(1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « Vte Maurice De Bonald »
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(1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « Vte Maurice De Bonald »

Vte Maurice De Bonald43

I

C’est un livre terrible pour beaucoup d’espérances. Les journaux qui expriment ces espérances, et qui s’efforcent de les fomenter et de les grandir dans les esprits et dans les cœurs, n’en parleront pas. Ils doivent avoir peur de ce livre terrible. Ils essaieront de l’écraser de leur silence et de l’étouffer dans son obscurité. Seuls peut-être en parleront, avec l’insolence du triomphe, les indomptables ennemis de la royauté. Ce livre d’un royaliste, — quelle irrévérence et quel scandale si on en parlait ! — mais d’un royaliste absolu et incompatible, qui croit à une vérité et qui ne veut pas que jamais — et quelles que soient les circonstances — cette vérité puisse mettre sa main pure dans la main souillée de l’erreur ; ce livre taillé à pic contre la révolution, les révolutionnaires, absolus comme l’auteur du livre est royaliste, le retourneront comme un argument formidable contre cette royauté détestée par eux, et que des secondes vues, aussi incertaines en France qu’en Écosse, croient voir poindre, comme un fantôme qui revient, à travers l’effrayante et vivante réalité que l’on appelle la République. Les révolutionnaires intransigeants ne manqueront pas de dire : « Vous voyez bien que nous avons raison d’être intransigeants, puisque vous l’êtes, et qu’entre nous la bataille doit être éternelle ! » Et, de leur côté, les royalistes à transaction, qui s’imaginent que toute la politique est de s’entendre avec la révolution au profit de la royauté, s’écrieront : « Vous nous perdez avec une imprudence ! » qu’ils pourraient appeler sublime, mais qu’ils nommeront d’un autre nom, et l’injure, qui atteignit le grand et glorieux Bonald dans des temps funestes, atteindra, dans des temps pires, son descendant.

Il s’y est résigné, du reste. Il est un homme. Il a dans les veines du sang, et dans l’esprit de la pensée de son illustre et glorieux aïeul. Ce n’est pas un esprit de ces temps affolés. C’est un Bonald, et il ne ment pas à son nom. Sa vie, je l’ignore. Je n’en sais qu’une seule chose, c’est qu’il est juge quelque part et que, dans ce livre de juge, je reconnais l’impartialité et l’austérité de la justice. La forme en est sobre et très mâle, et d’une simplicité si forte que ce n’est qu’après coup et à la réflexion qu’on s’aperçoit de la puissance de cette simplicité. Cet écrit, concis, mais péremptoire dans son impérieuse brièveté, n’est cependant que l’exposé d’une situation ; mais cet exposé fait trembler même celui qui le fait, tant il est précis et fondé sur des faits certains et déjà historiques ! Il a dû lui coûter beaucoup, à ce royaliste plus haut que son parti, d’écrire les choses qu’il a écrites (il faut bien le dire !) contre la politique avouée du dernier descendant des Rois de France ; mais la vérité avant tout pour cette grande conscience de chrétien ! Et il l’a écrite stoïquement, sans se soucier que ce qui tomberait de sa plume ce seraient les gouttes du sang de son cœur. Certes ! quand on a l’honneur de porter le nom de Bonald, on est trop profondément religieux pour ne pas croire aux mystères et aux réserves de la Providence ; seulement, si, comme l’a dit un historien réputé grand, « ce qui corrompt le plus les partis, c’est leur espérance », Maurice de Bonald a voulu, du moins, épargner au sien cette corruption-là.

II

Et nous n’avons point affaire ici à un métaphysicien et à un rêveur, mais à un esprit historique. Sa politique, à lui, est de l’histoire, et c’est de l’histoire où elle est, c’est-à-dire dans le passé, qu’il invoque, sous le nom de saint Louis et de la reine Blanche, en face de l’histoire telle qu’on veut la faire aujourd’hui sous le nom du comte de Chambord… Pour prendre Maurice de Bonald sur le pied hardi où il se donne, il faut évidemment être un chrétien comme lui, ayant inébranlablement dans l’esprit la conception de la monarchie comme elle a été réalisée depuis Clovis jusqu’à saint Louis, qui en fut l’idéal le plus pur et le plus élevé… Or, cette monarchie n’existait pas en soi et par elle-même. Ce n’était pas un vil champignon poussé dans le sang des batailles. Ce n’était pas la bâtarde des Romains vaincus et des Barbares triomphants, se mêlant en ces fusions de peuples qui sont les concubinages de la victoire et de la défaite. Elle était la fille légitime de l’Église, qui, pour le chrétien, est Dieu sur la terre, et elle fut la plus grande et la plus puissante de toutes les monarchies du monde tout le temps qu’elle eut le profond respect de sa mère… Pour Maurice de Bonald, le mal qui prit la monarchie et dont elle est absolument morte, si Dieu ne la ressuscite pas par des moyens présentement inconnus à toute prévoyance humaine, n’est pas d’hier. Elle date de la rupture de Philippe le Bel avec Rome et du soufflet de Boniface VIII, et depuis cette époque ce mal intérieur, révélé par beaucoup de symptômes, dont quelques-uns éclatants, n’a pas cessé de la ronger. Chrétienne d’origine, chrétienne d’institution, de hiérarchie, de foi et de mœurs, la monarchie a cessé peu à peu de l’être, et, à mesure qu’elle se diminuait comme chrétienne, elle se diminuait comme monarchie, jusqu’au moment où l’affreux bubon que se transmettaient les gouvernements, de siècle en siècle et de génération en génération, se soit enfin ouvert et ait laissé couler à flots la révolution sur les peuples.

Et elle y a coulé !… Et les peuples, heureux de patauger dans ce flot des anarchies de toutes les espèces, comme les Condamnés des premiers temps dans les eaux du déluge, y nagent et s’y débattent dans le délire d’une joie insensée, croyant que le flot qui les submerge ne pourra pas les engloutir ! La monarchie y a péri cependant, la monarchie, fille aînée de l’Église, et on se demande ce que deviendront les autres monarchies, qui ne sont pas chrétiennes ou qui ne le sont pas comme l’était la monarchie française. Les rois qui restent encore en Europe à cette heure ont déjà plein la bouche de ce flot révolutionnaire, qu’ils n’ont pas la force de rejeter et qui les étouffera demain. Telle est la navrante et indéniable réalité ! L’histoire de la monarchie française a été rompue par la révolution le jour que cette monarchie s’est séparée du principe religieux qui faisait sa vie et sa force, et cette rupture n’est pas seulement qu’une interruption momentanée… Pour les logiciens de l’Histoire, qui a sa mathématique inflexible, c’est la rupture dans la chaîne des faits qu’il faut nécessairement reprendre dans leur ordre, comme un raisonnement dans le sien, si on veut se retrouver dans la vérité, qui est la même dans l’ordre des raisonnements et des faits. Or, la monarchie française ne peut pas revivre autrement qu’à la condition de reprendre ses traditions de christianisme là où elle a fait la faute et le crime tout à la fois de les abandonner… Et c’est cette pensée, qui est encore dans beaucoup d’esprits justes, mais quila cachent, pour des raisons qui veulent être plus ou moins prudentes ou qui se croient plus ou moins habiles, c’est cette pensée que Maurice de Bonald a eu le courage d’exprimer. Catholique du Syllabus, — du Syllabus qui n’est pas une nouveauté de ces derniers temps, mais l’expression dernière du catholicisme éternel, — il n’a pas craint de regarder à la clarté fixe de cette lumière les choses d’une époque où la société, désespérée, est à l’extrémité de tout, et où l’on peut jeter sans inconvénient une dernière fois le dé de la vérité à travers les dés pipés d’une partie à peu près perdue, et qu’il est peut-être impossible maintenant de gagner !

Et, comme il s’agissait de roi et de monarchie, l’auteur de la Reine Blanche, saint Louis et le comte de Chambord 44 a pris celui-là qui est roi par le droit héréditaire de sa naissance, et il s’est demandé s’il serait le roi de cette monarchie chrétienne qu’il faudrait ressusciter contre la révolution qui l’a tuée, et ressusciter assez forte pour ne pas permettre à cette révolution de la tuer une seconde fois. En d’autres termes, il a voulu savoir si le comte de Chambord avait en lui l’esprit séculaire et chrétien de l’ancienne monarchie française, et si son éducation, ses idées et ses actes, qui ne sont encore que des paroles et des déclarations brillantes de loyauté, ne brillent pas trop aussi de cet esprit moderne inquiétant pour sa politique dans l’avenir, au cas où la France le reconnaîtrait un jour pour son roi moins pour une loyauté à laquelle elle ne se fierait peut-être pas, si elle était seule, que pour cet esprit moderne qui s’appelle, par duperie ou par trahison, « le libéralisme », mais qui n’est au fond que l’esprit même de la révolution… Recherche douloureuse, dans laquelle l’auteur du livre que voici a tenu le flambeau d’une main ferme ! Il n’a rien omis de toutes les diverses déclarations du comte de Chambord, à ses amis en particulier et à tous les Français en masse, depuis 1848 jusqu’en 1879, et il a opposé au Syllabus, dont le prince reconnaît verbalement l’autorité souveraine, des opinions et des déclarations qui en sont la négation explicite ; et non seulement il a cité en détail ces paroles, qui sont déjà des actes, mais il a prouvé qu’avec l’éducation que le dernier des rois de France a reçue il devait nécessairement les prononcer. Bonald a implacablement raconté l’éducation de celui qui fut primitivement duc de Bordeaux, et qui s’est fait comte de Chambord ; cette éducation libérale de l’évêque d’Hermopolis, le gallican Frayssinous, imposé à la faiblesse de Charles X, auquel le pape d’alors avait choisi pour le futur roi, son petit-fils, des éducateurs d’un catholicisme plus sûr. Et c’est même à propos de cette éducation qu’il a osé ce rapprochement, qui fait dresser les cheveux sur la tête, entre le cordonnier Simon et son influence dépravatrice et meurtrière sur le malheureux enfant de Louis XVI, et l’évêque d’Hermopolis, qui aurait été, à sa manière, le cordonnier Simon sur l’esprit du duc de Bordeaux. Parole effroyable, mais qui, pour celui qui l’a écrite, exprime une chose plus effroyable encore et dont on ne peut donner trop d’effroi : la révolution acceptée lâchement par la royauté contre l’Église, sa mère, et contre elle-même… Et, en effet, aux yeux de ceux-là qui croient que la constitution de la monarchie française était essentiellement catholique, c’est comme si Henri IV avait pu devenir roi de France sans cesser d’être protestant…

III

Et pas de doute que l’auteur de la Reine Blanche, saint Louis et le comte de Chambord, n’eût été de ceux-là s’il avait vécu au xvie  siècle. Il parle quelque part dans son livre de son grand ancêtre, lequel disait que jusqu’à la conversion d’Henri IV il aurait été certainement un ligueur, et le descendant, à cette heure de l’histoire, n’est pas plus que l’aïeul partisan de ces manigances hypocrites ou basses que l’on appelle des transactions. Aussi les maquignons du royalisme ne manqueront pas de le nommer un absolutiste, aveugle au temps, et politiquement impossible ! Mais il répondra par l’histoire. À quoi servent-elles qu’à se déshonorer, les transactions ? Louis XVIII, avec sa charte de 1815, fut une transaction, et Charles X, qui l’avait jurée, périt par cette charte ; Louis-Philippe et sa charte de 1830 étaient une transaction, et la réforme a chassé Louis-Philippe avec cette charte de 1830 qui l’avait fait roi ; Napoléon III, qui avait si bien commencé son règne, s’est souvenu un jour qu’il avait été carbonaro, et il a voulu transiger avec le carbonarisme menaçant et armé contre lui. Eh bien, il ne serait pas tombé à Sedan qu’il serait infailliblement tombé plus tard devant les révolutionnaires avec lesquels il fit la transaction de l’abandon de Rome ! Plus grand qu’eux tous enfin, l’empereur Napoléon, qui un moment put se croire Charlemagne, — et qui, plus catholique, peut-être l’aurait été, et a trop fait voir qu’il ne l’était pas, — Napoléon, ce Napoléon qui, par parenthèse, avait pensé à donner à son fils pour précepteur le catholique Bonald, si son fils n’avait pas été le roi de Rome, Napoléon lui-même, malgré tout son génie, avait partagé l’erreur commune — cette erreur qu’on pourrait appeler la grande erreur du xixe  siècle ! — sur les transactions politiques, et il succomba sous son acte additionnel qui en était une, et, lion mourant, sous le pied de l’imbécile Lafayette.

Après de tels exemples, quoi d’étonnant à ce que le comte de Chambord, qui n’est pas roi, mais qui veut le devenir, s’imagine que les batailles politiques entre des principes différents peuvent finir, comme de vulgaires procès, par des transactions, et qu’il puisse en accepter une, lui, le roi de France ! entre l’esprit monarchique et l’esprit révolutionnaire, dans laquelle il serait stipulé qu’il prend la France avec tout son inventaire révolutionnaire d’indépendances et de libertés, qui, d’ailleurs, ne trompent plus personne, tant elles nous ont de plus en plus précipités ! Excepté le drapeau de la Révolution, racheté par la gloire de cent héroïques batailles, le comte de Chambord, dans toutes ses manifestations politiques, a accepté tout ce que les révolutionnaires appellent fièrement les conquêtes de la Révolution victorieuse. En cela moins fidèle (comme on peut le voir, page 76, dans une lettre du duc de Nemours), moins fidèle à l’esprit monarchique et traditionnel de sa race, que la maison d’Orléans à l’esprit et à la tradition révolutionnaires de la sienne.

IV

Tel l’exposé, le genre d’exposé qui fait le livre de Maurice de Bonald. Quoi qu’il y écrive vers la fin le mot de conclusion, il n’y en a pas pourtant de rigoureusement affirmée par ce royaliste contre la royauté qu’il aime encore malgré ses fautes, et ce sont les événements seuls qu’il laisse conclure… Il est évident cependant que l’état général des rois en proie à l’entrainement révolutionnaire a pu être d’un exemple contagieux pour celui qui devra s’appeler Henri V, et c’est par les expériences et les aveux de la papauté elle-même que Bonald constate cet état lamentable. Il cite (page 99) les paroles mélancoliques et familières que Pie IX prononça un jour devant les membres du Sacré Collège, en se promenant dans les jardins du Vatican. Il se plaignait alors du mal fait à l’Église par le dernier des Napoléon : « Et ils sont tous comme cela, — ajoutait-il. — Je me souviens du pauvre Maximilien. Il vint ici et me demanda des conseils que je lui donnai avec tendresse. Je lui préparai sa route et son succès dans ce Mexique si catholique… J’invitai les évêques à le seconder et à le soutenir de toutes leurs forces, et, certes ! ce bon monseigneur de Labastida, archevêque de Mexico, s’y employa ardemment ; mais, à peine arrivé au Mexique, Maximilien ne tint aucun compte de ses promesses et se hâta de mécontenter les catholiques pour passer sous le joug des sectaires vous savez comme Dieu l’a châtié ; mais au moins il s’est repenti et il est mort en chrétien. Hélas ! on peut dire qu’instrument de Napoléon il n’était pas plus libre que Napoléon ; mais pourquoi accepter un trône à des conditions impies ? Vous verrez sous peu qu’Amédée (le roi d’Espagne) regrettera amèrement d’avoir sacrifié son repos à l’ambition. Puisse-t-il s’arrêter à temps ! »

Et il s’est arrêté. Il a abdiqué le trône d’Espagne et il s’en est allé de son royaume avant que son peuple ne l’en ait chassé… Les paroles du pontife ont été une prophétie. De telles plaintes et de tels jugements, venant de si haut, donnent à Maurice de Bonald une triste sécurité… Il y a bien des manières d’abdiquer, en effet ! et c’est abdiquer, même avant d’être roi, que de prendre un trône de la main de la révolution, pour l’y faire monter et s’y asseoir avec elle ! Le livre de Maurice de Bonald, écrit sans amertume, mais non pas sans tristesse, ne l’a pas été pour pousser à une solution ou à un changement immédiat dans la situation du comte de Chambord vis-à-vis de la France. Il se contente de la relater. Ce livre n’a été écrit dans l’intérêt d’aucun parti, pas même celui de l’auteur. Il dit ce qu’il voit. Il ne dit pas ce qu’il prévoit. Seulement il en ressort, avec une netteté qui effraye, que s’il y a jamais une monarchie dans l’avenir ce ne pourra être que la monarchie fille aînée de l’Église, redevenue soumise et obéissante à sa mère, sous peine de n’être qu’une face retournée de la Révolution qui n’a pas fini de bouleverser le monde, et elle ne sera rien de plus qu’une monarchie de passage, qui s’en ira et disparaîtra avec les autres au premier souffle de cette révolution qui est le génie infatigable des tempêtes !

Voilà ce que l’auteur de la Reine Blanche, saint Louis et le comte de Chambord, a voulu dire, dans un livre clair et calme qui a parfois la majesté sacerdotale. Il n’a pensé qu’à réfléchir exactement les choses contemporaines. Il les a vues et montrées, sans aucune défaillance de regard ou de cœur. Son livre a la beauté de ce bouclier de diamant inventé par un poète, et dans lequel un de ses héros voyait distinctement sa honte. Seulement pourquoi ce livre affligeant et inutile dans les circonstances actuelles, qui sont si pressantes, diront ceux-là qui s’agitent, mais qui n’iront jamais que jusqu’où Dieu voudra les mener ?… Ce livre, désespérant pour certaines âmes, va scinder peut-être en deux parts l’opinion royaliste, qui n’est pas déjà si puissante, et toute opinion divisée, comme tout royaume divisé, doit périr. Mais si c’est le dessein de Dieu que tout périsse des monarchies qui ont péché depuis si longtemps et si cruellement contre lui ?…

Après tout, l’Église de Dieu est plus haute que toutes les monarchies, qui ne se soutenaient que par elle et contre laquelle elles se sont révoltées avec une si effroyable ingratitude. Assurément ce n’est pas maintenant qu’on peut appliquer à la monarchie le mot fameux : « Qu’elle soit ce qu’elle est ou qu’elle ne soit pas ! » ; car elle n’est pas ce qu’elle fut, et c’est ce qu’elle fut qu’elle devrait être. Or, si, au dire des sages du temps et des diplomates de transaction, la chose est impossible, regardons, comme Maurice de Bonald, avec des yeux lucides, ce qui doit nous faire mourir, et toisons fièrement notre bourreau.