(1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « Chastel, Doisy, Mézières »
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(1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « Chastel, Doisy, Mézières »

Chastel, Doisy, Mézières

Études historiques sur l’influence de la Charité durant les premiers siècles chrétiens et considérations sur son rôle dans les sociétés modernes, par Étienne Chastel, professeur à Genève ; Assistance comparée dans l’ère païenne et l’ère chrétienne, par Martin Doisy ; L’Économie ou Remède au paupérisme, par L. Mézières.

En 1849, quand la Révolution, pour un instant souveraine, tenait presque dans les idées une aussi grande place que dans le gouvernement, l’Académie française mit au concours la question de l’influence de la charité chrétienne sur le monde romain. C’était le temps — on s’en souvient avec confusion — où l’Économie politique, cette grande fille niaise d’une mère madrée, la Philosophie, apportait, comme une fiancée, au monde charmé, dans un pli de ses théories, et l’abolition de la misère, et le droit au travail, et la richesse universelle, et toutes ces magnifiques inepties ouvragées si péniblement par la science, faux bijoux d’un écrin que nous avons enfin vidé ! Dieu, ce railleur terrible et solitaire dont Bossuet parle quelque part, faisait alors monter sur les tréteaux du pouvoir tous les Jocrisses de « l’idée », afin qu’on les vît mieux, de là, livrer leurs joues bouffies d’espérance aux soufflets de l’implacable Réalité. Au milieu de ces enivrements, car la niaiserie a quelquefois aussi son ivresse, l’Académie française, qui n’a pas cependant la réputation de représenter les grandes hardiesses et les fougueuses initiatives, eut la bonne idée de poser devant l’opinion une question dégrisante, une question d’histoire. En demandant à l’Étude, dans son programme, de raconter les influences toutes-puissantes et salutaires de la charité chrétienne se projetant pour la première fois à travers les misères horribles de l’Antiquité, l’Académie demandait la preuve, facile à donner, de l’inanité de cette Économie politique qui se vantait de refaire l’axe et les pôles du monde, et qui n’avait inventé que des prétentions ! Avisée comme un vieux diplomate et prudente comme un vieux médecin, l’Académie ne se compromettait point par un démenti direct donné aux idées contemporaines qu’elle eût fait affoler davantage, et elle n’en mettait pas moins tout doucement les compresses de glace de l’Histoire sur la tête de la Philosophie, pour la guérir de la fièvre cérébrale qui la dévorait.

Cela était spirituel et même courageux dans sa prudence. Aussi, pour peu qu’on aimât les lettres et qu’on tînt à elles, au bien qu’elles font, à la gloire qu’elles donnent, par quelque ardente sympathie, on était heureux de penser que les lettres seules avaient préservé les quarante premières têtes de France de cette contagion d’idées fausses qui, à cette époque, avait saisi tous les esprits, et les savants plus que personne. Et, en effet, si l’on veut y réfléchirai ne fallait pas une pénétration bien grande ou des connaissances bien étendues pour savoir que la question posée par l’Académie était, par cela même qu’elle était posée, résolue dans la conscience de l’Académie. Nul concurrent ne pouvait ou n’aurait osé s’y tromper… Des hommes si profondément littéraires, connaissaient trop l’histoire pour supposer que l’esprit de parti ou de secte la violât dans un travail qu’ils devaient juger et couronner. Et d’ailleurs, par leur verdict, ils l’auraient vengée. Encore une fois, tel fut alors le mérite de l’Académie, et nous voulons le reconnaître, car il y a un autre mérite que nous lui aurions souhaité et qui lui manqua… Après cet éclair de bon sens, rare à l’époque où il brilla, et qui lui fit mettre au concours une question historique dont elle discernait très bien la portée, elle retomba bientôt sous la paralysie des préjugés ambiants et l’empire de cette philosophie dont elle repoussait les dernières conséquences, il est vrai, mais dont elle acceptait les premières, comme si la roue de l’inflexible logique, une fois en branle, s’arrêtait ! On la vit donc, timide, circonspecte, inconséquente, comme tout ce qui n’a pas en soi la fortitude des convictions profondes, cette lumière du cœur qui naît dans la lumière de l’esprit comme le phénix dans ses propres cendres, donner le prix à l’aveuglette de son scepticisme ou de sa philosophie myope, et en cela méconnaître ouvertement l’autorité de l’histoire à laquelle elle avait d’abord fait appel !

Et voilà ce que nous devions dire, avant même de parler des divers mérites et des travaux provoqués par le programme de l’Académie en 1849. Si politiquement, socialement, on ne peut juger la Justice dans cette noble et respectueuse terre de France, il n’en est point ainsi en ce qui touche aux choses purement spéculatives de la pensée, et, sur ce terrain-là, on a le droit de juger les jugements entachés d’erreur ou de faiblesse. Tel fut, à notre sens, le jugement de l’Académie en 1852. Pleine d’admiration pour les premiers siècles de l’Église qui furent si grands, pour cette période de l’histoire, la Genèse d’un nouvel univers moral dressée devant les yeux humiliés de l’Économie politique, comme ce bouclier de diamants qu’Ubald, dans le Tasse, présente à Renaud pour qu’il y mire son impuissance et sa honte, l’Académie n’a pas su conclure nettement dans le sens de cette admiration franche et souveraine, et ce n’est pas le livre véritablement chrétien, imbibé de ce catholicisme qui est le sang pur de la vérité chrétienne qu’elle a couronné, mais des livres infectés plus ou moins de ce protestantisme qui est le commencement de la philosophie, comme, dans un autre ordre, la crainte de Dieu est le commencement de la sagesse.

En effet, deux ouvrages, sur douze, ont obtenu le prix (ex æquo), et ces deux ouvrages sont dus à la plume de deux professeurs protestants. Nous ne connaissons que par les citations le travail de M. Schmidt, professeur à la faculté de Théologie protestante de Strasbourg, mais nous avons sous les yeux celui d’Étienne Chastel, de Genève, et, quoique le protestantisme en soit moins articulé, moins apparent, que dans les citations du livre de M. Schmidt, il est cependant là encore, tranquille et dormant à la surface de toutes les idées, comme l’huile essentielle d’un poison qui filtrerait sous la première couche d’une eau pure. On ne saurait trop en prévenir les esprits qu’attire une certaine impartialité de langage : il faut se défier infiniment de E. Chastel, car il a beaucoup de talent, et il a pris dans la lecture des Pères des empreintes si chrétiennes, qu’on oublie parfois qu’il est un révolté contre l’Église dont il écrit l’histoire.

Son livre, qu’il intitule : Études historiques sur l’influence de la Charité durant les premiers siècles chrétiens, est toujours, au point de vue des faits et très souvent à celui des appréciations, un travail remarquable de science, de calme et d’horizon. Les arêtes de l’esprit de secte n’y blessent pas. Cette saine, savoureuse et onctueuse littérature des Pères, que E. Chastel connaît bien et qu’il cite avec un luxe que nous aimons, a détrempé sa pensée dans un baume fortifiant et doux. De tous les protestants, c’est le moins protestant peut-être, mais l’erreur a ses conséquences inévitables et que rien ne peut neutraliser, même la bonté native ou la force de l’esprit dans laquelle elle a pénétré. Après avoir tracé, d’une plume simple et qui touche, l’histoire des premiers siècles de l’Église, que le protestantisme appelle son origine comme nous, sans songer à sa grande rupture, E. Chastel passe de cette merveilleuse histoire, qui met toutes les notions du progrès en arrière de nous et non pas en avant, aux applications contemporaines, et c’est alors que le rationaliste moderne, ce double-fond du protestant, commence de montrer cette longue oreille que la dépouille lumineuse de ces lions de sainteté et de doctrine, les Chrysostôme, les Basile, les Pacôme, ne saurait entièrement cacher. C’est ainsi, par exemple, que E. Chastel condamne implicitement la grande ressource économique du catholicisme, cet ascétisme sublime qui fut une des causes du salut de l’ancien monde, et qui ne serait plus un moyen puissant contre le paupérisme de notre âge ! C’est ainsi que partout, dans le livre des Études sur la Chanté chrétienne, Notre-Seigneur Jésus-Christ n’est jamais appelé que « le plus grand des révélateurs », et que les miracles enseignés par l’Église sont regardés de cet œil tout ensemble défiant et superficiel que nous connaissons. « Bizarre manie, — dit l’auteur quelque part, — que de supposer toujours un miracle quand il s’agit de reconnaître une vertu ! » On le voit, à ces traits et à beaucoup d’autres, hachures d’erreurs qu’on retrouve distinctes malgré l’habileté de la main, le livre de E. Chastel porte la marque, l’ineffaçable marque de cette chattemite de philosophie qui fait la sobre, la modérée, l’honnête, quand elle frappe à la porte tranquille des Académies, et qui n’en est pas moins cette philosophie dangereuse qui prendra le monde qu’il a fait au catholicisme, si le catholicisme ne sait pas le garder ! Certes ! couronner l’auteur d’un livre pareil, en toute circonstance c’est montrer à quel point les respectables auteurs du dictionnaire de la langue française peuvent être dupes des mots et des formes limpides que la pensée sait parfois revêtir. Mais le couronner de moitié avec l’auteur d’un autre ouvrage franchement et ardemment protestant, et cela quand il y a à côté, dans le même concours, un livre de talent réel mais pénétré de l’esprit catholique, bien plus important dans une pareille question que le talent, c’est en vérité plus fâcheux que d’obéir simplement à des impressions personnelles, la plus vulgaire des appréciations ; car c’est révéler qu’on a cédé à des doctrines fortes ou faibles, enchaînées ou éparses dans des esprits plus éclairés que résolus ; c’est démentir, par le fait, la signification de son programme de 1849, et donner à croire à ceux-là qui ne tiennent pas les Académies pour des héroïnes intellectuelles, que ce qu’il y avait de courageux — d’implicitement courageux dans ce programme — n’était que la bravoure bientôt refroidie d’un poltron d’idées révolté !

Oui ! telle est la pensée qui naîtra dans l’esprit de tout homme de sens et de bonne foi en lisant, après l’écrit de E. Chastel, le livre que, sous un titre différent, Martin Doisy a écrit sur la question proposée par l’Académie. Ce livre, dont le titre étreint dans l’esprit et précise la question davantage (Assistance comparée dans l’ère païenne et l’ère chrétienne), n’a pas seulement, comme nous le disions plus haut, sa valeur individuelle et littéraire, mais il a la valeur générale, impersonnelle, absolue, de la vérité.

C’est un livre dont le mérite vient, avant tout, d’une doctrine que l’auteur n’a pas faite et qui lui communique le principe inépuisable de sa force. Martin Doisy catholique, aussi à l’aise dans son sujet que les protestants le sont peu, par la raison naturelle que pour juger l’Église qui n’a jamais varié, il ne faut pas être devenu — si tard que cela ait été — l’ennemi de cette Église, Martin Doisy a montré par tous les développements de son ouvrage que la charité, qui a sauvé et nourri le monde, n’a pas concentré son action dans les premiers temps du christianisme. Il a prouvé qu’elle est plus large que l’effort individuel de quelques adorables saints et que l’épanchement de quelques admirables prédications. Il a prouvé, enfin, que cette charité enseignante, née dans le sang du Crucifié, arrosée du sang des martyrs, cette fleur du sang de Dieu et des hommes, n’a grandi, parfumé et guéri les plaies du monde, que parce qu’elle s’est épanouie dans la double Thébaïde du désert et du célibat. Le célibat, les monastères, — les monastères, qui ne furent pas tous bâtis dans cette période d’histoire que des protestants peuvent exalter sans réserve et sans peur, — voilà ce qui donna à la charité chrétienne cette prodigieuse efficacité, qui la fait ressembler aux yeux des hommes à la plus colossale et à la plus magnifique des institutions ! Ce secret, ce dernier mot des influences de la charité chrétienne sur le monde ancien et sur le monde moderne, des protestants ne pouvaient pas le dire, mais s’ils ne le disaient pas, ils mutilaient l’histoire et les faits criaient, malgré l’habileté des mutilateurs.

Il paraît que ces cris-là, l’Académie n’a pas voulu les entendre. Le livre de Martin Doisy, qui, de tous les ouvrages soumis au jugement de l’Académie, répondait seul sans réplique aux prétentions de l’Économie, fille de la Philosophie, par le tableau de tous les biens réels et possibles faits au monde par l’économie, fille de la charité, n’a été l’objet que d’une mention honorable. Puisque la doctrine d’un tel livre n’était pas couronnée, la mention honorable n’a pu être donnée qu’au talent. Ce talent est animé, vivant, plein d’une généreuse chaleur de tête et d’entrailles. Tout cela vit beaucoup, tout cela est bien intense pour une Académie… mais enfin, jusqu’à la mention honorable, tout cela a réussi. L’auteur, qui a l’aperçu de son point de vue encore plus que l’aperçu de son regard, ne reste point comme E. Chastel dans les généralités historiques qui ne touchent pas le sol embrasé, le sol volcanisé que nous sentons frémir sous nos pieds… Lui, le catholique, qui n’a pas de liaison d’idées avec l’ennemi, qui ne met point, plus ou moins, sa main dans la sienne, est discret, agressif, incompatible avec les doctrines socialistes contemporaines, et il ajoute souvent un trait à tous ceux qui les ont percées de toutes parts. En expliquant la charité chrétienne par le célibat et les monastères, Martin Doisy a trouvé dans le célibat religieux, dont il fait avec raison le principe générateur de la perfection de l’homme et de l’assistance sociale, un puissant et nouvel argument contre ce Communisme moderne qui veut remplacer la charité par le droit de tous. Menteur comme le serait un bâtard qui voudrait cacher sa naissance, ce Communisme, on ne l’ignore pas, se vante d’une origine chrétienne, tandis qu’il est païen de naissance et d’instinct, et pour justifier ses théories il a coutume de s’appuyer sur l’exemple de la primitive Église, dans laquelle la communauté des biens existait. L’auteur de l’Assistance montre bien que les circonstances dans lesquelles vivaient les fidèles des premiers temps étaient des circonstances d’exception, et que la communauté, au sens chrétien, s’est perpétuée dans l’Église de Jésus-Christ là seulement où elle était réalisable, c’est-à-dire dans ces communautés religieuses, éternelles comme la religion elle-même, dont elles ne sont la plus grande force que parce qu’elles en sont la plus grande vertu.

Tel est, en peu de mots, un livre pour lequel l’Académie, tout en rendant justice au talent de l’auteur, n’a pas voulu courir la responsabilité d’une couronne. Secouée un moment de sa torpeur héréditaire par les événements de 1848 et 1849, cette vieille éclectique, qui avait compris qu’avec de l’éclectisme, aux jours de péril, on ne défendait pas grand-chose, a senti son éclectisme lui revenir à l’esprit et lui énerver le cœur dès que le péril a cessé. Un catholicisme net, militant, toujours prêt à monter sur toutes les brèches ou à les faire, lui a paru trop dur à soutenir. Elle a tremblé devant cette alliance, et elle a mieux aimé déposer ses couronnes sur deux têtes protestantes, deux têtes d’entre-deux, comme dirait Pascal, qui ne sont ni tout à fait pour la Révolution, ni tout à fait contre la Philosophie. Avoir un pied dans toutes les pantoufles était la politique d’un ministre du siècle dernier. C’est, en matière d’idées, avec ces pantoufles-là que se chaussent les Académies.

Quelquefois elles ne se chaussent pas du tout. L’idée leur manque, et cette absence leur est chère, et alors c’est l’absence d’idées qu’elles couronnent. Ce sont là les bons jours des Académies. Elles ne se fatiguent point et elles ne se compromettent pas. Tel dut être, entre tous, le jour où fut couronné, en 1852, le livre de M. Mézières (L’Économie ou Remède au paupérisme). N’ayant rien appris dans les écrits protestants de MM. Schmidt et Chastel sur cette question du paupérisme qui est la grande question des sociétés modernes, lesquelles tuent l’âme au profit du corps, et n’ayant osé accepter non plus la solution catholique du travail de Martin Doisy (la seule solution qui puisse exister jamais en Économie politique), l’Académie, avec cette grandeur de pressentiment, cette haute divination de critique qui entraîne vers les œuvres fortes, se tourna vers le livre de Mézières vanté par Villemain, et, y reconnaissant tout ce qu’elle aime en fait de tranquillité d’aperçu et de vues grandes comme la main, elle lui décerna la couronne. Franchement, nous ne pouvons partager l’opinion de l’illustre rapporteur. C’est un livre de médiocrité sérieuse, voilà tout, une espèce d’almanach du Bonhomme Richard, qui paraîtra de l’économie politique, domestique ou morale, à tous les esprits qui s’imaginent que, dès que l’élévation manque dans les choses de la pensée et du caractère, il y a immédiatement du bon sens. Oui ! pour ceux, par exemple, aux yeux de qui Ponsard est un grand poète, M. Mézières paraîtra peut-être un grand penseur. La critique, qui exigera davantage, sera bien obligée de reconnaître que le Remède au paupérisme a pour tout mérite une consciencieuse vulgarité, et on n’expliquera son succès qu’en disant qu’il est une de ces œuvres qui reposent une Académie lasse de penser, comme madame Grant, d’apathique et de somnolente mémoire, reposait le prince de Talleyrand.