(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre II. Des tragédies grecques » pp. 95-112
/ 2776
(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre II. Des tragédies grecques » pp. 95-112

Chapitre II.
Des tragédies grecques

C’est surtout dans les pièces de théâtre qu’on aperçoit visiblement quelles sont les mœurs, la religion, et les lois du pays où elles ont été composées et représentées avec succès. Il faut, pour être applaudi au théâtre, que l’auteur possède, indépendamment des qualités littéraires, un peu de ce qui constitue le mérite des actions politiques, la connaissance des hommes, de leurs habitudes et de leurs préjugés.

La douleur et la mort sont les premiers moyens des situations tragiques, et la religion modifie toujours puissamment l’action de la douleur, et la terreur de la mort. Voyons donc quels effets les opinions religieuses des Grecs pouvaient ajouter à leurs tragédies, et quels effets elles leur interdisaient.

La religion des Grecs était singulièrement théâtrale ; on raconte qu’une tragédie d’Eschyle, les Euménides, produisit une fois une impression si prodigieuse, que les femmes enceintes ne purent en supporter le spectacle ; les terreurs de l’enfer, la puissance de la superstition, bien plus que la beauté de la pièce, agissaient ainsi sur les âmes. Le poète disposait en même temps de la foi religieuse, et des passions humaines. Si l’on transportait le même sujet, la même tragédie, dans les pays où les croyances sont différentes, rien ne serait plus différent aussi que l’impression que l’on en recevrait. Nous verrons, en examinant la littérature du Nord, quelle source d’émotions on peut trouver dans une religion d’un autre caractère ; et je montrerai, en parlant de la littérature moderne, comment les idées religieuses du christianisme étant trop abstraites et trop mystiques pour être représentées sur le théâtre, les auteurs dramatiques ont dû s’occuper uniquement d’exciter l’intérêt par l’énergique peinture des passions. Je me borne maintenant à ce qui concerne les Grecs. Quelle impression recevaient-ils par le tableau de la mort et de la douleur ? et de quelle manière devaient-ils peindre les égarements des passions, d’après leur système religieux et politique ?

Leur religion attribuait aux dieux une grande puissance sur les remords des coupables. Elle représentait, sous les couleurs les plus effrayantes, les tourments des criminels. Cette situation mise en scène sous diverses formes, causait toujours au théâtre un insurmontable effroi. C’est aussi par ce moyen de terreur, que les législateurs exerçaient une grande puissance, et que des principes de moralité se maintenaient entre les hommes. L’image de la mort produisait un effet moins sombre sur les Grecs que sur les modernes. Les croyances du paganisme adoucissaient extrêmement la crainte de la mort. Les anciens revêtaient la vie à venir des images les plus brillantes ; ils avaient matérialisé l’autre monde par des descriptions, par des tableaux, par des récits de tous les genres ; et l’abîme que la nature a mis entre l’existence et la mort était, pour ainsi dire, comblé par leur mythologie. Ces opinions pouvaient avoir leur utilité politique ; mais comme l’idée de la mort fait éprouver à l’imagination des modernes une impression plus forte et plus sensible, elle est parmi nous d’un plus grand effet tragique.

Les Grecs étaient beaucoup moins susceptibles de malheur qu’aucun autre peuple de l’antiquité : on trouve parmi eux moins d’exemples de suicide que chez les Romains ; leurs institutions politiques, leur esprit national les disposaient davantage au plaisir comme au bonheur. En général, il faut attribuer, chez les anciens, l’allégement d’une certaine intensité de douleur, aux superstitions du paganisme. Les songes, les pressentiments, les oracles, tout ce qui jette dans la vie de l’extraordinaire, de l’inattendu, ne permet pas de croire au malheur irrévocable. Les situations les plus funestes ne paraissent jamais sans ressources ; on se flatte toujours d’un prodige. Le calcul des probabilités morales peut souvent présenter un résultat inflexible, tandis que, lorsqu’on croit au surnaturel, l’impossible n’existe pas : ainsi l’espoir n’est jamais totalement détruit. Ce découragement profond dans lequel tombe l’infortuné, cet abattement si douloureusement exprimé par Shakespeare, les Grecs ne pouvaient le peindre ; ils ne l’éprouvaient pas. Les hommes célèbres étaient exposés à la persécution, mais jamais à l’isolement ni à l’oubli. Les grandes infortunes étonnaient encore l’espèce humaine ; on leur supposait une cause miraculeuse ; on les entourait de rêves mythologiques. La vie était soutenue de toutes parts.

La religion des Grecs n’étant pour nous que de la poésie, jamais leurs tragédies ne nous feront éprouver une émotion égale à celles qu’ils ressentaient en les écoutant. Les auteurs grecs comptaient sur un certain nombre d’effets tragiques qui tenaient à la crédulité de leurs spectateurs ; et ils pouvaient suppléer, par les terreurs religieuses, à quelques émotions naturelles.

Tout, chez les Grecs, a le charme et l’avantage de la jeunesse : la douleur elle-même, si l’on peut le dire, y est encore dans sa nouveauté, conservant l’espérance, et rencontrant toujours la pitié. Les spectateurs étaient si facilement émus, prenaient un si vif intérêt à la souffrance, que cette certitude mettait le poète en confiance avec ses auditeurs ; il ne redoutait pas (ce qu’on doit craindre de nos jours jusque dans les fictions) d’importuner par la plainte, comme si l’infortune, dans les tableaux d’imagination, pouvait encore fatiguer l’égoïsme.

Le malheur, chez les Grecs, se montrait auguste ; il offrait aux peintres de nobles attitudes, aux poètes des images imposantes : il donnait aux idées religieuses une solennité nouvelle ; mais l’attendrissement que causent les tragédies modernes est mille fois plus profond. Ce qu’on représente de nos jours, ce n’est plus seulement la douleur offrant aux regards un majestueux spectacle, c’est la douleur dans ses impressions solitaires, sans appui comme sans espoir ; c’est la douleur telle que la nature et la société l’ont faite.

Les Grecs n’exigeaient point comme nous le jeu des situations, le contraste des caractères ; leurs tragiques ne faisaient point ressortir les beautés par l’opposition des ombres. Leur art dramatique ressemblait à leur peinture, où toutes les couleurs sont vives, où tous les objets sont placés sur le même plan, sans que les lois de la perspective y soient observées.

Les tragiques grecs, fondant la plupart de leurs pièces sur l’action continuelle de la volonté des dieux, étaient dispensés d’un certain genre de vraisemblance, qui est la gradation des événements naturels ; ils produisaient de grands effets, sans les avoir amenés par des nuances progressives ; l’esprit étant toujours préparé à la crainte par la religion, à l’extraordinaire par la foi, les Grecs n’étaient point astreints aux plus grandes difficultés, de l’art dramatique ; ils ne dessinaient point les caractères avec cette vérité philosophique exigée dans les temps modernes. Le contraste des vices et des vertus, les combats intérieurs, le mélange et l’opposition des sentiments qu’il faut peindre pour intéresser le cœur humain, étaient à peine indiqués. Il suffisait aux Grecs d’un oracle des dieux pour tout expliquer.

Oreste tue sa mère ; Électre l’y encourage sans un moment d’incertitude ni de regrets ; les remords d’Oreste après la mort de Clytemnestre ne sont point préparés par les combats qu’il devait éprouver avant de la tuer ; l’oracle d’Apollon avait commandé le meurtre ; alors qu’il est commis, les Euménides se saisissent du coupable ; à peine aperçoit-on les sentiments de l’homme à travers ses actions. C’est dans les chœurs que sont reléguées les réflexions, les incertitudes, les délibérations et les craintes ; les héros agissent toujours par l’ordre des dieux.

Racine, en imitant les Grecs dans quelques-unes de ses pièces, explique, par des raisons tirées des passions humaines, les forfaits commandés par les dieux ; il place un développement moral à côté de la puissance du fatalisme : dans un pays où l’on ne croit point à la religion des païens, un tel développement est nécessaire ; mais chez les Grecs, l’effet tragique était d’autant plus terrible, qu’il avait pour fondement une cause surnaturelle. La foi que les Grecs avaient à de telles causes, donnait nécessairement moins d’indépendance et de variété aux affections de l’âme.

Il existait un dogme religieux pour décider de chaque sentiment, comme une divinité pour personnifier chaque arbre, chaque fontaine. On ne pouvait refuser la pitié à qui se présentait avec une branche d’olivier ornée de bandelettes, ou tenait embrassé l’autel des dieux : tel est le sujet unique de la tragédie des Suppliantes. De semblables croyances donnent une élégance poétique à toutes les actions de la vie ; mais elles bannissent habituellement ce qu’il y a d’irrégulier, d’imprévu, d’irrésistible dans les mouvements du cœur15.

L’amour est chez les Grecs, comme toutes les autres passions violentes, un simple effet de la fatalité. Dans les tragédies, comme dans les poèmes, on est sans cesse frappé de ce qui manquait aux affections du cœur, lorsque les femmes n’étaient point appelées à sentir ni à juger. Alceste donne sa vie pour Admète ; mais avant de s’y résoudre, que ne lui fait pas dire Euripide pour engager le père d’Admète à se dévouer, à sa place ! Les Grecs peignaient une action généreuse ; mais ils ne savaient pas quelles jouissances on peut trouver à braver la mort pour ce qu’on aime, quelle jalousie on peut attacher à n’avoir point de rivaux dans ce sacrifice passionné. On dit, avec raison, qu’on ne pourrait pas mettre sur le théâtre français la plupart des pièces grecques, exactement traduites : ce ne sont point quelques négligences de l’art qui empêcheraient d’applaudir à tant de beautés originales ; mais on aurait de la peine à supporter maintenant un certain manque de délicatesse dans les expressions sensibles. En étudiant les deux Phèdre, il est surtout facile de se convaincre de cette vérité.

Racine a risqué sur le théâtre français un amour dans le genre grec, un amour qu’il faut attribuer à la vengeance des dieux. Mais combien on voit néanmoins dans le même sujet la différence des siècles et des mœurs ! Euripide aurait pu faire dire à Phèdre :

Ce n’est plus une ardeur dans mes veines cachée ;
C’est Vénus tout entière à sa proie attachée.

Mais jamais un Grec n’aurait trouvé ce vers :

Ils ne se verront plus ; —
ls s’aimeront toujours.

Les tragédies grecques sont donc, je le crois, très inférieures à nos tragédies modernes, parce que le talent dramatique ne se compose pas seulement de l’art de la poésie, mais consiste aussi dans la profonde connaissance des passions ; et sous ce rapport la tragédie a dû suivre les progrès de l’esprit humain.

Les Grecs n’en sont pas moins admirables dans cette carrière, comme dans toutes les autres, quand on compare leurs succès à l’époque du monde dans laquelle ils ont vécu. Ils ont transporté sur leur théâtre tout ce qu’il y avait de beau dans l’imagination des poètes, dans les caractères antiques, dans le culte du paganisme ; et le siècle de Périclès étant beaucoup plus avancé en philosophie que le siècle d’Homère, les pièces de théâtre ont aussi dans ce genre acquis plus de profondeur.

On peut remarquer un perfectionnement sensible dans les trois tragiques, Eschyle, Sophocle et Euripide ; il y a même trop de distance entre Eschyle et les deux autres, pour expliquer seulement cette supériorité par la marche naturelle de l’esprit dans un si court espace de temps ; mais Eschyle n’avait vu que la prospérité d’Athènes : Sophocle et Euripide ont été témoins de ses revers ; leur génie dramatique s’en est accru ; le malheur a aussi sa fécondité.

Eschyle ne présente aucun résultat moral : il n’unit presque jamais par des réflexions la douleur physique16 à la douleur de l’âme. Un cri de souffrance, une plainte sans développement, sans souvenir, sans prévoyance, exprime les impressions du moment, montre quel était l’état de l’âme avant que la réflexion eût placé au dedans de nous-mêmes un témoin de nos mouvements intérieurs.

Sophocle met souvent des maximes philosophiques dans les paroles des chœurs. Euripide prodigue ces maximes dans les discours de ses personnages, sans qu’elles soient toujours parfaitement liées à la situation et au caractère. On voit dans ces trois auteurs et leur talent personnel, et le développement de leur siècle ; mais aucun d’eux n’atteint à la peinture déchirante et mélancolique que les tragiques anglais, que les écrivains modernes nous ont donnée de la douleur ; aucun d’eux ne présente une philosophie sensible, aussi profondément analogue aux souffrances de l’âme. Le genre humain, en vieillissant, devient moins accessible à la pitié ; il a donc fallu creuser plus avant pour retrouver la source de l’émotion ; et le malheur isolé a eu besoin de recourir à une force intérieure plus agissante.

Les récompenses sans nombre qu’on accordait au génie dramatique parmi les Grecs encourageaient, sous beaucoup de rapports, les progrès de l’art ; mais les délices mêmes de la louange nuisaient, à quelques égards, au talent tragique. Le poète était trop satisfait, trop exalté, pour donner au malheur une expression profondément mélancolique. Dans les tragédies modernes, on aperçoit presque toujours, par le caractère du style, que l’auteur lui-même a éprouvé quelques-unes des douleurs qu’il représente.

Le goût des Grecs, dans les tragédies, est souvent remarquable par sa pureté. Comme ils étaient les premiers, comme ils ne pouvaient être imitateurs, ils ont dû commencer par les défauts de la simplicité, plutôt que par ceux de la recherche. Toutes les littératures modernes ont essayé d’abord de faire mieux, ou du moins autrement que les anciens. Les Grecs ayant la nature seule pour modèle, ont eu quelquefois de la grossièreté, mais jamais d’affectation. Aucun de leurs efforts n’était perdu ; ils étaient dans la véritable route.

On peut quelquefois reprocher aux tragiques grecs la longueur des récits et des discours qu’ils mettaient sur la scène ; mais les spectateurs n’avaient pas encore appris à s’ennuyer ; et les auteurs ne resserrent leurs moyens d’effet, que lorsqu’ils redoutent la prompte lassitude des spectateurs. L’esprit philosophique rend plus sévère sur l’emploi du temps ; et loin que les peuples à imagination exigent de la rapidité dans les tableaux qu’on leur présente, ils se plaisent dans les détails, et se fatigueraient bien plus tôt des abrégés.

Les Grecs font aussi, relativement à nous, beaucoup de fautes dans leur manière de parler des femmes. Ils faisaient représenter leurs rôles dans les tragédies par des hommes, et ne concevaient pas le charme que les modernes attachent à l’idée d’une femme. Ce petit nombre de critiques excepté, l’on doit reconnaître que les Grecs ont dans leurs tragédies un goût parfait, une régularité remarquable. Ce peuple si orageux dans ses discussions politiques, avait dans tous les arts (excepté dans la comédie) un esprit sage et modéré. C’est à leur religion qu’il faut surtout attribuer leur fixité dans les principes du genre noble et simple.

Le peuple d’Athènes n’exigeait point qu’on mêlât, comme en Angleterre, les scènes grotesques de la vie commune aux situations héroïques. On représentait les tragédies grecques dans les fêtes consacrées aux dieux ; elles étaient presque toutes fondées sur des dogmes religieux. Un respect pieux écartait de ces chefs-d’œuvre, comme d’un temple, tout rôle ignoble ou toute image grossière. Les héros que peignaient les auteurs dramatiques, n’avaient point cette grandeur soutenue que leur a donnée Racine ; mais ce n’est point à une condescendance populaire qu’il faut attribuer cette différence ; tous les poètes ont peint ainsi les caractères, avant que de certaines habitudes monarchiques et chevaleresques nous eussent donné l’idée d’une nature de convention.

La plupart des personnages mis en action dans les pièces grecques, sont tirés de l’Iliade ou de l’histoire héroïque de la même époque. L’idée forte qu’Homère avait donnée de ses héros, a beaucoup servi les auteurs tragiques. Les seuls noms d’Ajax, d’Achille, d’Agamemnon, produisaient d’abord une émotion de souvenir. Leur destinée était pour les Grecs un sujet national ; le poète dramatique, en les représentant, n’avait qu’à développer les idées reçues : il n’était point obligé de créer à la fois le caractère et la situation ; le respect et l’intérêt existaient d’avance en faveur des hommes qu’il voulait peindre. Les modernes eux-mêmes ont profité de l’auguste célébrité des personnages tragiques de l’antiquité. Nos situations tragiques les plus belles et les plus simples sont tirées du grec. Ce n’est pas que les Grecs soient supérieurs aux modernes, c’est qu’ils ont peint les premiers ces affections dominantes, dont les principaux traits doivent toujours rester les mêmes.

Les caractères tragiques de l’amour maternel ont tous une analogie quelconque avec la douleur de Clytemnestre, et le dévouement filial doit toujours rappeler Antigone17. Enfin, il existe dans la nature morale, comme dans la lumière du soleil, un certain nombre de rayons qui produisent des couleurs tranchantes ou distinctes : vous variez ces couleurs par leur mélange, mais vous n’en pouvez créer une entièrement nouvelle.

Les trois tragiques grecs ont tous traité les mêmes sujets ; ils n’en ont point inventé de nouveaux ; les spectateurs n’en avaient nullement le désir ; les auteurs n’y songeaient pas, et ils n’y auraient peut-être pas réussi. Les conceptions heureuses d’événements extraordinaires sont beaucoup plus l’ouvrage des traditions que des poètes. La chaîne des raisonnements conduit à des découvertes en philosophie, mais la première idée de l’invention des faits poétiques est presque toujours l’effet du hasard. L’histoire, les mœurs, les contes populaires même aident l’imagination des écrivains. Sophocle n’eût point trouvé dans sa tête le sujet de Tancrède, ni Voltaire celui d’Œdipe. On ne découvre point de nouvelles fables merveilleuses, lorsque la crédulité du vulgaire ne s’y prête plus. On le voudrait en vain ; l’esprit s’y refuserait toujours.

L’importance donnée aux chœurs, qui sont censés représenter le peuple, est presque la seule trace de l’esprit républicain qu’on puisse remarquer dans les tragédies grecques. Les comédies rappellent souvent l’état politique de la nation ; mais, dans les tragédies, on peignait sans cesse les malheurs des rois18, on intéressait à leur sort. L’illusion de la royauté subsistait chez les Athéniens, quoiqu’ils aimassent leur gouvernement républicain. Cet enthousiasme de liberté qui caractérise les Romains, il ne paraît pas que les Grecs l’éprouvassent avec la même énergie : ils avaient eu beaucoup moins d’efforts à faire pour conquérir leur liberté ; ils n’avaient point expulsé du trône, comme les Romains, une race de rois cruels, propre à leur inspirer l’horreur de tout ce qui pouvait en rappeler le souvenir. L’amour de la liberté était pour les Grecs une habitude, une manière d’être, et non une passion dominante dont ils eussent besoin de retrouver partout l’expression.

Les Athéniens aimaient leurs institutions et leur pays, mais ce n’était pas, comme les Romains, par un sentiment exclusif. On ne trouve dans leurs tragédies qu’un trait caractéristique de la démocratie ; ce sont les réflexions que les principaux personnages, que les chœurs répètent sans cesse, sur la rapidité des revers de la destinée et sur l’inconstance de la fortune. Les révolutions subites et fréquentes du gouvernement populaire, ramènent souvent à ce genre d’observations philosophiques. Racine n’a point imité les Grecs à cet égard. Sous l’empire d’un monarque tel que Louis XIV, sa volonté devait remplacer le sort, et l’on n’osait lui supposer des caprices ; mais dans un pays où le peuple domine, ce qui frappe le plus les esprits, ce sont les bouleversements qui s’opèrent dans les destinées ; c’est la chute rapide et terrible du faîte de la grandeur dans l’abîme de l’adversité.

Les auteurs tragiques cherchent toujours à ranimer les impressions que la nation qui les écoute a souvent éprouvées. En effet, les souvenirs sont toujours de quelque chose dans l’attendrissement ; et loin qu’il soit nécessaire, dans les sentiments comme dans les pensées, de captiver l’attention par des rapports nouveaux, quand on veut faire couler des larmes c’est le passé qu’il faut rappeler.