vigny a cela de rare et de merveilleux, qui fermera la bouche aux âmes communes toujours prêtes à jeter la pierre aux poètes, qu’on ne peut trouver une contradiction dans sa vie, et que ce qu’il fut comme poète, il le fut également comme homme. C’est là, je l’avoue, ce qui me charme encore plus que son génie dans Alfred de Vigny. Il ôte aux êtres bas d’esprit, dont le monde est plein, cette joie de pouvoir dire que la vie des poètes les plus éclatants n’est que leur poésie à la renverse, et qu’avec leurs ailes, — leurs ailes de Chimères ! — qu’ils n’ouvrent que dans leurs strophes menteuses, ils se mettent très bien au ventre de la même boue que tout le monde.
J’ai eu l’honneur de connaître le poète d’Éloa et de Moïse, et je dois dire que jamais je n’ai pu oublier un moment, quand je l’ai rencontré, que j’avais affaire à la plus suave poésie des temps modernes. Lord Byron, qu’on ne m’accusera pas de diminuer, car je l’aime trop peut-être ! lord Byron n’était qu’un dandy quand il jetait dans son écritoire la plume sublime avec laquelle il avait écrit Le Giaour. Mais Alfred de Vigny restait le poète d’Éloa sans sa plume. Saint-Simon a prétendu que Fénelon était une coquette même avec son valet de chambre. Alfred de Vigny devait être un poète encore, avec le sien. Absolument comme mademoiselle Mars, ce timbre de cristal dans du velours, qui aurait fait, si elle les avait prononcés, des jurons d’un cocher de fiacre une céleste musique, Alfred de Vigny relevait par le langage les choses les plus vulgaires. Il parlait de tout comme il aurait chanté, et il agissait comme il parlait, poésie plus rare ! Je le trouve tout entier dans ce trait : Il avait, je ne sais où, une forêt, le seul débris qui lui restât d’une grande, fortune aristocratique, et les coupes annuelles de cette forêt auraient pu être pour lui un revenu considérable. Mais il aima mieux toute sa vie se priver de ce revenu, que de toucher à une seule des branches de ce bois sacré, le luxe d’un poète ! Certes ! la pièce de vers qui roucoule dans toutes les mémoires :
Oh ! que le son du cor est triste au fond des bois
est bien belle. Mais, ici, l’action du poète est encore plus belle et plus poétique que ses vers !
II
Du reste, si nous n’avons pas de notice à la tête de ces dernières poésies d’Alfred de Vigny, nous avons un portrait qui vaut mieux qu’une notice, et qui dit sans phrase, à ceux qui ne l’ont pas connu, ce que fut Alfred de Vigny de sa noble personne. Très ressemblant toujours, quoiqu’il ait été fait au milieu de sa vie, ce portrait traduit exactement l’idée que l’Imagination prend d’Alfred de Vigny en lisant ses vers. Le Romantisme de 1830, dont il fut un des Rois chevelus, s’y atteste par une opulente chevelure blonde, digne du peigne d’or avec lequel il la peignait peut-être, cet homme qui avait, pour les autres, le culte de soi des natures élevées et délicates, en toutes choses… Alfred de Vigny ne fut point un dandy comme Byron et comme Alfred de Musset, qui, lui, commença comme Byron et finit comme Sheridan. Mais, sans s’arrêter à cette ligne extrême du dandysme, de Vigny avait pourtant le sentiment de la forme, — de la beauté voulue dans tous les détails de la vie, qui répugne à tout ce qui est inférieur, et qui faisait admirer au vieux Mirabeau le rouge que se mettait Mazarin mourant !
Le caractère du portrait d’Alfred de Vigny, en ses Œuvres posthumes, est ce que les Anglais appellent : the pensiveness, et que nous, qui n’avons pas la richesse étoffée de leur langue, nous sommes obligés de traduire par un affreux barbarisme : la pensivité… N’étaient-ce pas les soldats du philosophe Catinat qui rappelaient, avec leur tact de soldats : le Père La Pensée ? Alfred de Vigny, l’auteur des Poèmes philosophiques, peut porter le même nom aujourd’hui. Il peut s’appeler aussi le poète La Pensée. Dans ce portrait dont il est question, son front, qui surplombe un visage tranquillement triste, jette l’ombre de sa voûte puissante à ces yeux rêveurs qui cherchent involontairement le ciel, mais qui, dans la réalité, revenaient se tourner vers les vôtres avec des airs fins et spirituels comme nous entendons le regard, nous autres polissons de la terre ! Ce poète d’Anges, en effet, qui aima, dit-on, fort peu angéliquement la très peu angélique madame Dorval, n’était point un vaporeux Klopstock. C’était un homme d’esprit à la française, très capable, comme il l’a bien prouvé, de glisser sa petite comédie à la Marivaux entre deux poèmes d’albâtre pur…
Excepté la force des épaules, auxquelles on pourrait reconnaître la race de guerre, faite pour la cuirasse, dont il était issu, rien n’indique, dans ce portrait des Œuvres posthumes, le mousquetaire rouge qu’avait été pourtant Alfred de Vigny. L’air militaire manque ici complètement à cet homme qui a fait pourtant un magnifique livre à l’usage des soldats : Grandeur et servitude militaires, et j’y trouverais bien plutôt la placidité de l’Église. Il est vrai que l’Église est la mère et la sœur des soldats ! Le plan des joues, dans ce portrait, est abbatial, et on y regrette la main, cette main que j’ai vue plus tard maigrie par la souffrance, et d’une transparence plus grande que la crosse d’agate de la petite canne qu’il portait, en ses derniers jours, même pour traverser son salon, et qui, pour la beauté, était une main d’Évêque grand seigneur.
Évidemment, de destinée révélée par la physiologie, l’auteur des Destinées semblait fait pour porter la mitre ou la barrette comme Fénelon et le cardinal de Polignac, natures analogues à la sienne, si la Révolution n’avait pas renversé sens dessus dessous toutes les existences, comme la main d’un enfant secoue et mêle, dans leur sac, tous les numéros d’un loto. Hélas ! Fénelon, cet homme de foi et d’amour au xviie siècle, s’il avait senti passer sur lui les mauvais courants du xixe n’aurait peut-être été non plus qu’un sceptique, versant, de désespoir de n’être pas davantage, dans une espèce de fatalisme chrétien, comme Alfred de Vigny — il faut bien le dire, car le livre l’atteste, — y avait versé.
III
C’est là, en effet, — chose étrange ! — ce que le poète et l’homme, toujours un dans Alfred de Vigny, sont devenus en ses dernières années. Quoiqu’il fût incommutable de génie, il perdit de son inspiration première. Dans ses poèmes d’il y a trente-quatre ans, qui lui avaient fait tout de suite cette renommée sans tache qui s’étendit devant son avenir comme un moelleux tapis d’hermine, il avait imaginé ce genre de poésie qu’un vers de lui a si bien caractérisé ;
L’enthousiasme pur dans une voix suave !
Aussi heureux en prose qu’en vers, il était allé jusqu’à l’éclat, dans Stello, et dans Grandeur et servitude militaires, jusqu’à l’attendrissement sublime. Or, tout cela a cessé d’être. Le style du poète reste toujours aussi mélodieux de pureté que jamais, mais c’est moins la forme du poète qui est changée que son fond même… Cette coupe d’ivoire, incrustée d’argent, que j’ai tant admirée, je la vois bien encore ici, mais elle ne renferme ni les saveurs ni les senteurs d’autrefois. Le temps y a séché le breuvage et en a emporté le parfum. En vain, les femmes, ces flatteuses nées de tous les poètes, ont-elles appelé Alfred de Vigny le printemps éternel en voyant ses cheveux si longtemps d’un blond invincible, le poète d’Éloa n’a pas plus impunément vieilli que nous tous. Si vieillir est changer, il a vieilli, mais sa vieillesse est une métamorphose. Au souffle de l’hiver, phénomène singulier ! de rudes plumes d’aigle, grises et fauves, ont poussé dans le plumage nacré du cygne éblouissant, et son dernier chant devait avoir une fierté que ne connaissent pas les cygnes.
Il n’a pas chanté la jeunesse perdue que chantent tant de poètes au déclin, vieux Titons amoureux d’Aurores ; cette jeunesse que Chateaubriand voulut inutilement retenir avec les bras du désespoir. Lui, qu’on pouvait croire faible parce qu’il était doux, n’a point eu cette faiblesse, et ses derniers poèmes, à cet homme tendre, fils de Virgile et de Racine, qui avait inventé des anges qui tombaient du ciel par pitié, ne sont ni des plaintes, ni des pleurs. Non pas même les larmes des choses ! Les Destinées portent pour épigraphe la devise turque : C’était écrit ! tracée de la main qui nous a donné Éloa. Il est vrai que, crispée par un scepticisme tardif, cette main n’a pu s’essuyer entièrement de ce Christianisme dans lequel elle a été si longtemps plongée :
Notre mot éternel est-il : C’était écrit ?
se dit le poète, et il ajoute :
Sur le livre de Dieu, dit l’Orient esclave,Et l’Occident répond : Sur le livre du Christ !
Mais sur le sien, à lui, le poète a écrit sans horreur le mot fataliste dans sa brièveté impérieuse et avec son fil de sabre turc, comme si c’était, après tout, le dernier mot de sa pensée, qui ne doute plus.
Eh bien, je dis que voilà un Alfred de Vigny nouveau, un Alfred de Vigny qui vient de naître, au bout de vingt ans de solitude et de silence, lequel, génie tendre, s’est élaboré douloureusement en génie stoïque contre l’incompréhensible et exécrable fatalité ! Je dis que c’est là l’intérêt, le grand intérêt de ces dernières poésies d’Alfred de Vigny, qui tranchent si nettement et avec une incision si profonde sur toutes les poésies de ce temps et même sur les siennes.
À une époque, en effet, où la poésie est devenue tellement extérieure que toute son âme a passé par dehors et que les plasticités de Rubens sont la visée commune de tous les poètes, rien de plus curieux et de plus inattendu que ces quelques vers, qui n’ont pas jailli, mais qui sont tombés lentement d’une tête réfléchie comme le sang tombe lentement d’une blessure quand elle est trop profonde pour dégorger… Et ce n’est pas tout. À une époque encore où les poètes les plus chrétiens d’inspiration introduisent dans leur Christianisme poétique je ne sais quel lâche élément épicurien, car la douleur elle-même a sa sensualité, rien de plus frappant que de voir ce que jusque-là on n’avait pas vu : le Stoïcisme en poésie nous écrivant, par la main la plus douce qui ait jamais existé, des vers de cette virilité d’idées et de cette simplicité d’expression :
Hélas ! ai-je pensé, malgré ce grand nom d’Hommes,Que j’ai honte de nous, débiles que nous sommes !Comment on doit quitter la vie et tous ses maux,C’est vous qui le savez, sublimes animaux !À voir ce que l’on fut sur terre et ce qu’on laisse,Seul, le silence est grand ; tout le reste est faiblesse.— Ah ! je t’ai bien compris, sauvage voyageur,Et ton dernier regard m’est allé jusqu’au cœur !Il disait : « Si tu peux, fais que ton âme arrive,À force de rester studieuse et pensive,Jusqu’à ce haut degré de stoïque fiertéOù, naissant dans les bois, j’ai tout d’abord monté.Gémir, pleurer, prier, est également lâche.Fais énergiquement ta longue et lourde tâcheDans la voie où le sort a voulu t’appeler,Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler. »
Et cette magnifique implacabilité d’idée devant une destinée implacable, cette revanche sublime du vaincu contre son vainqueur par l’inflexibilité de l’attitude, cette glorification du silence, si neuve dans la bouche d’un poète, — un oiseau chanteur ! — je les retrouve à toute place dans ce recueil de poésies, et avec un accent plus mâle et plus grandiose encore que celui des vers que je viens de citer :
Ce Sisyphe éternel est beau, seul, tout meurtri,Brûlé, précipité, sans jeter un seul cri,Et n’avouant jamais qu’il saigne et qu’il succombeÀ toujours ramasser son rocher qui retombe.Si, plus haut parvenus, de glorieux espritsVous dédaignent jamais, méprisez leur mépris ;Car ce sommet de tout, dominant toute gloire,Ils n’y sont pas, ainsi que l’œil pourrait le croire.On n’est jamais en haut. Les forts, devant leurs pas,Trouvent un nouveau mont inaperçu d’en bas.Tel que l’on croit complet et maître en toute choseNe dit pas les savoirs qu’à tort on lui suppose,Et qu’il est tel grand but qu’en vain il entreprit,— Tout homme a vu le mur qui borne son esprit »
Enfin, — car il faut se borner, — dans une pièce intitulée : Jésus au mont des Oliviers, où l’âme du chrétien, rouverte un moment, se referme tout à coup, redevenue rigide, je trouve ces vers d’une stoïcité presque impie, qui vont assez avant dans l’inspiration du poète pour qu’on en comprenne la profondeur et pour que rien ne soit citable après :
………………………………………………Le juste opposera le dédain à l’absenceEt ne répondra plus que par un froid silenceAu silence éternel de la Divinité.
IV
Telle donc est l’inspiration dernière d’Alfred de Vigny ; tel le sentiment amer, mais dompté, qui donne une beauté de douleur calme, de beauté de Niobé devenue marbre, aux compositions de sa vieillesse, et à son livre, que d’aucuns disent déjà un peu sec, son originalité, son pathétique et sa grandeur.
Il est arrivé au talent d’Alfred de Vigny ce qui arrive à certains visages, qui s’idéalisent en maigrissant. Il n’a pas dans ses poèmes posthumes — je le sais aussi bien que ceux qui le crient sur les toits — la plénitude, la fraîcheur et le rayon des poésies de sa jeunesse, mais il s’y trouve une profondeur d’impression, une âpreté poignante dont l’effet me prend souverainement le cœur et me le déchire. Quand je lis cette superbe pièce léonine de la Colère de Samson, — le type le plus majestueux dans sa tristesse du fatalisme du poète, — de Samson qui sait que Dalila l’a vendu aux Philistins et qui ne s’en laisse pas moins dormir sur ses genoux dans la lassitude de son mépris ;
…… Je suis las. J’ai l’âme si pesante,Que mon corps gigantesque et ma tête puissanteQui soutiennent le poids des colonnes d’airainNe la peuvent porter avec tout son chagrin !
quand je lis : Les Destinées, La Mort du Loup, dont les détails sont d’une réalité de description incomparable :
Qui, sans daigner savoir comment il a péri,Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri !
et cette pièce : La Flûte, digne d’un André Chénier devenu profond, et, pour mieux dire, enfin, tous les vers de ce recueil qui y sont marqués du double caractère fatal et stoïque de cette Muse nouvelle d’Alfred de Vigny :
Qui fend l’air de son front et de ses seins altiers !
je suis très sûr qu’ils ont été vécus, ces vers, soufferts et saignés, avant d’arriver à l’arête froide sous laquelle ils brillent. Ils ressemblent aux rubis de Wanda, dans la belle pièce de ce nom :
Vos mains, par ces rubis, semblent ensanglantées ?…
et on se dit que leur beauté n’est que l’éclat du sang du cœur blessé, durci par la fierté du poète !
Franchement, dans les abaissements de la poésie contemporaine, d’inspiration semblable, je n’en connais pas.
V
Je n’ai voulu constater que cela.
Il y a dans ces Poèmes d’Alfred de Vigny, réunis sous ce nom général de : Destinées, des morceaux qui n’ont pas ce double caractère que je tiens surtout à signaler, et qui se rapprochent de la première manière de l’auteur, mais concentrée, mûrie, calmée ; d’une couleur moins vive, mais certainement d’un dessin plus fort : La Jeune Sauvage, La Maison du Berger, et surtout L’Esprit pur, poésie cornélienne, l’exegi monumentum du poète, dans laquelle, se mesurant à ses ancêtres, gens d’épée dont il raconte admirablement la vie de cour et d’armes :
Dès qu’ils n’agissaient plus, se hâtant d’oublier :
il se trouve plus grand de cela seul qu’il a mis sur son casque de gentilhomme :
Une plume de fer qui n’est pas sans beauté !
et qu’il peut écrire leur histoire :
C’est en vain que d’eux tous le sang m’a fait descendre ;Si j’écris leur histoire, ils descendront de moi.
Mais ces poésies, dont je ne puis rien citer, resserré que je suis dans les bornes de ce chapitre, sont pour moi, malgré leurs beautés incontestables, les inférieures du recueil, sinon par l’exécution, au moins par la pensée qui les anime. Elles n’étonnent point. Elles ne détonnent pas. Elles n’opposent pas un de Vigny de la fin au de Vigny du commencement. Elles ne révèlent pas un de Vigny — Zénon inconnu et sorti du de Vigny — Coleridge et Milton des premières années. Elles ne donnent pas enfin deux raisons d’exister à la Gloire. Voilà pourquoi je me détourne avec regret de ces poésies qui n’ajoutent rien à ce qu’on sait du poète charmant, transparent et lumineux, qui s’est éteint dans le sombre bronze que voici, dans ce bronze du mépris qu’une créature humaine n’obtient jamais qu’à force de se briser…
Pour nous qui croyons que les plus belles poésies ne sont jamais faites pour la volupté intellectuelle de faire des vers, mais pour se soulager d’une oppression sublime, d’un étouffement titanique du cœur sous le poids d’un grand sentiment, pour nous qui avons dit combien l’homme dans Alfred de Vigny était toujours le poète, ces poésies dernières nous font mieux comprendre cet homme que nous avons connu. Le nombre borné de ces poésies qui résument en quelques pièces les inspirations de trente années, et que je ne mettrai certainement pas, moi, sur le compte de ce dessèchement de la veine si commun chez les poètes communs qui n’ont pas en eux la source intarissable du génie, ce très petit nombre m’explique davantage et m’éclaire plus intensément Alfred de Vigny et cette transformation de tout son être qui lui avait fait mettre le doigt d’Harpocrate sur la bouche fermée de sa Muse.
Je vois mieux ainsi ce sincère glorificateur du silence, ce trappiste de la Poésie, qui s’était créé comme une solitude monastique sous les rideaux et les persiennes de son salon de la rue des Écuries-d’Artois, si plein des portraits et des souvenirs de sa jeunesse, et dans lequel il s’était, de si longue main et de si bonne grâce, préparé à ce qu’il admirait le plus : — silencieusement mourir !