(1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre VI. Le charmeur Anatole France » pp. 60-71
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(1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre VI. Le charmeur Anatole France » pp. 60-71

Chapitre VI.
Le charmeur Anatole France

L’Étui de nacre, voilà de la littérature. M. France écrit. Et c’est peut-être ce qu’il écrit de plus joli, ces brèves nouvelles de catholique sceptique, mais déférent et attendri, de plus rare car personne ne saurait les imiter, ni même les pasticher. L’aimable mérite de M. France est inassimilable. Et pour de très simples raisons.

M. France est curieux et instruit. Il parle souvent de ses mauvaises études, et se réclame d’une adolescence de crétin quand les gens de la décadenèe l’invectivent « normalien ». Je crois qu’il n’est point normalien ! Il a mieux qu’une science de trois ans d’École, faite en idées générales et en topos-passe-partout. Il a, M. Hébrard se plaît à l’affirmer, une érudition de bénédictin, helléniste, latiniste, romaniste. Il sait plus que l’histoire littéraire française. Il sait l’histoire politique, l’histoire scientifique, l’histoire des mœurs. — Et voilà déjà une grande difficulté à l’égaler.

Mais la science de M. France vaut surtout parce qu’elle est disciplinée à une philosophie supérieure. Très chrétien et catholique d’origine, d’éducation, et d’abord de goût, M. France, après l’influence de l’humanisme, reçut celle de la science moderne. Ce serait, s’il n’y avait pas l’exemple de Renan, une extraordinaire originalité que le goût de la science, et même la foi à la science, de cet esprit catholique. Le fait est assez rare pour qu’on le note. Il est vain d’objecter que tout grand cerveau catholique admet, comprend et justifie la science. Cela est faux. La plus forte intelligence religieuse de ce temps qui est en même temps le métaphysicien le plus hardi et le plus puissant, c’est M. Jules Lachelier que je veux dire, a, au départ de toute sa philosophie, dans sa célèbre thèse du Fondement de l’induction, voulu ruiner la valeur objective de la science. Les disciples néo-kantiens de M. Renouvier, sans parler de plus frais apôtres, inscrivent au rang des esprits pervertis, « négatifs », Darwin, Littré, Taine, Renan. Quant aux littérateurs catholiques, depuis Villiers jusqu’à Huysmans, ils traitent la science par l’ironie. — Ce n’est donc pas un mérite banal que la compréhension scientifique si haute de M. Anatole France. Notez qu’il ne limite pas sa curiosité aux sciences historiques et philologiques qu’on pourrait dire qu’il admire, en bon humaniste, pour le charme spécial de leur objet. Il est au courant des plus récentes hypothèses des chimistes et des astronomes, connaît M. Berthelot et M. Bertrand, Lavoisier et Charles.

Il ne concilie pas le sens du christianisme et le sens de la science en vertu des mêmes considérations de providence et d’éthique que M. Renan. Il est certain que les choses ne se sont jamais heurtées dans l’esprit de M. France. C’est la considération de la beauté qui retient son esprit dans des admirations ou des estimes en apparence contradictoires. La « cote » esthétique a cela de privilégié qu’elle n’exclut rien, qu’elle ne fait pas nier. Un esprit porté à ne juger, à ne sentir qu’en fonction de la beauté est naturellement compréhensif. La beauté morale du dogme chrétien retint M. Anatole France, et surtout le charme anecdotique de l’histoire de l’église, des apôtres et des saints : la beauté plus directement plastique des lettres et des arts grecs et français ne l’attira pas moins ; ni la beauté intellectuelle de la philosophie déterministe, de la science moderne, si relativiste, et si sceptique.

Sceptique ! On a tôt dit ce mot en parlant de M. Anatole France. Il n’est pas faux, mais à la condition qu’on reconnaisse que le sceptique peut être l’homme qui croit au plus grand nombre de vérités et que ne choquent nulles contradictoires, pour qui les contradictoires n’existent même point. Il est injuste de dire qu’une vérité, qu’une foi, en un tel esprit, est limitativement restreinte par une autre croyance, par une assurance opposée. Les vérités diverses sont de plans différents et ne se choquent point. Parmi l’universel inconnaissable, dans le foncier inconscient, quelques points lumineux de connaissable et de conscient se détachent sur un fonds terriblement sombre. Pauvres esprits, étroits dogmatiques, que ceux qui ne veulent voir qu’une de ces lueurs qui ferment les yeux aux autres, se disant que, s’ils sont valablement éclairés par l’une, ils ne sauraient l’être par d’autres, comme si toute lumière était dans une lumière.

Le sens esthétique de M. Anatole France ne s’est pas perdu en devenant compréhension philosophique. Il le retrouve tout entier dans son art. Sa forme est d’un qui a beaucoup lu, presque trop lu, qui est las des styles et des écritures rares et qui ne se permet que le mode uni le plus simple, le plus difficile. C’est de la chasteté littéraire. Il est arrivé dans le choix des mots et des tours discrets à une telle subtilité qu’avec moins de trois mille mots, j’en suis sûr, il n’est pas de nuance d’émotion et d’ironie qu’il ne rende sensible aux initiés. Il semble qu’en son style les mots du Petit Larousse prennent une valeur pantominale d’évocation.

 

Les Opinions de M. Jérôme Coignard, rubrique de L’Écho de Paris, précisent la nuance philosophique de M. Anatole France. À la base, profond scepticisme relativiste, confiance médiocre dans la raison humaine, défiance nette du cœur humain. Les hommes ne sont pas très intelligents, mais ils sont fort méchants, cupides et vaniteux. M. Coignard ne s’indigne pas, parce qu’il est de calme tempérament, et, comme le Renan au prologue du Jardin de Bérénice, son hygiène l’incite à ne pas provoquer le moindre changement aux institutions existantes. Il leur sourit plutôt, sans se faire la moindre illusion sur leur vertu, mais assuré qu’un avenir révolutionnaire ne vaudrait pas mieux. C’est un anarchiste inoffensif, mais c’est intellectuellement un anarchiste, voire un nihiliste. Rien ne résiste à sa douce critique. Il méprise les hommes, leurs mœurs, leurs lois, mais ne leur souligne son mépris d’aucune grossièreté. Il est poli, même pitoyable à leur égard, estimant qu’il n’y a rien de leur faute en leurs vices. Au plus honnit-il l’hypocrisie et l’excessive cruauté.

M. Coignard tempère son scepticisme par un sens très vif des plaisirs que ce très bas monde nous donne, au jour la nuit, et par une foi irraisonnée à l’égard des dogmes de la religion catholique. Voilà une excellente pédagogie. Un bon scepticisme, car :

Il faut n’être pas dupe en ce farceur de monde,

comme disait Verlaine. Et ce ne serait pas la peine d’être né après Montaigne, La Mothe-le-Vayer et Duclos, si… Mais jouissons des belles créations de Dieu ou des belles créations spontanées, comme vous voudrez. Carpe diem ! La joie des sens n’est pas à dédaigner, puisque des vins, des femmes, des paysages et des musiques nous offrent des bonheurs fragiles mais renouvelables. Enfin, ménageons-nous une foi, soit dans une confession religieuse, soit dans une doctrine scientifique, ou dans un credo philosophique ; l’essentiel est de mettre un fil qui ne casse pas entre nos jours mal attachés une bonne manie suffit au besoin ; des individus trouvent une raison de vivre dans une collection de tabatières à parachever…

Jérôme Coignard est un sage hardi et prudent. M. Anatole France s’est fait avec complaisance son mémorialiste. Jamais idées plus satisfaisantes ne furent formulées en une langue si savoureuse. France est, depuis Renan, et avec Barrès, l’écrivain qui nous donne le plus complètement, avant même le livre ouvert, la conviction (toujours justifiée) qu’on va lire de suave prose française.

 

D’autres morceaux, sans concision, sans efforts, sans l’apprêt d’une composition, sont réunis, c’est le Jardin d’Épicure, le jardin d’Anatole France. Point de dahlias exubérants, d’orchidées rares, de rhododendrons massifs. C’est un jardin de chèvrefeuilles, de résédas, de petites pervenches, de daphnés et de pâquerettes. Nulle forme, nul parfum ne s’imposent et tous sont exquis. Est-ce le jardin d’Épicure ? Il est vrai, que savons-nous d’Épicure ? sur deux lettres à Métrodore, le philologue Hirzel a redressé sa doctrine. Demain, d’autres papyrus modifieront notre notion. Et qu’importe ici Épicure ? Le titre est charmant, le livre est supérieur.

C’est peut-être, avec les Coignard, celui que je préfère d’Anatole France. Avec des prétentions sentimentales je ne sais que des idées. Plus au juste : je suis passionné sans clairvoyance, et ne suis connaisseur qu’en concepts. Ces dernières pages de France me ravissent : je sens que peu les goûtent aussi pleinement, aussi minutieusement que je fais. Passez-moi cette sincère vanité. Pour le reste je ne suis qu’un snob.

Le prix de la philosophie d’Anatole France est qu’elle est critique jusqu’à la négation, sans aboutir à un acte de foi. Pour l’ordinaire, nos bons esprits, et même le bon Coignard, lorsqu’ils ont démonté les métaphysiques, se réfugient dans un catéchisme. Soyons des savants d’abord, faisons de l’exégèse jusqu’au mal de tête inclusivement ; puis dans un état de grâce céphalalgique, entonnons un Te Deum. M. France, malgré les chatteries de son style, est de cerveau plus solide. Quand il s’est assuré de l’impuissance relative de la science, d’abord il continue de la respecter, et puis il sourit. À quoi bon davantage ?

L’existence n’est pas vide, même pour celui qui n’abdique pas. Elle ne perd rien de son charme, parce que nous renonçons à l’expliquer. Nous ne renonçons pas à écouter, même à combiner des explications : ce sont des poèmes. Il suffit de n’y pas croire. Mais on peut admirer Platon comme Homère.

Nicole a composé un aimable traité pour conserver la paix avec les hommes. France nous donne la paix avec nous-même. Soyons doux, amusons-nous, travaillons aussi (comme disait si judicieusement Renan), ne nous effrayons pas de notre action. L’auteur parle d’un ami qui, dans la crainte d’influencer mal ses semblables, s’était retiré en un prieuré. « Prenez garde, lui dit France, vous menez une vie singulière, qui peut être publiée. Il n’en faudrait pas plus dans certaines circonstances pour devenir à votre insu le fondateur d’une religion qui serait embrassée par des millions d’hommes, qui massacreraient en votre nom des milliers d’autres hommes. — Il faudrait donc mourir pour être innocent et tranquille ? Prenez-y garde encore : mourir, c’est accomplir un acte d’une portée incalculable. » Ne calculons pas, vivons pour le mieux, au petit bonheur de la fatalité, disait Laforgue.

Les douces ironies d’Anatole France s’appliquent aux « agités », à ceux qui croient savoir, qui déclament, salle Graffard, ou qui raisonnent en chaire. « L’ignorance est la condition nécessaire de l’existence même. Si nous savions tout, nous ne pourrions pas supporter la vie une heure. Les sentiments qui nous la rendent douce naissent d’un mensonge et se nourrissent d’illusions. »

À chaque page, même négation résignée et souriante, qu’il parle du jeu, de la jalousie, de l’art ou de la justice. Et c’est un bonheur non discontinu d’expression. Il faut aimer son esprit ; c’est le diable, cet homme qui ne croit à rien, qui sait tout, et dont l’art ensorcelé, sauf aux jours qu’il écrit le Lys rouge.

 

À coup sûr, aurez-vous lu le Lys rouge : c’est sa « rentrée », diraient les affiches Morris, dans le roman moderne. On peut regretter qu’il ait, comme les camarades, confondu roman moderne et roman mondain. Le roman mondain est le plus facile, parce qu’il simplifie. Pas à une page, le souci de vivre, en fait, la peine de l’argent n’écorche un seul personnage du récit. De braves gens qui veillent, par des mois d’échéance, auraient leur intérêt. Sans nul pot-au-feu, des cœurs que poigneraient diversement et ensemble l’amour et la gêne, la coquette et le garçon de recettes, seraient d’étude un peu plus neuve, mais plus complexe et moins aisée…

M. Kahn (j’ai lu sur le Lys rouge son article et celui de M. Lemaître, et tous deux m’amusèrent bien), M. Kahn analyse avec humour le roman d’Anatole France, et, après quelques pichenettes, conclut, c’est le meilleur de l’auteur et vraiment un joli roman. Un joli roman, sans doute, mais le meilleur, c’est dur pour Sylvestre Bonnard, Thaïs et la Rôtisserie. Mettons que ce soit le premier que M. Kahn ait lu d’un peu près, ou s’il a bien regardé Thaïs, qu’il été à l’excès mécontenté par les réminiscences de Louis Ménard, de Flaubert ou de Hroswita.

Et puis Kahn est un esprit vagabond et le pittoresque latéral du Lys rouge l’a ravi. Il aime le roman fantaisiste et les dévergondages épisodiques. Il y a dans le Lys un Choulette, bohème socialiste mystique et poète français, en outre, qu’il prise fort. Il a raison, mais on peut se demander ce qu’il fait, Choulette, en toute cette histoire, et ce qu’y font les personnages autres, également amusants, du décor. À moins qu’on admette que M. France n’a souhaité que votre divertissement et qu’il a rédigé avec bonne grâce et humour un roman-feuilleton, une sauce appétissante d’un plat peu sérieux.

Car l’intrigue est trop facile, a coûté trop peu, et il y paraît. Que la comtesse Martin, lasse de son correct amant Robert Le Mesnil, mondain, lui substitue le sculpteur Dechartre, cela est quelconque. L’intérêt est l’analyse de cette aimable passionnée et de ses amis. Mais ils sont fuyants, surtout les amis, surtout Dechartre, le grand personnage du roman. Il est jaloux, on nous prévient dès l’abord, et j’escomptais, avec joie, lire un roman de jalousie. Or, quoi ? Dechartre surprend une lettre à Le Mesnil, et il n’insiste pas. Il surprend une rencontre, dans une gare à l’étranger, et il n’insiste pas. Il se satisfait des mensonges les plus gros et les plus inutiles. Car pourquoi la comtesse Martin, si fine, craint-elle d’avouer qu’elle sort, mais qu’elle est définitivement sortie, des bras de Le Mesnil ? Dechartre la désire vivement et l’eût prise quand même, et pas plus vite. Et ses jalousies futures, il eût dû les rentrer, sous peine d’être ridicule, et de s’exposer à cette réponse : « Mais vous saviez… » D’ailleurs, s’il ne devine pas, ce sculpteur ingénieux est naïf. Et par la suite il devient odieux. Il a tout découvert, et il chasse la petite comtesse. Où donc ai-je déjà lu dénouement analogue ? Ici, il est pleinement injustifié. Eh oui ! elle a été jadis à un autre, — et après ? pourquoi cette brusque et violente et méchante jalousie ? Qu’est-ce qu’elle a de moins que tout à l’heure, cette petite femme jolie ?

Veuillez noter que je ne nie point comprendre sa jalousie. Je la déplore seulement intermittente, incohérente, \et enfin mal élevée. Si, d’ailleurs, M. France avait voulu écrire le roman de la jalousie, définitif, il aurait eu tort de poser Dechartre second amant, parce que la jalousie, en son cas, est trop évidente, trop naturelle, et pas assez fine. Même il aurait eu tort de présenter mariée la comtesse Martin. Le vrai roman de la jalousie serait : un amant vierge, une maîtresse vierge, ils se prennent, et la jalousie commence avec l’amour, parce que l’amour se voudrait un, et qu’ils sont deux, et que le spasme même divise, est jouissance, est égoïsme, parce que l’amant de la maîtresse la plus prise peut toujours serrer dans ses mains le front de son amie et dire comme un personnage de Shakespeare : « Que se passe-t-il dans cette petite tête ? »

Mais M. France n’a pas voulu cette fois écrire le roman de la jalousie. Il a entrepris moins, même il a entrepris trop peu. C’est, devant une amusante tapisserie, une anecdote charnelle. Elle est de bon ton, toutes les étreintes y sont joliment nouées, sans les toilettes d’Octave Feuillet, ni sans les résonnateurs des réalistes subséquents. Les personnages n’y’posent pas l’érotisme. Ce sont des amants sains, et ils se prennent copieusement.

Là-dessus, M. Lemaître, sans l’avouer, se déconcerte. Devant une tragédie, il émet un feuilleton gavroche ; devant un roman charnel, un feuilleton séminariste. Eh quoi ! la comtesse et son sculpteur s’aiment pour leurs peaux ? Mais pourquoi voulez-vous qu’ils s’aiment après six mois d’amour ? On se choisit pour des affinités mentales, on se garde pour des agréments physiques. Il n’y a point d’amour satisfait, même issu d’inclination hypersentimentale, qui n’aboutisse à la luxure, aux fantaisies charnelles, aux curiosités variées, et aux rires. Et quel inconvénient ?

Maintenant, parmi les complaisances qu’ils échangent, ces jeunes gens émettent des phrases un peu cherchées. Cela les amuse ; et une bonne phrase, genre Renan, genre Huysmans, ou genre France, est toujours divertissante à savourer dans certaines positions.

J’ai dit les agréments dont se relève tout livre, toute ligne du charmeur Anatole France. Je les ai certes retrouvés dans ce roman spirituel, vif, mais, j’y reviens, facile, et M. France, je présume, est trop conscient et connaisseur même de soi pour ne pas se savoir apte à mieux.