Lefèvre-Deumier 24
I
Oui ! ce sont vraiment les dernières ! Il faut prendre au pied de la lettre ce mot tracé par l’auteur, non par l’éditeur, à la tête de ce volume. Quoique écrites dix ans auparavant, ces poésies, l’auteur les avait gardées sans les publier. Il avait senti, sans nul doute, qu’elles étaient l’expression définitive, ardemment cherchée, de sa maturité poétique, que passé ce niveau il ne s’élèverait plus, et qu’au contraire, image de la vie, son expression baisserait sous sa plume au lieu d’y monter. En mesure avec le temps et avec lui-même, il avait, calme comme un homme qui a la sécurité d’avoir été, ses facultés données, tout ce qu’il peut être dans son art, attendu le moment favorable où il devait le mieux se produire.
Il aurait pu attendre encore. Présentement, la poésie n’intéresse personne. Même ceux qui semblent le plus organisés pour elle en faussent misérablement la notion, et, matérialistes extravagants, en font de la sculpture ou de la peinture… impossibles ! Dans de telles circonstances, on comprend que Lefèvre-Deumier ait gardé dix ans un recueil qui n’a pas, d’ailleurs, l’accent des poésies contemporaines. Seulement, rien n’est jamais long dans un poète, pas même le mépris, cette chose infinie. Au bout de dix ans, l’impatience a pris Lefèvre-Deumier, ou, qui sait ? peut-être le pressentiment de mourir. Son volume retardé a paru enfin, et presque au moment où lui disparaissait, arraché par une mort douloureuse et soudaine à son œuvre achevée ; et voilà comment les sons mélancoliques du Couvre-feu 25 ont pris tout à coup la tristesse profonde d’une agonie !
Le Couvre-feu ! tel est, en effet, le titre plaintif et pittoresque des nouvelles et dernières poésies de Lefèvre-Deumier. Pour notre compte, nous n’aimons pas beaucoup ces titres spirituels qu’il faut expliquer par une préface et qu’on met à la tête de ces choses si simples et qui pourraient être si grandes : — des vers. Lefèvre-Deumier n’a pas manqué cette indispensable préface. Il nous a expliqué un titre sur lequel l’imagination rêve pour se tromper ; car ce titre ne dit pas nettement ce qu’il veut dire, contrairement au devoir d’un titre, qui est tenu d’être transparent comme un cristal.
« Je ne pense pas — nous dit-il — que la poésie meurt, mais je suis fermement convaincu qu’elle s’endort, et je n’espère pas assister à son réveil. Ce n’est donc pas sa mort que je sonne, mais son sommeil, le couvre-feu. Quand la politique se lève, — (l’auteur écrivait en 1849), — l’imagination se couche ; c’est l’heure d’éteindre sa lumière, et de couvrir son foyer. Ceux qui viendront demain ne seront peut-être pas fâchés, si l’hiver ou la nuit dure encore, de retrouver, pour rallumer leur falourde ou leur lampe, quelques charbons sous nos cendres… »
Certainement, tout cela est vrai, triste, bien tourné, joli dans sa tristesse, mais ne se verrait pas sans le commentaire préalable ; et dans ce Couvre-feu, puisque ainsi le livre est nommé, c’est le feu du titre qui serait couvert, c’est-à-dire sa lumière. Eh bien, disons-le tout d’abord, nous qui croyons que toute notre âme pèse dans la plus chétive de nos manifestations ! tel le titre de Lefèvre-Deumier, et telle est souvent sa poésie, et non pas seulement sa poésie d’aujourd’hui, mais sa poésie de toujours. C’est de la poésie entortillée et brillante, et dont l’éclat n’est pas de la clarté. Avec un talent très réel et très élevé, avec une individualité très profonde, le croira-t-on ? Lefèvre-Deumier est ingénieux comme s’il était superficiel. Il est trop ingénieux pour avoir du génie, mais si le génie consistait à se donner une peine du diable avec immensément d’âme et d’esprit, certes ! la Critique ne marchanderait plus, et l’auteur du Couvre-feu en aurait !
II
Lefèvre-Deumier appartient à la génération de 1830. Il est même de la première heure de ce point du jour littéraire qui eut l’ardeur du midi à l’aurore, et à midi l’épuisement du soir. Les premiers recueils romantiques virent de ses vers, et on les distinguait déjà parmi ceux qui avaient le plus de cette verve impatiente et tourmentée, laquelle a marqué les œuvres de ce temps convulsif. Jules Lefèvre, qui n’avait point encore ajouté à son nom le nom de Deumier, comptait parmi les jeunes esprits qui donnaient le plus d’espérances. C’était un des plus beaux fronts d’alors (tout était dans le front !), comme on disait après avoir lu Gall et s’être rasé les tempes pour faire une place plus grande à la couronne. Imagination spirituelle, et cela dans une époque où le talent, le lyrisme dans le talent, existait à haute dose, mais où l’esprit n’était pas la faculté la plus commune et la plus formidable, Jules Lefèvre frappait aussi par une sensibilité qui n’était ni la molle des uns ni la maladive des autres, et qu’il avait trempée, pour lui donner du ton, dans les sources amères et sombres de la poésie anglaise.
Il n’avait pas seulement, comme tous les romantiques du temps, fait ses humanités dans Shakespeare et bu dans la coupe Tête de mort où lord Byron avait laissé le sang de ses lèvres pour sa peine d’avoir osé jouer avec la douleur ! Non ! il avait plongé plus avant que cela dans ces sources âpres et cachées sur lesquelles la gloire ne fait pas même tomber le rayon qui dit la source au fond des bois. Il avait lu et il connaissait bien les grands poètes anglais, qui sont certainement les plus grands poètes de la terre pour la profondeur de l’inspiration et la solennité de la rêverie. Il savait admirablement John Ford, Webster, Drummond, Gascoigne, Fletcher, Spenser, Dryden, ceux dont on parle et ceux dont on ne parle pas, et ce fut là dès son début sa supériorité tranchée.
Cette supériorité, il l’eut toujours. Comme l’influence de cette moelle de lion, mangée chez le Centaure, qui se retrouvait jusque dans les tendresses d’Achille, l’influence de ces premières études, de ces premières cohabitations avec les poètes de l’Angleterre, resta sur Lefèvre-Deumier, même quand sa jeunesse fut passée, quand son talent laborieusement, mûri se détachait de tout ce qui n’était pas lui-même. Parti de lord Byron avec la fougue que lord Byron communique à tous ceux qui l’aiment, il a fini par aboutir, dans son ralentissement d’ardeur, à Gray et à sa mélancolie ; mais, dans ce détiédissement d’un rayon qui n’est plus que doux et qui avait été brûlant, il n’a jamais dépouillé cet air que j’appelle l’air poétique anglais, et qu’il a encore dans les cendres de son Couvre-feu quand il caresse la tête de ses deux enfants et qu’il rabat jusqu’à eux et à leur souvenir cette hautaine idée de la gloire comme nous l’avons dans la jeunesse.
Cet air, cet accent, il ne les a jamais perdus, même quand il est redevenu le plus Français, le plus spirituel, et même le plus poète de canapé chez les précieuses du xixe siècle ; car il y a de cela aussi chez Lefèvre-Deumier. Avec du Coleridge et du Jacques Delille dans la veine, il a du Voiture et de l’hôtel de Rambouillet. Singulier mélange de vérité et d’afféterie, de grandeur et de pincé, de beauté plus fine et plus étincelante que pure, et d’incroyable bizarrerie, Lefèvre-Deumier a eu les défauts des romantiques de la première heure ; mais il n’a pas eu ceux des romantiques de la dernière, qui no sont plus que des rimeurs mécaniciens. Il n’a pas oublié son âme derrière lui en regardant la face des choses. Il n’a pas été qu’un miroir. Il a toujours été ou voulu être un sentiment ou une pensée. Il a tordu souvent l’expression jusqu’à la fausser, jusqu’à la briser, pour lui faire dire ce qu’enfin la langue ne dit pas et ne veut pas dire ; mais quand il l’a laissée tranquille et qu’il s’est fié à elle, il a eu de magnifiques parties de poète et il a réussi !
Nous en trouvons, de ces parties de poète, de ces fragments qui classent un homme quoiqu’ils ne soient que des fragments ; nous en trouvons dans tous les livres de vers publiés par lui ; mais surtout dans les deux qui ouvrent et ferment sa carrière poétique et qui la consacrent : Les Confidences et Le Couvre-feu. Les Confidences, qui remontent tout à fait à sa première période de jeunesse, sont un recueil d’élégies violentes, où une grande passion qui n’était pas une fiction ou une pose littéraire disait son secret.
Lefèvre-Deumier a encore cet avantage sur beaucoup de ses contemporains, mieux que lui pourtant avec la gloire, de n’avoir pas fait des vers pour des vers ! Il en a fait pour le soulagement réel de son âme. Il en a poussé comme des cris ! Poète de vocation intellectuelle, je le veux bien, il n’a pas été cependant uniquement préoccupé de son but d’art, de système ou d’école. C’est une âme sincèrement poétique avant d’être artificiellement un poète de langage. C’est un grand poète d’action dans la vie, avant de l’être de contemplation dans ses écrits.
Lefèvre-Deumier, qui n’a écrit que des vers alexandrins, et dont nous ne nous rappelons pas une seule strophe, fut un terrible lyrique de fait. Un jour, cette passion, dont Les Confidences sont l’écho, l’entraîna en Pologne, au siège de Varsovie, pour s’y faire tuer, et il y fut laissé pour mort sur des monceaux de cadavres. Il fut plus heureux que Byron, qu’il n’avait pas imité en cherchant un champ de bataille, et qui mourut d’un rhume en Grèce. Lui ne mourut pas ; il revint blessé, mais l’âme guérie, et ses Confidences nous retracèrent, avec la flamme qui ne sort jamais qu’une seule fois du volcan de la tête d’un homme, les douleurs de cet amour affreux qu’il noya enfin dans l’hémorragie des blessures.
Ce livre, intense et individuel comme la passion qui l’a dicté, n’est point le plus beau que Lefèvre ait écrit (car Lefèvre n’a fait qu’une seule fois cette chose complète qu’on appelle un beau livre, et ce n’a pas été en vers) ; mais, à coup sûr, c’est celui où, malgré d’atroces bizarreries, des viols de langue dans des alliances de mots forcenées, il y a le plus de ces beautés humaines que le comble de l’art est d’imiter, et qui jaillissent parfois du fond de la vie.
Le Couvre-feu d’aujourd’hui n’est que la cendre de cette prodigieuse flamme éteinte ; seulement la cendre est purifiée, et, toute cendre qu’elle est, paraît plus pure que la flamme à laquelle elle a succédé.
Lefèvre-Deumier, par le fait du temps, de l’étude, de tous les apaisements de la vie, est devenu plus artiste, plus correct, plus savant de langage, que quand il vomissait son cœur dans les vers de ses Confidences.
Assurément, il n’a pas atteint encore la correction suprême, la limpidité diaphane, la pureté du coloris, la simplicité forte et nue, et il n’était pas, je crois, organisé pour l’atteindre. Il est naturellement affecté, et il ajoutait à la nature la théorie. Il y a un morceau très curieux de lui, sur Pétrarque, où il pose en fait et en doctrine que la passion a un tel besoin de presser et de tordre son expression qu’elle arrive aux concetti les plus inattendus et aux fioritures les plus compliquées. Avec une telle manière de sentir et de concevoir la beauté poétique, l’auteur du Couvre-feu, qui, nous devons en convenir, a, pendant ces dix dernières années, accompli un rude travail de lime sur lui-même, a eu beau se polir, se dépouiller, s’élever, — et qui s’élève se simplifie ! — il n’en a pas moins quelque chose de contourné dans la pensée, oui ! dans la pensée, quand ce n’est plus dans l’expression ! Un exemple nous suffira pour donner une idée de la manière générale et habituelle du poète. C’est un morceau intitulé : La Vallée de Josaphat :
Un fleuve, en s’éloignant de son berceau, grandit :En s’éloignant du sien, l’homme s’abâtardit.Des voiles qu’il soulève, il rend sa nuit plus noire :Aussitôt qu’il s’éclaire, il désapprend à croire.Voulant tout expliquer, dictant à tout ses lois,Sa raison ne vaut pas ses rêves d’autrefois.Aveugles de l’esprit, nos savants incrédules,De tout ce qui fut saint se raillent sans scrupules.Qu’on lise par hasard, aux pandectes du ciel,Que, le temps étant mort, la voix de l’ÉternelDoit, dans un coin obscur de l’obscure Judée,Traduire en jugement la terre décédée !C’est à qui, devançant ce procès du cercueil,A s’en rire tout haut mettra le plus d’orgueil.Pour nier le miracle, on le dit impossible,Comme si l’on pouvait, à l’Être inaccessibleDu possible de l’homme appliquer le compas.Avec vos yeux d’humains, vous ne voyez donc pas,Qu’où s’arrêtent vos sens, c’est le ciel qui commence ?Le jugement dernier vous semble une démence !Vous ne comprenez pas ces morts de tous les temps,Tenant tous à la fois dans un seul de vos champs ;Ces assises du globe, où, poussière à poussière,L’Éternel pèsera la terre tout entière !Pour contenir les os de tout ce qui fut nous,Vous trouvez trop étroit le lieu du rendez-vous,Où, pasteur justicier, le Vent de Dieu vous mène !Eh ! que direz-vous donc de la mémoire humaine,Immense Josaphat, où les siècles mêlésS’assemblent en congrès, dès qu’ils sont appelés ;Et non pas seulement les hommes ou leur cendre,Mais où viennent aussi se grouper et se rendreLes empires défunts, les forêts, les cités,Et des fleuves taris les Ilots ressuscités,Et des océans morts les flottes vagabondes,Et non pas seulement la terre, mais les mondes ?
Évidemment, voilà de la poésie méditative et philosophique qui ne manque ni de largeur ni de force, ni même de simplicité, si vous exceptez ce vent de la colère de Dieu, qui est pasteur et qui est justicier, — ce qui est beaucoup pour le vent. Mais n’y a-t-il pas dans cette poésie antithétique, dure, noueuse, qui heurte, dans un rapprochement si imprévu, l’idée de la vallée de Josaphat contenant le monde ressuscité à la fin des temps et l’idée du champ de la mémoire contenant aussi l’univers et son passé dans la tête de chaque homme en particulier, n’y a-t-il pas quelque chose de cherché, d’efforcé, d’insolite, qui sent l’alchimie d’un cerveau plus ou moins puissant, mais qui n’est pas l’originalité franche des grands poètes, — qui n’est pas le sang pur et si facilement jaillissant de la véritable originalité ?
III
C’est là, en effet, ce que n’eut jamais Lefèvre-Deumier. C’est un poète cherché et recherché, qui trouve souvent, mais qui reste tel et même après avoir trouvé. Il y a du Jean-Paul, du Rivarol et du père Castel en vers, du père Castel au clavier et à la musique de parfums ! En nous résumant donc sur la valeur d’un homme dont le talent, curieux à étudier, fut plus grand que la renommée, nous dirons que l’auteur des Confidences et du Couvre-feu est, comme tous les poètes célèbres de son temps, un grand talent de décadence, mais dont l’âme, très peu de son époque, rachète la fausseté du goût. Par là, il se sépare vigoureusement de ces Titans du romantisme avec lesquels il a vécu, de ces Prométhées de la forme et de la ciselure qui ne sont Titans que jusqu’au cœur ; car avec eux les vautours de Jupiter mourraient de faim.
Touchant aux lakistes contemporains par une extrémité de son talent, et par l’autre aux affectés de tous les temps et de tous les pays, il a du moins la passion mêlée à tout cela, et si on l’applaudissait chez les Cathos, les Madelons et les Philamintes des vieilles sociétés grimacières, il y étoufferait ! Une fois, ce qui n’est pas assez, cette passion lui donna nettement du génie, — non comme poète, mais comme romancier. Ce fut quand il écrivit son Lionel d’Arquenay, une merveille, qui ne fit pas grand bruit à une époque où, pour intéresser, il fallait de gros talents bêtes.
Pathétique et sarcastique à la fois, Lionel d’Arquenay est un roman profond et amer, ironique et tendre, dont le premier volume a été écrit avec la plume du lord Byron de Don Juan, et le second… on ne sait plus avec quelle plume ! C’est tout simplement divin ; car le talent qui circule dans cette composition charmante est divinisé par la douleur. Quand nous en sommes aux Dames Bovary, comme nous voilà maintenant, pour toute observation, il serait curieux d’examiner un livre de la beauté spirituelle et morale de Lionel d’Arquetenay. En publiant les œuvres de Lefèvre-Deumier, il est à croire qu’on n’oubliera pas ce chef-d’œuvre.