M. Th. Gautier
Émaux et Camées
I
M. Théophile Gautier vient de republier ses Émaux et Camées dans une édition qui est elle-même un camée pour le fini et la correction du détail. M. Théophile Gautier est un poète reconnu maintenant par toutes les opinions, un poète incontestable et incontesté de ceux-là mêmes qui n’aiment ni son inspiration, ni sa manière. Or, nous avouerons sans embarras que jusqu’à ce volume d’Émaux et Camées, nous étions parmi ces derniers. Soit que l’on blamât, en effet, ou que l’on regrettât le fond ou la forme de la poésie de M. Gautier, de ce poète de la matière rutilante ou ténébreuse, personne ne songeait depuis longtemps à nier l’étrange force de talent qui éclate ou se concentre dans ses vers. C’est là un fait. Il y a là poésie.
Sympathique ou antipathique, le talent de l’auteur de La Comédie de la mort est passé à l’état de fait que tout le monde voit, une dure et brillante chose, plus brillante et plus dure encore que des émaux et des camées. Étendue et affermie par vingt-cinq ans de publicité qui émietteront toujours un homme, quand il ne sera pas réellement solide, la réputation de M. Gautier (il faut bien en convenir) tourne actuellement à la gloire, et on ne touche point à cette reine. Est-ce par respect ? Je n’en sais rien. Mais ce serait maladresse. Frapper sur une gloire, c’est la faire retentir !
Et d’autant que celle-ci est vraiment méritée. Nous le disons, nous qui sommes si loin par nos doctrines de toutes les tendances de M. Gautier. Sa gloire littéraire est très-légitime et c’est sa légitimité que nous voulons montrer aujourd’hui. Il l’a mieux qu’obtenue, il l’a conquise. Il l’a gagnée à la sueur du front et de la lime, car M. Théophile Gautier est le plus puissant limeur de cette littérature volontaire qui croit trop, mais enfin qui croit que l’effort humain l’emporte, en fait de poésie, sur la divine spontanéité. Dans ce volume d’Émaux et Camées, le poète, systématique au fond, a donné sa poétique avec le prestige de sa poésie, habile homme jusque-là !
Oui, l’œuvre sort plus belleD’une forme au travailRebelle ;Vers, marbre, onyx, émail !
Et quoique cette poétique ne soit pas la nôtre, quoique nous ne puissions jamais admettre que la poésie existe en raison directe de sa difficulté, cependant cette poétique a donné en M. Gautier un tel phénomène d’expression et de style, que la gloire littéraire, ce talent du talent, n’est certes pas trop pour le payer. Doué de facultés poétiques très-fortes, M. Gautier a toujours été, depuis vingt-cinq ans, en progrès sur lui-même, et ce que la Critique doit voir dans l’appréciation des œuvres d’un homme et surtout d’un poète, c’est bien moins le point de départ que le progrès. Il y a plus : le point de départ serait complètement faux et même absurde, qu’il faudrait tenir compte du progrès… Romantique de la première heure, ardent, échevelé, révolutionnaire comme on l’était dans le temps où il débuta, M. Gautier, sans rien changer à ses conceptions esthétiques, s’est toujours élevé plus haut dans l’aire de son talent et de son vol pendant que tant d’autres sont si tristement descendus.
À mesure qu’il a vécu et travaillé (et j’emploie ce mot à dessein) il s’est dégagé de ses écumes et de ses scories. Il s’est filtré, et quoiqu’on soit un peu étonné de ce mot-là quand il s’agit de M. Gautier, il s’est purifié, mais seulement encore à la manière d’un liquide ou bien d’un cristal. Parti non le premier, ni même le second des Coureurs Olympiques du temps, il est arrivé aujourd’hui, montrant plus que ce maigre volume de poésies qui a suivi au bout de tant d’années les Contes d’Espagne et d’Italie (cette éblouissante promesse d’une jeunesse, trahie par la virilité), et n’ayant jamais eu dans sa vie de Contemplations ! Romancier, critique, écrivain de théâtre, il a éparpillé quelquefois magnifiquement un talent poétique, fait essentiellement pour le vers, ce despote heureux de sa pensée ; puis, dans un effort suprême, lui, le poète de l’effort, il s’est ramassé en un volume, d’une condensation souveraine, qui résume son genre de talent avec une incroyable énergie, mais qui n’en est pas peut-être l’expression dernière et l’infranchissable limite. Qui sait ? Du buste ou du camée dont il est fou :
Tout passe, — l’art robusteSeul a l’éternité !Le busteSurvit à la cité,
du buste ou du camée, dans lesquels ce grand condensateur résorbe violemment un génie fait pour les plus robustes et les plus vastes dilatations, M. Théophile Gautier va peut-être se répandre un jour en œuvres plus aérées et plus larges, et la raison de ce doute, semblable à un espoir, le croira-t-on ? c’est dans ce livre d’Émaux et Camées que nous allons la trouver !
II
Ce livre, en effet, est la marque vivante de ce progrès que je signalais tout à l’heure dans le talent poétique de M. Gautier. Ce progrès, évident à toute Critique attentive et profonde, ne consiste pas seulement dans cette ciselure de l’expression qui frappe facilement tous les yeux, même les faibles, et qui a introduit dans toutes les appréciations de la Critique contemporaine cette idée commune, qui a l’ubiquité des idées communes : M. Gautier est un fin ciseleur. Il est encore, ce progrès qui peut augmenter, dans l’inspiration même du poète. Jusqu’ici M. Théophile Gautier était le poète de la matière, somptueux ou dégoûtant comme elle, la prenant toute dans le terrible contraste de ses phénomènes, n’ayant pas plus d’horreur que le chimiste qui ne voit, lui, que des compositions ou des décompositions de gaz où nos sens voient des choses qui les font cabrer, indiffèrent enfant de la terre, comme dit Shakespeare, à tout ce qui n’est pas le rendu plastique de l’objet matériel, quel qu’il soit.
Dans La Comédie de la mort, rappelez-vous des détails à faire pâlir la peinture elle-même ! Mais ici, dans Émaux et Camées, quoique le titre du livre indique, avec une précision coupante, la préoccupation matérielle de cette imagination objective, le poète n’est déjà plus matérialiste au même degré. Le poète du matérialisme adoré, étreint, possédé, est devenu le poète du panthéisme qui, philosophiquement, n’est que du matérialisme déguisé, — on le sait de reste, — mais qui, poétiquement, n’en est plus. Certainement le poète, dans cette transformation, n’est pas spirituel comme on pourrait le désirer, mais il est plus diaphane, et sa poésie, je ne parle pas seulement de ses vers, l’intimité de sa poésie y gagne un degré supérieur de transparence et de lumière.
Jamais le Panthéisme, qui a eu des philosophes comme Schilling, n’a eu de poètes comme M. Gautier, dans les plus belles pièces d’Émaux et Camées. C’est qu’indépendamment d’une expression herculéenne d’étreinte, quand il s’agit d’appréhender et de serrer les contours du monde extérieur, M. Gautier est un esprit hardi, absolu, qui ne se donne pas à moitié. Il a la vaillance ! Il n’est pas, lui, un panthéiste d’entre la chèvre et le chou, d’entre les chênes qu’on fait parler comme un idolâtre, et les crucifix devant lesquels on s’agenouille comme un chrétien3… Non pas ! c’est un panthéiste à pleines bordées ; panthéiste aujourd’hui comme il était matérialiste hier. Prenez son recueil : il commence par cette ode qu’il appelle un madrigal panthéiste (jour de Dieu ! quel madrigal !), et qu’il intitule Les Affinités secrètes, et voyez si, dès ces magnifiques premières pages, il n’a pas épousé le Panthéisme mieux que le Doge n’épousait la mer, car le Doge n’y jetait que son anneau, tandis que le poète d’Émaux et Camées, en épousant le Panthéisme, s’y jette tout entier !
Eh bien ! selon nous, voilà un progrès, — relatif, il est vrai, — mais un progrès, pourtant, dont il faut tenir compte, car c’est un élargissement dans l’idée et dans la manière de l’auteur, la manière, cette cire dont l’idée est le sceau ! L’aile de la Muse de M. Gautier, cette Muse de la réalité terrestre, entourée, comme la Mélancolie d’Albert Durer, d’objets, affreux ou immondes, a grandi de plus d’un empan et s’est ouverte dans Émaux et Camées. Grandira-t-elle ainsi toujours ? Nous l’ignorons, seulement elle s’est développée dans ce livre où le poète n’avait pour but, croyait-il, que de se resserrer, que de se tasser dans un petit espace, et où l’idée panthéistique lui a imposé un horizon qui n’est pas l’Infini encore, — cette sphère où toute grande poésie doit franchement monter, — mais qui pourtant parle déjà d’Infini à la pensée, comme la jonction lointaine de la terre et du ciel, qui est une limite aussi, nous en parle silencieusement, le soir. Or ce progrès n’est pas le seul dans le livre de M. Gautier. Il en est d’autres, mais c’est le premier. Voici le second !
III
Nous avons dit que M. Théophile Gautier représentait glorieusement l’école volontaire de la poésie travailleuse et, qu’on nous permette le mot, rageuse au travail, qui pose assez insolemment pour soi-même et pour le génie, que la Poésie est le résultat d’une poétique, la langue touchée, de telle ou telle façon, comme un piano, et qui croit simplifier et réaliser tout par des règles. M. Gautier, en veine de paradoxe (mais forcer sa pensée, ce n’est par la trahir !), a prétendu parfois qu’il pouvait faire un poète comme Brard et Saint-Omer font des calligraphes ! Il ne l’a cependant pas fait, ce poète-là, et nous le demandons et l’attendons toujours. Mais nous admettons cette forme vive pour ce qu’elle veut dire, et elle veut dire qu’on trouve l’expression quand on la cherche, l’expression, ce don gratuit de Dieu, et quand on ne l’a pas, de nature, qu’on peut très bien, ma foi ! se la créer !
La conséquence d’une telle théorie, c’est de mettre la combinaison, le machiavélisme, la rouerie de l’effet, à la place du mouvement, de la passion, de l’impétuosité, de l’abandon naïf et facile, et en effet, M. Gautier méprise tout cela. C’est un fils de Goethe. Il se soucie peu de Byron, par exemple, qui est un poète passionné. On montrait dernièrement à M. Gautier les vers d’un poète… norvégien, très peu connu à Paris, et on avait la bonté de les vanter. Il les lut, « et tout ce que j’en puis dire de pis, fit-il avec sa sérénité meurtrière, c’est qu’ils sont éloquents ! » Il a la haine des vers éloquents ! Eh bien ! cette déplorable conception poétique faite pour figer tout talent vivant, mobile et chaud, et le tuer par le froid qui tue des armées, cette déplorable conception, à laquelle avait échappé par miracle le talent de M. Gautier, il ne l’a jamais mieux oubliée que dans ce livre d’Émaux et Camées, dont la prétention, — ne l’oublions pas, nous, — est la cristallisation des pierres précieuses, à la manière des glaçons.
Précisément dans Émaux et Camées, il y a un grand nombre de vers qui ont cet affreux défaut d’être éloquents, et ce sont les plus beaux que M. Gautier ait jamais écrits ! Ce distillateur attentif, cet extracteur patient d’essence poétique, voilà que le mouvement lyrique l’emporte ! (voir Le Poëme de la femme). Ce disciple de Goethe, l’archaïque, voilà qu’il devient byronien ! (voir Tristesse en mer). C’est un poète passionné qui éclôt dans le poète, indifférent à tout, excepté au relief et à la couleur, phénix né d’un autre phénix, et le voilà, lui aussi, avec sa mélancolie, — comme Lamartine ou de Musset. Ses Émaux et Camées, tous ces bijoux qui devaient défier, dans leur tranquillité sévère, l’imagination microscopique qui les admire, ont parfois la vibration fougueuse de disques lancés, et sont teints de sang comme des flèches.
Oui, le sang du cœur du poète, qui voulait nous faire croire qu’il n’en avait pas, tache à plus d’un endroit les lignes correctes et impassibles de ses Camées. Il y a enfin une âme ici, une âme ingénue et émue dans cet homme voué, disait-il, au procédé ! Il a beau écrire Diamant du cœur, pour dire une larme et vouloir pétrifier tous ses pleurs pour en faire jaillir un rayon plus vif, dans son amour de l’étincelle, l’émotion est plus forte que sa volonté. Son titre est vaincu par son livre ! Ce titre ne dit pas la moitié du livre qu’il nomme. Il en dit le côté étincelant et sec. Il n’en dit pas le côté noyé, voilé et tendre. Les émaux ne se dissolvent pas. Le livre de M. Gautier devrait s’appeler plutôt : Perles fondues, car presque toutes ces perles de poésies, que l’esprit boit avec des voluptés de Cléopâtre, se fondent en larmes aux dernières strophes de chacune d’elles, et c’est là un charme, — un charme encore meilleur que leur beauté !
IV
Telles sont les deux grandes et transfigurantes modifications du talent de M. Gautier, qui passe aujourd’hui de la densité colorée à la densité lumineuse, et dont l’âme finit par se dégager de cette gaine splendide et plastique dans laquelle il l’avait enfermée et qui pouvait un jour l’étouffer. Quant aux autres progrès que le livre d’Émaux et Camées nous atteste, ils sont moins faits pour étonner parce qu’ils sont dans le sens et dans la donnée des facultés connues du poète et de ses puissances. Vous y rencontrez dans une mesure qui ne peut plus s’étendre les qualités dont la Critique superficielle a fait des lieux communs, quand elle parle de M. Gautier. Vous y revoyez particulièrement le fini d’expression auquel devait nécessairement atteindre un écrivain qui travaille la langue avec la lampe de l’émailleur, et qui, tout matérialiste qu’il pût être, rentrait, par la perfection même de sa forme, dans cette sphère de l’Infini, auquel il ne croit pas et qu’on retrouverait dans ses vers encore, — ne fût-il pas panthéiste comme il l’est devenu, — par la raison unique et suffisante qu’ils sont de beaux vers !
Ils sont, en effet, comme expression, d’une sécurité de beauté réussie qui est le comble de l’art, et on n’a jamais mieux senti, qu’en les lisant, ces vers incomparables même aux autres vers de M. Gautier, que la faculté de l’expression, arrivée à ce degré fulgurant de supériorité, crée la poésie et la créerait encore, quel que fût le système d’idées dans lequel se plaçât le poète, — fût-ce même dans le plus abaissé de tous !
Et ceci, qu’on nous comprenne bien, nous ne le disons point contre l’auteur d’Émaux et Camées dont nous venons, au contraire, de signaler les modifications heureuses en souhaitant qu’elles continuent. Fils de Goethe, ainsi que nous l’avons exposé, M. Gautier a tout ensemble de Henri Heine et d’Alfred de Musset, car nos contemporains sont toujours un peu nos consanguins, mais il est l’essence la plus profonde, l’arôme le plus subtil de tous les deux. Il a concentré leurs deux manières allemande, espagnole et fantasque, dans une troisième qui est la sienne et qui les efface et les fait paraître… passées, comme l’hortensia devant un rose vif. En vertu de ses consanguinités d’imagination, le poète d’Émaux et Camées chante l’Amour, ce sujet de poésie éternelle, sur lequel il n’y a pas de cant à faire, et jusqu’ici non plus il ne l’avait jamais chanté d’un accent si vrai et, disons-le, si pur. Or toutes les puretés sont sœurs les unes des autres et se tiennent, comme les Heures du Guide, devant le char de l’Aurore. La pureté de l’expression, qui est une partie de la Beauté poétique, touche par un point à la Beauté morale, et c’est cette pureté de l’expression qui est surtout celle de M. Gautier dans ses vers. Quelques-uns peuvent se ressentir de l’ancienne inspiration, trop ardemment matérielle, du poète, et, comme cette merveilleuse pièce du Contralto, effrayante de difficulté, avoir un risqué terrible et faire baisser les yeux à la Rêverie troublée, mais ce ne sera qu’un frisson qui passe. Elle les relèvera bientôt, rassurée par l’idéalité de l’expression, qui est aussi, à sa manière, une chasteté !