Chapitre XVII.
Morale, Livres de Caractéres.
LA France a été féconde en Moralistes ; & il en a été de ce genre comme de tous les autres, le mauvais abonde & le bon est très-rare.
Les Réfléxions morales du Duc de la Rochefoucault sont le premier livre bien écrit qu’on ait eu en France après les Lettres provinciales. Quoique cette pensée : l’amour propre est le mobile de tout, soit le fondement de toutes ses maximes, elles sont présentées avec tant de finesse, de précision, de noblesse & de vérité qu’on croit trouver toujours quelque chose de nouveau. Il y a dans les tours & dans les images une variété ingénieuse qui frappe les esprits les moins attentifs.
Les Essais de Morale, de Nicole font moins piquans, & plus instructifs. Si l’auteur n’éblouit point, il éclaire ; il mene son lecteur de principes en principes, de conséquences en conséquences, & il le convainc sans qu’il s’en apperçoive. Nicole étoit un de ces hommes qui persuadent sans être éloquens, par la seule force de la vérité développée. Son Traité des moyens de conserver la paix dans la société, est digne de Sénéque ; mais il est peut-être aussi difficile d’établir cette paix, que de terminer les procès de deux Normands vieillis dans la chicane. Les autres écrits de Nicole ne valent pas celui-ci ; il offre beaucoup de vérités communes exprimées longuement ; quoiqu’on y sente un philosophe qui connoît le cœur humain ; un philosophe qui est toujours chrétien.
Cette connoissance si rare & si nécessaire, qui l’a jamais possédée comme la Bruyere ? Ses tableaux des différens vices, des divers ridicules des hommes sont si vrais qu’on y reconnoît les originaux de tous les pays. Nourri de la lecture de Montaigne &c de Charron, il s’étoit formé un style vif, nerveux, concis, & l’avoit épuré en se l’appropriant. Il est sans contredit un de nos premiers auteurs pour la prose ; notre langue paroît avoir dans ses écrits un caractère particulier, qu’on ne lui connoissoit pas encore. Ses pensées se gravent aussi facilement dans la mémoire que nos meilleurs vers : preuve non équivoque de l’énergie & de l’harmonie de son style. Quoique son livre soit écrit par pensées détachées, il en a fait de chacun de ses chapitres un traité méthodique, en rapportant sous un même titre les pensées qui ont rapport à la même matiere, & en leur donnant tantôt plus, tantôt moins d’étendue.
Puisque nous parlons de la Bruyere comme d’un disciple de Montaigne, il ne faut pas oublier son maître. Les Essais de celui-ci sont de tous nos vieux livres le plus lu, & le plus médité. Il regne un continuel désordre dans tout ce qu’il écrit, & vous trouvez tel chapitre intitulé des Loix, où il n’y aura pas quatre lignes sur son sujet. Son livre est un champ fertile où les fleurs & les fruits, sont mêlés sans aucun art. Aussi Balzac, disoit-il de lui : Montaigne sçait bien ce qu’il dit, mais il ne sçait pas toujours ce qu’il va dire. Mais il a tant d’esprit, de bon sens, de naïveté, de finesse, de génie, que le désordre de ses pensées plaît plus que l’arrangement symétrique d’un écrivain médiocre.
Le Traité de la Sagesse, de Charron, est d’un écrivain qui avoit plus d’ordre dans ses idées, mais bien moins de force & de vigueur dans le génie. Il en avoit pourtant, & l’on ne peut sans injustice lui refuser une raison supérieure, un grand sens. M. Rousseau prétend que le Théologal de Condom (c’étoit un des titres de Charron) pensoit comme son Vicaire Savoyard ; cela pourroit être ; mais du moins le Théologal s’exprimoit d’une maniere moins choquante que l’imprudent Vicaire allobroge.
M. Rousseau que nous venons de citer, tient beaucoup du génie de Montaigne & de Charron. C’est peut-être celui de nos écrivains modernes qui a lu ces vieux auteurs avec le plus de fruit. Il a pris toute la mâle vigueur de ses modèles ; & ses expressions fortes & pittoresques donnent du corps aux pensées les plus légeres. Il peint en grand maître. Si son Emile & ses autres ouvrages offrent de choses dangereuses, on a réduit ce qu’il a écrit aux seules vérités utiles, en publiant le recueil de ses Pensées. On a fait disparoître dans cette collection le sophiste hardi, pour n’offrir que l’écrivain brillant, l’homme sensible, le moraliste penseur. Le rédacteur des pensées de M. Rousseau a donné aussi celles de M. de Voltaire, & ce n’est pas un service qu’on a rendu à ce dernier. On a trouvé la même différence entre les deux recueils qu’entre les fleurs & les fruits, qu’entre Patercule & Tacite.
L’illustre Pascal est autant connu par ses Pensées que par ses Provinciales. Il amuse dans celles-ci ; il instruit dans les autres. On y admire cette connoissance profonde de la Religion, cet amour de la vertu, cette éloquence de style qui le distinguoient parmi le petit nombre des bons écrivains de son tems. Quelques philosophes du nôtre ont trouvé que le piétisme l’avoit empêché d’élever son génie aux sublimes vérités de la morale. Il est vrai qu’il avoit sur les yeux le bandeau de la foi ; mais il voyoit à travers son bandeau, comme l’a dit un homme d’esprit.
Les bons livres de morale ont toujours beaucoup de succès ; c’est ce qui a si fort multiplié le nombre des mauvais ; c’est ce qui a fait tant d’imitateurs de la Bruyere, dont aucun n’a égalé ce célébre écrivain. Dans la foule de copies d’un original inimitable, il se trouve quelquefois de très-bons livres, nous ferons connoître les principaux.
Les Essais de littérature & de morale, de M. l’Abbé Trublet, ont été traduits en plusieurs langues, & ils méritoient cet honneur. La morale en est sensée ; elle est exposée avec une précision élégante & fine. Les choses communes ou peu importantes qu’on y trouve, sont mêlées de quelques traits neufs & plaisent d’ailleurs par la maniere ingénieuse dont elles sont exprimées. Il y a beaucoup à profiter dans ce livre pour le cœur & pour l’esprit. Il a été cependant goûté médiocrement par ceux qui n’aiment la morale, même la plus judicieuse, qu’autant qu’elle est animée par des peintures vives, par des portraits d’après nature, par les traits piquans d’une satyre délicate.
Ce que M. Diderot a donné sur la morale est écrit d’un style vif & énergique, mais de tems en tems louche, dur & négligé. On sait qu’il a échappé à cet auteur quelques propositions hardies, qui ont choqué les amis de la Religion. La Métaphysique est une vaste mer où l’on rencontre des rochets à fleurs d’eau, des bancs de sable, des gouffres. M. Diderot y a quelquefois fait naufrage. Ainsi ses livres ne pouvant être faits pour le commun des lecteurs, nous nous dispenserons d’en rapporter le titre. Il seroit peut-être à souhaiter qu’on fit l’esprit de M. Diderot, comme on a fait celui de M. Rousseau & de tant d’autres. En tirant de ces différens ouvrages, ce qui a pu blesser la Religion ou le goût, on auroit un recueil de pensées fortement exprimées, qui donneroient une idée avantageuse du génie de l’auteur.
Les Hommes en deux vol. in-12., par M. l’Abbé de Varennes, sont un traité de morale, semé de vérités bien développées, de moralités solides, & de quelques traits d’esprit. Mais il y a des lecteurs difficiles qui n’aiment un ouvrage, que lorsqu’il renferme un grand nombre de choses neuves & importantes.
Le Traité du vrai Mérite, par M. le Maitre de Claville, est un recueil de trivialités de collège, rassemblées sans ordre & quelquefois sans goût. L’auteur écrit durement & aime à faire parade de ce qu’il a lu. Son livre n’a pas laissé d’avoir du succès, surtout en province, parce que dans le grand nombre de pensées qu’il a compilées, il y en a quelques-unes de solides & d’ingénieuses.
Tout ce qui est sorti de la plume de Madame de Lambert est plein d’agrémens, & presque tout tend à la morale. Son traité de l’Amitié, ses Avis à son fils, à sa fille, sont pleins d’esprit & de délicatesse. Le vrai y est exposé avec cette aimable liberté qui sied si bien dans les ouvrages, où l’esprit ne fait que suivre les sentimens du cœur.
Les traités de l’Amitié & de la Gloire par M. de Saci, ami de Madame de Lambert, & digne de l’être de tous les honnêtes gens, sont un tissu de sentimens nobles, délicats & vertueux qu’on ne voit presque que dans les livres.
C’est encore dans l’école de Mme. de Lambert que Mr. de Moncrif a puisé les principes de son Essai sur la nécessité & les moyens de plaire : écrit excellent où l’auteur n’enseigne que ce qu’il a pratiqué : écrit aussi utile qu’agréable par la précision & l’élégance du style ; par la justesse, la délicatesse, la solidité de la plûpart des réfléxions.
Les Pensées du Comte d’Oxeintiern ont été trop souvent réimprimées, pour n’en pas parler. Cet ouvrage est parsemé de réfléxions fort bonnes, qui dédommagent d’un grand nombre de moralités triviales, de pensées bassement exprimées. Il y a d’ailleurs de la variété.
Les Préjugés du public, par M. Denesse & les autres écrits du même auteur, sont les productions d’un philosophe & d’un homme de bien, dont l’esprit étoit solide & orné ; mais qui a peu de style, & qui manque de nerf dans l’esprit.
Nous avons un grand nombre de Dialogues des morts, la plûpart paroissent n’avoit été faits que pour ennuyer les vivans. Il faut en excepter ceux de Fontenelle où les choses fines & recherchées ne manquent point, mais où l’on désireroit quelquefois plus de justesse & plus de goût ; & ceux de l’illustre Fénélon, faits à la hâte, à mesure que le Duc de Bourgogne en avoit besoin, & où les sujets sont par conséquent peu approfondis ; les Nouveaux Dialogues des morts, par M. Pesselier, 1753., deux vol. in-12. ; & les Dialogues des Dieux, par Remond de St. Mard, lequel y a fait entrer des maximes dangereuses aux hommes, si elles n’étoient modifiées par le lecteur intelligent.
On a traduit de l’anglois divers dialogues des morts. On donne la préférence à ceux de Mylord Littleton, traduits par M. Deschamps, 1760., in-8°. Lorsque deux nations rivales telles que l’angloise & la françoise s’accordent sur le mérite d’un ouvrage, le critique de plus mauvaise humeur n’a plus rien à dire.
L’Angleterre nous a donné l’idée d’une sorte d’ouvrages dont les copies se sont multipliées, le Spectateur, le Mentor moderne, le Babillard : productions remplies d’excellentes choses, dont Addisson donna l’idée & fit la plus grande partie ; mais qu’il faut lire en anglois ; car la traduction françoise est platte & languissante. On a donné à Lyon une Rédaction du Spectateur en trois vol. qui n’a pas réussi.
Du Spectateur anglois sont sortis le Spectateur françois de Marivaux, écrit avec trop d’affectation ; le Misantrope de Van Effen, qui dit des vérités utiles ; la Spectatrice Danoise, par M. de la Baumelle, qui a des meilleurs titres pour plaire aux gens de goût ; le Nouveau Spectateur, par M. de Bastide qui, avec de l’esprit, n’a pas pu égaler l’ancien ; le Monde, par le même, ouvrage périodique de morale critique, où l’on trouve des morceaux intéressans.
Le meilleur livre de morale philosophique qui ait paru de nos jours, est celui que M. Duclos a publié sous le titre de Considérations sur les mœurs de ce siécle ; c’est l’ouvrage d’un honnête homme, qui pense finement & fortement, & qui s’exprime comme il pense.
Les Mœurs, par M. Toussaint, sont très-agréablement écrits. Mais la Religion n’y étant comptée pour rien, on ne sauroit en conseiller la lecture. Certains portraits satyriques, & un caractère de galant homme & d’homme du monde, ont fait le succès de ce livre. La morale indulgente de l’auteur n’y a pas nui.
L’Abbé Terrasson, connu par son Sethos, laissa un ouvrage utile sous le titre de Philosophie applicable à tous les objets de l’esprit & de la raison. Il y a plusieurs choses bien vues dans ce livre ; mais il y a aussi des paradoxes & quelques-unes de ces opinions modernes que tout le monde n’adopte pas.
Le Marquis de Vauvenargues a beaucoup servi à étendre la morale dans son Introduction à la connoissance de l’esprit humain. Un esprit supérieur, une raison éclairée, un jugement exquis, étoient les qualités dominantes de cet illustre militaire ; elles brillent dans son livre. Son style est noble & plein de vigueur. On sent dans tout ce qu’il écrit l’élévation de son ame & la force de son génie.
L’auteur du Dictionnaire philosophique ou introduction à la connoissance de l’esprit humain, 1766. in-8°., & celui des Passions & des vices, en deux vol. in-8°., Paris, 1769., ont beaucoup profité du livre du Marquis de Vauvenargues ; ils ne pouvoient puiser dans une meilleurs source. Ils ont mis aussi à contribution les meilleurs moralistes, & leurs recueils sont le précis de ce que chacun d’eux a dit de mieux. Il ne faut pas confondre ce Dictionnaire philosophique, avec un autre publié sous le même titre, & dans lequel on ne s’est attaché qu’à détruire la Religion ou à la rendre ridicule.
Depuis que l’égoïsme est devenu le ton du siécle, nous avons eu beaucoup de livres de morale & de caractères où l’on prend ce ton. M. de la Baumelle donna en 1751. Mes Pensées ou quand dira-t’on ? Ouvrage attribué d’abord au Président de Montesquieu, parce qu’on l’avoit assez bien imité dans quelques endroits & copié dans d’autres. M. le Chevalier d’Arcq a publié ensuite Mes loisirs, qu’on a lus avec plaisir ; ce sont les loisirs d’un homme d’esprit & d’un philosophe aimable. Enfin M. Marchand a fait part au public de son Radotage : brochure ingénieuse où le sel de la raillerie assaisonne les préceptes de la raison.
Les Bagatelles morales de M. l’Abbé Coyer méritent le même éloge. Ils sont pleins d’esprit & de finesse ; mais le ton en est un peu monotone & les plaisanteries sont quelquefois amenée de trop loin.
Les Conseils à une amie & les Caractères, par Mme. de Puisieux, sont écrits avec beaucoup de légéreté. Le pinceau d’une femme se fait remarquer dans le style, & la solidité d’un homme dans les réfléxions.
L’Homme aimable, petit ouvrage de M. Marin, est le portrait de l’honnête homme uni au galant homme : portrait d’autant plus fidéle que l’auteur en a puisé les couleurs dans lui-même.
On a trouvé depuis environ cent ans un nouveau moyen de nous faire connoître nos ridicules ; c’est d’en mettre la satyre dans la bouche d’un étranger qu’on fait voyager en France. Cette idée vint d’abord à Marana qui nous donna un Espion Turc, que des compilateurs ont poussé jusqu’à neuf vol. in-12. : immense recueil de revêries politiques, & de satyres grossieres.
Après le Turc, Dufresni fit paroître un Siamois dans ses Amusemens serieux & comiques ; & ce nouveau venu parut mieux instruit, plus poli & plus ingénieux.
Le Pensan que le Président de Montesquieu fit voyager en 1721., éclipsa le Siamois, comme celui-ci avoit éclipsé le Turc. Les Lettres Persanes sont de tous les livres où l’on ridiculise les François, celui qui a été le plus lu après la Bruyere. Tout dans ce livre est raison ou plaisanterie. Les caractères sont tracés avec autant de vérité que de finesse. Dans les lettres où il examine des sujets intéressans, il fait paroître cet esprit philosophique qui sait tout apprécier & tout approfondir, en paroissant glisser sur la surface. Il fait penser son lecteur même dans les endroits où il semble vouloir l’égarer. Un respect plus profond pour nos mystères, une connoissance plus éclairée de la Religion & même du bien des hommes, lui auroient fait retrancher quelques Lettres qui sont très-dangereuses pour le commun des lecteurs, sans pouvoir être utiles aux lecteurs intelligens.
Le prodigieux succès des Lettres Persanes encouragea l’Imitatorum pecus. On crut que pour donner du Montesquieux il suffisoit de lancer des traits contre la Religion & ses Ministres, & de publier ces traits sous un nom étranger. Les Lettres chinoises, les Lettres juives, les Lettres cabalistiques doivent en partie leur origine à cette idée. L’auteur est sans contredit un homme d’esprit ; mais il s’abandonne trop à la loquacité provençale & à sa haine contre les Moines ; il fait trop étalage de son érudition & ne le fait pas assez de sa vertu.
Les Lettres Turques par M. de St. Foix, sont une des meilleures imitations des Lettres Persanes.
Les Lettres Peruviennes sont pleines d’esprit, de feu & d’intérêt ; mais Madame Grafigni, à qui nous les devons, ayant vêcu avec des Philosophes qui aimoient la métaphysique & la déclamation ; il regne dans certains endroits de son livre un entortillage, une obscurité & de fausses subtilités qui déplaisent ; & la chaleur qu’elle montre est trop souvent factice.
Le dernier auteur qui s’est distingué dans la carriere de la morale épistolaire & satyrique est l’Espion Chinois. Il y a des traits piquans dans ces Lettres contre la religion, le gouvernement & divers particuliers. Le ton dominant de l’auteur est l’épigramme & le sarcasme ; il abonde en saillies qui portent le plus souvent à faux. Mais à ce défaut près, qui n’est pas peu de chose, on y lit de bonnes tirades contre les vices & les ridicules des François & des Anglois. Je ne sçais si le Chinois les corrigera ; mais il paroît que lui-même auroit besoin d’être corrigé.
Les Lettres recréatives & morales du Marquis de Carraccioli, en qautre vol. in-12., ne sont rougir ni la vertu ; ni la religion, comme quelques-unes des précédentes. Une variété agréable, une gaieté soutenue, une morale, onctueuse les ont fait rechercher, & quoiqu’il y ait des choses communes, plusieurs lecteurs les prefèrent à tous ses autres ouvrages, ou il y a trop de répétitions. Il faut pourtant en excepter la Jouissance de soi-même, le meilleur livre de ce fécond écrivain, & dans lequel on trouve le germe de tout ce qu’il a dit ensuite. C’est par cet auteur que nous terminerons cette liste, qu’on pourroit pousser beaucoup plus loin. Nos Moralistes sont extrêmement multipliés, soit que les ouvrages de ce genre soient faciles à faire, soit qu’on n’écrive jamais plus sur la morale que lorsque tout le monde commence à manquer de mœurs.