(1905) Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc… « XIV »
/ 2776
(1905) Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc… « XIV »

XIV

M. Brunetière et l’art d’écrire. — Une conférence sommaire. — M. Brunetière et les qui et les que. — Parti pris et silence de M. Brunetière. — M. Brunetière et la théorie des métaphores. — M. Brunetière et l’inutilité du style. — Exposition superficielle. — L’art d’écrire, d’après M. Brunetière. — M. Brunetière désavoué par M. Brunetière.

Bien que la mode soit aux conférences, j’ai toujours pensé que les meilleures ne valaient rien. On n’a pas assez de temps pour se bien expliquer et, même quand on parle trop, il semble toujours que l’on n’a rien dit ! Jamais le néant de ces causeries publiques ne m’avait tant déçu‌

qu’en écoutant celle que M. Brunetière nous donna sur ce sujet : l’Art d’écrire s’enseigne-t-il 44 ? Elle fut au dernier des points hâtive, superficielle et expédiée. Une vraie conférence pour dames. Certes, je rends hommage à la haute valeur de M. Brunetière. Intrépide analyste, travailleur infatigable, grand remueur d’idées, il a créé la critique d’érudition, et c’est l’homme de France qui connaît le mieux son histoire de la littérature. Mais ses convictions ressemblent à l’intolérance ; les affirmations d’autrui l’irritent ; le besoin de contredire, le pousse au paradoxe. C’est ainsi que, dans cette conférence, lui, homme d’enseignement, il a combattu un enseignement dont il connaît mieux que personne la légitimité, les raisons et surtout l’efficacité pratique.‌

M. Brunetière ne nous a pas nommé dans son discours mais, ayant cité le titre de nos livres et dénoncé leur doctrine, après une première allusion dans la Revue des Deux Mondes 45, il trouvera bon que nous essayions de lui démontrer en quelques mots l’insignifiance de sa thèse. Elle est très simple. M. Brunetière feint de croire que notre enseignement du style « consiste uniquement à prohiber les qui et les que, à interdire les répétitions, à exiger l’harmonie, à réclamer des métaphores qui se suivent ». Ces conseils sont dans nos livres, rien de plus vrai ; mais qu’il y ait aussi autre chose, surtout autre chose, et bien autre chose, c’est ce que M. Brunetière n’ignore pas, et c’est ce qu’il n’a point dit. Il a mieux aimé exploiter un malentendu fécond en plaisanteries faciles, et dont le public, il faut l’avouer, n’a pas été dupe. L’auditoire a nettement senti qu’on lui escamotait le problème, et, malgré quelques applaudissements gantés, les gens sérieux, ceux qui prennent la peine de savoir de quoi il s’agit, ceux-là ont trouvé la plaisanterie un peu forte.‌

« On n’enseigne pas l’art d’écrire, a dit en substance M. Brunetière. Quels conseils, en effet, nous donne-t-on ? Proscrire les qui et les que ? Ils abondent chez les classiques, en voici la preuve. — Supprimer les répétitions ? Les meilleurs styles en contiennent, et je vais vous en citer. — Observer l’harmonie ? Saint-Simon n’en a point et Molière en manque. — Employer des métaphores qui se suivent ? En voici qui ne se suivent pas et qui sont très belles, et en voici qui se suivent et qui sont ridicules. » Telle fut, dans sa pauvreté, la thèse de M. Brunetière. Ajoutez-y quelques opinions ironiques tendant à déprécier le travail et même le style, et c’est à peu près tout ce qu’il a opposé à trois volumes d’études et de démonstrations sur les procédés de l’art d’écrire, assimilation, formation du talent et exemples de corrections manuscrites des grands écrivains, qui confirment en détail notre doctrine. L’insuffisance de cette réfutation a de quoi surprendre. M. Brunetière avait coutume de se donner pour un homme plus grave.‌

Ceux qui nous font l’honneur de nous lire s’étonneront qu’on nous objecte comme arguments des constatations que nous avons pourtant faites en propres termes dans nos ouvrages. Nous avons dit, en effet, tout comme M. Brunetière, que les meilleurs écrivains ont des qui et des que, des répétitions, des absences d’harmonie, des métaphores qui ne se suivent pas ; nous avons dit, comme M. Brunetière, que les meilleurs auteurs, contiennent des banalités, des incorrections, des clichés, toutes les négligences possibles, et pis, si l’on veut ; et nous avons dit aussi, comme M. Brunetière, que cela ne les empêchait point d’être de bons écrivains, parce que tout cela n’a qu’une importance secondaire dans l’art d’écrire. Mais, ceci accordé, nous disions aussi que ces défauts sont néanmoins à éviter, parce qu’ils ne sont nécessaires à personne ; que de grands prosateurs, comme Chateaubriand et Buffon, en sont exempts46 ; que même ceux qui les ont ne les ont pas toujours et demeurent supérieurs là où ils ne les ont pas ; et qu’enfin, lorsqu’on enseigne le style, c’est par l’excellence des conseils et les bons exemples d’exécution qu’il faut l’enseigner, et non par des relâchements et des indulgences de doctrine. Oui, certes, on découvre chez les meilleurs écrivains des spécimens de toute espèce de défauts ; mais, parce que ces négligences n’ont pas nui à leurs qualités, est-ce une raison pour ne point recommander d’abord leurs qualités ? Etrange Cours de littérature — et M. Brunetière se chargerait-il de le publier ? — que celui où l’on conseillerait l’insouciance du travail, l’abus des qui et des que, le mépris des métaphores logiques, le dédain du rythme et de la cadence ! M. Brunetière ne peut être dupe de ce paradoxe, et je suis assuré qu’il parlerait comme nous, s’il enseignait le style à des élèves. Sans doute, avec Chateaubriand, qui les nomme les écueils de notre langue, avec Flaubert qui les poursuit sans relâche, nous blâmons l’abus des qui et des que, le manque d’harmonie et bien d’autres choses ; mais M. Brunetière perd son temps, s’il veut persuader au public que là se borne notre enseignement et que nous avons publié trois volumes pour répéter seulement ce que d’autres ont dit avant nous et ce qu’il dit lui-même après tant d’autres. Ce qui fait le fond de l’enseignement qu’il combat, le labeur, l’effort, la refonte, les corrections, la vie, le relief, la création, l’originalité, l’assimilation, la formation, les procédés, le mécanisme des phrases, la démonstration par les preuves irréfutables, tirées des manuscrits, tout cela M. Brunetière s’est abstenu d’en parler. Le procédé est commode pour se donner l’air d’avoir raison. On peut comprendre autrement le rôle d’un critique impartial.‌

Mais voici où éclate dans tout son lustre l’argumentation de M. Brunetière. En général, chacun sait cela, presque toutes les métaphores employées par les grands écrivains sont des métaphores qui se suivent, c’est-à-dire dont les développements répondent à l’image initiale. Ceci n’est pas contestable, et nous en concluons naturellement qu’il faut suivre cet exemple. Mais, comme on trouve aussi chez ces mêmes écrivains des métaphores qui ne se suivent pas, ce qui ne prouve rien, puisqu’ils ont beaucoup plus de celles qui se suivent, M. Brunetière déclare le conseil sans portée, et, pour montrer qu’une métaphore suivie peut être ridicule, il cite celle que Molière met plaisamment dans la bouche de Trissotin :

Pour cette grande faim qu’à mes yeux on expose, ‌
Un seul plat de huit vers me semble peu de chose,
Et je pense qu’ici je ne ferai pas mal
De joindre à l’épigramme ou bien au madrigal ‌
Le ragoût d’un sonnet, qui, chez une princesse,‌
A passé pour avoir quelque délicatesse. ‌
Il est de sel attique, assaisonné partout,‌
Et vous le trouverez, je crois, de votre goût

« Voilà, dit victorieusement M. Brunetière, une métaphore très bien suivie et qui est parfaitement ridicule. » M. Brunetière se moque. Comment n’a-t-il pas vu que cette métaphore n’est pas inepte parce qu’elle se suit, mais tout simplement parce quelle est inepte ? C’est une comparaison de mauvais goût, voilà tout. Indiquée, elle est à peine supportable ; exagérée, elle est risible. Elle serait superbe, quoique suivie, si l’image était belle, et M. Brunetière sait très bien qu’il y en a dans Bossuet d’aussi rigoureuses et qui sont de tout point sublimes. Bonne ou mauvaise, une métaphore trop longue est toujours choquante ; c’est tout ce qu’on peut dire.

Nous croyons avoir fait toutes les concessions raisonnables, en déclarant, dans notre Art d’écrire (p. 282), « qu’il faut que les images et les métaphores se suivent ; mais si elles persistent trop longtemps, elles produisent l’effet contraire : l’idée disparaît dans la comparaison. Nous citions même, pour la blâmer, une image de Bossuet qui se suit trop. — Par contre, voici une métaphore comme les admet M. Brunetière, une métaphore qui ne se suit pas, celle-là, mais qui n’est pas moins ridicule : « Si ceux qui ont écrit contre lui avaient eu son galon et en même temps l’honneur et les charges, à coup sûr leur plume aurait changé de direction et, au lieu de distiller du fiel, elle aurait applaudi des deux mains47. »‌

Mais voici d’autres singularités de M. Brunetière. Chateaubriand pensait qu’on ne dure que par le style et que le style immortalise les œuvres. C’était la conviction de Malherbe, Boileau, Voiture, Guez de Balzac, La Bruyère, Buffon, Montesquieu, Flaubert et Racine qui déclarait n’avoir sur Pradon qu’une supériorité : celle de savoir écrire. Peu de gens ont eu le courage, comme ajoute Chateaubriand, de « s’insurger contre cette vérité ». Emile Zola protesta cependant, et M. Brunetière a docilement répété sa dénégation. C’est grand dommage de voir un critique aussi érudit reprendre l’erreur d’un romancier aussi ignorant. Selon M. Brunetière, Saint-Simon, Molière, Sévigné survivent, bien que leur style n’ait pas les qualités qu’il nous blâme d’exiger ; et nous devrions, d’après lui, ne les point compter comme de bons écrivains. Nous avons malheureusement toujours jugé Saint-Simon, Sévigné ou Molière comme de très grands artistes. Nous faisions seulement remarquer que les défauts qu’ils peuvent avoir n’ajoutent rien à leurs qualités, et que leurs qualités sont même infiniment supérieures à leurs défauts, parce que ces qualités sont fondamentales et constituent l’essence même de l’art d’écrire. Ce que nous demandons avant tout au style, c’est l’originalité, la vie, le relief, la création, l’image, et c’est pour cela que Molière, Sévigné et Saint-Simon restent pour nous de vrais écrivains, et que nous avons mis notamment le génie de Saint-Simon hors de pair. Malgré cela cependant, n’en déplaise à M. Brunetière, c’est le style, c’est bien le style qui a immortalisé les Sévigné, les Molière et les Saint-Simon. Ce sont précisément ceux-là qui me paraissent avoir eu, plus que d’autres et à un degré suréminent, le don suprême de l’écrivain : la vie qui est la chose nécessaire, supérieure à la correction, à l’harmonie, à l’élégance, à toutes les qualités possibles, comme nous l’avons proclamé cent fois dans nos livres.‌

« Mais, objecte M. Brunetière, Auguste Comte a survécu. » Sans doute, Auguste Comte et bien d’autres ont survécu ; et une foule d’ouvrages scientifiques, politiques, philosophiques, historiques ou documentaires ont survécu aussi et dureront longtemps, peut-être toujours. Cela ne prouve rien, et nous sortons de la question, puisque nous sortons de la littérature.

« Mais Balzac ? » dit M. Brunetière. Je concède Balzac, et même Stendhal, si l’on veut, dont nous avons expliqué la survivance. Deux novateurs de cet ordre, deux créateurs de cette puissance ont pu imposer leurs œuvres, comme points de départ et premiers modèles d’une évolution littéraire dont l’origine et les conséquences sont ineffaçables. Le cas ne doit point nous troubler. Deux exceptions n’infirmeront jamais une vérité constante, irréfutable, démontrée par la succession de tous les chefs-d’œuvre de tous les temps.

Pour compléter ses paradoxes, M. Brunetière a eu le courage de plaisanter le travail. Le travail ne lui semble pas une essentielle condition de l’art d’écrire ! M. Brunetière sait pourtant bien le contraire. Il sait mieux que personne qu’à peu près tous les bons auteurs, non seulement ont recommandé le travail, mais en ont fait personnellement leur grand moyen de perfection ; il connaît la question des manuscrits, des corrections et des refontes. Il sait que Pascal raturait sans cesse ; il n’ignore pas le prodigieux labeur de Chateaubriand, Bossuet, La Bruyère, Buffon, Malherbe, etc., M. Brunetière n’a pas attendu notre dernier livre pour apprendre tout cela ; et n’eût-il lu que ce livre, le nombre de nos exemples et de nos citations eût suffi à lui faire constater l’unanimité des mêmes efforts, des mêmes procédés, des mêmes méthodes à travers les âges et les écoles.

Oui, M. Brunetière sait tout cela, et il a eu le courage de ne pas en dire un mot dans une conférence sur le style ! Travail, assimilation, imitation, manuscrits, refontes, il a tout passé sous silence, sans songer qu’il dédaignait ainsi le témoignage, la tradition et l’autorité de plusieurs siècles de littérature.

Mais, si le travail est inutile, si le style ne s’enseigne pas, en quoi donc peut bien consister l’art d’écrire ? M. Brunetière nous l’a dit.

Voici textuellement sa déclaration. Elle vaut la peine d’être retenue :

« L’art d’écrire consiste en ceci :

Dire tout ce que l’on veut dire, rien que ce que l’on veut dire, comme on veut le dire et comme il faut le dire. »

Ce qui signifie que le seul moyen de bien écrire est d’écrire comme il faut écrire. Après cela, si quelqu’un demande encore ce que c’est que le style, il sera bien exigeant.

Et ceci n’est point une plaisanterie : M. Brunetière est toujours sérieux. Il ne s’est pas douté une minute que son explication n’expliquait rien et qu’elle finit même par être fausse, à force d’être vraie ; car, enfin, un médiocre prosateur peut avoir dit tout ce qu’il voulait dire, rien que ce qu’il voulait dire et comme il croyait qu’il fallait le dire et néanmoins ce prosateur peut très bien avoir écrit une page inexpressive, incolore et banale. Cela se voit tous les jours.

Mais ce qu’il y eut de mémorable dans la conférence de M. Brunetière, ce fut sa conclusion. Figurez-vous notre surprise, quand nous l’entendîmes détruire lui-même en quelques mots sa propre argumentation et réduire à néant tout son discours.

Pour s’excuser d’avoir cité des exemples de mauvais style, il demanda la permission de lire une page de prose, qu’il présentait comme un modèle, et qui est exquise, en effet. C’est un passage de Flaubert, le portrait de la servante médaillée au Comice agricole, dans Madame Bovary. N’est-il pas extraordinaire de voir, en fin de compte, M. Brunetière, après avoir méprisé la théorie du travail, contraint de prendre son plus bel exemple de style chez l’auteur le plus notoirement célèbre par son labeur, ses refontes et ses ratures, chez un écrivain qui recherchait l’harmonie jusqu’à fuir la moindre assonance, qui poussait jusqu’à la manie la haine des répétitions, qui exigeait la suite la plus rigoureuse dans les métaphores, qui supprimait les qui et les que et prétendait qu’avec de l’application et du goût on peut arriver à avoir du talent ?‌

Peut-on se démentir plus brutalement ?‌

Oui, nous avons vu ce spectacle, cette contradiction vengeresse : M. Brunetière proposant à notre admiration un style qui est précisément admirable, parce qu’il a été écrit d’après les principes que M. Brunetière venait de combattre. Car, il n’y a pas à dire, si ce style a raison, c’est vous, monsieur Brunetière, qui avez tort. Vous n’aviez, d’ailleurs, que l’embarras du choix : toutes les descriptions de Flaubert sont aussi parfaites …‌

Et voilà comment, avec les théories que vous contestez, on a fait des chefs-d’œuvre auxquels vous êtes forcé de venir rendre hommage.