La Bruyère
Caractères de La Bruyère. Notes d’Adrien Destailleur.
I
Les réimpressions d’anciens livres se sont multipliées, et nous avons des premiers applaudi à cette initiative de la librairie intelligente. Ce mouvement rétrospectif, reconnaissant, réfléchi, qui nous fait revenir sur de grandes œuvres éclatantes ou replacer dans une juste lumière des ouvrages oubliés ou méconnus, doit être d’autant plus encouragé par la Critique qu’il n’est pas dans la nature du Génie français, lequel, en toutes choses, se porte en avant avec sa proverbiale furie, et mêle si joliment l’ingratitude à ses distributions de gloire.
Ceux qui aiment les livres le savent seuls. En France, le nombre est infiniment plus grand qu’on ne croit des ouvrages épuisés, très dignes pourtant d’avoir leur place au soleil des bibliothèques, et dont les Allemands, par exemple, s’ils les avaient dans leur littérature, n’auraient pas manqué de faire des éditions de toute espèce. Il est vrai que les Allemands sont des Allemands, — un peuple de rêveurs, — tandis que nous sommes des hommes d’affaires. Par suite donc d’affaires, comme dit le vieux Turnpenny dans Walter Scott, nos réimpressions n’ont été jusqu’à ce jour que des réimpressions purement ou impurement mercantiles, s’adressant à l’esprit de parti et aux passions les moins littéraires du public. Pendant des années (et combien d’années, bon Dieu !), on n’a guère réédité que Voltaire, Rousseau, Montesquieu, Mirabeau l’orateur, et tous les sophistes du xviiie siècle, parce que nous étions devant ce siècle-là et ses petits grands hommes dans la position d’Alberoni devant le duc de Vendôme. Aujourd’hui, un mouvement se produit, faible encore, il est vrai, mais qu’on serait heureux de voir s’animer, et ce mouvement semble se manifester en dehors de toute espèce de préoccupation qui ne serait pas l’intérêt et la curiosité littéraires. C’est là un progrès auquel il faut prendre garde, et que la Critique, pour que la Spéculation n’en abuse pas, doit attentivement surveiller.
Commençons par rendre justice à tout le monde. La maison Jannet s’est surtout distinguée dans ce progrès de la librairie que nous venons de signaler ; elle a eu la première l’heureuse idée de renouveler la forme si connue et si estimée des Elzévirs. Enhardie par le succès de sa tentative, elle nous promet, en ce moment, toute une bibliothèque elzévirienne. Nous verrons comme elle la composera. Mais, en attendant ses publications ultérieures, voici un ouvrage qu’elle offre au public, marqué du caractère qui provoque la réimpression et la justifie : Les Caractères de La Bruyère 14, d’une grande gloire acquise.
II
La Bruyère est une des réputations les moins contestées, les plus limpides, les plus facilement étendues qui se soient jamais déployées dans le ciel orageux de la célébrité. Sa place dans l’histoire littéraire est une place bleue, — du plus bel azur, lumineux et inaltérable. Pour employer une de ses expressions en parlant de la gloire, la sienne, en paraissant et en s’étendant, ne fit aucun remue-ménage. C’était un homme probe et cultivé, de naissance médiocre, mais de mœurs élevées, placé par la fortune de son génie en dehors de toutes les prétentions et de toutes les passions de son temps, ayant le pied, — un pied digne du talon rouge, — et l’œil, — un œil capable de tout embrasser, — dans les deux sociétés qu’on nommait alors la cour et la ville, et que sa vocation était d’observer et de reproduire. Si nous consultons les mémoires de son temps, qui n’en parlent pas assez, ce grand Spectateur ne se mêla guères à l’action de son époque, et voilà pourquoi il la vit si bien ! Il y jouissait du loisir et de la dignité qui doublent les forces de la vie et de la pensée. Rien ne fit trembler dans sa main et ne ternit sous sa paupière le pur cristal de la lorgnette qu’il promenait sur tous les étages de cette grande salle de spectacle qu’on appelle le monde, et quand, de son encoignure, il se prit tout à coup à dire ce qu’il voyait, de cette belle voix d’or qui ressemble à la voix de Montaigne, mais sans ses fêlures et ses quintes, nulle des clameurs que soulève d’ordinaire la beauté d’organe du génie ne couvrit cette magnifique voix d’une si pleine et si merveilleuse résonnance ! On l’écouta et on l’entendit.
Deux ou trois sots, que le sort lui devait bien pour adversaires, et qu’il châtia, en passant, de sa noble plume, comme l’aigle secoue de sa grande aile les crottes tombées de l’escarbot sur la robe de Jupiter, constituèrent tous les malheurs de ce favori de la gloire, qui, avec deux volumes à peine, et mourant à quarante ans, honoré comme s’il ne le méritait pas, s’établissait, avec la sereine majesté d’un grand homme qui rentre dans sa demeure après sa journée, dans la plus solide et la plus tranquille immortalité.
Tel fut La Bruyère et sa destinée. Son mérite apparut à tous les esprits tellement incontestable que, de peur d’avoir l’air de le contester, on ne le juge même pas. On ne se demanda point si l’observateur l’emportait en lui sur le peintre, si le penseur était au-dessous ou au-dessus de l’écrivain. On ne vanna pas tout ce grain, qui était des perles. On dit de partout : « Voilà un grand moraliste, voilà un adorable écrivain ! » Et on adora. Le style, un style unique de trait, de tour et de mouvement, — le style, cette magie d’Alcine et d’Armide ! — frappait et refrappait, de sa baguette de fée enchanteresse, sur nos fronts charmés, et nous aveuglait de ces coups délicieux qu’on aime… Mais nous osons écrire qu’il nous aveuglait ! Seul, Boileau, chagrin et chagrinant, avait dit de ce style que La Bruyère, en écrivant ses Caractères, s’était épargné ce qu’il y a de plus difficile, — la peine des transitions. Mais un juge plus fort que Boileau avait répondu : « Oui ! mais il s’en est donné une autre, celle des aggroupements. Or, pour la transition, un seul rapport suffit ; mais pour l’agrégation, il en faut mille ; car il faut une convenance naturelle, profonde et complète. »
Ainsi défendu, quoiqu’il n’eut pas besoin de défense, La Bruyère, accepté et magnifié à tous les titres de moraliste, de philosophe, d’observateur et d’écrivain,
manquait de cette page de critique qui épure la gloire d’un homme en la passant au feu d’un ferme regard, car dans la gloire, dans ce lacryma-christi de la gloire, telle que les hommes la font et la versent, il y a encore des choses qu’il faut rejeter du verre, — pour que l’ivresse en soit divine !
Or, c’était cette page de critique souveraine, qui manque toujours sur La Bruyère, que nous attendions à la tête d’une nouvelle édition de ses œuvres. Nous pensions et nous espérions que l’on sortirait de l’éloge confus et de la petite explication à ras de terre, pour pénétrer dans cette haute valeur intellectuelle, dans le mystère de ce talent, et pour nous le faire bien comprendre ; Adrien Destailleur semblait un commentateur digne de La Bruyère. Il avait pendant neuf ans (nous disait-on) étudié amoureusement les beautés de cet écrivain et cohabité avec son génie. Nous nous disions qu’il aurait l’admiration révélatrice et féconde, et qu’il sortirait de la tourbe des gens d’esprit qui ont commenté, chacun à son tour, La Bruyère, et qui se sont efforcés — qu’on nous passe le mot en faveur de sa vérité ! — de mettre leur grain de sel sur la queue de cet aigle d’intelligence, qu’on ne comprend pas plus aisément, par un tel procédé, que les enfants ne prennent de moineaux.
Eh bien, nous l’écrivons avec le sentiment du regret, notre espérance a été trompée ! Adrien Destailleur a un mérite trop modeste ou une admiration trop timide. Nous avons certainement beaucoup d’estime pour l’homme qui passe neuf ans de sa vie — une année de moins que pour prendre Troie — à purifier le texte imprimé d’un grand écrivain, à lui ôter, avec une loupe pour les voir mieux, ses plus imperceptibles grains de poussière, et à le rétablir dans toute la force et dans toute la beauté de ses points et de ses virgules ; mais il nous reste dans l’âme encore beaucoup d’estime que nous lui aurions offerte, et avec quel élan ! si, à tous les travaux inspirés par sa fervente piété d’éditeur, il en avait joint un autre, moins microscopique, et s’il nous eût donné la mesure juste de son La Bruyère. Pour cela, il eût fallu oser une biographie intellectuelle, et ne pas suspendre à la tête de son édition ce vieux morceau de tapisserie académique, ouvrage oublié du bonhomme Suard ! Il eût fallu entrer dans le vif de ce talent, bien plus senti qu’il n’est jugé, caractériser ce prestigieux écrivain, le plus piquant du xviie siècle, qui, à force de style, s’est fait croire un grand moraliste, quoique son observation aille plus au costume qu’à la personne, à la convention sociale qu’au tréfonds de la nature humaine, — en cela inférieur à La Rochefoucauld, qui n’a pas tout dit non plus, mais qui a vu plus loin que La Bruyère dans la misère constitutive de l’homme, et, comme le Pouilleux de Murillo, a mieux écrasé notre vermine au soleil. Quand, au xixe siècle, on réédite et l’on commente les Caractères de La Bruyère, après les gens de goût, cette race de lilliputiens littéraires, après Coste, Suard, Auger, madame de Genlis, il est exigé par la Critique du xixe siècle, cette Critique qui s’élève jusqu’aux idées par l’expression et jusqu’à l’homme par les idées, de creuser plus avant que des remarques grammaticales et des appréciations de Le Batteux. Quoique Destailleur ait le sentiment fort juste des beautés de détail de son auteur, nous sommes sûr qu’il pouvait, en s’abandonnant à une admiration plus courageuse, trouver mieux, pour les mettre en saillie, que des interjections qui ressemblent à des étiquettes, que les parfait ! de Prudhomme, et les pro-di-gi-eux ! du pauvre Dominus Sampson.
Ainsi, qu’il nous permette de le lui dire en toute bienveillance, les notes historiques et littéraires dont Destailleur a accompagné son édition sont insuffisantes, autant pour lui, commentateur, que pour l’auteur, qui méritait bien cette rampe allumée d’un commentaire et qui n’en craignait pas le jour hardi, à pleins bords et à fond. Reste, pour l’honneur de cette édition soignée, nous le reconnaissons, par le côté de l’orthographe, de la ponctuation et de la langue, le texte même, qui a été filtré, goutte par goutte, avec un grand soin. Une lettre de la Bruyère, retrouvée par Destailleur, ajoute son intérêt à cette réimpression et montre à quel point le fidèle annotateur a poussé l’investigation ; car de tous les hommes peut-être qui tiennent une grande place dans les chroniques de l’Esprit humain, La Bruyère est celui qui a le moins laissé transpirer sa vie. Excepté son livre, rien ne reste de cet homme, qui eut un cœur pourtant, une humeur, un tempérament, une existence à la façon des autres hommes, et qui n’apparaît dans l’histoire que comme un grand esprit impersonnel, un observateur qui s’efface dans l’intérêt de son observation, et qui provoque d’autant plus la curiosité qu’il la désespère.
Oui ! la personnalité des hommes ! On ne sait pas assez à quel point elle importe dans l’étude de leurs œuvres et dans le jeu de leurs facultés. Voltaire, ce singe de Satan, qui a brisé le miroir de la Vérité en mille miettes, a dit avec son ineffable superficialité que la vie des hommes de génie n’est jamais que dans leurs écrits, et de bons esprits ont accepté cela comme un axiome. Voltaire n’est rien de plus que le maréchal de Richelieu de la littérature, et ceux qui l’admirent le jugent comme les femmes, à qui il avait fait perdre la tête, jugeaient le maréchal de Richelieu. Destailleur, qui est un esprit distingué et juste, s’est-il rappelé le mot de Voltaire, ou l’aurait-il subi, non seulement en passant aussi vite qu’il l’a fait sur la personnalité de son auteur, dont il ne nous dit que ce que dit l’histoire, mais en négligeant de nous donner la clef de ses divers Caractères, sortis, tous, de l’étude de quelque personnalité ? « Nous ne faisons pas — dit-il — plus de
cas qu’Auger (voilà à quoi sert l’autorité de ce qu’on appelle un homme de goût !) de cette clef systématique… Néanmoins, — ajoute-t-il avec un retour de bon sens, — il n’est pas sans intérêt de connaître les interprétations de l’époque… »
Assurément, ce n’est pas sans intérêt ! car c’est là l’intérêt suprême.
Nous n’avons besoin d’aucun commentateur, d’aucun savant, d’aucun scoliaste, pour savoir ce qu’il y a d’humain et d’universel dans les Caractères de La Bruyère. Cette vérité-là est comme le soleil. Mais nous avons besoin, nous qui voulons connaître et les procédés de composition des hommes de génie, et l’action de leur esprit sur leur société, et la réaction de leur société sur leur esprit, nous avons besoin qu’on nous dévoile le secret de leurs inspirations et la variété de leurs sources. L’embryogénie littéraire est une des branches de la Critique, lorsque la Critique est profonde. « Lors donc — continue Destailleur — qu’il s’agira de personnages connus et historiques, de faits ou de détails de quelque importance (comme si tout n’était pas important dans la question !), nous donnerons des explications et des éclaircissements… »
Et, de fait, il en donne alors, mais encore, selon nous, d’une façon beaucoup trop rapide ; car, en n’appuyant pas sur cette partie de son sujet, il manque la critique et il manque l’histoire, et, comme dit l’expression pittoresque et vulgaire, il reste assis par terre entre deux selles, le commentateur !
En vérité, nous en sommes désolé ! Avec un peu de hardiesse, un peu de confiance dans un esprit qu’il n’a pas assez tiré des brassières des La Harpe, des Auger et des d’Olivet, et qui aurait pu très bien se mouvoir tout seul, Destailleur nous aurait donné un commentaire qui aurait valu par le renseignement ce que son édition vaut par la correction du texte et l’exactitude méthodique des tables, et sa publication n’eût rien laissé à désirer. C’eût été excellent. Malheureusement, il a succombé par deux qualités charmantes, qui sont presque des vertus : le respect de ses prédécesseurs et la modestie. Horace Walpole disait un jour : « Si je suis quelquefois modeste, ce n’est que par excès d’ambition. » Certes ! ce n’est pas ainsi que l’a été Destailleur. Il l’a été plutôt par excès de timidité, de goût et même de pruderie. En effet, dans ses appréciations littéraires et grammaticales, tracées du bout des doigts et de la plume, dans ces petites notes qui sont de véritables épluchettes, il se montre souvent fort collet-monté, et un fait que nous citerons donnera mieux l’idée de la portée de ce commentateur que tout ce que nous pourrions ajouter : « Parler et offenser — dit quelque part La Bruyère — est pour de certaines gens absolument la même chose. Ils sont piquants et amers. Leur style est mêlé de fiel et d’absinthe. La raillerie, l’injure, l’insulte, leur découlent des lèvres comme leur salive. »
Salive est de trop, selon Destailleur. Il est évident que ce
mot-là le choque comme une malpropreté. C’est là, sans doute une délicatesse… mais il est évident aussi que des délicats de cette espèce ne sont pas faits pour traiter largement un mâle sujet littéraire et nous l’ouvrir jusqu’aux entrailles ; il est évident qu’ils n’ont pas été créés et mis au monde pour ne rien comprendre aux énergiques trivialités des grands écrivains, et qu’il leur faut renoncer à écrire la biographie intellectuelle du Génie, aussi bien qu’à peigner, la crinière des lions !