Deux diplomates51
I
C’est une tentative qu’on recommence toujours et qui ne réussit jamais, que l’histoire faite par des diplomates et que la publication, après décès, de leurs petits papiers diplomatiques. Pour ne parler que de ces derniers temps, nous avons eu le livre sur Hugues de Lionne, par Valfrey, dans lequel tout est vague, excepté l’ennui qu’il inspire, — lequel est très précis. Puis, les Mémoires du cardinal de Bernis, qui, du moins, en dehors de la diplomatie, nous ont appris une chose qu’on ne savait pas : c’est que cette Babet la Bouquetière était, sous ses bouquets, un homme d’État, impossible, il est vrai, dans une monarchie impossible et qui frappait tout de son impossibilité. Puis, encore, ç’a été les Mémoires de Metternich, qui ont trompé si misérablement l’espoir de l’intérêt immense qui s’attachait à ce grand nom de Metternich. Enfin, voici deux autres diplomates, hommes très distingués, mais à des titres très différents ; car Donoso Cortès, ce Joseph de Maistre espagnolisé, ce Joseph de Maistre de profond devenu sonore, est plus près de la gloire, cette fille du vulgaire, que le comte Racsynzki, qui est resté toute sa vie dans la haute et mystérieuse sphère de son action, d’où l’on veut le descendre dans le jour commun de la publicité. Et, tous les deux, voici qu’ils font la preuve, à leur tour, que la Diplomatie, dont le plus grand mérite pendant l’action est presque toujours le silence, après l’action, devrait aussi le garder… Talleyrand, qui fut le plus silencieux des diplomates, Talleyrand qui n’écrivait que des billets, ne disait que des mots, et dont toute la puissance ne fut guères que dans des monosyllabes et des airs, avait-il conscience de cela quand il prescrivait de ne publier ses Mémoires que trente ans après sa mort ?… Il connaissait bien la nature humaine et son lâche penchant à tout oublier ! Trente ans, pour lui, c’était une époque déterminée pour une époque indéterminée. Après trente ans, qui se soucie de quelque chose ? Ces trente ans narquois sont passés maintenant, et les Mémoires mystificateurs n’apparaissent pas à l’horizon. Ils n’y apparaîtront peut-être jamais, et, pour leur auteur, ce sera probablement tant mieux !
Que nous diraient-ils, en effet ? que nous apprendraient-ils, en restant dans leur diplomatie ?… En histoire, les résultats importent seuls, et l’Histoire les sait et les dit sans avoir besoin de connaître les infiniment petits moyens à l’aide desquels ils ont été obtenus, en supposant qu’on pût les dire, — ce qui n’est pas. L’action diplomatique, quand elle est réelle et effective, tient si intimement à la personne, au corps qui parle au corps, — comme dirait Buffon ; elle tient tellement à des séductions subtiles et relatives et à d’inexprimables manières, que celui qui l’a exercée n’est pas capable de la raconter. D’ailleurs, elle est, de sa nature, quelque chose d’inférieur, et les choses inférieures ne méritent pas d’histoire…
Certainement, si le diplomate est un observateur ou un écrivain de génie, il verra les choses et les dira comme le génie ; mais, alors, sa spécialité de diplomate sera débordée… La diplomatie ne sera pour rien dans sa supériorité d’aperçu et de style. Il ne sera qu’un heureux hasard, un homme de génie tombé dans la diplomatie, comme il pouvait très bien tomber ailleurs ! De cela seul qu’il est un diplomate, par exemple, il ne s’ensuit nullement qu’il soit un homme d’État. Les diplomates servent aux hommes d’État, mais ils n’ont aucune initiative ; ils dépendent du ministre qui les emploie ; ils ne sont que les commissionnaires qui font les commissions d’un gouvernement à un autre, des commissionnaires avec plaque, — une plaque parfois d’émail ou de diamants ! Cela leur constitue une dignité, sans doute, parce que l’État relève et doit parer toutes les fonctions qui le servent, mais cela ne suppose pas, dans les hommes de ces fonctions, la nécessité d’une supériorité quelconque. L’histoire est pleine de favoritismes de tous les genres… On sait comment Alberoni s’y prit pour se concilier la faveur du duc de Vendôme, mais sans être immonde comme cet homme d’esprit, un sot, oui ! même un sot, dans un poste diplomatique, peut l’emporter, au point de vue du succès, sur un homme supérieur. Il n’y a pas que les peuples qui haïssent la supériorité au nom de l’insolente égalité humaine, et qui adorent la médiocrité parce qu’ils se reconnaissent en elle… Les chefs de gouvernement sont parfois peuple par ce côté-là !
Et si vous ajoutez de plus qu’effective, quand elle l’est, cette action diplomatique est toujours rare ! Et qu’on n’a pas, comme Metternich, un Napoléon à qui tenir tête tous les jours !… Les hommes d’État à grande politique sont encore moins nombreux que les diplomates chargés d’en faire accepter ou d’en imposer les décisions. Les gouvernements, qui se jalousent et qui se craignent, restent les uns en face des autres avec des sentiments ou des ressentiments contenus par des prudences inquiètes… et les corps diplomatiques demeurent entre eux, croupissant dans une immobilité d’observation que leurs Correspondances attestent. Elles sont toutes, ces Correspondances, au-dessous de ce que l’imagination les croyait avant qu’elles fussent publiées. Elles sont, pour la plupart, des tissus de riens et de mondanités, d’inutiles dépêches, d’infatigables redites, de rapports immuables dont les termes changent seuls, de commérages et de petites intrigues qui s’emmêlent et se démêlent et n’aboutissent pas ; enfin, de ces cunctations éternelles qu’on appelle la diplomatie et qu’il faut acheter parfois par des lâchetés et des bassesses ! Écœurant travail, qui dure souvent des années… Des hommes à idées et à convictions fortes, des hommes comme Donoso Cortès et Raczynski, ces nobles forçats du devoir monarchique, ont traîné pendant dix ans ce boulet creux de la diplomatie, plus cruel par son vide que par sa pesanteur, et qui fit saigner leur courage. Ils ont eu, à la longue, assez de cette politique à la suite dont le mot d’ordre énervé ne venait pas d’assez haut pour qu’il fût glorieux d’y obéir ; et l’un des deux est mort, dégoûté, à la peine, et l’autre s’est réfugié dans la vie privée, qui, pour un homme d’État, est aussi une autre manière de mourir !
II
Et c’étaient cependant de mâles esprits, et on le voit même dans cette Correspondance de si peu d’intérêt par elle-même et qui n’apprend rien à l’Histoire ! Mais ces mâles esprits faisaient une fonction dans laquelle la personnalité, quand on en a, expire et s’efface. Donoso Cortès et Raczynski étaient, de facultés, peut-être dignes d’avoir une politique à eux qu’ils auraient appliquée et réalisée s’ils avaient été chefs d’État, au lieu d’être d’oisifs diplomates, passifs comme des maîtres de cérémonies ! Ils auraient été peut-être capables de jouer la grande partie contre la Révolution dont ils parlent à chaque page de leurs lettres, et qu’ils conseillèrent, mais en vain, de jouer, à leurs gouvernements. Pour le comte Raczynski, comme pour Donoso Cortès, il n’y a plus, en effet, qu’une seule question au monde : c’est la question de la Révolution. Il faut y courir comme au feu, car c’est le feu ! Seulement, étiolés par cette diplomatie dans laquelle on avait déporté leur énergie, ils assistent, l’âme assombrie et l’esprit désarmé, aux événements qui passent devant eux et dont ils mesurent la portée avec la tristesse de l’impuissance ; et comme si ce n’était pas assez de les voir diminués par la diplomatie, cette rogneuse d’hommes, il faut qu’un autre diplomate comme eux, — et s’il ne l’est pas, il est digne de l’être, — le comte Adhémar d’Antioche, intervienne à chaque instant dans leur Correspondance et la coupe où bon lui semble, pour obéir, affaiblissement sur affaiblissement ! à cette loi diplomatique des convenances, plus importante, à ses yeux de diplomate, que la vérité.
Je ne crois pas qu’il y ait de plus impatientant procédé que celui-là, commun, du reste, à tous les diplomates, que cette suppression impertinente qui rappelle celle que le cant anglais opéra un jour, par les mains de Thomas Moore, sur les Mémoires de Lord Byron. Et encore, Byron et nous, nous n’y avons perdu, lui, que du génie, dont il y a assez dans ses œuvres pour lui faire une gloire immortelle, et nous, que des plaisirs, chers à l’épicuréisme de nos esprits. Mais Donoso Cortès et Raczynski y perdent… qui sait ?… de la grandeur intégrale de leur moralité et de leur esprit. Pour Donoso Cortès, l’auteur de l’Essai sur le socialisme, qui s’est écrit en toutes lettres ineffaçables dans ce livre éclatant, allumé sur sa mémoire comme un phare sur un tombeau, ce n’est pas bien sur ; mais pour Raczynski, cela est certain.
III
Qui, jusqu’à ce moment, connaissait, en effet, le comte Raczynski, à part la haute société de l’Europe à laquelle il appartenait ?… Illustre par sa famille, qui tient le premier rang en Prusse, il était né en 1788 à Posen, le chef-lieu de la grande Pologne, et, avant d’entrer dans la diplomatie prussienne, il avait fait bravement, comme officier, les campagnes de 1809 et de 1811. Il devait bien cela à son nom ! L’avant-propos de cette correspondance tronquée, dont Adhémar d’Antioche a publié les tronçons, nous apprend que, de 1836 à 1843, le comte Raczynski avait publié, en plusieurs volumes, un grand livre intitulé : l’Art moderne en Allemagne. Mais, malgré son mérite et peut-être à cause de son mérite, le livre était resté aristocratiquement inconnu… Et il en serait de même de la personne de son auteur sans la publication du comte Adhémar d’Antioche, qui a la prétention de le faire connaître. Son père avait été le collègue diplomatique du comte Raczynski en Espagne, et en mourant Raczynski lui avait légué tous ses papiers. C’est de là qu’est sortie cette Correspondance. Elle embrasse toute la période de temps qui va de 1848 à 1852. Pendant cette période, le comte Raczynski et Donoso Cortès s’étaient liés d’une intime et profonde amitié. L’un, alors, faisait à Madrid ce que l’autre faisait à Berlin et plus tard à Paris. S’ils ne se ressemblaient pas par la célébrité, ils se ressemblaient par les idées. Aussi est-ce sous la lumière attirante de ce nom de Donoso Cortès qu’on a placé avec intelligence le nom moins lumineux de Raczynski, pour qu’il pût bénéficier de cette lumière et qu’on vit mieux qu’il était digne de la partager.
C’étaient assurément, l’un et l’autre, des hommes de religion et de monarchie, comme il en faudrait beaucoup aux princes, et jamais, il faut le reconnaître, l’amitié qui les unit ne prit sa source dans des natures plus profondément nobles et qui réfléchissent mieux en elles toutes les qualités accumulées de leur race. C’est cette amitié de Raczynski, de ce petit-fils de tant de Starostes et de Castellans, pour l’homme qui pouvait dédaigner son titre de marquis de Valdegamas, parce que son nom était Cortès, c’est cette amitié qui fait le prix et l’intérêt de ce volume, intitulé : Deux Diplomates 52, mais ce n’est, certes ! pas la diplomatie. Leur diplomatie, à eux, a ressemblé à toutes les autres diplomaties, pour la plupart stériles et vaines. Si elles sont faites « pour voir et pour prévoir », — comme le dit avec assez peu d’originalité le comte Adhémar d’Antioche, dans son introduction en l’honneur de la Correspondance qu’il publie, les diplomaties que voici ont pu voir, mais elles n’ont pas prévu grand’chose. Elles ont vu, comme tout le monde, ce qui maintenant crève les yeux à tout le monde, et ce qui les lui crevait déjà de leur temps, c’est-à-dire la bataille, exaspérée partout, de la Révolution contre ce qui reste de monarchies ! Le livre des Deux Diplomates n’atteste que les incertitudes et les troubles de leurs prévisions. Ils ont vu juste, mais à leurs pieds. Ils n’ont pas vu plus loin d’une vue ferme… Ils n’ont pas plus pénétré dans l’avenir que leurs devanciers, autrement forts qu’eux, les Bonald, les de Maistre, les Lamennais, ceux-là qu’on peut appeler les grands prophètes. Eux, ils ont été les petits… Ils ont été secoués par les événements contemporains, mais fécondés, non ! Raczynski, opposé à l’idée de l’empire d’Allemagne, qu’il regardait comme un piège tendu par la Révolulion à la Prusse, n’avait pas prévu la constitution de son unité et l’homme robuste qui s’appelle Bismarck ! Donoso Cortès n’avait pas prévu davantage que l’Empire, sorti d’un coup d’État et qu’il a bien jugé dans son effet immédiat, serait un temps d’arrêt infligé, pendant dix-huit ans, à la Révolution, qui n’a vaincu que parce que l’Empire, mal inspiré, après l’avoir été si bien, s’est lâchement abandonné à elle. Diplomates tous deux, ils n’ont influé, ni Donoso Cortès sur la situation de l’Espagne, livrée dès ce temps-là à une anarchie qui allait épouvantablement s’accroître, ni Raczynski sur le Roi de Prusse, qui le voulait bien pour son serviteur d’apparat et d’étiquette, mais qui ne suivait pas ses conseils. Partis d’un même principe, ils ne s’entendaient plus dans leurs conclusions différentes sur l’avenir du monde, titubants, incohérents et contrastants par tout ce qu’il y a de plus opposé dans l’âme des hommes : le désespoir et l’espérance ! Le désespéré, c’était Donoso, le plus ardent, le plus religieux, le plus saint des deux, que Guizot, qui avait ses raisons pour ne pas vouloir de prophètes, appelait, par dérision, un Jérémie ; et l’espérant, c’était Raczynski, lequel persiste (dit-il dans sa Correspondance) à croire « que le jour viendra où la France tendra les mains vers Henri V », mais sans donner de cette foi une seule raison historique, et qui a espéré non pas jusqu’à la fin, mais sans fin, et qui a vu la fin de sa vie avant la fin de son opiniâtre espérance !
IV
Tel ce livre, si on peut appeler ces fragments un livre, qui se nomme les Deux Diplomates, titre pour le livre comme pour les hommes qui le portent, — un titre et rien dessous !… Dans ce livre, où il n’est pas question une seule fois du moindre traité conclu ou à conclure, et où les deux diplomates qui s’y trouvent ne sont que des capitonneurs de situation, mis entre deux gouvernements pour les empêcher de se heurter, il n’y a guères, au fond, que deux correspondants, au fait, comme tout le monde, des choses de leur époque, et qui tâtonnent dans les événements pour y trouver des solutions dont ils n’ont jamais la certitude. Dans ces lettres, vous ne trouvez rien d’absolu, de péremptoire, de dominateur. On n’y reconnaît pas la plume qui écrivit ce magnifique Essai sur le socialisme, qui fît croire un jour que Donoso Cortès avait du génie ! Ici, il n’est pas plus grand que ce Raczynski inconnu qui n’avait pas donné, lui, les mêmes otages à la renommée. Pythias et Damon diplomatiques, leur puissance d’observateur peut s’équilibrer, et les voilà égaux tous deux dans un livre médiocre, publié par un homme qui croit probablement encore plus au génie de la diplomatie qu’au leur, comme le danseur Marcel croyait au génie du menuet !
Triste production et triste résultat ! Seulement, ce genre de livres, — qui n’ont pour se recommander que la fonction diplomatique de ceux-là qui les écrivirent, et qui n’ajoutent à ce qu’on sait aucune grande vue nouvelle ou aucun fait important de nature à modifier ou à éclairer puissamment l’histoire, — heureusement ! ne sera pas éternel. Il n’embarrassera pas peut-être bien longtemps encore la Critique de son encombrement ! Un jour, qui ne paraît pas éloigné, ce genre de livres pourra bien disparaître, comme la diplomatie elle-même, cette autre vacuité. Tous ces bavardages de correspondances diplomatiques, ramassées par des admirateurs posthumes, n’auront plus à sortir de leurs vieux tiroirs. On peut le prédire en toute assurance : c’est le télégraphe qui tuera la diplomatie. La chose est déjà commencée. Mais quand tous les chefs de gouvernements pourront se parler de bouche à oreille, de tous les cabinets et de tous les coins du globe, pas de doute qu’ils ne fassent eux-mêmes leurs affaires et qu’ils ne suppriment ces intermédiaires d’envoyés et d’ambassadeurs, d’un faste si grand et si coûteux pour ce qu’ils ont d’utile ! Et c’est alors que la diplomatie, fille de la vanité et du besoin, aura suffisamment vécu. Alors aussi la Critique n’aura plus devant elle, comme aujourd’hui, ce tas de livres, faciles à bâcler avec des correspondances et des confidences tirées de l’oubli dans lequel elles pouvaient rester. La Critique n’aura plus sur sa tête l’insupportable poids de ces productions sans signification et sans portée, comme, par exemple, ces Deux Diplomates, qui, par eux-mêmes, étaient, l’un beaucoup et l’autre quelque chose, et qui, victimes d’une fonction inutile, avec toutes leurs facultés, qu’il faut reconnaître, n’ont rien fait ! Le plus brillant par le talent des deux, — celui-là qui n’avait pas été, comme l’autre, dans sa vie publique, qu’un diplomate, — l’orateur tout-puissant et l’écrivain, s’adressait, quand il mourut, le mot d’Hamlet : « Va dans un couvent ! fais-toi moine ! » et, s’il n’était pas mort, c’est ainsi qu’il aurait donné sa démission des choses humaines. L’autre, moins passionné, moins grand, moins à bout de tout, ne donna que celle des affaires publiques. Mais tous deux sentirent le néant de leur diplomatie. Tous deux sentirent qu’ils n’avaient rien changé au train de ce monde plus fort qu’eux, et même furent-ils jamais bien sûrs de l’avoir compris ?…