(1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Appendice aux articles sur Roederer. (Voir page 393.) » pp. 533-543
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(1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Appendice aux articles sur Roederer. (Voir page 393.) » pp. 533-543

Appendice aux articles sur Roederer.
(Voir page 393.)

Roederer s’est beaucoup essayé dans le genre des scènes historiques ; il a tâché d’en reproduire du xvie  siècle et du temps de la Ligue ; il a voulu, à l’exemple du président Hénault (lequel lui-même se ressouvenait de Shakespeare), représenter et nous rendre l’histoire en action, nous montrer les personnages avec leurs mœurs, leur ton de tous les jours et dans la familiarité. Mais ces essais, à moins du génie d’un Shakespeare qui devine et qui crée, sont nécessairement faibles, traînants et infidèles à distance ; tout l’esprit, d’ailleurs, qu’on y peut mettre et tous les procédés d’étude ne réussissent jamais à y donner le cachet authentique. Roederer, poussé par son goût pour la vérité nue et la réalité, a mieux fait pourtant : il a copié aussi des scènes qu’il avait sous les yeux, de vraies conversations de son temps, toutes naturelles, toutes vives. Et quelle scène historique, refaite après coup, vaudrait le récit suivant que nous donnons dans toute sa simplicité et dans son premier jet sincère ? C’est un petit épisode qui a un caractère parfait d’originalité, et qui montre, comme si l’on y était, le genre d’esprit et de vie d’un héros. Ce héros est le général Lasalle, un des Achille et des Roland de l’Empire, de la première qualité des braves, un des prochains maréchaux s’il avait vécu, et avec cela aimable, spirituel, étourdi, généreux, tel enfin qu’il va se peindre à nous. Seulement qu’en lisant ces pages, en entendant ces paroles qui brusquent parfois le papier, on n’oublie pas d’y mettre l’animation de la gloire, le sourire brillant de l’esprit et la grâce irrésistible de la jeunesse.

M. Roederer, envoyé en Espagne en mission confidentielle par l’empereur auprès de son frère le roi Joseph, écrit le Journal de son voyage. On y lit entre autres particularités intéressantes :

De Valladolid, le 2 mai 1809.

Je vous envoie, ma chère amie, écrit-il à sa femme, un dîner militaire avec le général Lasalle. Son ton et son langage m’ont paru très piquants. Peut-être l’ai-je mal rendu, et alors mon récit serait assez plat ; peut-être aussi faut-il, pour y trouver quelque sel, avoir devant les yeux le personnage lui-même, avec ses grandes culottes à la mameluck et la pipe à ses moustaches.

Au reste, j’ai dicté cela par désœuvrement. Que faire quand on voyage à petites journées ?…

Je remets ceci à un officier de corsaire qui le mettra à la poste à Bordeaux. Cela ne mérite pas le port.

DÎNER CHEZ LE GÉNÉRAL THIÉBAULT AVEC LE GÉNÉRAL LASALLE.

 

Burgos, 29 avril 1809.

Hier j’ai dîné ou soupé (il était sept heures du soir) chez le général Thiébault avec le général Lasalle arrivant de Madrid, et se rendant en toute diligence au corps d’armée commandé par le maréchal Masséna en Allemagne, l’empereur lui ayant donné le commandement d’une division de huit régiments de cavalerie légère et de huit pièces de canon.

Le général Lasalle étant célèbre par sa bravoure, par son dévouement à l’empereur, par ses services depuis quinze ans (il n’en a que trente-trois), et récemment encore ayant puissamment contribué, par son courage et l’habileté de ses manœuvres, au gain de la bataille de Médelin, étant remarquable par son ton militaire, par sa gaieté éminemment française qui ne se dément jamais au fort même des combats, enfin étant messin, mon compatriote, d’une famille que j’ai beaucoup connue, fils d’une mère que j’ai un peu aimée, cousin d’un de mes confrères au parlement de Metz, j’ai pris un extrême plaisir à le voir, à l’écouter, et je veux prolonger ce plaisir en écrivant ici, aussi exactement qu’il me sera possible, toute la conversation qui a eu lieu entre lui et moi, et a été commune, pendant tout le dîner, toutes les personnes qui s’y trouvaient réunies.

Le général était à un balcon seul, lorsque je suis entré chez le général Thiébault. Il regardait travailler au tombeau du Cid, dont le général Thiébault a fait recueillir les fragments dans une église brûlée, et qu’il fait remonter dans une petite promenade qu’il a plantée sur le bord de l’Arlançon, au milieu de la ville, au-dessous de la terrasse qui a servi jusqu’à présent de promenade.

Je vais au général Lasalle, et voici notre conversation :

moi. — Général, j’ai l’honneur de vous saluer.

lasalle. — Monsieur, vous allez à Madrid ?

moi. — Oui, général.

lasalle. — J’ai laissé, il y a trois jours, le roi très bien portant.

moi. — Vous n’avez pas fait de mauvaise rencontre en route ?

lasalle. — Point du tout ; il n’y a rien à craindre. Seulement, quand vous avez passé Valladolid, il faudra laisser la route de Ségovie de côté et prendre l’autre. Il n’y a pas le moindre danger.

moi. — Ce que vous dites là est très rassurant. Mais on m’a parlé tout autrement hier et ce matin, et surtout on m’a recommandé de ne pas m’en rapporter au général Lasalle, qui n’a peur de rien et qui fait peur à toute l’Espagne. Comme ma réputation de bravoure n’est pas aussi bien établie que la sienne, je compte demander une escorte.

lasalle. — Quand j’ai passé à ……, le commandant est venu à ma voiture et m’a dit : « Général, je ne vous laisserai point partir sans une escorte de vingt-cinq hommes. Il y a des brigands… » Je lui ai répondu que je n’en voulais point. Il a insisté. Je lui ai dit : « Savez-vous à qui vous parlez ? — Je parle à un officier français. — Vous parlez au général Lasalle. Combien sont ces brigands ? — Environ trois cents. — Combien avez-vous d’hommes ? — Cinquante. — Quoi ! vous avez cinquante hommes et vous laissez la route sans sûreté ! Cela est lâche. Je rendrai compte de votre conduite. Je ne veux point de votre escorte. » — J’ai passé, n’ai rien vu, et me voilà.

moi. — Général, il faut vous garder pour la campagne qui commence en Allemagne.

lasalle. — Je suis en retard de six semaines, je serai grondé. Les premiers coups de fusil seront tirés quand j’arriverai. L’empereur vient de me donner une superbe division : huit régiments de troupes légères, huit pièces de canon. C’est plus qu’il ne m’en faut. Je serai au désespoir si l’on commence sans moi.

moi. — Vous passez par Paris ?

lasalle. — Oui, c’est le plus court. J’arriverai à cinq heures du malin, je me commanderai une paire de bottes, je ferai un enfant à ma femme et je partirai.

M. Lagarde s’approche, ensuite le général Thiébault, qui était dans une autre pièce.

le général thiébault. — Tu n’emmènes donc pas ta femme avec toi cette fois-ci ?

lasalle. — Pourquoi pas, si elle le veut ? Mais elle est toute changée, ma femme !

le général thiébault. — Elle était en Espagne à la bataille de Rio-Seco (je crois, — à vérifier).

lasalle. — Jusque-là elle avait été assez raisonnable. Ce jour-là je ne la reconnaissais pas ; elle a eu peur, quoiqu’il n’y ait guère eu que deux ou trois cents hommes de tués. Les boulets venaient autour d’elle et de sa petite fille. Elle fut saisie d’une terreur singulière. Je lui envoyai dire d’aller un peu plus loin : elle se retira dans un endroit où l’on portait les blessés. Il se trouve là un officier blessé dans un certain endroit. Ma femme avait dans sa voiture un instrument (Il figura par le geste une seringue) ; on l’arrangea, et elle fit donner par sa femme de chambre un secours important à ce pauvre homme… Elle, elle fit là la dame de charité tout à fait ; elle est actuellement poltronne.

le général thiébault. — Comment la laissais-tu aller comme ça au plus épais ? Tu devais avoir peur pour elle.

lasalle. — Ma foi, non ; je n’y pensais pas, puisque je n’avais pas peur pour moi.

moi. — Général, c’est pour arriver sain et sauf aux grandes aventures qu’il faut vous préserver des brigands.

le général thiébault. — Je te donnerai sûrement une escorte pour sortir d’ici, jusqu’à quatre lieues. Plus loin, tu peux t’en passer.

moi. — Il faut ménager sa vie quand elle peut être utile.

lasalle. — Moi, j’ai assez vécu à présent. Pourquoi veut-on vivre ? Pour se faire honneur, pour faire son chemin, sa fortune ; eh bien ! j’ai trente-trois ans, je suis général de division. (En s’approchant de moi, à voix basse et d’un ton sérieux.) Savez-vous que l’empereur m’a donné l’année passée cinquante mille livres de rentes ? c’est immense !

moi. — L’empereur n’en restera pas là, et votre carrière n’est pas finie. Mais, pour jouir de tout cela, il faut éviter les dangers inutiles, et les dangers sans gloire ; car, après tout, pourquoi veut-on se faire honneur, faire son chemin, sa fortune ? C’est pour en jouir, sans négliger cependant les occasions d’accroître ces avantages autant qu’il est possible.

lasalle. — Non ! Point du tout ! On jouit en acquérant tout cela ; on jouit en faisant la guerre. C’est déjà un plaisir assez grand que celui de faire la guerre ; on est dans le bruit, dans la fumée, dans le mouvement : et puis, quand on s’est fait un nom, eh bien ! on a joui du plaisir de se le faire ; quand on a fait sa fortune, on est sûr que sa femme, que ses enfants ne manqueront de rien ; tout cela, c’est assez. Moi, je puis mourir demain. —

Un aide de camp vient dire au général qu’on le demande. Il sort. Je passe avec le général Thiébault dans son cabinet. Lasalle rentre et reprend la conversation avec M. Lagarde.

M. Lagarde m’a rapporté que le général lui avait dit qu’on traitait les Espagnols avec un peu de mollesse ; qu’il fallait les réduire par la terreur ; que dans toute partie conquise où il y avait un Français de tué, il fallait pendre un Espagnol ; que partout où il y avait une insurrection, il fallait en pendre soixante.

Nous rentrons, le général Thiébault et moi ; la conversation continua quelques moments sur le même texte et sur le même ton.

le général thiébault en riant, à moi. — Il en dit plus qu’il n’en fait : c’est le meilleur homme du monde. (Le général Lasalle parle à quelqu’un qui entre, et le général Thiébault continue :) C’est le premier officier de troupes légères de l’Europe ; Nansouty, premier officier de grosse cavalerie. Il a tout le brillant du marquis de Conflans et a fait bien d’autres preuves. Toujours gai comme vous le voyez, et allant comme cela au feu. (S’adressant au général Lasalle.) Mon ami, où sont tes aides de camp ? Je les ferai chercher. Nous les attendons pour dîner.

lasalle. — Il faut dîner sans eux.

le général thiébault. — Il faut bien qu’ils dînent.

lasalle. — Ils n’ont pas faim.

le général thiébault. — Où sont-ils logés ?

lasalle. — Ils ne sont pas logés.

le général thiébault. — Mais tu veux partir après dîner !

lasalle. — C’est pour cela qu’il ne faut pas les attendre. Ils dîneront ailleurs.

le général thiébault. — Je ne ferai pas servir qu’ils ne soient venus.

lasalle. — Et moi je vais dire qu’on serve. (Il sort.) —

On voit venir les aides de camp sur le pont.

Pendant la conversation est survenu le commissaire ordonnateur Buot, un colonel beau-frère du général Lasalle. On s’est mis à table. Le général Lasalle à gauche du général Thiébault, moi à droite. À côté du général Lasalle, en retour, M. Lagarde ; plus loin, M. du Coëtlosquet, aide de camp du général Lasalle. Vis-à-vis, un officier. Plus loin, le beau-frère du général Lasalle. À ma droite, M. Buot ; plus loin, en retour, le secrétaire et l’aide de camp du général Thiébault. En face de moi, le deuxième aide de camp du général Lasalle, et, au milieu, M. de Vidal, adjudant.

SOUPER.

 

le général thiébault. — Ma foi, messieurs, vous ferez mauvaise chère. Cette réunion de troupes qui n’ont pas été annoncées a mis la disette à Burgos. Dans cette matinée et dans les trois jours précédents, il est arrivé 17 000 hommes à Burgos, venant de Saragosse. Ce matin, il a fallu attendre deux heures du pain pour faire déjeuner le pauvre Lasalle.

lasalle. — Je n’étais pas pressé : j’avais déjeuné avant de me coucher.

le général thiébault. — Il est arrivé ici à quatre heures du matin ; je venais de me coucher. Je le vois devant mon lit : « Mon ami, donne-moi à souper et un lit. » Le cuisinier lui a donné à souper.

lasalle. — Je ne sais pas pourquoi les gazettes françaises, contre leur ordinaire, ont diminué nos avantages à la bataille de Médelin. Elles ont dit que nous avons tué six mille hommes : nous en avons bien tué quatorze mille.

moi. — C’est ce que m’ont dit à Bayonne des officiers revenant d’Espagne.

m. lagarde. — Le bulletin du major-général maréchal Jourdan en annonçait douze mille.

l asalle. — Nous en avons tué quatorze mille. Nous avions espéré de voir le roi à l’armée de l’Andalousie ; cela aurait produit un bon effet. Le roi se plaît à Madrid… il chasse beaucoup… S. M. n’était pas de bonne humeur quand je suis parti de Madrid… Je lui ai apporté les drapeaux que nous avons pris aux Espagnols : superbes drapeaux, ma foi ! Ils étaient couverts de belles figures peintes, brodées. Il y en a un sur lequel on voyait un aigle terrassé et déchiré je ne sais par quelle bête, une figure de lion, peut-être de léopard… ou de mérinos… (Tout le monde rit.) À propos de mérinos, j’en ai sauvé pour ma part plus de cinq cent mille… Oh ! nous avons fait la guerre en Andalousie avec une sagesse et une douceur édifiantes ! —

La conversation retomba sur les troupes revenant de Saragosse tous les ordres du maréchal Mortier. J’ai cessé un moment d’être à la conversation générale, parce que M. Buot, mon voisin, m’a parlé du siège de cette ville, à moi particulièrement. J’ai cependant entendu dire, je ne sais plus par qui, que l’on se plaignait dans l’Aragon que les ministres de Madrid n’y donnaient aucun signe d’existence, et qu’on n’y recevait aucun ordre du roi.

J’ai retenu, de ce que m’a dit M. Buot, qu’il avait péri quarante mille hommes dans Saragosse pendant le siège ;

Qu’il avait été consommé par l’armée française devant Saragosse environ deux cent mille mérinos, dont les peaux et les toisons, jetées par les soldats, n’avaient été ramassées que par les vivandières.

Lorsque les Français avaient fait sauter, par le moyen de la poudre, quelques édifices publics ou une maison particulière, les Espagnols, retranchés dans la maison voisine, travaillaient aussitôt à percer les murailles pour tirer des coups de fusil aux Français. Pendant que les Espagnols perçaient le mur d’un côté, les Français le perçaient de l’autre pour tirer sur les Espagnols. C’était de part et d’autre à qui aurait le plus tôt fait son trou pour tirer le premier sur l’ennemi.

Quand les Espagnols étaient forcés dans une maison, ils se retiraient dans la suivante par les ouvertures percées à tous les étages ; ils muraient ensuite les ouvertures. Il s’est trouvé que des Français étaient maîtres du premier étage, tandis que le second et le rez-de-chaussée étaient occupés par les Espagnols ; que l’on se fusillait par les planchers du haut en bas et du bas en haut.

Il a péri vingt-neuf officiers du génie français dans le siège de Saragosse et trois officiers d’artillerie.

Lorsque Saragosse s’est rendue, il y avait sur la place et dans les rues dix mille morts ou mourants. Tout ce qui respirait encore était exténué par la faim et par une sorte de maladie contagieuse qui en a fait périr un grand nombre encore longtemps après la reddition et l’assainissement de la ville.

Ce n’est point Palafox qui menait les affaires et les esprits à Saragosse ; Palafox est un jeune homme de vingt-huit ans, fort beau, sans expérience. C’était un chanoine et un autre ecclésiastique qui avait été précepteur de Palafox, qui gouvernaient la canaille et la convoquaient au son de la cloche en assemblée générale ; à la fin du siège, la cloche avait beau sonner, il ne venait plus personne100.

le général thiébault. — Mon ami, tu ne partiras pas ce soir.

lasalle. — Mon ami, je partirai ce soir. Je suis en retard depuis six semaines.

l’aide de camp du coëtlosquet. — Mon général, nous ne gagnerons rien à partir ce soir.

lasalle. — Nous serons en route ; c’est quelque chose d’être comme ça. (Il fait un mouvement de la main qui figure la position et le mouvement d’un homme à cheval qui galope.)

le général thiébault. — Ne nous parle pas de ce plaisir-là, à nous qui sommes condamnés à rester ici. Mais il te faut une escorte seulement pour quatre lieues. Il y a par ici quelques coquins. Je te commanderai quatre dragons.

lasalle. — Je ne veux pas ; ce serait un trop mauvais tour ; cela ralentirait ma marche ; ils voudraient tous ensuite m’en donner le reste de la route, je resterais en chemin.

le général thiébault. — Je veux que tu aies quatre dragons. Ils sont bien montés et te suivront aisément.

lasalle. — Je n’en veux point.

le général tbiébault. — Ils se trouveront sur la route quand tu partiras.

lasalle. — Je les chargerai. (On rit.)

moi. Mon fils101 est dans l’idée que les escortes augmentent les dangers, parce qu’elles ralentissent la marche et qu’elles l’annoncent, et il va toujours sans escorte.

lasalle. — Oh ! les officiers du roi courent moins de dangers que les officiers français ! les Espagnols ont plus de ménagements pour eux. Si l’on veut de la sûreté, il ne faut point faire de grâce quand on tue les Français ; on y va trop doucement. Les Espagnols ne sont pas comme les Allemands.

le général thiébault. — Tu vas les voir, ces bons Allemands.

trois ou quatre voix ensemble. — Les bonnes gens, les braves gens que ces Allemands !

m. du coëtlosquet. — Avec tout cela nous pleurerons l’Espagne.

lasalle. — Oui, dans six mois d’ici, quand nous y reviendrons

le général thiébault. — Te souviens-tu de la bonne vie que nous avons menée à Salamanque ?

lasalle. — Pardieu, oui ! c’était à notre premier voyage.

le général thiébault, à moi. — Il avait là une belle à qui il donnait des sérénades en plein jour !

lasalle. — Oui, pour plus de discrétion. (À moi.) C’était une femme chez qui était logé le général Victor. Il fut tout étonné de me voir arriver avec de la musique sous ses fenêtres. Je lui dis : « Général, ce n’est pas pour vous, c’est pour Madame ! » Elle me disait : « Mais, monsieur, il fait jour ! — Madame, raison de plus. »

le général thiébault, à moi. — Ils avaient formé une société qui s’appelait des altérés. Il était défendu de n’avoir pas soif sous une peine convenue. Lasalle avait passé une nuit de train avec un de ses officiers, et ils revenaient ensemble le matin pour se coucher. Tout à coup il prend un air grave et regarde son camarade ; il lui dit : « Monsieur, vous venez de passer une nuit dans la débauche ; cela est affreux ! Rendez-vous en prison pour trois jours. » Et l’autre y alla.

lasalle. — Nous avons soupé hier à Torquemada102. Ils voulaient se souvenir que je les avais brûlés il y a six mois ; ils se rassemblaient autour de la maison et se regardaient quand je suis parti.

l’aide de camp du coëtlosquet. — Mais aussi, général, comme vous avez été reçu à la poste !

lasalle. — Oui ; ils ne savaient quelle fête me faire. C’est que j’ai fait donner six mille francs au maître de poste pour rétablir sa poste quand Torquemada eut été brûlée.

l’aide de camp. — Il faut que nous n’ayons fait qu’une bonne action dans toute notre vie, et nous n’avons pu échapper aux ennuis de la reconnaissance !

lasalle. — Quand ma voiture s’est, arrêtée, la femme s’y est présentée ; elle m’a dit : « Est-il vrai que le général Lasalle a été tué ? » Je lui ai répondu : « Oui, il est mort. » Le moment d’après, son mari est venu, m’a regardé de tous les côtés, et m’a reconnu. C’est alors que la reconnaissance a commencé et qu’il a fallu céder ; on a été chercher toute la viande, les poulets et les œufs de Torquemada, et il n’y en avait guère. —

On s’est levé de table. Le général Lasalle a donné ses ordres pour son départ, a pris du café et du rhum, a allumé sa pipe dans un coin, et est revenu à la cheminée, où nous étions en cercle, debout.

lasalle, à Buot. — Vous ne me chargez de rien pour Madame ?

buot. — Si vous voulez, général, l’embrasser pour moi…

lasalle. — J’ai déjà cette commission pour plus de vingt personnes. Le maréchal Victor me l’a donnée, Thiébault aussi… Je ferai face à tout, messieurs, vous pouvez y compter. L’empereur a donné une division au général Macdonald. Je suis bien aise que l’empereur lui ait fait grâce ; c’est un brave homme, sachant bien son métier, un peu froid, comme le général Victor.

moi. — Le général Reynier est aussi comme cela.

lasalle. — Oui, homme de mérite. Ces hommes-là ne donnent point de mouvement au soldat ; il faut sous eux des officiers qui aient de l’ardeur et du feu. Macdonald a un défaut, c’est un peu d’orgueil ; mais c’est un brave homme qui a du talent.

buot. — L’empereur ne laissera pas traîner l’affaire de l’Autriche. Il va se frapper là de grands coups. Quel homme !

lasalle. — Là où l’empereur a été le plus grand, c’est à la guerre d’Italie. Là il était un héros : à présent c’est un empereur. En Italie, il n’avait que peu d’hommes presque sans armes, sans pain, sans souliers, sans argent, sans administration ; point de secours de personne ; l’anarchie dans le gouvernement ; une petite mine ; une réputation de mathématicien et de rêveur ; point encore d’actions pour lui ; pas un ami ; regardé comme un ours, parce qu’il était toujours seul à penser. Il fallait tout créer, il a tout créé. Voilà où il est le plus admirable. Depuis qu’il est empereur, il dispose de tant de forces que ce n’est plus la même difficulté.

le général thiébault. — Oui ; mais il fait de si grandes choses de son pouvoir, il en lire un parti si supérieur à ce qu’en ferait un autre, que c’est comme s’il créait encore.

lasalle. — Les commencements sont toujours le plus difficile. Le général Kellermann m’a donné une preuve de bonté à laquelle je suis très sensible. Lorsque je suis arrivé à Valladolid, une personne est venue m’inviter à m’établir dans sa maison ; il avait donné ordre qu’on m’y donnât à dîner, à souper, et, de plus, cette personne était chargée de m’offrir de l’argent. M’offrir de l’argent ! le général Kellermann ! Peut-on une attention plus obligeante de la part du général Kellermann ? Lui, la fourmi même, il ne pouvait me donner une marque de sa bonté pour moi qui fût plus signalée !… Le maréchal m’a donné les premières connaissances de mon métier, à moi. J’ai commencé par être son aide de camp ; c’est à lui que je dois ce que je suis, et mon économie. (Tout le monde rit.) Oui, mon économie. Il ne fallait pas manger plus d’une côtelette à déjeuner ; il m’aurait donné des coups de bâton… Le bon maréchal ! il s’était mis en tête de faire de moi un homme de plume. Il m’a fait une fois écrire soixante lettres en une matinée. Je n’aurais pas réussi dans cette carrière. —

Le général donne des ordres pour son départ ; je me retire.

fin du récit de roederer.

Ainsi partait à toute bride le jeune général, pour arriver à temps au terme glorieux de sa destinée, pour s’illustrer à Essling, et, plein d’un pressentiment de mort, pour tomber frappé d’une balle au front l’après-midi de Wagram, à l’heure du triomphean.

De toutes les scènes historiques qui se font simples et familières avec art, et qu’ont tant recherchées les vrais romantiques de notre âge, il n’en est certes point qui équivaille à celle-ci, prise sur le fait comme elle est et saisie au vol, ni qui rende mieux témoignage de la physionomie militaire de l’époque et des hommes : c’est là du naïf et du piquant en nature. (Voir sur le général Lasalle le tome II de la Biographie de la Moselle, par Bégin, 1830. — Rapprocher de cette conversation, mais seulement pour le ton et le cachet de vérité, certain dialogue entre le général Delorges et Stanislas Girardin, à Lerma, en 1808 ; Journal et souvenirs de Stanislas Girardin, t. II, p. 222.)

 

— Non plus comme appendice, mais comme simple note et post-scriptum aux articles sur Bernis, j’ajouterai cette petite anecdote que je tiens d’original, ou plutôt que M. A.-Firmin Didot qui me la raconte sait lui-même d’original et par tradition. L’abbé de Bernis, au temps de sa grande pauvreté et des dîners à six sous par tête, était employé comme correcteur chez le libraire-imprimeur Didot, bisaïeul du nôtre. Il y avait son logement et était reçu dans la famille au déjeuner. Un jour, le patron ne le voyant pas se mit à dire : « Bernis ne vient donc pas déjeuner ? » — « Non, répondit quelqu’un de la maison, il est dans ce moment occupé, il raccommode sa culotte. »

Cet homme charmant et tout à fait homme d’esprit était cardinal, ambassadeur à Rome. Un Français un peu artiste y fit quelque escapade, et il dut avoir recours, dans son embarras, à l’ambassadeur de France. Bernis le gronda, et pour s’excuser, l’artiste se hasarda à lui dire : « Mais, vous-même, monseigneur, dans votre jeunesse… » — « Oui, repartit Bernis ; mais j’ai fait comme Sixte-Quint, j’ai jeté ma béquille. »