Henri Heine.
De la France.
Sous la Restauration, on se figurait beaucoup trop l’Allemagne littéraire et poétique soumise sans contestation aux pieds de Goethe, l’Allemagne philosophique obéissant de plein gré aux formules de Kant ou de Hégel, l’Allemagne politique sans velléité ni chance de se déclarer. La pensée d’outre-Rhin, qui nous avait d’abord été révélée et préconisée par madame de Staël, continuait d’être interprétée chez nous par des disciples et des héritiers de cette femme célèbre. Les diverses additions qui s’étaient faites à la première connaissance si vague et si lyrique, les détails plus précis, les analyses et les anecdotes se rapportaient naturellement au même point de vue. Le Globe et la Revue Française achevaient de nous faire comprendre cette Allemagne que madame de Staël avait ébauchée avec feu et génie ; le tableau se déroulait et s’éclaircissait, mais on n’en voyait pas commencer un autre derrière. L’écrivain allemand, qui résidait presque officiellement chez nous durant la Restauration (car à toutes les époques nous avons eu en France un écrivain allemand qui a résidé), M. le baron d’Eckstein, homme de grand savoir et d’une véritable étendue d’esprit, tenait tout à fait par ses études et ses liaisons au parti des Stolberg, des Frédéric Schlegel, des artistes et philosophes catholiques de son pays. Ses travaux substantiels, nourris d’idées et de faits, jetaient bien quelque confusion utile à travers les descriptions plus simples et moins approfondies de nos purs admirateurs de Schiller et de Goethe. Mais M. d’Eckstein n’accordait aucune place ni aucune valeur aux tentatives nouvelles de révolte, d’ironie, d’irrévérence et de liberté fougueuse qui éclataient déjà dans l’art, en attendant qu’elles se fissent jour en politique. Les hommes qui, en Allemagne, attaquèrent d’abord dans les Schlegel le mysticisme des théories sur le moyen âge, et dans Goethe l’impartialité égoïste et suprême de l’art, ces hommes sont en partie les mêmes qui essaient de populariser maintenant les idées pratiques de liberté, et d’amener leurs compatriotes à la vie publique. Ils ont été des détracteurs et des destructeurs littéraires avant d’être des novateurs politiques : témoins M. Menzel et M. Heine. Ce dernier, dans l’ouvrage qu’on vient de publier, et qui est l’extrait d’une Correspondance écrite par lui pendant ces deux dernières années, laisse percer à chaque page ce caractère originel du satirique et du poète.
M. Heine n’était pas connu chez nous avant la révolution de juillet, et aujourd’hui il est tout à fait naturalisé ; il est des nôtres autant que le spirituel Grimm l’a jamais été. Sous la Restauration, on lui en aurait voulu de venir se montrer et nous dire ses railleries sur les dieux que de loin nous vénérions : il eût été un vrai trouble-fête ; on l’eût tancé, on l’eût fait taire, on l’eût appelé voltairien, on l’eût proclamé mesquin et arriéré : bien lui a pris de venir un peu plus tard.
Aujourd’hui on n’est plus si collet monté, en fait d’opinions dogmatiques, qu’on l’était dans le monde éclairé et bel esprit de 1826 à 1830. Le cant doctrinaire qui menaçait d’envelopper une portion de la jeunesse ; qui faisait fi de tout ce qui sortait du diapason magistral, de tout ce qui était vif, pétulant, spontané, passionné, poétique, et, comme on disait, jacobin ; le cant doctrinaire, si opposé au génie net, actif, entreprenant et accommodant de la France, a cessé de peser sur la société ; ce que les hommes de ce bord ont gagné en pouvoir matériel et temporaire, ils l’ont à jamais perdu en autorité morale. Il est permis, à l’heure qu’il est, de dire son avis sur tout, franchement, vertement, d’inscrire ses restrictions incisives au piédestal de certaines idoles, de siffler des vers fescennins autour de chaque petit ou grand triomphateur ; cela est permis sans soulever contre soi dans la haute compagnie intellectuelle des amas de scandale et d’anathèmes. Il n’y a plus de haute compagnie intellectuelle ; je ne nie pas qu’il ne résulte de cette dispersion quelques désavantages. Mais, dans l’ordre de l’esprit, chacun en France est chez soi ; des choses et des oracles d’en deçà et d’au-delà du Rhin, on peut parler haut, à son aise ; qu’on parle bien, avec verve et mordant, avec vivacité toujours, avec équité s’il se peut, on est écouté ; sans être cru sur parole, on est pris en considération. Encore une fois, l’arène est ouverte, les barrières sont tombées ; nos régents, pêle-mêle, culbutés les uns sur les autres, se noient dans la foule de l’amphithéâtre ; la vérité de plus belle est au libre concours ; elle ressortira large et forte de cette confusion ; voilà un avantage qui compense, selon nous, plus que la perte.
M. Heine a donc à merveille choisi son moment pour nous parler à nous de l’Allemagne, et pour parler à l’Allemagne de nous. Homme de guerre, d’escarmouche rapide, archer fuyant et un peu cruel, il s’est jeté parmi nous, sur notre rive du Rhin, et de là, il nous a montré comment il savait décocher l’ironie et frapper au cœur des siens quand les siens n’étaient pas des nôtres. Chaque flèche qu’il décochait de la sorte portait en même temps un message à notre louange ; nous devons aimer en lui un de nos alliés les plus compromis et les plus fervents. Il a profondément la haine de l’aristocratie, comme on l’aurait en France si l’aristocratie y était et y pouvait redevenir quelque chose ; il a la haine du christianisme comme on ne l’aurait même pas chez nous si le jésuitisme avait régné et tracassé plus longtemps ; sur ce point, M. Heine est beaucoup plus railleur qu’il ne convient à notre indifférence acquise ou à notre religiosité renaissante. S’il n’a rien de la morgue, de la pesanteur universitaire ou aulique, on lui voudrait un fond d’enthousiasme plus fécond ; sa fantaisie brillante paraît quelquefois bien leste à ces Français jadis réputés frivoles. S’il nous juge un peuple malin et dénigrant plutôt qu’admiratif, il se trompe ; nulle part on ne croit à la gloire comme chez nous. Ainsi, dans les excellents articles qu’il a publiés sur la littérature allemande, le Ion a pu choquer les personnes les mieux disposées à ces points de vue nouveaux. Notre juste et droit sens a, en outre, quelque peine à le suivre dans sa logique brisée, saccadée, qu’interceptent à chaque pas les fusées de la métaphore. Pour tout dire, M. Heine sera davantage encore à notre niveau de Français quand il aura un peu moins d’esprit.
C’est qu’en France, ce don héréditaire de l’esprit qui fait notre renom à l’étranger, et que nulle vicissitude n’éteindra, s’est modifié pourtant au sein des choses plus graves, et ne se joue plus avec la même pétulance. C’est qu’aussi l’esprit de M. Heine est plutôt celui d’un poète que celui de tout le monde ; il n’a pas seulement de ces traits inattendus, saisissants, courts, de ces rapports neufs et piquants qu’un mot exprime et enfonce dans la mémoire ; il a, à un haut degré, l’imagination de l’esprit, le don des comparaisons singulières, frappantes, mais prolongées, mille gerbes, à tout instant, de réminiscences colorées, d’analogies brillantes et de symboles. Or, pour un poète qui écrit en prose, qui surtout doit être lu en prose française, la plus difficultueuse de toutes les proses, il y a beaucoup de précautions nécessaires pour faire passer, comme en contrebande, cette magie et ces richesses. Montaigne, qui fourmille d’images spirituelles à chaque phrase, a soin de rendre son trait aussi court que possible. Béranger, dans la préface de ses dernières chansons, a montré à merveille comment on pouvait condenser le plus de comparaisons et d’images poétiques, sans cesser un seul instant d’être limpide, facile et logique. M. Heine, dans sa fertile et magique exubérance, a des allures bien moins françaises ; sa pensée, au lieu de traverser un peu vite, en s’en colorant, les jets irrésistibles qui naissent à chaque pas, se laisse prendre à cette efflorescence, et s’égare comme à plaisir, et monte dans l’air sur chaque fusée ; elle a peine ensuite à reprendre le fil du chemin, ou du moins on a peine à le reprendre avec elle. Tout ceci, en nous prouvant combien, au milieu de ses qualités françaises, M. Heine est au fond poète et poète de son pays, nous donne un vif regret de ne pouvoir l’apprécier dignement par ce côté. Il faudrait, pour prétendre à le juger, parler autrement que par ouï-dire de ses Chansons, de ses Impressions de voyage ; les morceaux humoristiques que nous a fait connaître M. Loève-Veimars annoncent une nature mobile, impressive, mordante, se piquant d’être légère, d’une ironie souvent factice, d’un enthousiasme parfois réel, quelque chose de M. de Stendhal, mais avec plus de pittoresque, et, malgré tout, de spiritualisme.
Le livre de M. Heine, qu’on vient de publier, traite des événements politiques de la France depuis la fin de 1831 jusqu’à la fin de 1832. C’est une récréante et instructive lecture, que de relire ainsi l’histoire d’une année précédente dans un journal rédigé par un étranger ami, spirituel, acéré, attentif à mille détails qui nous auront échappé, et qui, exagérés ou non, nous servent à préciser notre jugement. Si, comme il arrive à tout journal, M. Heine pousse trop à l’effet de chaque jour ; s’il voit tel petit flot voisin plus gros et plus menaçant qu’il ne l’était en réalité ; si en un mot l’harmonie du temps et de l’histoire n’a point encore passé sur ces impressions successives et parfois discordantes, que de vérités en revanche, que d’observations fines et bien saisies il sème chemin faisant ! Quand il parle des hommes surtout, on reconnaît le poète, soit que sa fantaisie, enthousiaste au fond et capable d’ébranlement, le fascine, et qu’il les peigne grandioses ; soit que sa malice satirique les prenne sur le fait et nous offre leur masque en grotesques silhouettes. M. Heine était singulièrement préoccupé de cette figure maladive et moribonde de Casimir Perier, de cette frénésie d’un homme dévoué (sacer) qui, pour rendre à l’État le règne de la paix et d’Astrée, semblait avoir amassé sur sa tête la colère des dieux infernaux. Il l’avait vu dans les luttes convulsives de tribune ; sa corde poétique avait vibré, et il s’exagère cet homme, comme cela était tout simple sous l’impression du moment. Il le compare au géant Atlas ; un peu après, il le compare à George Canning, avec lequel Perier n’eut jamais de commun que la taille peut-être et un faux air de visage ; mais comme caractère, comme lumières, comme culture d’esprit, il est difficile de trouver un plus entier contraste. Non, M. Casimir Perier n’était rien moins qu’un grand homme. Mais un jour, après la révolution de juillet, les portes de l’ordre social étant ébranlées, à ce que croyait la bourgeoisie, il s’agit de tenir bon et de se mettre en travers, en attendant qu’on eût refait à loisir des verrous neufs. Or, les bras fourrés des doctrinaires ne sont guère solides quand il s’agit de résister à une attaque de fait ; la pensée immuable ne jugeait pas qu’il fût l’heure encore de se mettre en personne sur la brèche. Il fallait donc un homme qui voulût pendant quelque temps faire le métier de verrou. La force physique des maniaques est plus grande, comme on sait, que celle des gens sensés et prudents. On mit la main, par bonheur, sur un maniaque énergique ; on le poussa, il fit son office, et lorsqu’à la fin il cassa sous l’effort, le danger était passé.
Si M. Heine a trop accordé à M. Perier sur la foi de sa physionomie douloureuse, il a parfaitement compris et rendu cet autre ministre de camarilla qu’il définit « un jeune homme bien bâti, un bel écolier vu au travers d’un verre grossissant. »
Il a dit de M. Girod (de l’Ain) : « C’est un homme ramassé, qui a l’air d’un Brunswickois vendant des têtes de pipes dans les foires, ou bien encore d’un ami de la maison qui apporte des croquignoles aux enfants et caresse les chiens. »
Le côté pittoresque et d’émotion est celui que préfère M. Heine dans cette revue politique qu’il écrit d’entraînement ; mais si l’on cherche en vain dans ses pages un système politique suivi, l’impression patriotique française, l’impression populaire n’y fait jamais faute.
Le volume se termine par un examen critique du Salon de 1831 ; c’est là encore que se trahit plus sensiblement le poète. Il parle de nos peintres en homme qui a manié, sinon le pinceau, du moins la clef de l’art, et qui a pénétré par une autre porte dans le même sanctuaire. A propos de la Ronde de nuit à Constantinople, de Decamps, on avait reproché au peintre d’avoir forcé et chargé la nature. « En fait d’art, dit excellemment M. Heine, je suis surnaturaliste. Je crois que l’artiste ne peut trouver dans la nature tous ses types, mais que les plus remarquables lui sont révélés dans son âme comme la symbolique innée d’idées, et au même instant. »
Et il ajoute avec justesse que Decamps a le droit de répondre au critique qu’il a été, en peignant, fidèle à la vérité fantastique, à l’intention d’un rêve, à la vision nocturne de ces figures sombres courant sur un fond clair. La même question se reproduit à l’occasion des Moissonneurs de Robert : ici ce n’est pas la vision fantastique et un peu fabuleuse qui empiète sur la nature, c’est l’idéal qui épure et ennoblit celle-ci : « Quelques têtes, dit M. Heine, semblent être des portraits ; mais le peintre n’a point copié la nature avec le scrupule de beaucoup de ses confrères, ni rendu les traits avec une minutie diplomatique. Ainsi que me le faisait remarquer un ami, homme d’esprit, Robert a recueilli d’abord en lui les figures que lui offrait la nature, et de même que les âmes ne perdent pas dans les feux du purgatoire leur individualité, mais seulement les souillures de la terre, avant de s’élever au séjour des heureux, ainsi ces figures ont été purifiées dans les flammes brûlantes du génie de l’artiste, pour entrer radieuses dans le ciel de l’art, où règnent encore la vie éternelle et l’éternelle beauté, où Vénus et Marie ne perdent jamais leurs adorateurs, où Roméo et Juliette ne meurent jamais, où Hélène reste toujours jeune, où Hécube au moins ne vieillit plus davantage. »
Voilà de la critique certainement éloquente, et je crois, très judicieuse. Souvent, le soir, regardant quelque coin de ciel, des toits lointains, çà et là un rare feuillage, je me suis dit qu’un tableau qui retracerait exactement cette vue si simple serait divin ; puis j’ai compris que cette fidélité entière était impossible à saisir directement ; que mon émotion résultait du tableau en lui-même et de ma disposition sentimentale à le réfléchir ; que, de l’observation directe de l’objet, et aussi de la réflexion modifiée de cet objet au sein du miroir intérieur, l’art devait tirer une troisième image créée qui n’était tout à fait ni la copie de la nature, ni la traduction aux yeux de l’impression insaisissable, mais qui avait d’autant plus de prix et de vérité, qu’elle participait davantage de l’une et de l’autre19.