(1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Charles Monselet »
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(1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Charles Monselet »

Charles Monselet

I

Les Oubliés et les Dédaignés [I].

Les Oubliés et les Dédaignés 11 sont du moins de la littérature, et Charles Monselet est un talent d’un ordre fort distingué, et qui s’élèvera, nous en sommes sûrs, — qui s’est déjà élevé depuis qu’il a écrit ces livres. Mais lui, lui aussi, comme les de Goncourt, comme Capefigue, comme presque tous les écrivains actuels, il a été piqué de l’insecte du xviiie  siècle, de la tarentule de cette poussière ! Il en porte la trace même dans son talent ; mais il guérira, à force de vitalité vraie. Seulement, puisse-t-il être assez fort pour en effacer la cicatrice ! Il a écrit autrefois M. de Cupidon. Aujourd’hui il publié Les Oubliés et les Dédaignés. C’est le bas-fond, le tréfonds et le troisième dessous du xviiie  siècle. Après cela on ne peut plus creuser, la terre manque. On est à bout de médiocrité, d’efforts manqués, d’impuissances résignées ou de rages imbéciles, et nous espérons que la fosse infecte est vidée et qu’on n’y retournera plus !

Monselet a fermé l’abîme, et nous l’en félicitons. Comme les de Goncourt nous donnent les misères de l’âme et des sens, dans cette époque sans âme et sensuelle, Monselet nous donne les misères de l’intelligence. Après Arnould et la Camargo, quel matelas veut-on battre encore ?… Après Desforges, Gorgy, Dorvigny, la Moreney, Plancher-Valcour, Baculard d’Arnaud, Grimod de la Reynière, Cubières, Olympe de Gouges, le chevalier de la Molière, le chevalier de Mouhy, quel indigent, quel pauvre honteux ou effronté de la littérature du xviiie  siècle, un curieux bienfaisant qui donne l’obole d’une biographie à des ombres peut-il évoquer ?

Monselet, qui doit aimer la supériorité et regarder par en haut, comme les têtes créées pour la lumière, s’est fait le Saint Vincent de Paul de tous les enfants perdus du xviiie  siècle, et il en a fait inutilement des enfants trouvés. Il ne fondera pas d’établissements comme son saint et adorable devancier. Excepté Mercier et Linguet, dont il n’a pas assez longuement parlé, qui traînent aussi, dans cette peste de Jaffa de leur siècle, une pensée malade et aliénée, mais enfin une pensée, tous ces dédaignés et oubliés méritaient de l’être. Si le titre du livre est vrai, c’est une inconséquence. Ils méritaient le dédain et l’oubli. Monselet n’a pas appris son métier à la gloire. Et ne les plaignons pas, du reste ! Ils ne sont pas les plus malheureux de leur temps. Ils n’ont rien perdu à n’avoir point de renommée. Les plus malheureux du xviiie  siècle ne seront pas ceux qu’on oublie, mais ceux que l’on n’oubliera pas !

II

Portraits après décès [II-IV]

Je viens de faire une découverte. J’ai lu les Portraits après décès 12 de Charles Monselet, et j’ai appris à le connaître, lui… — heureusement avant son décès !

Jusqu’ici, je ne le connaissais pas. Je connaissais l’homme sympathique, souriant, aimé de tout le monde, et dont chacun dit un peu trop camaradesquement « Monselet » tout court, dans ce café de mauvais ton qui s’appelle la Littérature. Je connaissais la vignette qui est partout, l’esprit joyeux et fin, le voluptueux embonpoint littéraire, le sensuel, le gourmand, le gourmet, — écrit ainsi et non comme cela : gourmé, car il ne l’est point, mais aimable au contraire, abandonné, facile, charmant, et, même quand il s’attendrit, toujours de la fantaisie la plus rose ! Je connaissais enfin le Monselet de la vieille note, agréable, mais monotone, que les violonistes de la publicité tiennent depuis si longtemps… et badaud, comme pas un ! Je croyais que c’était tout. Or, ceux qui ne disent et qui ne croient simplement que cela de Monselet, les dindenaudiers qui le répètent, les moutons du mot, race nombreuse ! qui sautent tous sur le même, à la queue les uns des autres, comme les moutons de Dindenaut sautaient dans la mer, vont, après le livre que voici, être encore plus attrapés que ces finauds de bal masqué qui disent aveuglément à toute femme en loup : « Je te connais, beau masque ! », avec des airs pénétrants ; car, du moins, s’ils ne savent que cela, ils savent qu’ils parlent à un masque, tandis que ceux qui croient connaître Monselet ne se doutent même pas qu’il puisse en être un… Dupes de cette opinion publique qui, une fois faite, ne se modifie pas, de cette sourde qui rabâche toujours la même chose et qu’on voudrait bien souvent, pour ce qu’elle dit, autant muette, ils ne se doutent pas, ils ne se sont jamais doutés que ce dîneur maintenant légendaire de Monselet, qui a lui-même — il faut bien le lui reprocher ! — travaillé de ses mains potelées à la réputation qu’on lui a faite, que ce Monsieur de Cupidon à l’esprit ailé et aux joues rebondies, ce sagittaire de la fourchette, tout cet éternel dessus de porte de salle à manger, pouvait bien, malgré tout, être une âme, — une âme aussi profonde qu’aucune des nôtres, et que sous ces lunettes qui rient, spirituelles comme des regards, il pût y avoir de ces larmes qui ne seraient plus des gouttes de champagne, remontées là, après souper ! Oui ! voilà ce que les plus forts et les plus sagaces d’entre nous ne savaient pas, ce que personne ne savait, ni moi non plus, et ce que ces Portraits après décès, ce nouveau livre et ce livre nouveau, m’ont appris.

Quand je dis : « moi non plus ! » j’avais bien cependant un doute, — mais un doute, un bébé de doute, gros comme rien ! Tenez ! un jour, — un soir plutôt, — à souper, — toujours le souper pour encadrure dans la vie ordinaire de Monselet ! — on le pria, si je m’en souviens bien, de nous dire des vers au dessert, et on s’attendait à quelque chose comme les Petites blanchisseuses ou toute autre gaîté un peu vive de cet esprit qui traite parfois la grâce comme lui-même… en la grisant, et qui lui fait faire… (voulez-vous que je dise : trop souvent ?… je le dirai si vous le voulez…) les petites s de l’indécence… Nous n’étions pas là — je dois le confesser — une ribambelle de bien grandes bégueules. La Pruderie, cette belle demoiselle pincée, n’était pas la maîtresse de la maison, et d’ailleurs il y avait autour de la table assez d’éventails pour cacher les embarras de tout le monde. C’était une vraie circonvallation d’éventails déployés, derrière chacun desquels je comptais régulièrement deux têtes qui s’avertissaient du regard comme on s’avertit du genou, — car il y a du genou dans le regard, à certaines heures ! — et on se disait : « C’est du Monselet que vous allez entendre, c’est-à-dire le xviiie  siècle ressuscité ! » Le xviiie  siècle ? Ah ! bien oui ! Qui fut, au bout de cinq minutes, bien étonné, sous les éventails ? L’historien de Grimod de la Reynière, le poète des Petites blanchisseuses, écouta sans doute plus sa pensée que la curiosité qu’il avait fait naître, et il se mit à nous dire des vers qui n’étaient pas ceux, je vous en réponds ! que nous attendions de sa Muse ; des vers qui n’étaient pas, certes ! le genre de vers pour lesquels on s’était presque accoté les uns aux autres afin de les mieux écouter et de mieux en jouir. Ceux qu’il nous dit semblaient saigner sous leur pastel lilas et rose ; c’étaient des vers qui ne pleuraient pas à force de rire, mais qui riaient… pour ne pas pleurer ! Ils étaient gais et poignants tout ensemble, amers et légers, et il les dit, ce rebondi à la face d’abbé de Lattaignant mêlé de Chaulieu, avec un accent inconnu à tous les abbés du xviiie  siècle, — un accent d’Alfred de Musset étouffé ! En entendant une pareille chose, les épaules rapprochées s’espacèrent. Les yeux cachés passèrent hardiment par-dessus les éventails pour regarder le poète inconnu qui tout à coup venait d’apparaître. Les cœurs avaient reconnu le cri du cœur dans les éclats de la gaîté qui voulait le couvrir encore. Une âme qui se montrait faisait se montrer toutes les âmes ! Ce fut presque beau de gravité reprise, de pudeur revenue… Mais certainement Lamartine, qui n’était pas à ce souper, y aurait chanté une chanson à boire qu’on n’eût pas été plus surpris !

Eh bien, c’est cette sensation d’un seul soir que j’ai retrouvée, non plus à propos de quelques vers isolés et bientôt dits, mais à propos de beaucoup de pages de prose, à vingt places de ces Portraits après décès où la Critique peut constater des empreintes d’âme à renverser toutes les idées qu’on se fait de Monselet et de son talent ! L’homme, en effet, qui entre autres choses du présent volume, a écrit la grande et simple et superbe étude sur Chateaubriand, dans laquelle je rencontre des passages aussi surprenants par la gravité forte que par la profondeur de la mélancolie n’est plus, et de nature première ne saurait être uniquement ce poète léger du Plaisir et de l’Amour qui commença par les sensualités du cœur pour finir par les sensualités de l’estomac. Évidemment, il vaut mieux que cela. Ici se révèle, mêlée à ses qualités ordinaires, une supériorité de sensibilité et de sérieux qui ne s’était jamais produite, même dans les meilleures inspirations de Monselet, avec cette netteté, et qui nous a causé presque de la joie. Pourquoi ne pas le dire, puisqu’il est sauvé ? Je le croyais perdu… Ce poète qui n’avait jamais appuyé sur rien, pas même sur les lèvres et le cœur de sa maîtresse, et qui, s’épaississant, était devenu (Dieu lui pardonne !) un chansonnier du Caveau dans la langue lyrique du xixe  siècle, cet esprit profondément honnête (sa seule profondeur, du moins je le pensais !), cet esprit que le xviiie  siècle avait pu barbouiller de son abominable vermillon, mais qu’il n’avait pas pu pourrir, était cependant en train de cesser d’être délicat. Il avait appelé à lui l’ivresse, non l’ivresse des abbés du xviiie  siècle et même celle des mousquetaires gris, mais la vilaine ivresse, celle du gin,

… Qui fait les fous,
Et du vin à quatre sous !

et les derniers vers gastronomiques de son recueil étaient des vers idolâtres « Au cochon ! », une plaisanterie dont ses amis riaient, c’est-à-dire tout le monde, mais dont moi seul je ne riais pas, car je sais trop que rien n’est impuni pour l’esprit qui se permet tout, et je connais la tyrannie d’une seule mauvaise pensée. Or bien, voilà que tout à coup le poète, qui n’est plus celui de l’Amour et du Plaisir, mais de la douleur, venue enfin, comme elle vient toujours, par la vie, s’est mêlé, en ce livre de Portraits, au critique de la réflexion, et tout cela dans une si heureuse mesure qu’on se demande maintenant si le Monselet du pâté de foie gras n’était pas un mythe… ou un mystificateur, qui nous jouait, avec sa gastronomie, une comédie littéraire, et qui avait mis, pour qu’on ne le fît pas trop souffrir, son cœur derrière son ventre, mais non dedans !

III

J’ai signalé déjà le plus important de ces Portraits après décès, qui ne vont pas jusqu’à la douzaine et qui sont plutôt des têtes de médaillon que des portraits en buste, mais je ne peux m’empêcher d’y revenir. Le miniaturiste spirituel et fin, qui s’est tant amusé toute sa vie à nous pointiller des visages faits pour disparaître, et que le Temps indifférent devra effacer jusque de ses ivoires, à lui, Monselet, les plus soignés et les mieux peints, a compris que la miniature était chose trop petite pour contenir cette grande figure de Chateaubriand. Le ramasseur d’oubliés et de dédaignés, ensevelis pêle-mêle dans l’ombre des vieux murs en ruines de l’Histoire, et qui les prend dans son tombereau, a bien senti qu’il ne pouvait traiter le Génie et la Gloire comme l’infortune des petits talents malheureux. Digne par la proportion de son modèle, le portrait de Chateaubriand a donc été une toile à l’huile parmi les aquarelles de Monselet, et si vous ôtez quelques taches de goût, grandes comme des mouchetures sur une glace limpide13, vous avez là une pure et lumineuse peinture d’histoire littéraire dans laquelle le Monselet du xviiie  siècle n’a eu absolument rien à faire ni rien à voir… On sait si le génie de Chateaubriand, à part même son christianisme, fut antipathique au xviiie  siècle, et aujourd’hui que le xviiie  siècle, mal mort, voudrait recommencer de vivre, Chateaubriand, moqué par Morellet et Chénier, a retrouvé dernièrement un nouveau Morellet dans Stendhal. Tous les Secs d’à présent, et Dieu sait si nous avons des Secs ! tous les Pauvres en littérature ont jeté, depuis quelque temps, à ce noble génie, abondant et luxueux, de Chateaubriand, un mépris sous lequel se cachent hypocritement toutes les bassesses de l’Envie. Mais Monselet, qui n’a aucune raison pour partager le mépris insolent de qui n’a rien pour qui a tout, n’est pas plus de ce moment du xixe  siècle qu’il n’est du xviiie quand il s’agit de Chateaubriand ; et c’est là, je l’ai dit, mais il faut insister, ce qui lui fait une originalité inconnue. Il parle de Chateaubriand avec un accent presque émané de Chateaubriand lui-même, avec une mélancolie prise à la source de la sienne et qui n’a rien de la mièvrerie des tristesses de crème fouettée que je trouve dans les élégies de son recueil du Plaisir et de l’Amour, ni de celle-là, moins noble encore, qui pourrait venir de l’estomac de ce dîneur, abîmé (comme il dit) de champagne ; et ce sentiment, si étrange ici sous cette plume légère qui n’a jamais aspiré qu’à la gloire d’être de bonne humeur :

Entre les noms dont se contente,
Avec grand’peine, maint rimeur,
Il n’en est qu’un seul qui me tente :
Poète de la bonne humeur !

ce sentiment ne s’est pas épuisé dans le portrait de Chateaubriand, où il semblait comme une heureuse contagion de son génie. Je le retrouve en maint endroit de ces Portraits après décès, que la mort n’a pas seuls noircis. Je soupçonne que la vie, qui noircit aussi bien que la mort, y est pour quelque chose. Influence peut-être d’une phase nouvelle dans l’existence, qui mûrit le talent comme les fruits mûrissent, par l’accumulation des jours ! Monselet a été toujours sérieux, quand il n’a pas été triste, tout le long de ce volume, et je n’y ai guères compté qu’une anecdote vraiment gaie, et enlevée dans l’ancienne manière de l’auteur. C’est l’histoire des rapports de Balzac et de Lassailly. Excepté cela et l’analyse de Trialph, qui est Lassailly encore, ces Portraits après décès, où se rencontrent des fronts douloureux et presque égarés comme ceux de Gérard de Nerval et de Jean Journet, manquent de plaisanterie… Et si, comme en certains qui touchent à la caricature exquise, comme celui de M. de Jouy, — un petit chef-d’œuvre, — la bouche qui a tant aimé à rire s’y reprend encore, elle s’y reprend en deux fois, et je sens dans ce rire brisé, comme la corde d’un arc rompue, le commencement de l’amertume qui pourrait bien être le commencement de la sagesse… La caractéristique du talent de M. de Jouy par le carrick de l’Empire, ce carrick qui reparaît tous les cinquante ans, taillé d’une autre façon, mais absolument sur le dos du même homme, cette fatale et éternelle perruque qu’a tout front et qui fait, hélas ! bien souvent tout le pauvre et éclatant succès de la tête qui est dessous, si ce sont des gaîtés sont des gaîtés sombres, qui sont d’autant plus sombres qu’elles touchent de plus près à la vérité…

IV

Il y a dans Shakespeare un railleur aimable, — pas si littéraire peut-être, — mais, ma foi ! aussi gai que Monselet dans sa jeunesse, dans ce magnifique temps bleu des premiers jours de la vie où tout est gai, chante et rit, même les fossoyeurs ! C’est justement le fossoyeur d’Hamlet, — un aimable et solide garçon, un good fellow s’il en fut oncques, et qui en vieillissant a continué de plaisanter, mais à la plaisanterie duquel l’habitude de creuser des trous dans la terre et d’y mettre ou d’en ôter des morts a donné une profondeur et un caractère très particuliers, mais puissants… Eh bien, est-ce que le temps du rieur d’Hamlet, de ce creuseur de fosses qui voit toutes les espèces de creux, serait arrivé pour Monselet, ce travailleur aussi après décès, comme le fossoyeur de Shakespeare ? Pour mon compte, je le souhaiterais, et aussi pour Monselet, pour Monselet que je ne croyais que spirituel, et à qui j’ai vu dans ce livre poindre une âme ! Si cela était, nous y gagnerions tous, lui, du talent, et nous, des œuvres. Charles Monselet, de la charmante famille des esprits légers, — des puissants et magnétiques impondérables dans l’ordre intellectuel, — a le bonheur d’être de ceux-là que les pédants haïssent ; mais il doit savoir à présent, et son livre le prouve peut-être, qu’il y a un autre rire que celui du Faune dans les bois, du Bacchant à souper et du Parisien dans les farces, et que c’est sur ce rire-là que nous comptons désormais pour la seconde moitié de sa vie et l’honneur de sa renommée !