(1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXXV. Des éloges des gens de lettres et des savants. De quelques auteurs du seizième siècle qui en ont écrit parmi nous. »
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(1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXXV. Des éloges des gens de lettres et des savants. De quelques auteurs du seizième siècle qui en ont écrit parmi nous. »

Chapitre XXXV.
Des éloges des gens de lettres et des savants. De quelques auteurs du seizième siècle qui en ont écrit parmi nous.

Nous avons vu dans l’espace de près de vingt-cinq siècles que nous venons de parcourir, la louange presque toujours accordée à la force. Nous avons vu les panégyristes le plus souvent au pied des trônes, dans les cabinets des ministres, sur les champs de bataille des conquérants, sur la tombe de tous les hommes puissants, vertueux ou coupables, utiles ou inutiles à la patrie. Nous avons vu des orateurs pleurant sur des cendres viles ; le crime honoré par l’éloge ; l’esclave louant en esclave, et remerciant de la pesanteur de ses fers ; l’intérêt dictant des mensonges à la renommée ; et l’autorité croyant usurper la gloire, et la bassesse croyant la donner. À la fin on a conçu qu’il était quelquefois permis de louer ce qui était utile sans être puissant. Il y a des hommes grands pendant qu’ils vivent, et qui ne sont pas toujours sûrs de l’être après la mort. Il y en a d’autres obscurs pendant la vie, et grands dès qu’ils ne sont plus. Sans autre autorité que celle de leur génie, ils s’occupent sur la terre à faire tout le bien qu’ils peuvent. Leur but est de perfectionner, non pas un homme, mais le genre humain. Ils tâchent d’étendre et d’agrandir la raison universelle ; de reculer les limites de toutes les connaissances ; d’élever la nature morale ; de dompter et d’assujettir à l’homme la nature physique ; d’établir pour nos besoins une correspondance entre les cieux et la terre, entre la terre et les mers, entre leur siècle et les siècles qui ne sont plus, ou ceux qui seront un jour ; de contribuer, s’il est possible, à la félicité publique, par la réunion des lumières, comme ceux qui gouvernent y travaillent par la réunion des forces. Ils sont les bienfaiteurs, et pour ainsi dire, les législateurs de la société. En Angleterre, en Italie, en France, en Espagne, en Russie, à la Chine, tous ces hommes, sans se connaître et sans s’être vus, animés du même esprit, suivent le même plan. Ils meurent, et leurs pensées restent. Leur cendre disparaît, et leur âme circule encore dans le monde. Ceux, qui leur succèdent, reprennent leurs travaux où ils les ont laissés. Pendant leur vie, la plupart existent séparés de la foule, méditant tandis qu’on ravage, et occupés à penser sur ce globe que l’avarice et l’ambition bouleversent. L’envie debout à côté d’eux les observe ; la calomnie les outrage ; tourmentés à proportion qu’ils sont grands, on met quelquefois le malheur à côté du génie. Il semble, quand ils ne sont plus, qu’on devrait du moins rendre quelque honneur à leurs cendres. On ne risque rien, alors, ils n’en sauraient jouir. Mais cet usage, pendant des siècles, n’a été établi chez aucun peuple. Il a fallu trois mille ans pour que les hommes apprissent qu’un homme vertueux, qui a passé soixante ans à s’instruire et à éclairer son pays, pourrait bien mériter quelque reconnaissance du genre humain.

Avant la fondation des académies en Europe, il y eut quelques exemples d’éloges funèbres prononcés en l’honneur des gens de lettres. Mais ces exemples furent donnés surtout en Italie et dans les universités d’Allemagne. Le célèbre Mélancton, mort en 1560, et l’un des hommes les plus savants de son siècle, reçut les mêmes honneurs qu’un reste de flatterie ou de respect prodigue au pouvoir qui n’est plus. Mélancton, quoique ami de Luther, et pensant comme lui, était modéré ; et quoique chef de secte, n’était point fanatique. Il fut un exemple frappant du pouvoir des circonstances sur l’homme. Passionné pour le repos et pour les lettres, toute sa vie fut orageuse. Il haïssait les disputes, et il passa quarante ans à disputer et à écrire. Malgré sa modération, il eut une réputation éclatante. Plusieurs rois désirèrent de le voir et de l’entendre. Las des contradictions et des querelles, il se consola de mourir. On prononça en son honneur, à Wittemberg et à Tubingue, un grand nombre d’oraisons funèbres, où l’on célébra des vertus qui l’avaient fait aimer, et des talents qui ne l’avaient point rendu heureux.

Peiresc, conseiller au parlement d’Aix, né en 1580, et mort en 1637, obtint après sa mort des distinctions encore plus éclatantes. Son mérite fut d’avoir la passion des lettres et des antiquités, comme d’autres ont l’ambition de la fortune ou des grandeurs. La physique, l’histoire naturelle, les langues, les médailles, les monuments, l’histoire, les arts, il avait tout embrassé, et avait des connaissances sur tout. Il était en commerce avec les savants de toutes les parties du monde. Sa bibliothèque, dans un temps où il y en avait peu, et où les livres n’étaient pas encore un luxe, fut ouverte à tous ceux qui voulaient s’instruire ; et il communiquait non seulement ses livres et ses lumières, mais sa fortune. Ses revenus étaient employés à encourager des talents pauvres, à faire des expériences utiles, à acheter des monuments rares, à récompenser des découvertes, ou à des voyages entrepris pour perfectionner des connaissances. Jamais peut-être cet Auguste si vanté, et les trois quarts et demi des souverains n’ont autant fait pour les progrès des arts. Ce serait un exemple à présenter, je ne dis pas seulement aux princes, mais à une foule de citoyens qui, embarrassés de leur opulence, prodiguent leurs richesses en bâtiments, en luxe, en chevaux, en superfluités aussi éclatantes que ruineuses, transportent des terres, aplanissent des montagnes, font remonter des eaux, tourmentent la nature, construisent pour abattre, et abattent pour reconstruire, se corrompent et corrompent une nation, achètent avec des millions des plaisirs de quelques mois, et dans quelques années échangent leur fortune contre de la pauvreté, des ridicules et de la honte. Peiresc, beaucoup moins riche, sut employer ses richesses avec grandeur. L’emploi qu’il en fit, le rendit aussi célèbre que ses connaissances. Son oraison funèbre fut prononcée à Rome, avec la plus grande pompe. La salle était tendue de noir, et son buste était placé dans un lieu élevé. On publia en son honneur une quantité prodigieuse d’éloges. Il y en eut, dit-on, en quarante idiomes, ou langues différentes. N’oublions pas de remarquer que ce Français, si respecté dans toute l’Europe, était assez peu connu en France.

Quelquefois aussi on a vu parmi nous, le même enthousiasme ou le même zèle. Nous avons déjà cité l’exemple de Ronsard en 1585 ; et tout le monde sait comment les cendres de Descartes furent reçues à Paris. On composa son oraison funèbre, et elle eût été prononcée sans un ordre de la cour, qui arriva au moment où on était assemblé pour l’entendre. La cendre de Descartes fut privée de cet honneur ; mais il resta à ce Français célèbre le mausolée qui fut élevé à Stockholm ; il lui resta son nom, sa gloire, l’admiration de l’Europe, et ce qui dans la suite l’honora encore plus, le silence de Newton, qui jamais ne prononça son nom dans un ouvrage.

Dès le seizième siècle nous eûmes des éloges des savants, mais écrits en latin : c’était alors, comme nous l’avons déjà vu, la langue universelle des arts. Londres, Florence et Paris n’avaient point encore assez de dignité pour valoir Rome et Athènes. On aurait cru déroger, en parlant une langue qui n’avait pas deux mille ans d’antiquité ; d’ailleurs, il fallait bien mettre un grand prix à ce qu’on avait étudié toute sa vie ; et ceux qui aspiraient à la renommée, ou qui avaient l’orgueil plus grand de la donner aux autres, se croyaient sûrs d’être immortels, parce que Cicéron, Démosthène et Tacite l’étaient.

On peut se rappeler que Paul Jove, dans son livre des hommes illustres, composa les éloges de presque tous ceux qui contribuèrent à la renaissance des lettres. Cet exemple donné par un Milanais, fut suivi dans presque toutes les villes d’Italie, et de là en Angleterre, en Espagne, en Allemagne, en Flandre et dans tous les Pays-Bas77.

Parmi nous, deux hommes dans le même siècle se distinguèrent dans le même genre, Papire Masson et Scévole de Sainte-Marthe. Le premier, né en 1544 et mort en 1611, fut tour à tour jésuite, avocat, historien, annaliste, panégyriste, commentateur et géographe. Il a mérité que M. de Thou ait écrit sa vie, et que Perrault ait fait son éloge. Aux mœurs les plus douces, il joignit le savoir le plus profond. Il a composé un volume d’éloges, parmi lesquels on distingue ceux de plusieurs savants célèbres, tant étrangers que Français. Mais ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que cet homme qui avait de la douceur dans le caractère, comme de la grâce dans le style, et qui avait été témoin de la Saint-Barthélemi en France, dans des phrases élégantes et harmonieuses, en parle non seulement avec tranquillité, mais avec éloge.

Scévole de Sainte-Marthe, né en 1536, et mort en 1623, naquit et mourut dans cette même ville de Loudun, où, onze ans après, Urbain Grandier, par arrêt de Laubardemont, et sur la déposition d’Astaroth et d’Asmodée, devait être traîné dans les flammes. Il fut président et trésorier de France à Poitiers, et de plus orateur, poète, jurisconsulte, historien, servit sous quatre rois, fut sur le point d’être secrétaire d’État sous Henri III, mérita l’estime et l’amitié de Henri IV, se distingua aux États de Blois par son courage, à l’assemblée des notables de Rouen par ses lumières, dans une place d’intendant des finances par son intégrité ; et mêla toute sa vie l’activité courageuse des affaires, à ce goût des lettres que l’ignorance et quelquefois la prévention calomnient, que les vrais hommes d’état estiment, et qui donne encore plus de ressort et d’intrépidité aux âmes nobles. On connaît son poème sur la manière d’élever et de nourrir les enfants au berceau ; ouvrage où la plus douce poésie relève les idées les plus riantes. Ses éloges ne sont pas à beaucoup près aussi connus, et méritent pourtant de l’être. Il en a composé environ cent quarante, divisés en trois livres, et tous consacrés à ceux qui, dans le seizième siècle, ou même dans les siècles précédents, ont honoré la France par leurs talents ou leurs lumières. Beaucoup de ces noms sont aujourd’hui peu connus ; mais il y en a encore de célèbres. Ce sont, pour ainsi dire, nos premiers titres de noblesse : et on les revoit avec le même plaisir, que nous voyons dans des galeries antiques, les vieux portraits de nos ancêtres. Là se trouvent toutes les espèces différentes de mérite.

Des savants dans les langues, tels qu’Adrien Turnèbe, un des critiques les plus éclairés de son siècle, Guillaume Budé, qu’Érasme nommait le prodige de la France, et dont il eut la faiblesse ou l’orgueil d’être jaloux, qui passait pour écrire en grec à Paris comme on eût écrit à Athènes, et qui, malgré ce tort ou ce mérite, fut ambassadeur, maître des requêtes et prévôt des marchands ; Longueil, aussi éloquent en latin que les Bembe et les Sadolet, et mort à trente-deux ans, comme un voyageur tranquille qui annonce son départ à ses amis ; Robert et Henri Étienne, qui ne se bornaient pas, dans leur commerce, à trafiquer des pensées des hommes, mais qui instruisaient eux-mêmes leur siècle ; Muret exilé de France, et comblé d’honneurs en Italie ; Jules Scaliger, qui, descendu d’une famille de souverain, exerça la médecine, embrassa toutes les sciences, fut naturaliste, physicien, poète et orateur, et soutint plusieurs démêlés avec ce célèbre Cardan, tour à tour philosophe hardi et superstitieux imbécile ; Joseph Scaliger sort fils, qui fut distingué de son père, comme l’érudition l’est du génie ; et ce Ramus, condamne par arrêt du parlement, parce qu’il avait le courage et l’esprit de ne pas penser comme Aristote, et assassiné à la Saint-Barthélemi, parce qu’il était célèbre, et que ses ennemis ou ses rivaux ne l’étaient pas.

Des jurisconsultes comme Baudouin, Duaren et Hotman, commentateurs de ces lois romaines, si nécessaires à des peuples barbares qui commençaient à étudier des mots, et n’avaient point de lois ; d’Argentré, d’une des plus anciennes maisons de Bretagne, et auteur d’un excellent ouvrage sur la coutume de sa province ; Tiraqueau, qui eut près de trente enfants, et composa près de trente volumes ; Pierre Pithou, qui défendit contre Rome les libertés de l’église de France, qui devraient être celles de toutes les églises ; Bodin, auteur d’un livre que Montesquieu n’a pas fait oublier ; enfin, Cujas et Dumoulin, tous deux persécutés, et tous deux hommes de génie, dont l’un a saisi dans toute son étendue le véritable esprit des lois de Rome, et l’autre a trouvé un fil dans le labyrinthe immense de nos coutumes barbares.

Parmi les poètes, Clément Marot, Saint-Gelais, Dubartas et Ronsard, à qui il n’a manqué qu’un autre siècle.

Parmi les médecins, Fernel78.

Parmi les historiens, le fameux de Thou, et ce Philippe de Commines, qui eut le double malheur d’être aimé de Louis XI, et d’essuyer l’ingratitude de Louis XII.

D’autres écrivains dans différents genres, tels qu’Amyot, traducteur de Plutarque, et grand aumônier de France ; Marguerite de Valois, célèbre par sa beauté comme par son esprit, rivale de Boccace, et aïeule de Henri IV ; et ce Rabelais, qui joua la folie pour faire passer la raison ; et ce Montaigne, qui fut philosophe avec si peu de faste, et peignit ses idées avec tant d’imagination.

Enfin des hommes qui honoraient de grandes places par de grandes lumières, tels que le cardinal d’Ossat et le président Brisson ; et ce Harlay, intrépide soutien des lois parmi les crimes79 ; et ce L’Hôpital, poète, jurisconsulte, législateur et grand homme, qui empêcha en France le fléau de l’inquisition, qui parlait d’humanité à Catherine de Médicis, et d’amour des peuples à Charles IX ; qui fut exclu du conseil, parce qu’il combattait l’injustice ; qui sacrifia sa dignité, parce qu’il ne pouvait plus être utile ; qui, à la Saint-Barthélemi, vit presque les poignards des assassins levés sur lui, et à qui d’autres satellites étant venus annoncer que la cour lui pardonnait : « Je ne croyais pas, dit-il d’un air calme, avoir rien fait dans ma vie qui méritât un pardon. »

Voilà les noms les plus célèbres que l’on trouve dans les éloges de Sainte-Marthe. Ces éloges sont très courts ; les plus longs n’ont pas plus de trois pages, et il y en a beaucoup qui en ont moins. Ils ne contiennent aucun détail, et presque point de faits historiques. Envisagés de ce côté, ce sont plutôt des portraits que des éloges ; le style en est doux, élégant et harmonieux, quelquefois même éloquent, mais plus d’une éloquence de sensibilité que de mouvement. Il semble qu’on est dans un cabinet de médailles que l’on parcourt, et qu’un homme qui a été le contemporain et l’ami de tous ces grands hommes, en vous montrant leur figure, vous parle d’eux avec cet intérêt tendre que donnent l’estime et l’amitié. L’un d’eux, surtout, avait été l’ami de Sainte-Marthe. Ils avaient vécu quarante ans dans l’union la plus étroite, l’orateur se plaint, en commençant son éloge, de ce qu’il rend un si triste devoir à un ami, dont il aurait voulu n’être point séparé, même à la mort ; et en finissant, il s’écrie, dans la manière antique : « Je te salue, ombre vertueuse ! reçois ce long et dernier adieu de ton ami. Je vais attendre que l’Être suprême, que nous adorions tous deux, me rappelle aussi à lui ; et alors mon ombre ira rejoindre la tienne, et la rejoindra sans trouble et sans regret. »