Section 5, des études et des progrès des peintres et des poëtes
Le génie est donc une plante, qui, pour ainsi dire, pousse d’elle-même ; mais la qualité, comme la quantité de ses fruits, dépendent beaucoup de la culture qu’elle reçoit. Le génie le plus heureux, ne peut être perfectionné qu’à l’aide d’une longue étude.
Quintilien, un autre grand maître dans les ouvrages d’esprit, ne veut pas même qu’on agite la question, si c’est le génie, ou si c’est l’étude qui forme l’orateur excellent. Il n’est pas de grand orateur, dit-il, sans le concours de l’art du génie.
Mais un homme né avec du génie, est bien-tôt capable d’étudier tout seul, et c’est l’étude qu’il fait par son choix, et déterminé par son goût, qui contribuë le plus à le former. Cette étude consiste dans une attention continuelle sur la nature. Elle consiste dans une refléxion sérieuse sur les ouvrages des grands maîtres, suivie d’observations sur ce qu’il convient d’imiter, et sur ce qu’il faudroit tâcher de surpasser. Ces observations nous enseignent beaucoup de choses, que notre génie ne nous auroit jamais suggerées de lui-même, ou dont il ne se seroit avisé que bien tard. On se rend propre en un jour des tours et des façons d’operer, qui coûterent aux inventeurs des années de recherche et de travail. En supposant même que notre génie auroit eu la force de nous porter un jour jusques-là, quoique la route n’eut pas été fraïée, nous n’y serions parvenus du moins, avec le seul secours de ses forces, qu’au prix d’une fatigue pareille à celle des inventeurs.
Michel-Ange avoit apparemment travaillé durant long temps avant que de parvenir à peindre la majesté du pere éternel avec ce caractere de fierté divine qu’il a sçû lui donner. Peut être que Raphaël, né avec un génie, moins hardi que Le Florentin, ne seroit jamais parvenu, en volant de ses propres aîles, au sublime de cette idée. Du moins n’y seroit-il arrivé qu’après une infinité de tentatives inutiles, et au prix de grands efforts réïterez plusieurs fois. Mais Raphaël voit un moment le pere éternel peint par Michel-Ange : frappé par la noblesse de l’idée de ce puissant génie, que nous pouvons appeller le Corneille de la peinture ; il la saisit, et il se rend capable en un jour de mettre dans les figures qu’il fait pour représenter le pere éternel le caractere de grandeur, de fierté et de divinité qu’il venoit d’admirer dans l’ouvrage de son concurrent. Racontons le fait historiquement, car il prouve mieux ce que j’avance, que de longs raisonnemens ne le pourroient faire.
Dans le temps dont je parle, Raphaël peignoit la voûte de la gallerie qui distribuë aux appartemens du second étage du vatican. Cette gallerie s’appelle communément les loges. La voûte de la gallerie n’est pas un berceau continu, mais ce berceau est partagé en autant de voussures quarrées, qu’il y a de fenêtres à la gallerie, et les voussures ont chacune leur ceintre particulier. Ainsi chaque voussure à quatre faces, et Raphaël peignoit au temps dont je parle, une histoire de l’ancien testament, sur chacune des faces de la premiere voussure.
Il avoit déja fini sur trois de ces faces, trois journées de l’oeuvre de la création, lorsque l’avanture dont je vais parler arriva.
La figure qui représente Dieu le pere dans ces trois tableaux, est véritablement noble et venerable, mais il y a trop de douceur et point assez de majesté. Sa tête n’est que la tête d’un homme : Raphaël l’a traitée dans le goût des têtes que les peintres font pour les christs, et l’on n’y trouve d’autre difference que celle qu’il faut mettre, suivant les loix de l’art, entre deux têtes, dont l’une est destinée à représenter le pere, et l’autre à représenter le fils. Tandis que Raphaël peignoit la voûte des loges, Michel-Ange peignoit la voûte de celles des chapelles du vatican, qui fut bâtie par le pape Sixte IV. Quoique Michel-Ange, jaloux de ses idées, en fit fermer la porte à tout le monde, Raphaël eut l’adresse de s’y introduire. Frappé de la majesté divine, et de la fierté noble que Michel-Ange faisoit sentir dans le caractere de tête du pere éternel, qu’on voit en differens endroits de la chapelle de Sixte, faisant l’ouvrage de la création : il condamna sa maniere sur ce point, et il prit celle de son concurrent.
Raphaël a représenté le pere éternel dans le dernier tableau de la premiere loge, avec une majesté au-dessus de l’humain. Il n’inspire pas une simple veneration, il imprime une terreur respectueuse.
Raphaël colorioit encore foiblement quand il vit un tableau du Georgeon. Il conçut en un moment, que l’art pouvoit tirer des couleurs qu’il emploïe, bien d’autres beautez que celles que lui-même il en avoit tirées jusques-la. Il comprit qu’il avoit ignoré l’art du coloris.
Raphaël tenta de faire comme Le Georgeon avoit fait, et devinant par la force de son génie, la façon d’operer du peintre qu’il admiroit, il approcha de son modele. Raphaël fit son essai d’imitation en peignant le tableau qui représente un miracle arrivé à Bolséne, où le prêtre qui disoit la messe devant le pape, et qui doutoit de la transubstantiation, vit l’hostie consacrée, devenir sanglante entre ses mains. Le tableau dont je parle, s’appelle communément, la messe du pape Jules, et il est peint à fresque au-dessus et aux côtez de la fenêtre, dans la seconde piece de l’appartement de la signature au vatican.
Il suffit que le lecteur sçache que cette peinture est du bon temps de Raphaël, pour être persuadé que la poësie en est merveilleuse. Le prêtre qui doutoit de la présence réelle, et qui a vû l’hostie qu’il avoit consacrée devenir sanglante entre ses mains durant l’élevation, paroît penetré de terreur et de respect. Le peintre a très-bien conservé à chacun des assistans son caractere propre ; mais sur tout l’on voit avec plaisir le genre d’étonnement des suisses du pape, qui regardent le miracle du bas du tableau où Raphaël les a placez. C’est ainsi que ce grand artisan a sçû tirer une beauté poëtique de la necessité d’observer la coûtume, en donnant au souverain pontife sa suite ordinaire. Par une liberté poëtique, Raphaël emploïe la tête de Jules II pour représenter le pape, devant qui le miracle arriva. Jules regarde bien le miracle avec attention, mais il n’en paroît pas beaucoup ému. Le peintre suppose que le souverain pontife fut trop persuadé de la présence réelle, pour être surpris des évenemens les plus miraculeux qui pussent arriver sur une hostie consacrée. On ne sçauroit caracteriser le chef visible de l’église, introduit dans un semblable évenement par une expression plus noble et plus convenable.
Cette expression laisse encore voir les traits du caractere particulier de Jules II.
On reconnoît dans son portrait l’assiegeant obstiné de la Mirandole.
Mais le coloris de ce tableau, qui est cause que nous en avons parlé, est très-superieur au coloris des autres tableaux de Raphaël. Le Titien n’a pas peint de chair où l’on voïe mieux cette molesse qui doit être dans un corps composé de liqueurs et de solides. Les draperies paroissent de belles étoffes de laine et de soïe que le tailleur viendroit d’emploïer.
Si Raphaël avoit fait plusieurs tableaux d’un coloris aussi vrai et aussi riche, il seroit cité entre les plus excellens coloristes.
Il en est de même des jeunes gens qui sont nez poëtes : les beautez qui sont dans les ouvrages faits avant eux les frappent vivement. Ils se rendent propre facilement la façon de tourner les vers et la mécanique des auteurs de ces ouvrages. Je voudrois que des mémoires fidéles nous apprissent à quel point l’imagination de Virgile s’échauffat et s’enrichit, lorsqu’il lut l’iliade pour la premiere fois.
Les ouvrages des grands maîtres ont encore un autre attrait pour les jeunes gens qui ont du génie : c’est de flatter leur amour propre. Un jeune homme qui a du génie, découvre dans ces ouvrages des beautez et des graces, dont il avoit déja une idée confuse, mises dans toute la perfection dont elles sont susceptibles. Il croit reconnoître ses idées propres dans les beautez d’un chef-d’oeuvre consacré par l’approbation publique.
Il lui arrive l’avanture qui arriva au Correge lorsqu’il vit pour la premiere fois, et quand il étoit encore un simple bourgeois du lieu de Corregio, un tableau de Raphaël. Je dis un simple bourgeois, quoiqu’une erreur établie rabaisse Le Correge à la condition d’un païsan, et d’un pauvre païsan.
Monsieur Crozat a extrait des registres de l’abbaïe de saint Jean de Parme plusieurs preuves, qui font voir que Vasari se trompe dans l’idée qu’il donne de la fortune du Correge, et sur tout dans le récit qu’il fait des circonstances de sa mort.
Le Correge qui n’étoit pas encore sorti de son état, quoiqu’il fut déja un grand peintre, étoit si rempli de ce qu’il entendoit dire de Raphaël, que les princes combloient à l’envi de présens et d’honneurs, qu’il s’étoit imaginé qu’il falloit que l’artisan, qui faisoit une si grande figure dans le monde, fût d’un mérite bien superieur au sien qui ne l’avoit pas encore tiré de sa médiocrité.
En homme sans expérience du monde, il jugeoit de la superiorité du mérite de Raphaël sur le sien, par la difference de leurs fortunes. Enfin Le Correge parvint à voir un tableau de ce peintre si célebre : après l’avoir examiné avec attention : après avoir pensé à ce qu’il auroit fait, s’il avoit eu à traiter le même sujet que Raphaël avoit traité, il s’écria : je suis un peintre aussi-bien que lui.
La même chose arriva peut-être à Racine, lorsqu’il lut le cid pour la premiere fois.
Au contraire, rien ne décele mieux l’homme né sans génie, que de le voir examiner avec froideur, et discuter de sens rassis, le mérite des productions des hommes qui excellerent dans l’art qu’il veut professer. Un homme de génie ne sçauroit parler des fautes que les grands maîtres ont commises, qu’après plusieurs éloges donnez aux beautez de leurs productions. Il n’en parle que comme un pere parle des défauts de son fils. Cesar, né avec le génie de la guerre, fut touché jusques aux larmes en voïant une statuë d’Alexandre. La premiere idée qui lui vint à la vûë de la statuë de ce heros grec, dont la renommée avoit porté la gloire aux extrémitez de la terre, ne fut point l’idée des fautes qu’Alexandre avoit faites dans ses expeditions. Il ne les opposa point à ses belles actions : Cesar fut saisi.
Je ne dis point pour cela qu’il faille prendre à mauvais augure la critique d’un jeune homme qui remarque des défauts dans les ouvrages des grands maîtres : il y en a véritablement, car ils étoient des hommes. Le génie, loin d’empêcher qu’on ne voïe ces fautes, les fait même appercevoir. Ce que je regarde comme un mauvais présage, c’est qu’un jeune homme soit peu touché de l’excellence des productions des grands maîtres : c’est qu’il n’entre point dans une espece d’enthousiasme en les lisant : c’est qu’il ait besoin, pour connoître s’il doit les estimer, de calculer les beautez et les défauts qu’il y compte, et qu’il ne forme son avis sur leur mérite qu’après avoir soudé son calcul. S’il avoit la vivacité et la délicatesse de sentiment, qui sont inséparables du génie, il seroit tellement saisi par les beautez des ouvrages consacrez, qu’il jetteroit sa balance et son compas pour en juger, ainsi que les hommes en ont toûjours jugé, je veux dire par l’impression que ces ouvrages feroient sur lui. La balance est peu propre à décider du prix des perles et des diamans. Une perle baroque et de vilaine eau, de quelque poids qu’elle soit, ne sçauroit valoir la fameuse peregrine ; cette perle, dont un marchand avoit osé donner cent mille écus, en songeant, dit-il à Philippe IV, qu’il y avoit un roi d’Espagne au monde.
Cent mille beautez médiocres mises ensemble ne valent pas, ne pesent pas, pour ainsi dire, un de ces traits qu’il faut bien que les modernes, mêmes ceux qui font des églogues, loüent dans les poësies bucoliques de Virgile.
Le génie se fait sentir bien-tôt dans les ouvrages des jeunes gens qui en sont doüez, ils donnent à connoître qu’ils ont du génie, dans un temps où ils ne sçavent point encore la pratique de leur art. On voit dans leurs ouvrages des idées et des expressions qu’on n’a point vûës encore. On y voit des pensées nouvelles.
On y remarque à travers bien des défauts, un esprit qui veut atteindre à de grandes beautez, et qui, pour y parvenir, fait des choses que son maître n’a point été capable de lui enseigner.
Si ces jeunes gens sont poëtes, ils inventent de nouveaux caracteres, ils disent ce qu’on n’a jamais lû, et leurs vers sont remplis de tours et d’expressions qu’on n’a point vûës ailleurs. Par exemple, les versificateurs sans génie qui écrivent des opera, ne sçavent autre chose que de retourner ces phrases et ces expressions si souvent rebattuës, que Lulli réchauffoit des sons de sa musique, pour parler avec Despreaux. Comme Quinault étoit l’auteur et l’inventeur de ce stile particulier aux opera ; il montre que Quinault n’étoit pas sans genie ; mais ceux qui ne peuvent faire autre chose que de les repeter, en manquent.
Au contraire, un poëte capable par son génie de donner l’être à de nouvelles idées, est capable en même-temps de produire des figures nouvelles, et de créer des tours nouveaux pour les exprimer. Il est bien rare qu’il nous faille emprunter d’autrui des expressions pour rendre ce que nous avons pensé. Il est même rare qu’il les faille chercher avec peine. La pensée et l’expression naissent presque toûjours en même-temps.
Le jeune peintre qui a du génie, commence donc bien-tôt à s’écarter de son maître, dans les choses où le maître s’écarte de la nature. Ses yeux à peine entr’ouverts la découvrent déja. Souvent il la voit mieux que ceux qui prétendent la lui montrer. Raphaël n’avoit que vingt ans, et il étoit encore éleve de Pierre Perrugin, lorsqu’il peignoit à Sienne. Néanmoins Raphaël se distingua si bien qu’on lui distribua des tableaux dont il fit la composition. On y voit que Raphaël cherchoit déja comment il feroit pour varier les airs de tête, qu’il vouloit donner de l’ame à ses figures, qu’il dessinoit le nud sous les drapperies, enfin qu’il faisoit plusieurs choses que son maître ne lui enseignoit point apparemment. Le maître devint même le disciple. On voit par les tableaux que Le Perrugin a faits à la chapelle de Sixte au vatican, qu’il avoit appris de Raphaël.
Un autre indice de génie dans les jeunes gens, c’est de faire des progrès très-lents dans les arts et dans les usages, et les pratiques qui font l’occupation generale du commun des hommes durant l’adolescence, en même temps qu’ils s’avancent à pas de geant dans la profession à laquelle la nature les a destinez entierement. Nez uniquement pour cette profession, leur esprit paroît au-dessous du médiocre, quand ils veulent l’appliquer à d’autres choses. Ils les apprennent avec peine, et ils les font de mauvaise grace. Ainsi le peintre éleve, dont l’esprit s’abandonne aux idées qui ont rapport à sa profession, qui se forme plus lentement pour le commerce du monde, que les jeunes gens de son âge, que sa vivacité fait paroître étourdi, et que la distraction, qui vient de son attention continuelle à ses idées, rend gauche dans ses manieres, devient ordinairement un artisan excellent. Ses défauts mêmes sont une preuve de l’activité de son génie. Le monde n’est pour lui qu’un assemblage d’objets propres à être imitez avec des couleurs. Ce qu’il trouve de plus heroïque dans la vie de Charles-Quint, c’est que ce grand empereur ait ramassé lui-même le pinceau du Titien. Ne désabusez pas si-tôt un jeune artisan, trop prévenu sur la consideration que son art mérite, et laissez-lui croire du moins durant les premieres années de son travail, que les hommes illustres dans les arts et dans les sciences, tiennent encore aujourdhui le même rang dans le monde qu’ils y tenoient autrefois en Grece. L’experience ne le désabusera peut-être que trop-tôt.