Profession de foi76
Aujourd’hui que le Globe est placé plus qu’il ne l’a jamais été depuis la révolution de Juillet sur un terrain solide et nettement dessiné ; aujourd’hui que sa nouvelle position en politique, en économie, en philosophie, en art et en religion, devient de plus en plus appréciable et notoire ; aujourd’hui enfin, pour tout dire, que le Globe est le journal reconnu et avoué de la doctrine saint-simonienne ; nous, qui ne l’avons abandonné dans aucune de ses phases, nous qui avons assisté et contribué à sa naissance il y a sept ans, coopéré à ses divers travaux depuis lors, qui avons provoqué et produit plus particulièrement ses transformations récentes ; nous qui avons suivi toujours, et, dans quelques-unes des dernières circonstances, dirigé sa marche ; qui, sciemment et dans la plénitude de notre loyauté, l’avons poussé et mis là où il est présentement, nous croyons bon, utile, honorable de nous expliquer une première et dernière fois par devant le public, sur les variations successives du journal auquel notre nom est demeuré attaché ; de rendre un compte sincère des idées et des sentiments qui nous ont amené où nous sommes ; et de montrer la raison secrète, la logique véritable de ce qui a pu sembler pur hasard et inconsistance dans les destinées d’une feuille que le pays a toujours trouvée dans des voies d’honneur et de conviction.
La première idée, la conception du Globe, lorsqu’il fut fondé il y a près de sept ans (et celui qui parle ici est plus compétent que personne pour décider ce point), consistait à recueillir et à présenter au public français tous les travaux scientifiques, littéraires et philosophiques de quelque importance dans le grand mouvement pacifique qui commençait à emporter de concert les nations civilisées du monde. Le titre même du journal avait été choisi en rapport avec ce caractère d’investigation encyclopédique. Par des extraits de voyages, par des traductions et des analyses d’ouvrages étrangers, par des études de toute espèce sur le passé, le Globe cherchait à mettre sous la main de ses lecteurs les principaux éléments des questions ; à leur représenter les travaux antérieurs et l’état de la science contemporaine sur chaque point de controverse ; à leur apporter et à leur distribuer en ordre les matériaux les plus complets pour les solutions les plus larges et les plus conciliantes. Une telle pensée tendait évidemment à l’association générale des peuples dans le domaine de la science, de la philosophie et de l’art.
Mais cette pensée, toute de curiosité, de patience et d’impartialité, se trouva bientôt ne pas suffire à l’application. Dans ce grand travail de recherche et d’analyse, le besoin de règle et de plan se faisait à chaque instant sentir. Il fallait un centre de doctrine auquel on pût ramener ces investigations : la liberté le donna. Le principe de liberté, professé en toute franchise et en toute rigueur, poussé à toutes ses conséquences en économie politique, en philosophie, en art, telle fut la doctrine générale du Globe jusqu’à la révolution de Juillet. Si l’on se reporte au temps où il arbora ce principe, si l’on se souvient des inconséquences étroites et puériles des libéraux les plus francs, de leur intolérance hostile contre tout ce qui était catholique en religion, Allemand ou Anglais en poésie, on comprendra que la marche suivie par le Globe fût à la fois une nouveauté très-originale et un progrès très-réel. Il aida puissamment à la chute des préjugés, des barrières qui existaient encore sur le terrain du libéralisme. il était mu dans ce travail de démolition, non plus par haine et par colère, comme les autres feuilles libérales, mais par une sympathie généreuse pour une ère d’avenir qu’il entrevoyait confusément et dont il voulait bâter la venue. Destructeur et pacifique tout ensemble, il combattait le catholicisme avec la liberté et réclamait la liberté pour les jésuites. S’affranchissant des liens étroits d’une nationalité égoïste, il admirait et glorifiait aux yeux de la France les grands poëtes de l’Angleterre et de l’Allemagne ; il généralisait les idées d’art, les tirait de l’ornière des derniers siècles, provoquait des œuvres, applaudissait sans flatterie aux essais nationaux et méritait que Goethe déclarât apercevoir dans cet ensemble de travaux et d’efforts les symptômes d’une littérature européenne nouvelle.
L’idée de liberté, ainsi adoptée dans sa plénitude rejoignait si bien l’autre idée première d’association pacifique et d’unité intellectuelle à établir entre tous les peuples ; elle y ramenait si directement en faisant tomber les douanes de diverse nature qui s’opposaient à la communication libre des nations les unes avec les autres ; le moyen, en un mot, semblait si bien adapté au but, et le but tellement ressortir du moyen, qu’un homme dont toute la vie avait été consacrée à produire cette association et cette unité, Saint-Simon, frappé vivement de l’aspect du journal et de sa tendance définitive, crut un moment qu’il y avait peu à faire pour élever et consacrer l’idée du Globe à sa propre conception. Il désira à cet effet une entrevue avec les deux fondateurs du journal : mais le temps n’était pas mûr ; on ne s’entendit pas ; l’homme de génie avait vu plus loin et plus vite que les deux rédacteurs dans les conséquences de leur marche et dans la portée de leurs idées.
C’est qu’en effet il y avait quelque vague dans ces idées, quelque nuage étendu devant les conséquences dernières vers lesquelles on se poussait avec plus de foi que de clairvoyance. L’association pacifique des peuples, telle que le Globe la poursuivait, n’offrait pas un sens bien précis, bien arrêté. Le principe de liberté et de critique semblait définitif à ceux qui l’appliquaient si délibérément, et ils ne soupçonnaient que dans des cas assez rares une organisation ultérieure à laquelle il faudrait tôt ou tard arriver. Et d’ailleurs les circonstances politiques devenant de jour en jour plus pressantes, le principe, qui n’aurait dû servir que d’instrument à prendre ou à laisser, devenait lui-même une arme de plus en plus chère, un glaive de plus en plus indispensable et infaillible ; le but lointain d’association et d’unité s’obscurcissait derrière le nuage de poussière que soulevaient les luttes quotidiennes ; car le Globe s’y lança sans hésiter dès que les besoins du pays lui parurent réclamer une pratique plus active ; mais ses tentatives de science générale y perdirent d’autant ; ce sentiment inspirateur, cette tendance générale et ce but d’avenir que nous signalons plus particulièrement ici s’éclipsèrent devant une application directe à la situation politique du moment, et, dans la préoccupation naturelle des rédacteurs comme du public, notre journal parut se réduira au travail du principe de liberté jouant et frappant dans toutes les directions.
Alors pourtant le Globe eut son unité, et cette unité pleine d’accidents, de saillies, de sentiments probes, de pensées utiles, fut, non plus une idée générale un peu vague et confuse dans sa réalité lointaine, mais un homme ; un homme de premier mouvement et d’action, d’une intelligence ouverte, d’une parole incisive, écrivain loyal, âpre et intrépide, tous les jours sur la brèche, à l’aise et en plein sur le terrain mouvant de la liberté ; répandant sur l’ensemble parfois discordant du journal l’unité passionnée, et sans cesse renaissante, de sa physionomie ; liant, non par des liens, mais par des étincelles électriques, en quelque sorte, les portions les plus excentriques du cercle ; nature impressive et rapide, embrassant par son impartialité la nuance doctrinaire, et par sa verdeur la nuance républicaine : c’est assez désigner M. Dubois. L’unité pratique du Globe parut résider en lui ; nul en effet ne porta plus constamment et ne soutint plus haut dans la lutte le drapeau de liberté, en ralliant alentour bien des défenseurs inégaux du principe, et en les maintenant jusqu’au bout dans une sorte d’harmonie, malgré les diversités profondes et croissantes. Mais c’était un tour de force, un équilibre de jour en jour plus instable ; l’association qu’un principe purement négatif unissait se relâchait à chaque instant davantage ; le chef lui-même se lassait à la peine : aussi dès que le triomphe du principe arriva, dès que le drapeau de liberté, reprenant ses vraies couleurs, flotta par toute la France, le chef actif sentit le besoin du repos, et l’association politique se rompit.
Mais la dissolution du Globe n’en résultait pas nécessairement ; l’idée première, la conception fondamentale dont le développement avait dévié en se resserrant dans la politique de la Restauration ; qui pourtant s’était reproduite plus d’une fois dans des applications partielles, dans des pressentiments organiques ; qui, en plus d’une page, à l’occasion de l’union européenne et de la politique de Napoléon, à l’occasion du Comité de salut public et de sa tentative avortée ; qui, plus récemment, au sujet du libéralisme de Benjamin Constant, jugé par le noble et infortuné Farcy, avait percé au point d’offenser dans le journal le principe dominant, et d’y scandaliser les politiques pratiques ; cette idée qui nous en avait inspiré le début ; qui, par le choix intérieur des matières et des faits, en alimentait le fond ; qui, par des renseignements nombreux, par d’amples informés sur l’instruction primaire aux frais de l’État, sur l’émancipation des artisans, sur les essais divers de système coopératif et sur une foule d’autres sujets, avait sourdement lutté contre les doctrines économiques d’indifférence et de laisser-faire professées dans des colonnes plus officielles ; cette idée qu’une plume ingénieuse et délicate avait autrefois effleurée, sans l’entamer, dans un article intitulé de la Critique de la critique, et qui s’était hardiment résumée en Juillet sous ce cri prophétique, bien qu’un peu étrange : Plus de criticisme impuissant ; cette féconde et salutaire idée d’association universelle et d’organisation future restait entière à exploiter ; elle demeurait à nu, dégagée de tous les voiles factices, de toutes les subtilités prestigieuses que la Restauration avait jetées devant. La question sociale et humaine était posée désormais dans une latitude majestueuse et avec une invincible clarté. C’est ce qu’un trop petit nombre des anciens rédacteurs du Globe comprirent dans le premier moment. Nous fûmes, grâce à Dieu, mieux inspiré ; nous vîmes, dès l’abord, de quoi il s’agissait ; nos idées antérieures revinrent à l’assaut dans notre esprit ; nos pressentiments s’accumulèrent et s’éclaircirent. L’avenir nous parut avoir avancé d’un demi-siècle ; au lieu d’en gémir ou de nous taire, il nous sembla beau et bon d’en être joyeux et d’y aider. Nous gardâmes donc à tout prix notre tribune, et, dans le vaste retentissement de la crise politique, nous tâchâmes de parler de manière à être entendus.
Ce n’était plus, comme il y a sept ans, par des investigations historiques que l’œuvre d’association des peuples devait être servie ; on en était dorénavant à la pratique et à l’action. Ce n’était plus dans une fermentation lente et obscure qu’on pouvait couver au fond de sa pensée un rêve d’organisation à venir ; on en était déjà à sentir le besoin de préciser les doctrines, et à prévoir le moment de les appliquer. Cependant voici quelle fut notre idée durant les trois mois qui suivirent Juillet. Nous crûmes qu’avec les éléments actuels de la société, avec un peuple et une bourgeoisie qui avaient fraternisé, avec une monarchie républicaine et une représentation nationale purgée d’aristocratie, il y aurait lieu de fonder un ordre de choses, transitoire sans doute, et qui n’était pas encore l’âge d’or de l’humanité, mais du moins un ordre stable et progressif, à l’exemple duquel l’Europe pût se modeler dans son affranchissement, et qui donnât le temps aux idées futures de mûrir. Nous étions loin de regarder les quatre grandes lois, municipale, électorale, de la garde nationale et du jury, comme la conception définitive qui allait désormais régler et clore les destinées de l’humanité ; mais nous pensions qu’en s’appuyant là-dessus conformément à l’opinion du grand nombre, un gouvernement intelligent et fort aurait pu noblement vaquer à la double tâche qui lui était imposée, d’émanciper graduellement les classes pauvres et laborieuses, de favoriser et de garantir l’affranchissement des nations européennes. Nous lui indiquâmes avec chaleur ce beau rôle de gouvernement civilisateur au dedans et au dehors. Nous désirions qu’il prît la tête du progrès ; qu’il ne laissât pas la société, un instant unie dans une sympathie héroïque, se débander de nouveau et se dissoudre ; qu’il gardât, quelque temps du moins, leur prestige à ces idées de liberté qui n’avaient pas encore failli. Nous le voulions actif, généreux, fertile en initiatives de progrès, entretenant la confiance par son mouvement, ayant un cœur, non pas tel qu’un bourgeois peureux, bonhomme égoïste et cupide ; mais fidèle à son origine et à sa fin ; tout au vrai peuple, en France et ailleurs ; sans arrière-pensée, sans système honteux de replâtrage. Ces vœux et ces conseils respirent dans toutes les pages que nous écrivîmes alors. Nous fûmes vifs, parce que chaque minute était précieuse, parce que, la méfiance une lois revenue, la dissolution morale une lois rentrée au cœur de l’État, il nous semblait que les difficultés devenaient presque insurmontables dans les conditions sociales où l’on était encore. Au fond, et sous nos formes de polémique démocratique, nous étions évidemment préoccupés d’une économie politique plus réelle que l’ancienne, d’une constitution plus équitable de la propriété, d’un art nouveau, d’une religion inconnue.
A mesure que l’heure irréparable d’asseoir grandement l’état transitoire que nous concevions s’écoulait dans une inertie impuissante ou dans des tâtonnements rétrogrades, notre goût pour la lutte passionnée et pour l’attaque immédiate diminuait. Le souci croissant qui nous irritait contre l’ordre présent, désormais manqué et mesquin, se convertit en une aspiration confiante vers un état organique que nous avions cru fort éloigné d’abord, mais dont les fautes des gouvernants dans cette crise avaient de beaucoup rapproché l’avènement. Une doctrine jeune et pleine d’ardeur, le Saint-Simonisme, se proclamait de tous côtés autour de nous comme possédant la solution définitive et la clé de l’avenir. Plus d’une fois, auparavant, nous avions approché de cette doctrine et de ces communications imparfaites il nous était resté, du moins, pour elle et pour ceux qui la cultivaient, un sentiment profond de sympathie et d’estime. Cette fois les promesses de la doctrine perfectionnée étaient plus attrayantes que jamais ; l’inspiration religieuse s’y était mêlée à l’industrie et à la science, pour les unir et les féconder. Les derniers événements d’ailleurs nous avaient appris à ne plus désespérer du progrès, quelque lointain qu’il parût, et à croire au règne, tôt ou tard nécessaire, des idées les plus vraies et des sentiments les plus larges. Nous interrogeâmes de plus près la doctrine ; et à mesure que nous la connûmes davantage, nos doutes et nos objections sur sa vérité essentielle et sa mise en pratique s’évanouirent successivement. L’émancipation complète de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre, le classement selon la capacité et les œuvres, avaient de tout temps été pour nous des croyances d’instinct, des idées confuses et naturelles, pour nous qui sommes du peuple et qui ne prétendons valoir qu’autant que nous sommes capables et que nous faisons. Un tel dogme achevait de nous révéler à nous-mêmes notre pensée, et répondait à la prédisposition de notre intelligence, à tous les désirs de notre cœur. Les moyens pour atteindre au but nous parurent loyaux autant qu’efficaces, pacifiques, persuasifs, tels enfin que le principe dominant de liberté n’avait ni droit ni pouvoir pour les restreindre ou les interdire. Dès lors notre résolution fut prise et nous n’hésitâmes pas à transporter franchement et ouvertement le Globe du terrain mouvant de la critique sur la base positive où il se fonde aujourd’hui. Nous crûmes en cela être logique non moins que sincère, aboutir aux conséquences rigoureuses de nos idées, et consommer la réalisation de la pensée première qui présida au journal. Car, nous y insistons, il y a, depuis le premier numéro du Globe jusqu’au dernier, dans sa pensée première, dans le but général qu’il poursuivait, dans une portion constante de sa direction et de ses travaux, une raison profonde pour qu’il ait suivi la marche qu’il a suivie, pour qu’il ait passé par ses transformations diverses, et pour qu’il soit aujourd’hui aux mains dans lesquelles il est. Sa gravitation a été invariable, quoique souvent contrariée dans son cours et sujette à des rebroussements. Il a mis six ans à parcourir l’intervalle que le génie de Saint-Simon voulait, il y a six ans, lui faire franchir du jour au lendemain. Voilà ce que dans notre position personnelle il nous a paru convenable d’expliquer au public, et ce que le public lui-même ne trouvera peut-être pas inutile de méditer.