Chapitre IV
La comédie
1. Vaudeville : Labiche. Opérette : .MM. Meilhac et Halévy. — 2. Comédie : Émile Augier. Portée morale de l’œuvre. Relief des caractères ; vérité des peintures de mœurs. — 3. M. Dumas fils. Prédication morale : pièces à thèses personnages symboliques. Fragments d’études réalistes.
Au théâtre comme ailleurs, et presque plus qu’ailleurs, éclate l’opposition des deux parties du siècle : avant 1850, les enthousiasmes, les fureurs, l’idéalisme gonflé du drame romantique ; après 1870, la comédie triomphe sur toute la ligne, étale toutes ses formes, vaudevilles drolatiques, copieuses bouffonneries, peintures réalistes des mœurs.
1. Vaudeville et opérette.
Le vaudeville eut de beaux jours entre 1850 et 1870, avec Labiche896, qui donna, principalement au théâtre du Palais-Royal, les chefs-d’œuvre du genre. Ce serait une lourde sottise de prendre trop au sérieux cette fantaisie fertile en inventions cocasses, ces cascades de situations folles qui tombent si aisément des données initiales d’un sujet. Mais si Labiche a pris la place qu’il tient au-dessus de tous ses rivaux, dont quelques-uns ne lui cèdent pas en gaieté, il la doit au grain de bon sens qui presque toujours relève ses drôleries. Tantôt un solide lieu commun d’observation morale sert de thème et de conclusion à la pièce, comme dans le Voyage de M. Perrichon (1860) ; tantôt derrière les gestes, les attitudes, les propos des plus grotesques bonshommes, on aperçoit nettement les mouvements des pantins réels que la caricature amplifie comme dans Célimare le bien-aimé (1863), et tantôt — ce qui est le mieux — la charge s’amortit, s’affine en un joli tableau de mœurs, comme dans cette soirée sous la lampe, en province, qui fait le premier acte de la Cagnotte (1864). Sans poser pour le moraliste, sans avoir de mots amers ni cruels, le bon Labiche nous donne assez souvent l’inquiétante sensation que ces imbéciles, ces ahuris, ces détraqués qui nous réjouissent, ne sont pas loin de nous.
Je mets plus haut, pour ses chefs-d’œuvre, un genre qui appartient spécialement au second empire, et qui en est, à certains égards, l’originale expression : je veux parler de l’opérette telle que l’a compris Offenbach897, surtout lorsque ses rythmes échevelés coururent sur les livrets de MM. Meilhac et Halévy. Dans ces livrets d’une bouffonnerie énorme et pourtant fine898, dont la fantaisiste irréalité semble se rapprocher parfois de la comédie de Musset, dans cette « blague » enragée qui démolit tous les objets de respect traditionnel, en politique, en morale, en art, et qui ne reconnaît rien de sérieux que la chasse au plaisir, revit ce monde du second empire que les romans et les comédies, plus brutalement ou plus sévèrement, s’efforceront de représenter : monde effrénément matérialiste, si vide de conviction qu’il ne croyait même pas à lui-même, se moquant du pouvoir et de l’argent qu’il détenait, et se hâtant, avant de les perdre, d’en acheter le plus possible de plaisir. La plus démoralisante séduction émane de ces œuvres légères, où se mêlent subtilement la froide ironie et la griserie sensuelle. Hors de là, les livrets d’opérette ne sont que vulgaire polissonnerie ou fadeur sentimentale.
2. La comédie : Émile Augier.
La comédie proprement dite, étouffée entre le vaudeville à prétentions de Scribe et le drame à grand fracas des romantiques, reparut avec éclat vers 1850, quand Augier donna sa Gabrielle (1849) et M. Dumas fils sa Dame aux Camélias (1852) : non point la comédie classique, joyeuse et générale, mais une comédie dramatique, enveloppant quelque thèse morale dans une peinture exacte des mœurs contemporaines, une comédie émouvante et réaliste, qu’influençait fortement le voisinage du roman de Balzac.
Deux noms caractérisent de 1850 à 1880 ou 1885 l’évolution de la comédie : les noms de MM. Augier et Dumas. Si l’on n’écoutait que le bruit des succès, il faudrait leur joindre M. Sardou899. Mais ce vaudevilliste éminent, à qui n’a pas manqué une verve amusante, encore qu’un peu grosse, de caricaturiste900, n’a apporté dans la pièce sérieuse que le goût des effets qui forcent l’applaudissement, le génie des trucs et des ficelles. Peinture des mœurs, description des caractères, invention du pathétique, tout est machiné, artificiel, « insincère », dans ces œuvres dont le brillant déjà s’écaille de toutes parts. Elles jouent à la grande comédie, et l’on n’y sent rien qu’un faiseur qui spécule sur la vulgarité intellectuelle et morale de son public, sans donner d’autre but à son art que de faire cent ou deux cents fois salle comble. Nous nous en tiendrons aux vrais artistes, à MM. Augier et Dumas.
Emile Augier901 a fait des pièces en vers et des pièces en prose : celles-là sont la partie morte de son œuvre. Augier, esprit solide et bourgeois, fait le vers en bon élève de Ponsard, qui serait nourri de Molière ; son style poétique a quelque chose de lourd, de pénible, rien du poète. Mais sa prose est ferme, nette, toute pleine de pensée et chaude de sincérité. C’est par son œuvre en prose qu’il faut le mesurer, non par l’éloquence gauche de l’Aventurière (1848) ou les grâces vieillottes de Philiberte (1853).
Autrier est un bourgeois : et son théâtre exprime les idées d’un bourgeois de 1850, qui aurait l’âme saine, sens droit, volonté ferme, moralité intacte. Le romantisme d’abord le révolte : il démasque dans Gabrielle (1849) la fausseté de l’idéal romantique, le danger de la passion effrénée et souveraine. Aux sentimentalités issues du romantisme, aux réhabilitations hypocritement ou naïvement attendries de la courtisane, il oppose le Mariage d’Olympe (1855). Mais ce n’est pas pour mettre à l’aise le matérialisme bourgeois qui fait passer l’intérêt et l’argent avant tout : contre ce qu’on pourrait appeler le scribisme, contre l’immoralité décente des classes moyennes, il maintient la nécessité de fonder le mariage sur l’amour. La dot devient la misère des jeunes filles riches, l’obstacle au bonheur, dans Ceinture dorée (1855), dans Un beau mariage (1859), dans les Fourchambault (1878), déjà dans Philiberte (1853).
Mais Augier regarde le mouvement de la société contemporaine, et, avec indignation, il en dénonce les vices. Deux surtout : la fièvre des spéculations, la poursuite enragée de la fortune par le mélange de l’adresse et de l’effronterie, par l’alliance de la Bourse et du journal (les Effrontés, 1861) : puis la « blague », l’ironie dissolvante qui tourne les scrupules de conscience en ridicules gothiques, et nettoie le terrain pour l’âpre et sec matérialisme (la Contagion, 1866 ; Jean de Thommeray, 1873). A ces deux traits de la société du second empire, Augier, en pur bourgeois libéral, en ajoutera un troisième : le jésuitisme. Ennemi déclaré du parti religieux, au point qu’il lancera son Fils de Giboyer (1802) contre Veuillot et le journalisme catholique, il aura surtout l’horreur des Jésuites, dont il dénoncera l’effrayante politique avec une violence ingénue dans Lions et Renards (1869).
Toutes ces œuvres, robustes et saines, dans leur philosophie un peu courte, sont d’excellentes études de mœurs902. Un vigoureux sens des réalités soustrait l’œuvre aux dangers de la thèse, et l’empêche de s’évanouir dans l’abstraction comme de se dessécher dans le symbole. Les caractères sont d’un relief remarquable, d’une analyse un peu sommaire, mais bien vivants et dramatiques en leurs énergiques raccourcis. Il est fâcheux qu’une conception grossière du personnage sympathique ait peuplé la comédie d’Augier de jeunes savants vertueux et de polytechniciens candides, qui valent les beaux colonels de Scribe. Mais, sauf le fantastique agent des Jésuites, Augier a bien réussi les coquins, les demi-coquins, les honnêtes gens entamés, tout ce qui a tare ou vice, jusqu’à l’égoïsme inconscient et la veulerie pernicieuse.
Ses grandes qualités ressortent surtout dans ces admirables pièces, où, sans thèse, il ne s’est attaché qu’à exprimer les mœurs qu’il voyait, en leur ridicule ou navrante corruption : dans le Gendre de M. Poirier (1854), qui met aux prises deux types si vrais de bourgeois enrichi et de noble ruiné ; dans les Lionnes pauvres (1858), où l’honnête Pommeau et sa femme forment un couple digne de Balzac, et nous offrent le tableau des ravages que l’universel appétit de richesse et de luxe peut faire dans un modeste ménage ; dans Maître Guérin (1864), enfin, qui, malgré son sublime colonel, est peut-être l’œuvre la plus forte de l’auteur par le dessin des caractères : ce faux bonhomme de notaire, qui tourne la loi et qui cite Horace, gourmand et polisson après les affaires faites, cette excellente Mme Guérin, vulgaire, effacée, humble, finissant par juger le mari devant qui elle s’est courbée pendant quarante ans, cet inventeur à demi fou et férocement égoïste, qui sacrifie sa fille à sa chimère, ces trois figures sont posées avec une étonnante sûreté ; Guérin surtout est peut-être le caractère le plus original, le plus creusé que la comédie française nous ait présenté depuis Molière : Turcaret même est dépassé.
3. M. Alexandre Dumas Fils.
M. Alexandre Dumas903 était encore tout imprégné de romantisme, lorsqu’il débuta en 1852 par la réhabilitation de la courtisane, dans la Dame aux Camélias : c’est l’idée même de Marion de Lorme. Il sembla changer de voie quand il donna le Demi-Monde, étude réaliste de certaines parties gâtées de la société. La contradiction des deux œuvres n’est qu’apparente ; si l’auteur semble changer de principe, c’est que les espèces ne sont pas les mêmes : l’amour absent dans un cas, présent dans l’autre, détermine la sévérité ou l’indulgence de l’auteur. M. Dumas me semble n’avoir jamais répudié la moralité de sa première œuvre : comme j’y retrouvais Marion de Lorme, je retrouverais dans les Idées de Madame Aubray quelque chose des Misérables, la thèse même qu’implique l’histoire de Fantine. Cette thèse restera une des idées fondamentales de l’œuvre de M. Dumas. Mais au romantisme sentimental des premiers temps s’est substituée en lui une austérité évangélique d’un goût singulier, qui s’est épanchée surtout en éloquentes préfaces.
M. Dumas est un moraliste visionnaire, qu’obsède et qu’enfièvre la décomposition sociale qui résulte de la mauvaise organisation de la famille. Il s’est donné pour tâche de reconstituer la famille, sur l’égalité, la justice, et l’amour. Il attaque l’argent comme viciant l’institution du mariage ; il attaque les mœurs qui dissolvent la famille en autorisant ou excusant l’inconduite de l’homme ; il attaque l’éducation qui ne prépare pas plus l’homme que la femme à son devoir domestique ; il attaque les préjugés qui, dans l’estimation des fautes, accablent l’ignorance et n’absolvent pas le repentir ; il attaque les lois qui, avec la femme, sacrifient l’enfant à l’égoïsme, au vice de l’homme.
Cette prédication sévère s’est exercée dans des pièces brillantes, contre la séduction desquelles il est difficile de se mettre en garde. Une construction très solide, qui fait ressortir la thèse, qui dresse les situations comme des arguments et nécessite le dénouement par une pressante logique, un dialogue éclatant d’esprit, trop ingénieux parfois et trop pétillant, mais d’une singulière précision dramatique, d’incroyables tours d’adresse pour éviter les difficultés en paraissant les aborder de front, autant de romanesque qu’il en faut pour amorcer ou désarmer le public, des brutalités voulues et mesurées, et, par un contraste piquant, les plus rigides conclusions préparées par les plus scabreuses situations ; au milieu de tout cela, des coins de scènes qui donnent la sensation immédiate de la vie, des parties de caractères, qui éclairent fortement certaines profondeurs de l’âme contemporaine : voilà l’impression mêlée et puissante que donnent les comédies de M. Dumas.
Le danger du genre qu’il a créé, et dans lequel nul jusqu’ici n’a pu le suivre, c’est que la thèse ne détruise le drame. Parfois, en dépit du très habile emploi de tous les ressorts dramatiques, on croit n’avoir pas devant soi une image de la vie : l’abstraction l’emporte, et la pièce s’écoute, en dépit des acteurs, comme un dialogue moral ; l’accent de l’auteur domine dans toutes les voix des personnages. Il y a quelques œuvres surtout, où les caractères semblent vidés de toute réalité, à l’état de purs symboles : toute la Femme de Claude, et le principal rôle de l’Étrangère nous laissent l’impression de dessins apocalyptiques sous lesquels il ne faut chercher que des idées. Dans beaucoup de personnages, le symbole s’efface par la substantielle réalité de l’imitation, qui parfois est très délicatement et minutieusement poussée : il s’efface, mais il subsiste. Et je n’en veux pour preuve que le jugement porté par l’auteur sur les actes de ses personnages : il s’en faut que nous en estimions comme lui la valeur morale ; l’écart est précisément d’autant plus grand que nous les prenons davantage comme individus réels, astreints aux infirmités, aux incertitudes, aux délicatesses des réelles consciences. Pour l’auteur, ils sont des symboles, purs représentants de l’absolu ; reprochera-t-on à des symboles d’être arrogants, indiscrets, brouillons, brutaux ?
La dernière œuvre de M. Dumas atteste la souplesse toujours jeune de son talent : il est, cette fois, tout à fait purgé de Scribe ; il semble que, sous certains souffles venus de loin, sa dureté ait fondu. Plus de factice roman, plus de raide logique : la comédie de Francillon ne nous offre que réalité et humanité. La moitié du rôle de la femme, une détraquée honnête, mais surtout les trois rôles d’hommes qui sont de vivantes expressions de la veulerie contemporaine, chacun avec sa physionomie propre, font de la pièce une des excellentes études de mœurs que nous ayons. Et de plus, une sorte de tristesse philosophique imprègne certaines scènes, où la désillusion pessimiste apparaît à la suite de la ruine de la volonté. L’œuvre, sans fracas de morale, sans étalage de pitié, est large et profonde904 .