(1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « M. Louis Nicolardot » pp. 217-228
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(1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « M. Louis Nicolardot » pp. 217-228

M. Louis Nicolardot

Le Journal de Louis XVI.

I

Il n’y a point de petite découverte en histoire. L’histoire fait rafle de tout. Même celles qui semblent les plus petites sont quelquefois les plus grandes ; car des moindres il peut jaillir tout à coup, raccroc inattendu, le rayon qui éclaire intégralement enfin et arrête nettement la physionomie d’un homme ou d’une chose. Rappelez-vous cette publication d’il y a quelques années, intitulée, je crois : Journal de la santé du roi Louis XIV ! Ce n’étaient que des notes de médecin ou d’apothicaire, qui pouvaient faire rire, mais qui, après avoir fait rire, faisaient penser. L’histoire prit ces notes, bonnes à mettre non pas au cabinet, mais dans son cabinet, à elle.

Or, voici d’autres notes bonnes à prendre aussi pour elle. Voici, dans un autre genre, une découverte plus curieuse et plus importante. C’est le Journal du roi Louis XVI. Ce n’est plus, ici, le simple journal de la santé, — quoiqu’elle y soit aussi, la santé ! le compte des médecines qu’on a prises vérifié par un Purgon de cour ou un monsieur Fleurant, respectueux sujet en toutes ses parties, — mais c’est le journal de toute la vie, heure par heure, écrit non de la main d’un tiers, mais de la main même du Roi, — du Roi qui n’a pas passé un seul jour de son règne sans noter pieusement (pieusement envers lui-même) tout ce qu’il a fait dans la journée, et qui, mettant à le noter une exactitude qu’aucune circonstance, aucun événement n’a pu ni interrompre ni troubler, s’est peint, sans le savoir, avec une naïveté et une transparence qui envoient promener du coup tous les Tacites de la terre et se passent très bien de leurs profondeurs !

Assurément, c’est là, en soi, une chose précieuse, et c’était, jusqu’à ce moment, une chose ignorée, et, cependant, la découverte que nous annonçons n’était pas bien difficile à faire. Il ne fallait qu’aller aux manuscrits de la Bibliothèque nationale pour y trouver le manuscrit de Louis XVI y dormant, dans son carton, du sommeil du juste, pour, du bout d’une plume de copiste curieux, l’éveiller. C’est ce qu’a fait M. Louis Nicolardot, l’éditeur du manuscrit. Il a copié fidèlement et intégralement le Journal de Louis XVI, et il l’a planté sous les yeux du public dans toute son authenticité, étonné lui-même de n’avoir pas été devancé par quelqu’un dans cette besogne si facile ; car bien des gens étaient passés par là !

Les gros bonnets de l’Histoire de la Révolution, MM. Thiers, Mignet, Louis Blanc, Michelet, et les petits à leur suite, avaient dû y venir. Ils avaient dû certainement aviser l’objet, dans son coin sommeillant, mais ils n’avaient pas osé réveiller le chat qui dormait ; car c’était pour eux un chat, que ce manuscrit, roulé et tapi dans son carton, qui aurait sauté à la figure de leurs idées, de leurs manières de voir, de leurs portraits, et qui les aurait mis en pièces… Songez donc ! le Journal de Louis XVI, de la propre main de Louis XVI ! Quel document et quel redressement pour son histoire ! Imaginez-vous qu’on eût découvert le Journal de Périclès par Périclès ; le Journal d’Auguste, écrit de la main d’Auguste !

Et pourtant Auguste et Périclès sont, à part leur grandeur historique et la poésie de l’éloignement, bien moins intéressants pour nous que Louis XVI, auquel nous touchons et dont nous sommes sortis, notre aïeul direct en histoire ! Louis XVI, si controversé encore, et sur lequel, quand il s’agit de le juger, tous les jugements tremblent — et il y a de quoi ! — entre le mal que, sans le vouloir, il a fait, et le bien qu’il voulait et qu’il n’a pas su faire ; — entre les incompréhensibles faiblesses de sa vie publique et l’héroïsme surnaturel de sa mort.

Eh bien, après la lecture de ce journal, peut-être ne trembleront-ils plus !

II

En effet, quand on l’aura lu, on verra mieux et on connaîtra plus intimement Louis XVI qu’on ne l’a jamais vu et connu dans toutes ses histoires. On saura que penser de cet homme, dont le sang répandu fait pourpre sur sa vie entière et empêche de la voir et de la juger telle qu’elle fut, à travers l’auréole pourprée de ce sang. Le malheureux Louis XVI n’a pas eu que la tête coupée par la Révolution. Après sa mort, révolutionnaires et royalistes ont écartelé sa mémoire, les uns pour diminuer le crime du coup de hache, et les autres pour le grandir.

Pour les uns, Louis XVI, aux gros yeux de bœuf, au front fuyant, à la lourde encolure, n’a guères plus que la stupidité de la victime, destinée, dès le début de son règne, à être l’hécatombe de la royauté. Pour les autres, au contraire, il est la radieuse bonté de l’innocence, dans la providentielle attente d’un martyre accepté et souffert en expiation des crimes qu’il n’a pas commis. Mais tout cela est franchement trop bête ou trop ange, comme dirait Pascal ! L’homme passe dans l’entre-deux. Et c’est précisément l’homme, que nous donne ce Journal de Louis XVI tiré à la lumière. L’homme, dans Louis XVI, n’avait pas encore été saisi. Aussi l’étonnement doit-il être profond.

À partir de ce Journal, les idées courantes sur Louis XVI seront prises au collet, mais par lui, et ne devront plus courir… Il s’arrêtera lui-même, comme Harpagon. Seulement, Harpagon est fou dans le moment de la pièce, et lui, Louis XVI, dans son Journal, a le calme, la raison, la méthode, la clarté, la mémoire, la ponctualité d’un homme d’ordre, qui, chaque soir, fait sa caisse et épluche son budget ; — et je doute même que le fameux compte rendu de Necker fût aussi exact, aussi pointilleux que le sien.

C’est un admirable inventaire. Tout y est : la santé, les maladies, les indispositions, les bains, les médecines, les dîners, les jeux, les loteries, les bals, les chasses, les comédies, les revues, les pensions, les libéralités, les messes, les communions, les dévotions, et tous les événements du temps et leurs dates. Tout cela classé, récapitulé et réglé, comme, dans un herbier, des plantes mortes ; tout cela à l’état de faits morts aussi, qui n’engendrent pas une pensée dans la tête qui les relate et n’y appellent jamais une réflexion… Louis XVI n’est jamais là-dedans que le plus stérile des nomenclateurs, de la plus étonnante impassibilité. À quoi pensait-il donc, ce Roi qui ne manquait ni de bon sens, ni de capacité, ni de droiture, et qui avait été bien élevé, comme le prouve le traité sur l’éducation de M. de la Vauguyon, que M. L. Nicolardot a mis à la tête de son livre, en guise de préface. Idée profonde !… À quoi pensait-il, au milieu d’événements qui auraient dû le frapper, l’avertir, le distraire des étiquettes et du tous les jours de la vie ?… Imaginerait-on jamais que l’impératrice Marie-Thérèse, sa belle-mère, à lui, meurt, et qu’il note sa mort sans autre souci que des révérences, qu’il compte, ce jour-là, comme un maître à danser : 314 d’hommes et 256 de femmes ? Et, pourtant, c’était bien quelque chose que Marie-Thérèse, en Europe, et sa belle-mère devait faire un trou dans le tissu de ces tisserands qu’on appelle des hommes politiques et des directeurs de cabinets !

Ainsi de même pour tous les faits majeurs contemporains, pour les plus importants, pour les plus menaçants comme les plus futiles ; pour la convocation des États Généraux, la prise de la Bastille, le six Octobre, etc., etc. On dirait, au dégagé de la note, à la prestesse de la date sur laquelle il ne pèse que le temps de la tracer, que ces faits ne le regardent pas, ces faits menaçants, précurseurs, qui commencent d’aiguiser, sur une pierre invisible, la hache qui lui coupera le cou ! Est-ce là du sang-froid de nature, de la distraction ou de la frivolité ? Mais quoi que ce soit, il est sûr qu’il se dégage du Journal où l’on trouve ces choses un Louis XVI auquel vraiment on n’aurait jamais osé penser.

Le Louis XVI des opinions faites vivait un peu sur le mot de Mirabeau : « Il avait d’inertes vertus. » Mais le Louis XVI du Journal n’est ni si vertueux (l’est-on sans combat ?), ni si inerte. Il est très actif, au contraire. Seulement, de quelle activité ? Ce n’est pas du tout un roi fainéant de la première race. C’est un roi excessivement occupé. Mais occupé des infiniment petits d’un règne où il y avait des infiniment grands terribles ! Que dis-je ? ce Journal présent de Louis XVI montre parfaitement, malgré sa sécheresse, que ce vertueux inerte fut un passionné, — un passionné comme tous ceux de sa race. Ceci est un peu fort, n’est-ce pas ? Oui ! le Journal de Louis XVI montre parfaitement que ce Roi auquel on avait donné des mœurs bourgeoises — car on voulait à toute force qu’il fût un bon bourgeois dans sa maison, le dos au feu, le ventre à table, — était, de pied en cap, aussi prince de goûts et de mœurs que peut l’être un prince, et, chose nouvelle et plus stupéfiante encore ! que, comme son grand-père Louis XV, Louis XVI a laissé s’en aller bas la monarchie parce qu’il avait sa passion, son absorbante passion, comme son grand-père avait la sienne.

Certes ! à qui risquerait cela de son chef, que n’opposerait-on pas ? Crierait-on assez au paradoxe ? Heureusement, le Journal de Louis XVI est là pour rasseoir les indignés et convaincre les incrédules. Ce Journal si curieux donne en effet, les proportions, ignorées jusqu’à ce jour, de la passion qui tenait Louis XVI et qui ne le lâcha jamais. Cette passion du petit-fils de Louis XV ne fut, il est vrai, ni pour une Dubarry, ni pour une Pompadour. Plus prince qu’homme en cela, sa maîtresse favorite, à lui, fut la chasse ; mais, lui aussi, il trouva là son Parc-aux-Cerfs. Louis XVI a vécu pour la chasse comme Louis XV pour les femmes. Ce fut sa volupté, à ce continent. Il fut le Sardanapale de la chasse. Sa serrurerie avec Gamain n’est qu’une amusette, mais la Chasse est la chose sérieuse, la passion vraie et dévorante de sa vie. Il s’y est jeté, absorbé, perdu, anéanti, — comme tous les passionnés dans leur passion quelconque !

Il y a oublié ses devoirs et sa fonction de roi ; les difficultés de son règne. Il n’a pas dit : Après moi, le déluge ! comme Louis XV, qui, sinistre, du fond de sa bergère rose, au moins, y pensait. Louis XVI n’y pensait pas, à ce déluge qui venait. Il ne le voyait pas. Il ne voyait pas plus loin que le bout de son fusil de chasse. Les bêtes à tuer dans ses forêts lut bouchaient tout, à ce Roi qui, dans son État et pour le bien de son État, n’a jamais su faire tuer deux hommes ! Et cela est si vrai que la chasse était l’aveuglement de toute sa vie, que les jours où il n’a pas chassé, il écrit tranquillement et simplement sur son calepin : « Il n’y a rien. Je n’ai pas chassé », comme Titus disait : « J’ai perdu ma journée. » Et ces jours-là étaient peut-être de ces jours qui emportaient un morceau de son trône ou un fragment de sa couronne… Mais que lui importait ! Il maintenait son mot et il le répétait : Il n’avait pas chassé. Il n’y avait donc rien !

III

Tel est le Louis XVI du Journal de Louis XVI ! Qui le connaissait comme le voilà ? Pardieu ! on savait bien qu’il avait chassé. La chasse, c’est la tradition pour tous les princes. Mais avec cette préoccupation et cette furie, on ne le savait pas. Personne ne l’avait dit. Charles X paraissait un plus grand chasseur que Louis XVI. Mais, des deux, c’est Louis XVI, pourtant, qui est le Nemrod. M. Louis Nicolardot, qui a mis des titres piquants aux classifications diverses de ce Journal qu’il nous montre comme une lanterne magique de faits et de chiffres, M. Nicolardot émerveillé a risqué cette grande épithète de Nemrod, et c’est comique, l’effet de ce nom appliqué au Louis XVI des idées communes, à cet homme bonhomme avant le temps, à ce ventru, à ce gros pacifique auquel nous sommes accoutumés. Pacifique, il l’était, d’ailleurs, bien plus de politique que d’humeur ; car la chasse, c’est la sœur de la guerre.

On a reproché justement à Louis XVI d’avoir été le roi sans épée de sa race. Mais le couteau de chasse est un bout d’épée, et s’il l’avait employé autrement que contre des cerfs et des sangliers, il se fût allongé à son poing et aurait peut-être sauvegardé sa tête ! En somme, on a beaucoup trop vu Louis XVI sous la lévite des grands papas de Greuze, ou souriant béatement en habit groseille, comme dans les portraits sur porcelaine de sa manufacture de Sèvres. Par sa passion pour la chasse, le porteur de lévite café au lait et d’habit groseille touchait au soldat. Par cela seul qu’il était chasseur, il montait à cheval. Il fait le compte, dans son Journal, des chevaux qu’il monte dans ses chasses. Il aurait pu être aussi un roi équestre, — le seul genre de roi qui convienne aux Français, disait madame de Staël.

Enfin, pour l’achever par un dernier trait, ce bourru bienfaisant, comme on l’a nommé, avait l’impitoyabilité du grand chasseur. Il ne regarda jamais au massacre. Il tuait des masses de gibier. Il entendait la chasse par masses, comme Bonaparte entendait la guerre. Le Journal constate que, de 1774 à 1787, il a tué cent-quatre-vingt-neuf-mille-deux-cent-cinquante et une pièces, et un mille-deux-cent-soixante-quatorze cerfs. Tout lui était bon pour l’abattre. Il tuait jusqu’aux martinets et jusqu’aux écureuils. Il finit même par tuer des hirondelles, ces pauvres oiseaux que les Anciens regardaient comme le charme préservateur du foyer. « Tué — disait-il au Journal — deux cents hirondelles… » Cela n’a pas porté tant de bonheur à sa maison !

IV

Et maintenant que nous avons fait émerger un Louis XVI nouveau du Journal de Louis XVI, il s’agit de conclure. Nous l’avons dit : ce Journal de Louis XVI, que le livre de M. Nicolardot popularise, est un vrai bénéfice pour l’Histoire. L’éditeur l’a trouvé sous sa main en préparant une histoire de Louis XVI à laquelle il travaille depuis plusieurs années, et sur les conclusions de laquelle nous n’avons rien à préjuger. Ce qui nous a suffi pour l’heure, c’est d’avoir prouvé par ce Journal que Louis XVI n’était pas uniquement de la pâte à victime, comme les écrivains de la Révolution l’avaient fait et voulaient le garder ; c’est d’avoir établi qu’il n’était pas l’espèce de mollusque royal qu’ils disaient, qu’il y avait en lui quelque chose d’intense qu’on ne soupçonnait pas, et qu’il s’est plus perdu par l’excès d’une passion que par l’ignavie qu’on lui a toujours reprochée. Le sang de Louis XVI est plus rouge que le sang de ceux qui l’ont tué… L’héroïsme de la maison de Bourbon y roulait ses plus nobles, ses plus intrépides gouttes. Vous auriez vu Louis XVI à Fontenoy, si, de son temps, il y avait eu un Fontenoy ! Vous l’auriez vu, lui qui, un jour, brutalisa à la chasse un de ses gentilshommes qui se mettait entre lui et la bête furieuse, crier comme son aïeul Henri IV à Ivry : « Vous m’empêchez de voir l’ennemi, messieurs ! » Si ce tueur d’hirondelles s’était servi des facultés militaires qui étaient en lui, puisque tout chasseur, physiologiquement, enveloppe un soldat, la monarchie capétienne, dont il fut le dernier représentant, peut-être n’en aurait pas moins péri, mais, du moins, il aurait été Roi, — et il ne le fut jamais.

Je me trompe. Il le fut seulement le jour où il fallut ne l’être plus.