Préface de 1824
Odes et Ballades, in Œuvres complètes de Victor Hugo. Poésie, tome I, Paris, Imprimerie nationale, Librairie Ollendorff, 1912, p. 11-21.
Voici de nouvelles preuves pour ou contre le système de composition lyrique indiqué ailleurs par l’auteur de ces Odes. Ce n’est pas sans une défiance extrême qu’il les présente à l’examen des gens de goût ; car, s’il croit à des théories nées d’études consciencieuses et de méditations assidues, d’un autre côté, il croit fort peu à son talent. Il prie donc les hommes éclairés de vouloir bien ne pas étendre jusqu’à ses principes littéraires l’arrêt qu’ils seront sans doute fondés à prononcer contre ses essais poétiques. Aristote n’est-il pas innocent des tragédies de l’abbé d’Aubignac ?
Cependant, malgré son obscurité, il a déjà eu la douleur de voir ses principes littéraires, qu’il croyait irréprochables, calomniés ou du moins mal interprétés. C’est ce qui le détermine aujourd’hui à fortifier cette publication nouvelle d’une déclaration simple et loyale, laquelle le mette à l’abri de tout soupçon d’hérésie dans la querelle qui divise aujourd’hui le public lettré. Il y a maintenant deux partis dans la littérature comme dans l’état ; et la guerre poétique ne paraît pas devoir être moins acharnée que la guerre sociale n’est furieuse. Les deux camps semblent plus impatients de combattre que de traiter. Ils s’obstinent à ne vouloir point parler la même langue ; ils n’ont d’autre langage que le mot d’ordre à l’intérieur et le cri de guerre à l’extérieur : ce n’est pas le moyen de s’entendre.
Quelques voix importantes néanmoins se sont élevées, depuis quelque temps, parmi les clameurs des deux armées. Des conciliateurs se sont présentés avec de sages paroles entre les deux fronts d’attaque. Ils seront peut-être les premiers immolés, mais n’importe ! C’est dans leurs rangs que l’auteur de ce livre veut être placé, dût-il y être confondu. Il discutera, sinon avec la même autorité, du moins avec la même bonne foi. Ce n’est pas qu’il ne s’attende aux imputations les plus étranges, aux accusations les plus singulières. Dans le trouble où sont les esprits, le danger de parler est plus grand encore que celui de se taire ; mais, quand il s’agit d’éclairer et d’être éclairé, il faut regarder où est le devoir, et non où est le péril ; il se résigne donc. Il agitera, sans hésitation, les questions les plus délicates, et, comme le petit enfant thébain, il osera secouer la peau du lion.
Et d’abord, pour donner quelque dignité à cette discussion impartiale, dans laquelle il cherche la lumière bien plus qu’il ne l’apporte, il répudie tous ces termes de convention que les partis se rejettent réciproquement comme des ballons vides, signes sans signification, expressions sans expression, mots vagues que chacun définit au besoin de ses haines ou de ses préjugés, et qui ne servent de raisons qu’à ceux qui n’en ont pas. Pour lui, il ignore profondément ce que c’est que le genre classique et que le genre romantique. Selon une femme de génie, qui, la première, a prononcé le mot de littérature romantique en France, cette division se rapporte aux deux grandes ères du monde, celle qui a précédé l’établissement du christianisme et celle qui l’a suivi. D’après le sens littéral de cette explication, il semble que le Paradis perdu serait un poème classique, et la Henriade une œuvre romantique. Il ne paraît pas rigoureusement démontré que les deux mots importés par Mme de Staël soient aujourd’hui compris de cette façon.
En littérature, comme en toute chose, il n’y a que le bon et le mauvais, le beau et le difforme, le vrai et le faux. Or, sans établir ici de comparaisons qui exigeraient des restrictions et des développements, le beau dans Shakespeare est tout aussi classique (si classique signifie digne d’être étudié) que le beau dans Racine ; et le faux dans Voltaire est tout aussi romantique (si romantique veut dire mauvais) que le faux dans Calderon. Ce sont là de ces vérités naïves qui ressemblent plus encore à des pléonasmes qu’à des axiomes ; mais où n’est-on pas obligé de descendre pour convaincre l’entêtement et pour déconcerter la mauvaise foi ?
On objectera peut-être ici que les deux mots de guerre ont depuis quelque temps changé encore d’acception, et que certains critiques sont convenus d’honorer désormais du nom de classique toute production de l’esprit antérieure à notre époque, tandis que la qualification de romantique serait spécialement restreinte à cette littérature qui grandit et se développe avec le dix-neuvième siècle. Avant d’examiner en quoi cette littérature est propre à notre siècle, on demande en quoi elle peut avoir mérité ou encouru une désignation exceptionnelle. Il est reconnu que chaque littérature s’empreint plus ou moins profondément du ciel, des mœurs et de l’histoire du peuple dont elle est l’expression. Il y a donc autant de littératures diverses qu’il y a de sociétés différentes. David, Homère, Virgile, Le Tasse, Milton et Corneille, ces hommes, dont chacun représente une poésie et une nation, n’ont de commun entre eux que le génie. Chacun d’eux a exprimé et a fécondé la pensée publique dans son pays et dans son temps. Chacun d’eux a créé pour sa sphère sociale un monde d’idées et de sentiments approprié au mouvement et à l’étendue de cette sphère. Pourquoi donc envelopper d’une désignation vague et collective ces créations, qui, pour être toutes animées de la même âme, la vérité, n’en sont pas moins dissemblables et souvent contraires dans leurs formes, dans leurs éléments et dans leurs natures ? Pourquoi, en même temps, cette contradiction bizarre de décerner à une autre littérature, expression imparfaite encore d’une époque encore incomplète, l’honneur ou l’outrage d’une qualification également vague, mais exclusive, qui la sépare des littératures qui l’ont précédée ? Comme si elle ne pouvait être pesée que dans l’autre plateau de la balance ! comme si elle ne devait être inscrite que sur le revers du livre des fastes littéraires ! D’où lui vient ce nom de romantique ? Est-ce que vous lui avez découvert quelque rapport bien évident et bien intime avec la langue romance ou romane ? Alors expliquez-vous ; examinons la valeur de cette allégation ; prouvez d’abord qu’elle est fondée ; il vous restera ensuite à démontrer qu’elle n’est pas insignifiante.
Mais on se garde fort aujourd’hui d’entamer de ce côté une discussion qui pourrait n’enfanter que le ridiculus mus ; on veut laisser à ce mot de romantique un certain vague fantastique et indéfinissable qui en redouble l’horreur. Aussi tous les anathèmes lancés contre d’illustres écrivains et poëtes contemporains peuvent-ils se réduire à cette argumentation : « — Nous condamnons la littérature du dix-neuvième siècle, parce qu’elle est romantique… — Et pourquoi est-elle romantique ? — Parce qu’elle est la littérature du dix-neuvième siècle. » — On ose affirmer ici, après un mûr examen, que l’évidence d’un tel raisonnement ne paraît pas absolument incontestable.
Abandonnons enfin cette question de mots, qui ne peut suffire qu’aux esprits superficiels dont elle est le risible labeur. Laissons en paix la procession des rhéteurs et des pédagogues apporter gravement de l’eau claire au tonneau vide. Souhaitons longue haleine à tous ces pauvres Sisyphes essoufflés, qui vont roulant et roulant sans cesse leur pierre au haut d’une butte ;
Palus inamabilis undâAlligat, et novies Styx interfusa coercet.
Passons, et abordons la question de choses, car la frivole querelle des romantiques et des classiques n’est que la parodie d’une importante discussion qui occupe aujourd’hui les esprits judicieux et les âmes méditatives. Quittons donc la Batrachomyomachie pour l’Iliade. Ici, du moins, les adversaires peuvent espérer de s’entendre, parce qu’ils en sont dignes. Il y a une discordance absolue entre les rats et les grenouilles, tandis qu’un intime rapport de noblesse et de grandeur existe entre Achille et Hector.
Il faut en convenir, un mouvement vaste et profond travaille intérieurement la littérature de ce siècle. Quelques hommes distingués s’en étonnent, et il n’y a précisément dans tout cela d’étonnant que leur surprise. En effet, si, après une révolution politique qui a frappé la société dans toutes ses sommités et dans toutes ses racines, qui a touché à toutes les gloires et à toutes les infamies, qui a tout désuni et tout mêlé, au point d’avoir dressé l’échafaud à l’abri de la tente, et mis la hache sous la garde du glaive ; après une commotion effrayante qui n’a rien laissé dans le cœur des hommes qu’elle n’ait remué, rien dans l’ordre des choses qu’elle n’ait déplacé ; si, disons-nous, après un si prodigieux événement, nul changement n’apparaissait dans l’esprit et dans le caractère d’un peuple, n’est-ce pas alors qu’il faudrait s’étonner, et d’un étonnement sans bornes ? — Ici se présente une objection spécieuse et déjà développée avec une conviction respectable par des hommes de talent et d’autorité. C’est précisément, disent-ils, parce que cette révolution littéraire est le résultat de notre révolution politique que nous en déplorons le triomphe, que nous en condamnons les œuvres. — Cette conséquence ne paraît pas juste. La littérature actuelle peut être en partie le résultat de la révolution, sans en être l’expression. La société, telle que l’avait faite la révolution, a eu sa littérature, hideuse et inepte comme elle. Cette littérature et cette société sont mortes ensemble et ne revivront plus. L’ordre renaît de toutes parts dans les institutions ; il renaît également dans les lettres. La religion consacre la liberté, nous avons des citoyens. La foi épure l’imagination, nous avons des poëtes. La vérité revient partout, dans les mœurs, dans les lois, dans les arts. La littérature nouvelle est vraie. Et qu’importe qu’elle soit le résultat de la révolution ? La moisson est-elle moins belle, parce qu’elle a mûri sur le volcan ? Quel rapport trouvez-vous entre les laves qui ont consumé votre maison et l’épi de blé qui vous nourrit ?
Les plus grands poëtes du monde sont venus après de grandes calamités publiques. Sans parler des chantres sacrés, toujours inspirés par des malheurs passés ou futurs, nous voyons Homère apparaître après la chute de Troie et les catastrophes de l’Argolide ; Virgile, après le triumvirat. Jeté au milieu des discordes des Guelfes et des Gibelins, Dante avait été proscrit avant d’être poëte. Milton rêvait Satan chez Cromwell. Le meurtre de Henri IV précéda Corneille. Racine, Molière, Boileau, avaient assisté aux orages de la Fronde. Après la révolution française, Chateaubriand s’élève, et la proportion est gardée.
Et ne nous étonnons point de cette liaison remarquable entre les grandes époques politiques et les belles époques littéraires. La marche sombre et imposante des événements par lesquels le pouvoir d’en haut se manifeste aux pouvoirs d’ici-bas, l’unité éternelle de leur cause, l’accord solennel de leurs résultats, ont quelque chose qui frappe profondément la pensée. Ce qu’il y a de sublime et d’immortel dans l’homme se réveille comme en sursaut, au bruit de toutes ces voix merveilleuses qui avertissent de Dieu. L’esprit des peuples, en un religieux silence, entend longtemps retentir de catastrophe en catastrophe la parole mystérieuse qui témoigne dans les ténèbres :
Admonet, et magna testatur voce per umbras.
Quelques âmes choisies recueillent cette parole et s’en fortifient. Quand elle a cessé de tonner dans les événements, elles la font éclater dans leurs inspirations, et c’est ainsi que les enseignements célestes se continuent par des chants. Telle est la mission du génie ; ses élus sont ces sentinelles laissées par le Seigneur sur les tours de Jérusalem, et qui ne se tairont ni jour, ni nuit.
La littérature présente, telle que l’ont créée les Chateaubriand, les Staël, les La Mennais, n’appartient donc en rien à la révolution. De même que les écrits sophistiques et déréglés des Voltaire, des Diderot et des Helvétius ont été d’avance l’expression des innovations sociales écloses dans la décrépitude du dernier siècle, la littérature actuelle, que l’on attaque avec tant d’instinct d’un côté, et si peu de sagacité de l’autre, est l’expression anticipée de la société religieuse et monarchique qui sortira sans doute du milieu de tant d’anciens débris, de tant de ruines récentes. Il faut le dire et le redire, ce n’est pas un besoin de nouveauté qui tourmente les esprits, c’est un besoin de vérité ; et il est immense.
Ce besoin de vérité, la plupart des écrivains supérieurs de l’époque tendent à le satisfaire. Le goût, qui n’est autre chose que l’autorité en littérature, leur a enseigné que leurs ouvrages, vrais pour le fond, devaient être également vrais dans la forme ; sous ce rapport, ils ont fait faire un pas à la poésie. Les écrivains des autres peuples et des autres temps, même les admirables poëtes du grand siècle, ont trop souvent oublié, dans l’exécution, le principe de vérité dont ils vivifiaient leur composition. On rencontre fréquemment dans leurs plus beaux passages des détails empruntés à des mœurs, à des religions ou à des époques trop étrangères au sujet. Ainsi l’horloge qui, au grand amusement de Voltaire, désigne au Brutus de Shakespeare l’heure où il doit frapper César, cette horloge, qui existait, comme on voit, bien avant qu’il y eût des horlogers, se retrouve, au milieu d’une brillante description des dieux mythologiques, placée par Boileau à la main du Tems. Le canon, dont Calderon arme les soldats d’Héraclius et Milton les archanges des ténèbres, est tiré, dans l’Ode sur Namur, par dix mille vaillans Alcides qui en font pétiller les remparts. Et certes, puisque les Alcides du législateur du Parnasse tirent du canon, le Satan de Milton peut, à toute force, considérer cet anachronisme comme de bonne guerre. Si dans un siècle littéraire encore barbare, le père Lemoyne, auteur d’un poëme de Saint Louis, fait sonner les vêpres siciliennes par les cors des noires Euménides, un âge éclairé nous montre J.-B. Rousseau envoyant (dans son Ode au comte de Luc, dont le mouvement lyrique est fort remarquable) un prophète fidèle jusque chez les dieux interroger le Sort ; et en trouvant fort ridicules les Néréides dont Camoëns obsède les compagnons de Gama, on désirerait, dans le célèbre Passage du Rhin de Boileau, voir autre chose que des naïades craintives fuir devant Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, accompagné de ses maréchaux-des-camps-et-armées.
Des citations de ce genre se prolongeraient à l’infini, mais il est inutile de les multiplier. Si de pareilles fautes de vérité se présentent fréquemment dans nos meilleurs auteurs, il faut se garder de leur en faire un crime. Ils auraient pu sans doute se borner à étudier les formes pures des divinités grecques, sans leur emprunter leurs attributs païens. Lorsqu’à Rome on voulut convertir en Saint Pierre un Jupiter Olympien, on commença du moins par ôter au maître du tonnerre l’aigle qu’il foulait sous ses pieds. Mais quand on considère les immenses services rendus à la langue et aux lettres par nos premiers grands poëtes, on s’humilie devant leur génie, et on ne se sent pas la force de leur reprocher un défaut de goût. Certainement ce défaut a été bien funeste, puisqu’il a introduit en France je ne sais quel genre faux, qu’on a fort bien nommé le genre scholastique, genre qui est au classique ce que la superstition et le fanatisme sont à la religion, et qui ne contre-balance aujourd’hui le triomphe de la vraie poésie que par l’autorité respectable des illustres maîtres chez lesquels il trouve malheureusement des modèles. On a rassemblé ci-dessus quelques exemples pareils entre eux de ce faux goût, empruntés à la fois aux écrivains les plus opposés, à ceux que les scholastiques appellent classiques et à ceux qu’ils qualifient de romantiques ; on espère par là faire voir que si Calderon a pu pécher par excès d’ignorance, Boileau a pu faillir aussi par excès de science ; et que si, lorsqu’on étudie les écrits de ce dernier, on doit suivre religieusement les règles imposées au langage par le critique, il faut en même temps se garder scrupuleusement d’adopter les fausses couleurs employées quelquefois par le poëte.
Et remarquons, en passant, que, si la littérature du grand siècle de Louis le Grand eût invoqué le christianisme au lieu d’adorer les dieux païens, si ses poëtes eussent été ce qu’étaient ceux des temps primitifs, des prêtres chantant les grandes choses de leur religion et de leur patrie, le triomphe des doctrines sophistiques du dernier siècle eût été beaucoup plus difficile, peut-être même impossible. Aux premières attaques des novateurs, la religion et la morale se fussent réfugiées dans le sanctuaire des lettres, sous la garde de tant de grands hommes. Le goût national, accoutumé à ne point séparer les idées de religion et de poésie, eût répudié tout essai de poésie irréligieuse, et flétri cette monstruosité non moins comme un sacrilège littéraire que comme un sacrilège social. Qui peut calculer ce qui fût arrivé de la philosophie, si la cause de Dieu, défendue en vain par la vertu, eût été aussi plaidée par le génie ? Mais la France n’eut pas ce bonheur ; ses poëtes nationaux étaient presque tous des poëtes païens ; et notre littérature était plutôt l’expression d’une société idolâtre et démocratique que d’une société monarchique et chrétienne. Aussi les philosophes parvinrent-ils, en moins d’un siècle, à chasser des cœurs une religion qui n’était pas dans les esprits.
C’est surtout à réparer le mal fait par les sophistes que doit s’attacher aujourd’hui le poëte. Il doit marcher devant les peuples comme une lumière et leur montrer le chemin. Il doit les ramener à tous les grands principes d’ordre, de morale et d’honneur ; et, pour que sa puissance leur soit douce, il faut que toutes les fibres du cœur humain vibrent sous ses doigts comme les cordes d’une lyre. Il ne sera jamais l’écho d’aucune parole, si ce n’est de celle de Dieu. Il se rappellera toujours ce que ses prédécesseurs ont trop oublié, que lui aussi il a une religion et une patrie. Ses chants célébreront sans cesse les gloires et les infortunes de son pays, les austérités et les ravissements de son culte, afin que ses aïeux et ses contemporains recueillent quelque chose de son génie et de son âme, et que, dans la postérité, les autres peuples ne disent pas de lui : « Celui-là chantait dans une terre barbare ».
In quâ scribebat, barbara terra fuit !