(1906) Les idées égalitaires. Étude sociologique « Deuxième partie — Chapitre II. La qualité des unités sociales. Homogénéité et hétérogénéité »
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(1906) Les idées égalitaires. Étude sociologique « Deuxième partie — Chapitre II. La qualité des unités sociales. Homogénéité et hétérogénéité »

Chapitre II.
La qualité des unités sociales.
Homogénéité et hétérogénéité

Nous n’avons jusqu’ici pris en considération, pour classer les formes des sociétés et expliquer le caractère égalitaire de quelques-unes d’entre elles, que la quantité de leurs éléments ; ce n’est nullement à dire que nous déprécions a priori l’importance de leur qualité.

Des différentes propriétés des unités sociales, nous n’avons retenu que leur faculté de former des masses, de s’agglomérer plus ou moins étroitement, de se mouvoir plus ou moins aisément ; mais croit-on que, sous le prétexte qu’une science idéale ne se nourrit que de quantité, nous réduisions toutes les différences des sociétés à des différences de nombres, et toutes les causes de leurs évolutions à des accroissements, condensations, ou déplacements de masses ? Nous n’oublions pas que ces « unités sociales » sont des hommes, — des êtres vivants, bien plus, des êtres pensants, — et que leurs façons d’être, de vivre et de penser, ne sauraient être indifférentes aux sociétés qu’ils composent.

Et d’abord, par ces « qualités », quelles qu’elles soient, les unités sociales se ressemblent-elles ou diffèrent-elles ? Telle est la première question qu’il faut se poser si l’on veut classer les sociétés et déterminer les influences les plus générales auxquelles elles cèdent. Quelle que soit leur origine, leur fin, leur organisation, qu’elles soient famille, armée ou club, les sociétés ont ce caractère commun qu’il existe entre leurs éléments plus ou moins de ressemblances ou de différences. En un mot, ce que nous pouvons affirmer de plus général d’une société, après que nous aurons dit qu’elle est ou non volumineuse, dense, mobile, c’est qu’elle est homogène ou hétérogène.

Demandons-nous donc, de l’homogénéité ou de l’hétérogénéité sociale, laquelle des deux est favorable à l’égalitarisme ? Que nous apprend à ce sujet la psychologie, puis l’histoire ?

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Entre la qualité des unités sociales et l’égalitarisme, il semble qu’on saisisse plus aisément un rapport qu’entre l’égalitarisme et leur quantité. La réponse à la question posée paraît simple : c’est l’homogénéité, dira-t-on, qui prédispose les sociétés à accepter les idées égalitaires.

Ne faut-il pas, pour que nous traitions un homme en égal, d’abord qu’il puisse agir sur nous comme nous pouvons agir sur lui, que nous puissions ensuite, lorsque nous comparons ses actions aux nôtres, nous mettre en quelque sorte à sa place, qu’il y ait en un mot, dans notre esprit ou dans celui d’un tiers, possibilité de nous « substituer » l’un à l’autre ? Or l’hétérogénéité absolue de deux êtres semble leur interdire a priori, en même temps que la capacité d’agir l’un sur l’autre, la capacité de sentir l’un pour l’autre : elle leur défend, pourrait-on dire, en même temps que la réciprocité d’action, la réciprocité de compréhension ; elle empêche que, dans les jugements qui les comparent, ils se substitut l’un à l’autre. Plus au contraire leur similitude est grande, et plus cette substitution est aisée. Lorsqu’il a de vrais « semblables » à comparer, l’esprit n’a pas besoin d’effort pour user des mêmes poids et mesures. Par conséquent, en vertu de déductions psychologiques élémentaires, il semble que les sociétés les plus homogènes soient aussi les mieux faites pour être égalitaires.

Les choses sont en réalité plus complexes.

Il est indubitable que la ressemblance, même extérieure, des êtres nous invite à leur attribuer le même traitement. Par le jeu naturel de l’association des idées, l’identité, non pas seulement des pensées, mais celle des manières, celle même des physionomies de deux individus nous fait « préjuger » leur égalité.

En ce sens les similitudes anthropologiques inclinent les esprits vers les idées égalitaires.

Leur influence se trahit jusque dans les sociétés où le principe égalitaire est formellement méconnu, comme inversement dans celles où il est formellement reconnu, se trahit l’influence des dissemblances.

Ainsi, dans les sociétés esclavagistes, les maîtres s’interdisent de prendre des esclaves parmi les gens de leur race, ou du moins, s’ils en prennent, ils ne les traitent pas comme les esclaves ordinaires. Les Annamites asservissent les Laotiens ou les Cambodgiens, non les hommes de leur sang88. Chez les Hébreux, le traitement réservé aux esclaves congénères était tout différent du traitement appliqué aux esclaves étrangers89. Le même Aristote à qui l’esclavage en général paraît chose toute naturelle, semble tenir l’asservissement des Grecs les uns par les autres pour une chose contraire à la nature90. Les Romains ne dépossédaient pas totalement les Italiens, et ne les réduisaient pas en servitude comme leurs autres vaincus ; c’est qu’ils retrouvaient chez eux, avec leurs habitudes et leurs dieux, leur race91. Que des différences juridiques absolues coexistent avec des ressemblances physiques sensibles, cela paraît toujours choquant, même aux sociétés fondées sur l’inégalité. — Inversement, chez celles-là même qui ont voulu prendre l’égalité pour principe constitutif, combien les sentiments anti-égalitaires sont-ils prompts à renaître, lorsqu’elles entrent en contact avec des races totalement différentes de leurs races ! On sait assez, par l’histoire des explorations ou le spectacle des colonies, combien il est difficile aux blancs de conserver l’idée que les noirs ont des droits, et sont des hommes comme les autres. « Tous ceux qui ont vécu longtemps au milieu des noirs, avoue Ed. Foâ 92, regrettent souvent que la traite n’existe plus. » Montesquieu avait donc raison : « Ils ont le nez si écrasé qu’il est presque impossible de les plaindre. » Ainsi, souvent, l’impression que produit sur nous l’aspect physique des hommes gouverne le jugement que nous portons sur leur valeur ; nous classons les gens « sur la mine ». Différence de caste, signifiait originellement différence de couleur (varna)93 ; et tout le système des castes ne serait, suivant certains observateurs, que « la consécration sociale de l’échelle ethnographique94 ».

Du moins les différences ethnographiques ont-elles servi à justifier les inégalités sociales. Dans les sociétés où l’inégalité règne, on la déduit souvent de la différence des races. Platon justifie la hiérarchie qu’il veut établir dans sa République en rappelant la légende des races d’or, d’argent et d’airain. Inversement, dans les sociétés modernes, lorsqu’on voudra déroger à l’égalité des citoyens posée en principe, c’est l’idée de la diversité des types ethniques qu’on invoquera : l’antisémitisme ne déclare-t-il pas que « la question de race prime tout » ?

Qu’on ne croie pas d’ailleurs que seules des différences toutes physiques aient le privilège de retarder le progrès de l’égalitarisme ; l’importance sociale de distinctions encore extérieures, mais plus mobiles en quelque sorte que les différences congénitales, comme sont celles du vêtement, a souvent frappé les hommes. Avec quelle application l’inférieur n’a-t-il pas essayé, en tout temps, de ressembler extérieurement au supérieur — le supérieur de se distinguer extérieurement de l’inférieur95 ! L’histoire des lois somptuaires est celle de la lutte de ces deux efforts parallèles et de sens contraire. Les partis combattants avaient l’un et l’autre le sentiment que l’identité des costumes empêcherait de maintenir longtemps l’inégalité des droits.

De ce point de vue, on aperçoit l’une des puissances révolutionnaires du progrès de la richesse ; le luxe est un des instruments qu’elle emploie pour briser les cadres sociaux : en permettant aux roturiers de « vivre noblement » elle diminue la distance qui les sépare des nobles. « Nos femmes se couvrent de pelleteries rares, dit une chanson populaire du xve  siècle ; elles sont parées comme des princesses : qui peut maintenant distinguer leur rang96 ? » Et la chaire se plaint au même moment de la confusion des costumes, présage de la confusion des conditions : « C’est un bien mauvais signe que l’impossibilité, où l’on est maintenant de reconnaître la condition à l’habit97. » Diètes, États et Conciles qui interdisaient aux gens de basse origine l’or et les perles, le velours et la soie, les robes tailladées et le drap de plus d’un demi-florin l’aune, obéissaient donc, en quelque sorte, à l’instinct de conservation de l’inégalité : les privilégiés sentaient que les similitudes extérieures entraînent tôt ou tard les similitudes de traitement. — Ainsi s’explique ce fait que si souvent, dans l’histoire, l’obtention de certains droits est accompagnée de l’obtention d’un insigne, — anneau, collier ou bracelet, — comme la privation de certains autres est accompagnée de l’imposition d’une marque d’infamie, — rouelle jaune ou voile bleu. L’absence de tout « signe distinctif », c’est-à-dire l’homogénéité extérieure des sociétés, aiderait donc, en ce sens, au succès de l’égalitarisme98.

Que leur homogénéité interne, c’est-à-dire l’absence de toute dissidence, y doive contribuer plus encore, on le comprend aisément. — Et d’abord, si l’opinion tient un tel compte, lorsqu’elle compare les hommes, de leurs ressemblances ou de leurs différences extérieures, c’est ordinairement qu’elle prend celles-ci comme les manifestations de ressemblances ou de différences plus intimes. En Orient « un vêtement est une profession de foi99 ». Nous concluons de l’assimilation superficielle à l’assimilation profonde, de la parenté des corps à la parenté des âmes. — L’influence des ressemblances intérieures est d’ailleurs assez puissante pour contrebalancer au besoin celle des différences extérieures ; ceux qui communient dans une même foi se sentent portés à oublier que la race ou l’habit les séparaient. C’est ainsi que, dans les sociétés inégalitaires, l’unanimité des croyances prépare les hommes à se traiter en égaux. En ce sens le christianisme fut bien une grande école d’égalité ; l’égale participation à ses sacrements mettait les serfs sur le même pied que les maîtres. « Les uns ont-ils été baptisés avec de l’eau et les autres avec du malvoisie100 ? » De nos jours encore, dans ces deux grands Empires qui sont, moralement comme géographiquement, sur la limite de l’Europe, c’est l’adhésion à la religion d’État, c’est la prise du turban on le passage par les cuves orthodoxes qui confère tous les droits. Les Musulmans n’ont pas le préjugé de la naissance, et l’hétérogénéité des races ne les choque pas ; mais en revanche ils ne sauraient supporter l’hétérogénéité des religions. Leurs armées rassemblent des Arabes, des Kurdes, des Berbères, des Circassiens, mais ils rendent difficilement justice à un chrétien. Là même où l’égalité est proclamée avec la tolérance, qui ne sait que la dissemblance des convictions risque souvent d’entraîner des différences de traitement ? Dans combien de pays d’Europe le juge est-il obligé de rappeler au témoin chrétien qu’il doit dire la vérité, même si elle est favorable à un Juif ? Tous ces exemples ne prouvent-ils pas que le spectacle des dissemblances, extérieures ou intérieures, innées ou acquises, qui séparent les hommes, n’est pas propre à leur inspirer l’idée de leur égalité ?

Par là s’expliquent certaines critiques que les hommes d’action adressent parfois à cette idée : « Conception de théoriciens qui n’ont pas vécu, rêve d’umbratiles ! Qu’on jette les docteurs de l’égalité au milieu d’êtres totalement différents d’eux par les idées, les mœurs, la conformation anatomique elle-même, et l’on verra ce que deviendra, sous l’assaut des sentiments éveillés par de telles impressions, leur idée générale des droits de l’humanité ! Si la philosophie proclame si facilement l’égalité des hommes, c’est qu’à vrai dire elle ne les connaît pas ; on ne conçoit si aisément leur égalité que parce qu’on n’a pas senti leur hétérogénéité. »

Devons-nous donc conclure de tout ceci que l’homogénéité absolue des groupements est la condition nécessaire et suffisante de leurs tendances égalitaires, et que ceux où les individus comptent le plus de ressemblances, tant extérieures qu’intérieures, sont aussi ceux, où il y a le plus de chances pour qu’ils se considèrent comme égaux en droit ?

Bien loin de là. Nous savons déjà, d’abord, que l’étroitesse des cercles sociaux, parce qu’elle n’est pas propice au développement de l’idée de l’humanité, est un obstacle à l’expansion de l’égalitarisme. Mais les formes sociales s’impliquent. Si donc nous prouvons que l’homogénéité maxima des sociétés leur impose en quelque sorte un minimum de volume, nous aurons fait pressentir qu’il y a, dans l’homogénéité poussée à l’extrême, quelque chose de contraire à l’égalité.

Or n’a-t-on pas démontré que plus le nombre des individus qui composent une société grandit, plus les milieux aux influences desquels ils se trouvent soumis diffèrent, et plus par suite l’hétérogénéité de la société devient probable101 ? Ou encore que, plus une société est dense, plus la nécessité de la différenciation s’y fait sentir102 ? En conséquence, une société ne peut grandir sans perdre de son homogénéité. D’où il suit que l’homogénéité absolue des cercles sociaux parce qu’elle entraîne leur étroitesse, s’oppose indirectement à ce que l’idée des droits de l’humanité y pénètre.

Elle s’y oppose d’ailleurs directement s’il est vrai que, en raison même de son homogénéité parfaite, une société a toutes les chances possibles d’être fermée, exclusive, et de modeler à son image, fermés et exclusifs, les esprits qu’elle rassemble. En effet, si nous n’entretenons de relations réglées qu’avec des reflets de nous-mêmes, avec des frères qui nous ressemblent tant par le corps que par l’âme, tant par les manières que par les croyances, c’est à l’ensemble de tous ces caractères que se trouvera liée pour nous l’idée même du droit — nous ne reconnaîtrons d’existence juridique qu’à ceux qui nous représenteront cet ensemble. Or plus il sera complexe, et plus le groupe sera homogène ; mais plus aussi il sera difficile à ses membres de rencontrer, jamais, en dehors de lui, un semblable. Le signalement social, dans un groupe absolument homogène est, par définition trop chargé pour que la combinaison des traits de toute sorte qui le constitue ait quelque chance de se retrouver en d’autres groupes. Ne disons pas avec M. Giddings 103 que les groupes eux-mêmes sont d’autant plus différents, qu’à l’intérieur de chacun d’eux, les individus sont plus semblables ; car les individus y peuvent être rangés, coordonnés ou subordonnés suivant les mêmes lois. Mais disons avec M. Simmel 104 que plus les éléments d’un groupe sont semblables entre eux, plus ils ont de chances de différer, en bloc, des éléments d’un autre groupe ; moins ils en ont, par suite, d’être portés à les tenir pour des semblables, membres comme eux-mêmes d’un groupement plus large qui serait l’humanité.

Que si, au contraire, dans une même société, les individus diffèrent davantage par le sang, les habitudes, les idées, les fonctions, il devient vraisemblable que, dans les sociétés différentes, des individus se retrouveront semblables par les fonctions ou les idées, les habitudes ou le sang. Ces similitudes extra-muros, intersociales, aideront les esprits à franchir les murs de la cité : ils reconnaîtront plus aisément l’homme dans l’étranger. En un mot, la diminution de l’homogénéité intrinsèque des sociétés entraînera celle de leur hétérogénéité extrinsèque, et contribuera par là à cet élargissement de la « conscience de l’espèce » qui est une des conditions du succès de l’égalitarisme.

D’ailleurs, abstraction faite des ressemblances qu’il établit entre membres de sociétés différentes, l’accroissement de l’hétérogénéité intérieure d’une société doit par lui-même élargir ses concepts sociaux. C’est une loi de la formation des idées qu’elles deviennent plus générales à mesure que les objets qu’elles embrassent deviennent plus variés. Dans notre esprit comme dans la réalité, l’accroissement des « variétés individuelles » efface les limites des « espèces » en constituant des « genres » plus larges. Ainsi, dans les sociétés, l’accroissement des variétés individuelles doit favoriser la constitution de l’idée du genre humain105. Plus les individus avec lesquels nous vivons en leur reconnaissant des droits sont différents, et plus se restreint le nombre des caractères que nous exigeons d’un individu pour lui reconnaître des droits : en termes de logique nos idées juridiques ont moins de compréhension par cela même qu’elles prennent plus d’extension. L’habitude d’entretenir des relations socialement réglées avec des êtres assez différents de nous, telle qu’une société hétérogène doit l’imposer, ne peut manquer de nous faire un esprit moins exclusif, plus tolérant, plus prêt enfin à accepter l’idée du prix de l’humanité, et par suite, dans la mesure où ces deux idées sont connexes, celle du prix de l’individualité.

Il y a, d’ailleurs, plus d’une raison pour que, dans les groupes très homogènes, les droits propres à la personne soient formellement méconnus. L’homogénéité absolue fait les sociétés non pas seulement fermées, mais compactes, non pas seulement exclusives, mais oppressives. Dans les groupes parfaitement homogènes, la force des sentiments collectifs est telle qu’ils ne peuvent tolérer aucune divergence particulière. On en a donné les preuves presque matérielles, en comparant les Droits de nos sociétés individualistes avec les Droits de ces sortes de sociétés106 ; tandis qu’elles ignorent presque le droit contractuel qui règle les rapports des intérêts et mesure les droits réciproques des individus, le droit répressif, destiné à faire respecter les croyances collectives, y règne en maître. « L’individu ne s’y appartient pas. » Agitur, non agit . Les personnalités, par cela même qu’elles ne diffèrent pas les unes des autres, ne s’opposent pas les unes aux autres. Parlant des Slaves du Sud réunis en zadrugas, Guy Coquille 107 disait que « par fraternité, amitié et liaison économique, ils font un seul corps ». L’étude des croyances propres aux sociétés primitives, que leur grande homogénéité distingue des civilisées, tendrait à prouver que leurs membres se considèrent comme faisant en quelque sorte partie d’une seule chair108. On pourrait dire qu’une seule âme les mène, tant leurs âmes particulières pensent à l’unisson. Responsabilités collectives, propriétés communes, autorité sociale despotique, activités individuelles altruistes, tous ces traits, par lesquels se ressemblent les sociétés fortement homogènes, nous prouvent assez que l’individu n’y est nullement, comme le voudrait l’égalitarisme, tenu pour une cause par soi ni pour une fin en soi.

Que les individus avec lesquels nous vivons en société soient au contraire essentiellement différents, nous ferons plus naturellement le départ entre ce qui revient à la collectivité et ce qui appartient à la personnalité. Dans une société hétérogène, le prix du « quant-à-soi » apparaît, et l’ordre social est obligé de respecter les libertés individuelles. Rappelons-nous qu’il faut distinguer entre l’égalité et la fraternité : l’idée de l’égalité des droits109 — on l’a observé justement — implique celle d’une opposition de prétentions. Il faut, pour que nous pensions à équilibrer leurs prétentions qui s’opposent, que par leurs différences mêmes les personnalités se soient posées les unes en face des autres. C’est l’hétérogénéité, non l’homogénéité des sociétés qui fait surgir l’individualisme. « À un certain point de civilisation, il y a trop de pensées diverses, de fois différentes, de sciences inégales, de morales particulières et d’éducations dissemblables. En cet état un besoin naît, qui est que notre façon d’être ne nous soit pas imposée par autrui. Après avoir longtemps contesté, les hommes finissent par reconnaître cette nécessité sociale et par céder à chacun sa part, plus ou moins généreusement mesurée, de liberté de penser, de croire, d’écrire, de vivre et de s’élever à sa guise. La communauté y perd, l’individu y gagne110. » Il semble que, par cela même que nous voyons se multiplier les différences individuelles, nous considérions chaque individu comme un être original, nous respections en lui « ce que jamais on ne verra deux fois », nous lui reconnaissions enfin une valeur incomparable et en ce sens égale à celle des autres. « Par cela qu’un individu est quelque chose de tout particulier, dit M. Simmel 111, il devient égal à n’importe quel autre. » C’est ainsi que, du sein de leur extrême dissemblance, peut renaître le sentiment de l’égalité des personnes.

Ces considérations permettent peut-être de juger une théorie qui a vite fait fortune : celle qui veut que fatalement la division du travail, condition nécessaire de tout progrès humain comme de tout perfectionnement biologique, entraîne l’inégalité. Assujettissant les membres de la société qu’elle transforme à des occupations totalement différentes, n’a-t-elle pas pour résultat d’introduire entre eux des différences d’idées en même temps que d’habitude, et peut-être même, — s’il est vrai que les modifications qu’elle impose sont susceptibles de se transmettre héréditairement, — des différences de races112 ? Sir Robert Peel 113 disait, en 1806, que les progrès de la mécanique avaient créé une race d’hommes supplémentaire. À l’origine des castes, les distinctions professionnelles accompagnent, et peut-être même précèdent les distinctions anthropologiques. Dans les sociétés comme dans les organismes, la division du travail est mère du polymorphisme, c’est-à-dire de l’inégalité114.

Mais les réflexions qui précèdent nous l’ont fait comprendre : qui dit hétérogénéité des occupations, des idées, des facultés mêmes mentales ou physiques, n’a pas dit encore inégalité des droits ; et prétendre que la division du travail impose l’inégalité aux sociétés comme elle produit le polymorphisme dans les organismes, C’est méconnaître le caractère psychologique des unités sociales : le milieu social agit sur elles non pas seulement par les transformations quasi-mécaniques qu’il leur impose, mais encore et surtout par les idées et les sentiments qu’il leur inspire.

Il est certain que là où une division du travail rudimentaire ne différencie, dans la société, que trois ou quatre groupes fermés, à l’intérieur desquels les individus restent étroitement semblables, cette scission du tout en sections intrinsèquement homogènes ne saurait être favorable à l’égalitarisme. Le spectacle d’un pareil sectionnement risque bien plutôt de faire régner dans la société l’idée qu’il y a des classes, des espèces différentes d’hommes, ne possédant pas les mêmes valeurs et ne devant pas jouir des mêmes droits. — Mais si, bien loin d’être rudimentaire, la division du travail, comme il arrive dans les sociétés civilisées, est poussée à l’extrême, et qu’au lieu de répartir les individus en séries aussi nettement distinctes les unes des autres qu’elles sont intérieurement homogènes, elle les différencie en quelque sorte chacun à chacun, et efface les types collectifs pour mettre en relief les types individuels, alors le nombre même des variétés qu’elle engendre nous empêche de penser les hommes par classes ou par espèces. En ce sens, ne dirait-on pas que si un peu de différenciation nous éloigne de l’égalité, beaucoup nous en rapproche ?

D’ailleurs, et plus directement, par les sentiments qu’elle inspire aux individus qu’elle distingue comme par la façon dont elle les tient liés, la division du travail rend leur égalisation nécessaire. On ajustement remarqué qu’elle n’est pas seulement un principe d’opposition, mais un principe d’union115. Elle cimente les sociétés, bien loin qu’elle les disloque. La solidarité qu’elle y fait vivre est seulement d’une espèce nouvelle. Tandis que la solidarité « mécanique » repose sur la similitude des individus, cette solidarité « organique » repose sur leur différence. C’est justement parce qu’ils sont très différents qu’ils ne peuvent plus se passer les uns des autres. Plus les fonctions qu’ils se distribuent pour le bien de l’ensemble sont divisées, et plus ils sont unis. — Mais plus il importe du même coup, pour que cette union dure, qu’ils se traitent en égaux. La division du travail ne saurait associer intimement les hommes sans les égaliser.

D’abord, de cela seul que le bien de l’ensemble dépend de la collaboration des individus spécialisés, il suit que toutes leurs activités, si différentes qu’elles soient, sont également nécessaires au bien de l’ensemble. De ce point de vue, au regard du tout, les spécialités les plus diverses sont assimilables, et les basses classes pourront rappeler leur importance sociale pour réclamer l’égalité des droits. Dans les sociétés où le travail se divise, les inférieurs ne tardent pas à crier aux supérieurs : « Que deviendriez-vous sans nous ? » En ce sens, c’est la différenciation même, condition de la collaboration, qui justifie l’appel à l’égalité.

De plus, dans une société très différenciée, les contrats sont la règle, puisque la distinction même de leurs métiers fait aux individus, de l’échange incessant, une loi nécessaire. Le même auteur qui nous assure que la division du travail entraîne « l’inégalité des conditions » remarque qu’elle exige « l’équité des échanges116 » ; c’est avouer qu’elle suppose l’égalité des droits. Une société ne subsiste par les contrats et les échanges qu’à la condition que les choses échangées y soient bien équivalentes, et que les contrats formulés n’y soient pas léonins, c’est-à-dire que les sanctions y soient justement proportionnées aux actions, c’est-à-dire encore que les individus y soient tenus pour égaux117. Ainsi, par cela même que les sociétés sont hétérogènes, elles ont besoin d’égalité : leur ordre ne peut s’établir que sur ce principe, que chacun y sera traité « selon ses œuvres ».

Devons-nous donc conclure de tout ceci que l’hétérogénéité absolue des sociétés est la condition nécessaire et suffisante de leur égalitarisme, et que celles, où les individus n’ont plus rien de commun sont aussi celles où il y a le plus de chances pour qu’ils se considèrent comme égaux en droit ?

Le paradoxe est manifeste. Cette égalisation même, dont nous venons de prouver qu’elle est rendue nécessaire par la différenciation des individus coopérants, n’est rendue possible que par leur accord préalable, par une volonté de vivre en commun qui leur fait préférer à la lutte anarchique les conventions égalitaires. Ils vivent d’échanges et de contrats ; mais ces transactions individuelles supposent l’existence d’une association, bien loin qu’elles la créent. Gardons-nous de retomber à ce propos dans l’erreur cent fois énoncée qui « met la charrue avant les bœufs » : une société ne peut naître de contrats entre individus ; les contrats entre individus supposent au contraire, pour être valables et produire un effet social, l’existence d’une société selon les règles de laquelle ils sont formulés et par la puissance de laquelle, une fois formulés, ils sont garantis. En ce sens la solidarité qui naît de la différence des individus a pour condition une solidarité autre, qui naît précisément de leurs ressemblances « Pour que les unités sociales puissent se différencier, il faut d’abord qu’elles se soient attirées et groupées en vertu des ressemblances qu’elles présentent118. »

Ajoutons que pour qu’elles veuillent rester groupées et cherchent un ordre social qui fasse à chacune sa juste part, il faut que certaines ressemblances aient continué de les unir et, comme le Dieu de Descartes recrée à chaque moment le monde, recréent à chaque moment l’association : le départ de ce qui revient à chaque individualité ne peut être effectué que par des individualités qui s’entendent, c’est-à-dire qui ont quelque chose de commun. Tocqueville relève justement la nécessité de cet accord instinctif et en quelque sorte involontaire qui résulte de la similitude des sentiments et de la ressemblance des opinions. « Il n’y a proprement société, ajoute-t-il, que là où les hommes considèrent un grand nombre d’objets sous le même aspect. » « La première condition du droit, dit de son côté M. Tarde, est une certaine similitude préalable entre les hommes qu’il doit unir119. »

Essayez de composer une société avec des êtres idéalement dissemblables, vous n’obtiendrez qu’une collection d’originalités irréductibles. Comment, et de quel point de vue les égaliser, s’ils sont réellement incomparables ? Pour estimer leurs différences, encore faut-il que vous les compariez d’un même point de vue, que les mêmes catégories leur conviennent, en un mot qu’ils soient reconnus comme des semblables. En ce sens la proportionnalité ne saurait être visée qu’à travers une certaine uniformité. Des êtres auxquels elle manquerait totalement ne se laisseraient même plus englober dans un seul genre : de ces individus originaux on ne pourrait même plus dire qu’ils sont également des hommes.

Il faut donc le reconnaître ; si l’homogénéité absolue d’une société nous empêche de voir l’individu, son hétérogénéité absolue nous empêche de voir l’humanité ; et, par suite, l’une comme l’autre serait contraire au succès des idées égalitaires. Nous avons déduit alternativement les conséquences de l’homogénéité, puis de l’hétérogénéité ; force nous est de conclure que l’une ou l’autre, prise isolément et poussée à l’extrême, tendrait à ruiner l’égalitarisme, qui semblait pourtant, à un certain moment de cette dialectique, avoir besoin de l’une comme de l’autre.

C’est donc qu’il faut, comme le dit Platon en parlant de l’Être et du non-Être, de l’unité et de la multiplicité, prendre des deux mains. À la question que nous posions : « de l’homogénéité et de l’hétérogénéité sociales, laquelle des deux est favorable à l’égalitarisme ? », il faut répondre : « ni l’une ni l’autre exclusivement, mais toutes deux ensemble ». Leur collaboration achèvera l’œuvre qui, abandonnée totalement l’une ou à l’autre, péricliterait.

Ce n’est rien moins, en effet, que la conspiration de deux principes opposés qui est nécessaire pour abattre le plus sérieux obstacle à l’expansion de l’égalitarisme : l’idée de classe, d’espèce, de caste. Ce sont, nous l’avons vu, les distinctions collectives qui nous empêchent d’apercevoir les personnes et dans ce qu’elles ont de plus particulier et dans ce qu’elles ont de plus général ; or l’homogénéité comme l’hétérogénéité travaillent, chacune de leur côté, à effacer ces distinctions collectives, en multipliant ici les ressemblances et là les différences. Les barrières des classes, qui parquent les hommes en groupes d’inégale valeur, s’abaissent pour l’esprit qui voit, par-dessus leurs limites, les ressemblances s’accroître comme, entre leurs limites, les différences. Les habitudes d’esprit anti-égalitaires sont ébranlées à la fois par l’assimilation qui unit les membres d’un de ces groupes à ceux d’un autre, et par la différenciation qui oppose les uns aux autres les membres d’un même groupe.

Et c’est pourquoi, suivant toutes les vraisemblances psychologiques, les terrains les mieux préparés pour la semence des idées égalitaires sont ces civilisations où l’on rencontre le plus d’individus qui se ressemblent par certains côtés pendant qu’ils diffèrent par certains autres, — où l’assimilation s’étend en même temps que la différenciation s’y approfondit, — où l’hétérogénéité coexiste, en un sens, avec l’homogénéité.

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L’histoire vérifie-t-elle ces déductions ?

Et d’abord, puisque nous avons accordé que la composition ethnique d’une société peut, par l’entremise des sentiments réciproques qu’elle inspire à ses membres, la rapprocher ou l’écarter de l’égalité, que nous apprend l’anthropologie sur la composition ethnique des sociétés égalitaires ?

L’avenir est à l’unité de type du genre humain. — L’avenir est à la variété des types individuels120. — Telles sont les deux conclusions, contraires en apparence, que semble imposer aux anthropologues, qu’ils soient polygénistes ou monogénistes, l’analyse ethnique des groupes qui mènent le progrès. L’une et l’autre mettent un même fait en lumière : l’effacement des types spécifiques et collectifs. De l’une et l’autre il résulte qu’on ne rencontre plus, dans la civilisation occidentale, de groupes ethniques fermés, aussi nettement distincts qu’ils seraient intrinsèquement homogènes.

Déjà dans l’antiquité, les sociétés destinées à s’approcher le plus près de l’égalitarisme étaient aussi celles où le plus grand nombre de races se rencontrait. Si Athènes, plus que Sparte, fraie la voie de l’humanité, c’est peut-être aussi qu’elle entre en contact, par la mer et dans ses murs mêmes, avec plus d’étrangers121. En tout cas, de toutes les cités antiques, Rome fut la plus accueillante aux « Pamphyles ». Peut-être n’eut-elle jamais de race originale : on accusait le peuple romain de n’être qu’un « ramassis » de races122. Du moins son long développement devait être déterminé par l’accession dans la cité romaine d’éléments de toutes provenances123. À combien de types dissemblables ce même titre de citoyen romain devait-il être décerné ? Quelle singulière bigarrure de toutes les statures, de toutes les couleurs de cheveux, de toutes les formes de crânes devaient, offrir ces armées de l’Empire où les Hongrois fraternisaient avec les Espagnols, les Syriens avec les Francs, les Slavons avec les Bretons ? Comment de pareils spectacles n’auraient-ils pas élargi les idées romaines ? Si le droit romain, au lieu de rester un droit local et un droit de classe, devait être un droit humain et individualiste, l’hétérogénéité de ceux qu’il avait à faire vivre ensemble n’en est-elle pas, pour une part, responsable124 ? La quantité des étrangers avec lesquels Rome entrait en rapport l’obligeait à substituer, aux règles spéciales, des règles aussi générales que possible. Le nombre même des types différents auxquels le Romain devait reconnaître des droits l’habituait à l’idée que le droit n’est pas attaché à telle particularité spécifique, mais que l’homme, en tant qu’homme, est respectable. Est-ce un hasard si la ville où se forgeait pour le monde la notion du Droit universel et personnel était aussi le rendez-vous des races ? Cette promiscuité même prédestinait Rome à être le « champion de l’universalité125 ».

Que nos sociétés à leur tour soient constituées par des mélanges de races, c’est chose désormais acquise. L’assimilation des groupements sociaux aux espèces ethniques a pu servir certains intérêts ou certaines passions politiques, mais la science proprement dite paraît y renoncer décidément126. Elle reconnaît qu’entre race et nation il n’y a plus aucun rapport. Les races sont des conceptions, dit M. Topinard 127, les peuples seuls sont des réalités. Pour l’anthropologiste, « les peuples sont des dépôts d’alluvions, de provenance et de nature diverses, mêlés et brassés par le flux et par le reflux des événements ». Il y a longtemps qu’il n’y a plus de race pure, et l’impureté ethnique des nations augmente en même temps que leur civilisation même.

En Allemagne les Teutons sont croisés de Celtes et de Slaves. L’Angleterre est un amalgame de Bretons, de Saxons, de Normands, de Danois. La France est encore plus composite que toutes les autres ; la nation qui devait formuler les Droits de l’homme est aussi, on l’a répété souvent, « parente de toutes les races ».

Répondant aux craintes provoquées par le développement de l’immigration, M. Lagneau 128 fait remarquer que « notre nation, au point de vue ethnique, se compose d’Aquitains de race ibérique, comme beaucoup d’Espagnols, de Ligures de même race que certains Italiens, de Celtes de même race que la plupart des Suisses, de Belges, de Germains, de Burgondions, de Francs, de même race que beaucoup d’Allemands et de Scandinaves ». Il ne nous est donc pas difficile de retrouver des frères chez les étrangers. La promiscuité européenne, cette « chimie des races » que déplore Gobineau, a pour premier résultat, en brisant la solidarité des groupements sociaux avec les espèces biologiques, de disséminer des « semblables », qui peuvent se reconnaître, de l’un et de l’autre côté des frontières. Les différences physiques collectives, qui pouvaient barrer la route aux sentiments égalitaires, s’affaiblissent et s’évanouissent d’elles-mêmes.

En ce sens, s’il est vrai que les similitudes ou les dissemblances extérieures sont capables d’influer sur nos sentiments et nos idées, la composition ethnique des sociétés modernes prépare les esprits au respect de l’humanité.

Les prépare-t-elle en même temps au respect de l’individualité ? La preuve en serait faite si était vrai que les sociétés civilisées sont aussi celles où les individus se trouvent, au point de vue anthropologique, les plus différenciés. Mais c’est ce qui est plus difficile qu’on ne la cru à constater directement. Broca avait affirmé que le volume des crânes augmente avec la civilisation ; mais après des observations plus nombreuses, sa loi est démentie129. De même, on a affirmé qu’avec la civilisation la différenciation des crânes augmente ; mais les observations ne sont pas assez étendues pour que la loi soit incontestée. Suivant M. Le Bon 130, les différences de volume du crâne existant entre individus de même race sont d’autant plus grandes que la race est plus élevée dans l’échelle de la civilisation. Mais, suivant M. Topinard 131, l’inégalité de ces différences mêmes peut tenir à l’inégalité des séries de crânes comparées, et il est encore impossible d’affirmer « que les variations individuelles soient moins étendues dans les races inférieures que dans les races supérieures ». Si cinq crânes de Patagons possédés par le laboratoire de Broca sont identiques, trois cerveaux de Fuégiens décrits, l’un par Manouvrier et les deux autres par Seitz, diffèrent entre eux autant que trois cerveaux d’Européens pris au hasard132.

S’en rapportera-t-on, pour résoudre le problème, à l’examen de caractères en quelque sorte plus extérieurs et plus visibles que les dimensions céphaliques ? Ils sont en effet plus importants pour notre objet, s’il est vrai que les caractères les plus manifestes doivent aussi exercer la plus sensible influence sur l’attitude et la conduite des individus vis-à-vis les uns des autres.

Or les voyageurs ne sont-ils pas d’accord pour noter l’impression d’uniformité que leur donne le spectacle d’une foule de primitifs ? On l’a souvent répété : « Qui a vu un Indien les a tous vus133. » — Sans doute, mais ne sait-on pas aussi combien il faut se défier de ces sortes d’impressions, et que, pour un étranger, les différences entre les représentants d’un même type ne deviennent appréciables qu’à la longue ?

Toutefois, s’il n’est pas facile de reconnaître directement, à des signes objectifs, la diversité croissante des individus, il est possible de la démontrer : elle apparaît, en vertu des lois de la transmission héréditaire et de la combinaison des caractères, comme une conséquence forcée de ces mélanges de races universellement reconnus. On sait en effet que, plus les éléments générateurs diffèrent, plus il y a de chances pour que leurs produits soient originaux. Weismann, de ce point de vue, a démontré les avantages de l’« amphimixie » pour la sélection : la dualité des producteurs est une cause de variations individuelles.

Or combien le nombre des variations probables n’augmente-t-il pas si les éléments générateurs sont eux-mêmes les produits de races différentes ? Si, en un mot, l’« amphimixie » se double de « panmixie » ? L’universel croisement a pour résultat d’augmenter les différences individuelles. Il les augmente d’autant plus que les variétés qu’il engendre sont relativement instables, difficilement transmissibles, et par suite n’arrivent pas à se constituer en espèces durablement distinctes. Par là s’explique ce fait que dans les sociétés « métisses », tandis que les races anciennes disparaissent, il ne se forme pas, à vrai dire, de races nouvelles. L’« anthropo-sociologie » peut donc chercher quels caractères anatomiques se rencontrent le plus fréquemment dans les différentes couches des sociétés modernes, si la dolichocéphalie l’emporte ici et, là, la brachycéphalie134 : elle ne prouvera pas que, correspondant aux distinctions de classes, des types collectifs différents se constituent en Europe, comme s’en sont constitués, dit-on, aux îles Sandwich ou au Dahomey135. Les temps sont passés où sans hésitation, du premier coup d’œil, on reconnaissait à la taille, à la couleur des yeux ou des cheveux, les supérieurs et inférieurs. La civilisation occidentale impose aux races qu’elle réunit la multiplication des différences individuelles en même temps que l’élimination des différences collectives : et en conséquence, par les effets moraux de ce processus biologique, elle prépare déjà les esprits à recevoir l’idée de l’égalité des hommes.

Mais, parce que les ressemblances ou les différences ethniques se laissent, plus aisément peut-être que toutes les autres, définir et mesurer scientifiquement, il serait injuste de les rendre seules responsables de l’orientation des idées sociales. Bien d’autres ressemblances unissent, et bien d’autres différences séparent les hommes, qui sont capables ou de renforcer ou de contrarier l’action des premières. L’importance sociale de l’acquis dépasse, et de beaucoup, celle de l’inné. L’humanité a la capacité de bouleverser les distinctions de la nature. Des cerveaux anatomiquement identiques porteront peut-être des idées toutes différentes, et des corps tout différents se cacheront sous des tenues identiques : les hommes ne se reproduisent pas seulement, ils s’imitent. Que l’imitation aille, comme le veut son théoricien136, de l’intérieur à l’extérieur, du mental au physique, ou au contraire, comme nombre d’observations tendraient à le prouver de l’extérieur à l’intérieur, du physique au mental137, — que l’on commence par imiter les façons de se vêtir, de s’abriter, de se nourrir avant d’imiter les façons de penser, ou inversement, — il est acquis que l’imitation, en transportant d’un individu à l’autre, à travers les milieux ethniques les plus divers non pas seulement quelques caractères insignifiants, mais les caractères les plus nombreux et les plus importants, transforme, à des degrés d’ailleurs divers, l’intérieur comme l’extérieur des hommes, leur physique comme leur mental. Il peut donc arriver qu’elle tienne tête à l’hérédité, qu’elle brouille ses cartes, qu’elle rende homogène ce que l’hérédité laissait hétérogène, et inversement, — et par suite rien ne prouve a priori qu’elle ait, comme l’hérédité, préparé dans les sociétés occidentales le règne de l’égalitarisme : qui sait si l’une ne travaille pas à détisser ce que trame l’autre ?

Force nous est donc d’examiner directement la nature et les résultats de l’imitation dans les sociétés qui marchent vers l’égalité.

Serait-il vrai, comme on l’a soutenu138 que la puissance d’imitation va en décroissant avec la civilisation ? S’imiterait-on moins, par suite, dans les sociétés modernes que dans les sociétés primitives ? — Les distinctions qui permettent de répondre à ces questions ont été brillamment formulées. On imite moins ses ancêtres, mais on imite plus ses contemporains, même étrangers. On imite moins de gens en tout, mais plus de gens en quelque chose. En un mot, le règne de la mode se substitue au règne de la coutume 139.

Les conséquences de cette substitution sont évidentes. Les échanges d’imitations, plus rapides et en quelque sorte plus souples que les croisements biologiques, doivent agir, mais encore plus vite, dans le même sens : ils seront les destructeurs désignés des types collectifs ; aux groupes étroits de gens qui se ressemblent sous tous les rapports ils sont faits pour substituer les groupes indéfiniment élargis de gens qui se ressemblent par quelque côté, et en ce sens, — si nos déductions précédentes sont justes, — pour hâter la venue des idées égalitaires.

Aussi, suivant M. Tarde, la vraie cause de ce passage des sociétés du type aristocratique aux sociétés du type démocratique, que Spencer constate comme Tocqueville, serait dans la victoire de la mode sur la coutume. La lutte de la mode et de la coutume serait le secret de toutes les luttes entre les partis conservateurs et les partis libéraux. L’élargissement du champ de l’imitation précéderait partout la marche des idées vers la démocratie. « L’habitude chaque jour plus générale de prendre exemple autour de soi, dans le présent, au lieu de prendre exemple exclusivement derrière soi, dans le passé… produit l’uniformité vaste des idées et des goûts, des usages et des besoins qui rend possible, puis nécessaire, non seulement la fusion des peuples assimilés, mais encore l’égalité des droits et des conditions, c’est-à-dire la similitude juridique entre les citoyens de chaque peuple devenus semblables sous tant d’autres rapports140. » Le triomphe de la mode serait donc l’avant-coureur de l’égalitarisme.

Et, de fait, on se souvient qu’à Rome, l’époque où l’idée d’un Droit naturel prend corps est aussi celle où, avec toutes les races, toutes les pratiques et toutes les croyances s’entrecroisent et se mêlent. Usages grecs ou cultes orientaux, les importations de l’étranger, usurpant la place des traditions familiales, marquent chacune des étapes de l’élargissement de l’esprit romain. — Et quant à nos sociétés modernes, où la fréquence et la rapidité des communications sont centuplées, qu’elles soient traversées de courants d’imitation encore plus larges et plus nombreux, ce n’est plus à démontrer : il n’y a qu’à ouvrir les yeux sur l’Europe pour noter, en même temps que les progrès de la démocratie, les progrès de l’assimilation par la mode.

Il est vrai que le même observateur qui attire notre attention sur les progrès de la mode nous fait aussi remarquer que toute mode tend, par une nécessité intime, à se contracter et à se cristalliser en coutume. Un rythme, rendu sensible par une histoire à vol d’oiseau des gouvernements des législations, des religions, de la technique, tend, suivant M. Tarde, à naturaliser les importations, à donner à l’usage venu de l’étranger la force d’une pratique autochtone, et à nous ramener ainsi du cosmopolitisme ou traditionalisme141. — Ce retour de la mode à la coutume résulte-t-il d’une loi d’évolution nécessaire ? ou au contraire, comme le pense M. Durkheim 142, une loi d’évolution nécessaire veut-elle que toute société qui s’est une fois soustraite à l’autorité de la tradition y reste soustraite à jamais ?

Entre ces deux « lois d’évolution » nous n’avons pas besoin de choisir ici. Il nous suffit de constater que, dans la civilisation qui nous occupe, — celle qui commence à marcher vers l’égalitarisme, — les individus en rapport sont trop nombreux et leurs rapports trop fréquents pour qu’on puisse espérer, ou craindre de si tôt un arrêt, et comme une sorte de pétrification de leurs imitations réciproques. Nous pouvons donc retenir que la nature de l’imitation qui porte d’homme en homme, dans les sociétés modernes, les habitudes et les croyances, est bien telle qu’elle les pousse vers l’idée des droits de l’homme ; car il est clair que la mode y gagne tous les jours sur la coutume.

Mais ne se cache-t-il pas, dira-t-on, au sein de la mode même, un germe d’inégalité ? Le sens commun nous rappellera qu’une mode a pour conséquence d’effacer les différences de ceux qui la suivent, et d’autre part, de les distinguer, en bloc, de ceux qui ne la suivent pas. Par là n’aboutit-elle pas à effacer l’individualité comme à trancher les classes, — résultat doublement contraire à l’égalitarisme ?

À quoi il faut répondre que la multiplicité et la variabilité des modes neutralisent ces conséquences.

Il est bien vrai qu’en suivant une mode nous nous enrégimentons ; nous masquons notre personnalité sous un caractère qui ne nous appartient pas en propre ; nous portons une « lettre sociale ». — Mais, en suivant une autre mode, c’est une autre lettre que nous portons ; et cela même empêche que notre personnalité s’efface absolument. Ainsi, de la multiplicité des sujétions, renaît la liberté. Sous le règne de la coutume, c’est-à-dire lorsque nous imitons un petit nombre d’individus en tout, nous faisons corps avec la collectivité, notre individualité disparaît. Mais elle reparaît sous le règne de la mode, lorsque nous imitons un grand nombre d’individus en quelque chose : il n’y a plus dès lors de type collectif qui absorbe le nôtre. Les combinaisons d’imitations multiples qui se coupent en un même point, c’est-à-dire se rencontrent dans une même personne, n’ont guère de chances de se répéter. L’originalité ressort de l’entrecroisement même des modes. Et c’est pourquoi, si « tyrannique » que soit l’empire de la mode, on ne le voit pas, comme celui de la coutume, oblitérer jusqu’à l’idée de la personnalité.

D’autre part, il est vrai encore que suivre une mode, c’est chercher à se distinguer de certains hommes en s’assimilant à certains autres. On a finement remarqué143 que la mode satisfait à nos deux tendances contraires : l’esprit d’imitation et l’esprit de contradiction. Elle nous permet de nous opposer en imitant. Si nous adoptons une mode, n’est-ce pas afin que, du premier coup d’œil, on nous range dans une certaine catégorie et non dans une certaine autre ? Ainsi s’explique le perpétuel devenir et l’instabilité essentielle de la mode144 : les gens qui veulent être : « distingués » s’empressent de la quitter dès qu’elle devient « commune ». — Mais c’est cette variabilité même des modes qui, en même temps que leur multiplicité, limite l’influence anti-égalitaire de la mode. Ce changement perpétuel nous fait voir les mêmes modes portées par des individus très différents, et des modes très différentes par un même individu. D’où il résulte que les signes distinctifs que la mode fait passer d’un homme à l’autre se détachent de plus en plus aisément, à nos yeux, de ceux qu’ils ne recouvrent que pour un jour. L’esprit qui a vu se succéder tant d’assimilations différentes se déshabitue de juger les gens sur l’étiquette qu’ils prennent, et, comme le veut l’égalitarisme, essaie de découvrir, sous l’uniforme momentané des collectivités, la valeur propre à l’individu.

Ainsi, parce qu’elles sont multiples et parce qu’elles sont variables, les modes étouffent elles-mêmes le germe d’inégalité qu’elles recèlent. La mode multiplie les ressemblances sans exclure les variations individuelles. On la voit effacer les distinctions collectives traditionnelles, comme la panmixie efface les types spécifiques : mais pas plus que la panmixie ne constitue de nouvelles races distinctes, la mode n’arrive à constituer de nouvelles classes irréductibles. L’imitation universelle qui, comme le croisement universel, fait la loi à notre civilisation, a comme lui pour résultat d’y propager, par-dessus les groupements fermés et exclusifs, les ressemblances, en même temps qu’elle y raffine, à l’intérieur des groupements, les différences individuelles.

Par là s’expliquent les réflexions, en apparence contraires, qu’inspirent aux observateurs les spectacles contemporains. D’une visite à ces sociétés auxquelles Tocqueville demandait le modèle de la démocratie, l’un rapportera l’impression que tous les éléments d’une foule américaine se rassemblent145, l’autre que chaque Américain a son régime, ses idées, ses goûts propres146. En comparant les classes les plus civilisées aux autres, celles du « monde » à celle du « commun », on nous dira, suivant les points de vue, tantôt que leurs membres sont ceux qui se ressemblent le plus, tantôt qu’ils sont ceux qui diffèrent le plus entre eux147. S’agit-il non plus seulement des habits ou des usages, mais des arts, on remarquera que les arts n’ont presque plus de patrie, qu’un peintre italien peint comme un belge, que les styles s’universalisent, — et d’autre part que chacun veut sa manière, qu’il n’y a plus d’écoles, que les artistes, divisés sur tout, n’ont plus qu’un parti pris commun, celui de l’individualisme148. Le mouvement des croyances provoque des observations analogues. Elles aussi tendent vers l’universalité ; les dogmes précis, apanages d’une secte, d’une cité, ou d’une nation font place peu à peu à des croyances vagues qui embrassent le monde, et, en même temps qu’elles s’élargissent, se fondent d’ailleurs les unes dans les autres ; c’est l’âge des « congrès de religions ». Mais au même moment et inversement, sous ces généralités conciliantes qui rassemblent tant de fidèles, mille théories particulières s’élèvent. Chacun se fait « son système » du monde. On ne met rien au-dessus de la liberté de conscience. Les croyances dernières apparaissent de plus en plus comme choses toutes personnelles. — si bien qu’on a pu dire, en un sens, qu’une seule foi commune nous reste, la religion de l’individu149.

En un mot, historiens des croyances, critiques ; d’art, observateurs des mœurs aboutissent à deux thèses analogues à celles que nous trouvions, au début de ce chapitre, sous la plume des anthropologues : dans nos sociétés modernes tout s’unifie, en même temps que tout se diversifie150. L’homogénéité augmente en un sens, et en un autre l’hétérogénéité.

Entre ces deux thèses, nous le savons, la contradiction n’est qu’apparente, et les mouvements qu’elles formulent convergent contre une même idée : les espèces, les classes, les castes s’effacent, tant par l’assimilation des individus qu’elles séparaient que par la différenciation des individus qu’elles enferment. Parce que les sociétés occidentales modernes sont celles où la plus large homogénéité coexiste avec la plus profonde hétérogénéité, elles sont aussi celles où le respect de l’humanité, devait coexister avec le respect de l’individualité, — pour le plus grand profit des idées égalitaires.