(1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre IX. Eugénie de Guérin »
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(1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre IX. Eugénie de Guérin »

Chapitre IX.
Eugénie de Guérin10

Omni exceptione majores
(Devise des Guérin.)

I

En 1840, la Revue des Deux-Mondes publiait, dans un article signé d’un nom célèbre, des fragments littéraires laissés par un jeune homme né pour la gloire et mort obscur. Ce jeune homme s’appelait Georges-Maurice de Guérin du Cayla. Les fragments dont il est question, l’une inspiration magnifique et nouvelle, avaient l’accent d’une personnalité si rare, qu’ils frappèrent également les esprits puissants et les esprits délicats. Mais comme, à toute époque, le cercle formé par ces deux genres d’intelligences n’est jamais excessivement étendu, et comme, chaque jour, il tend à se rétrécir davantage dans notre société bourgeoise, occupée de grosses choses et se complaisant dans sa propre vulgarité, l’effet de la publication, risquée par la Revue des Deux-Mondes, n’alla pas plus loin. Les journaux, tenus alors comme aujourd’hui par des médiocrités jalouses, et livrés aux prostitutions qui rapportent, ne dirent pas un mot de l’auteur du Centaure, et comme ces journaux, qui déshonorent la gloire en la faisant, sont, en définitive, les seuls moyens de publicité qu’ait le talent littéraire dans une époque qui ne lit plus, eux se taisant, le nom de Maurice de Guérin retomba naturellement dans l’oubli. Probablement il y serait resté, sans deux amis très obscurs alors qui voulurent faire pour lui ce que Cléobis et Biton firent pour leur mère, — en s’attelant à sa renommée. L’un de ces amis fut l’auteur des Œuvres et des Hommes. Ces deux amis, qui prirent alors l’engagement, avec les admirateurs de Maurice de Guérin, de publier prochainement tout ce qui est sorti de sa plume, pensèrent à faire précéder leur publication d’un petit volume et eurent à cœur d’en bien déterminer le caractère. Tiré à quelques exemplaires pour être placé sous des yeux choisis, discret, pudique et presque mystérieux, ce petit volume n’était pas un livre, dans le sens retentissant du mot. C’était moins et c’était mieux. Omar ne l’aurait pas brûlé. C’était l’expression d’un sentiment naturel qui, à force de profondeur et de beauté vraie, a rencontré, sans la chercher, la forme littéraire la plus exquise — Maurice de Guérin avait une sœur, non pas seulement de sang, mais de génie. Cette sœur, qui lui a survécu pour mourir quelque temps après lui, inconsolable de sa perte, admirait son frère de cette admiration fervente que la sensibilité de son esprit ajoutait à la sensibilité de son âme ; et c’est cette admiration, tournée par la mort en angoisse, qu’elle exprima avec la variété des sentiments infinis, dans des lettres incomparables. Nous qui avions l’intention de dire plus tard, dans un détail qui éclaire le talent par la vie, ce que fut Maurice de Guérin, nous avions senti, en lisant ces lettres, que jamais, quoi qu’il pût arriver, il n’inspirerait désormais un pareil langage, et nous voulûmes que ceux qui l’avaient aimé pussent en juger. Ils devaient retrouver le génie du frère passant à travers l’âme de la sœur, et s’attendrissant au passage. Le génie de Guérin, ce grand poëte naturaliste, embrasse le monde avec ses horizons et ses paysages. Le génie de Mlle de Guérin n’embrasse que son frère ; mais quelle grâce et quelle passion divine dans cette attitude éplorée qui résume toute une existence et la lie si étroitement autour d’une autre, — car elle l’avait bercé et elle l’a enseveli ! Eugénie de Guérin, morte, a gardé l’attitude de toute sa vie. On la revoit telle qu’elle fut toujours, ses chastes bras suspendus au cou de son frère, dans ces lettres où elle a laissé un peu de l’immortalité de son âme, avant de la porter au ciel. Le volume que nous publiâmes ne contenait que quelques feuilles de cette rose de correspondance, soufflées par le vent autour de nous et que nous avions, ramassées ; mais Mlle de Guérin n’y apparaît pas moins dans toute sa stature et aux yeux de ceux qui rêvent pour son frère une renommée, ainsi que l’Ange Annonciateur de sa gloire. Suave comme toutes les opales de l’Orient, au matin, et triste comme les lueurs qui meurent si vite au crépuscule, elle fut, pour ceux qui la lurent, l’Aurore du jour de son frère : une aurore qui a aussi des larmes ! Ces larmes ont fécondé la tombe sur laquelle elle pleure et en ont fait sortir cette fleur de gloire, plus rare que jamais pour les poëtes ! Le Matérialisme contemporain a épaissi une terre toujours dure à percer. On connaît la fleur qui perce la neige, mais celle qui perce la boue des époques vouées à la matière, est plus difficile à, trouver.

II

Pour qui croit à la forte influence de la race sur le caractère, le génie et la beauté des hommes (et je suis de ceux qui ont cette faiblesse, il ne sera pas indifférent de savoir quelle fut cette famille de Guérin qui a fini par deux poëtes, le frère et la sœur. «  Les chroniques de notre maison nous disent de race vénitienne », a écrit Mlle Eugénie, avec cette plume de cygne croisé d’aigle que ses doigts délicats tiennent parfois si droite et si ferme, et qui aurait écrit l’histoire aussi bien qu’autre chose.

« On la trouve établie en France au commencement du xixe  siècle, ou un Guérin, ou plutôt un Guarini (ce nom ainsi écrit jusqu’en 1553) était comte d’Auvergne. D’après Moréri, ce fut la souche des Guérin de Montaigu qui ont été longtemps comtes de Saüsbury. Par suite des temps et division de branches, ces Guérin sont devenus seigneurs d’Ols en Quercy, de Rinhodes en Rouergue, d’Auchier dans le Gévaudan, de Laval, de Saignes et du Cayla dans le Languedoc. La descendance et titres de noblesse de cette dernière branche ont été confirmés par jugement souverain prononcé à Montpellier, par M. de Bezons, intendant de la province de Languedoc, le 26 novembre 1668.

« De cette même origine sont sortis plusieurs hommes marquants. L’histoire cite un chancelier de France sous Philippe-Auguste, Guérin, évêque de Senlis, qui releva la dignité de sa charge en faisant ordonner que le chancelier prendrait séance, parmi les pairs du royaume, avec les autres officiers de la couronne. Vieillard d’âme fière et rude, dit un chroniqueur, qui n’inspirait que la confiance, jamais l’amour, pas même l’amitié. À Bouvines, il rangea les troupes en bataille et les anima à bien faire. »

En 1206, la famille de Guérin donna à l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem un grand-maître qui se signala à la prise de Damiette, et en 1240 un autre grand maître au même Ordre, — puis deux cardinaux à l’Église, dont l’un en 1450. Illustrations religieuses et chevaleresques qui n’épuisèrent point, par l’action, la poésie naturelle à ces Guarini ; car, sous Louis le Jeune, florissait à la cour d’Adélaïde de Toulouse, un troubadour de ce nom, seigneur d’Apchier. Il précédait, à longue distance, ce Maurice et cette Eugénie de Guérin, qui ont jeté si mélodieusement le dernier soupir de leur race. Alcyons exilés qui n’avaient pas, dans leur Languedoc, pour bercer leurs chants et leurs songes, le sein de la mer qui avait porté leurs ancêtres, et qui semblaient avoir gardé, dans la tristesse de leur génie, la mélancolie des lagunes !

Mlle Eugénie de Guérin, fille de M. Joseph de Guérin, lequel, au commencement du siècle, n’avait plus, de tousses marquisats, comtés et baronnies, que le pauvre châtel du Cayla, était l’aîné de quatre enfants dont un seul existe aujourd’hui, — Mademoiselle Marie, la dernière. Eugénie de Guérin était née au mois de janvier 1805. Lorsque nous publiâmes ses lettres, elle avait donc ce terrible demi-siècle qui met la dernière pierre à notre temps de jeunesse et de maturité, et la première à notre tombe. À cet âge fatal, la plupart des femmes se courbent sous les ruines qu’elles portent et n’ont plus, pour toute beauté, que le front triste des cariatides écrasées ; mais Mlle Eugénie de Guérin, si Dieu ne l’avait pas rappelée à lui, eût porté sur le sien les ruines de la vie aussi légèrement que les canéphores portaient autrefois leurs corbeilles ; car elle avait tout ce qui allège le poids des années, — la pureté du cœur, l’ingénuité de la pensée, la fleur d’imagination éternelle, et cette confiance en Dieu qui en sait encore plus long que le Génie, et qui, en regardant la terre, voit le ciel. Si l’on en croit les conteurs et les poëtes, les fées sont indifféremment vieilles et jeunes, parce qu’elles sont fées, et Mlle de Guérin, qui était de cette race merveilleuse, ne pouvait rien perdre à vieillir. Dieu qui lui avait tant donné, devait lui épargner la douleur des créatures d’argile de y voir leur argile se fondre et tomber autour d’elles. Il lui avait refusé cette beauté des vases et des statues que le temps peut détruire ; mais il l’avait ornée de la beauté qui ne passe point, de celle dont elle disait : « Quelle que soit la forme, l’image de Dieu est là-dessous. Nous avons tous une beauté divine, la seule qu’on doive aimer, la seule qu’on doive conserver pure et fraîche pour Dieu qui nous aime. » Simple et profonde manière de se voir et de s’accepter qu’elle eut toute sa vie et qui aurait sauvé Mme de Staël, qu’on appelle une laide de génie, de ses tristesses sans grandeur !

Mlle Eugénie de Guérin avait quatorze ans quand elle perdit sa mère, Gertrude de Fontenilles, d’une famille du Languedoc, fort ancienne et renommée pour la sainteté de ses membres. Jusque-là, elle avait été une enfant très vive et très bruyante ; mais à cette époque (avril 1819), la nature passionnée et tout extérieure de l’enfant dut se rasseoir sous le coup de cette mort d’une mère, qui la faisait mère à son tour. Rien de développant et de perfectionnant comme les devoirs. Si vous voulez faire jaillir et faire monter de plus en plus les facultés ensevelies et latentes dans les âmes, comprimez-les sous la forte pression des devoirs. L’homme atteindra bientôt toute sa hauteur. Eugénie qui aimait les oiseaux avec cette tendresse de la jeune fille, perçant comme une pointe de fleur en bouton à travers les innocentes garçonneries du premier âge, Eugénie l’oiselière se trouva un nid, dans les mains, plus grand, plus touchant et plus désolé que ceux que lui dénichait son frère Erembert, à cœur de journée, et malgré les liens secrets et mystérieux qui l’unissaient, esprit de tant d’aile, à ces autres créatures ailées, — le plus charmant symbole de nos âmes, — ce nid sans mère qui lui échéait lui fît oublier tous les autres nids. Elle ne s’occupa plus que de sa couvée de frères et de sœur. Par une intuition de cœur devant laquelle il faut se taire, elle devina que le petit Maurice était d’une nature plus analogue à la sienne que sa sœur et son autre frère, et on la vit, tout enfant qu’elle fût, ne sachant rien d’elle-même et rien de cet autre enfant, alors l’égal des plus chétifs par les cris et les larmes, se reconnaître pourtant en lui, et l’aimer comme si elle était sa jumelle. Ils étaient jumeaux, en effet, et bien plus que par le sang et l’heure de la naissance. Ils l’étaient par l’essence même de l’âme et les attaches secrètes du cœur. C’était déjà, pour elle, ce Maurice dont elle devait dire avec cette manière de parler qui n’appartient qu’à elle et qui crée : « Lui et moi, c’étaient les deux yeux d’un même front ! »

Fille de gentilhomme pauvre qui aimait son Cayla comme un grand terrien dépossédé aime le champ qu’il a sauvé des terres paternelles, et serrait noblement autour de soi et de ses enfants le reste déchiré du manteau seigneurial dans lequel ils devaient vivre tous abrités contre les derniers malheurs qui peuvent affliger les grandes races, Eugénie de Guérin eut une de ces éducations dont la simplicité, quand on la rapproche du miracle qu’elle a produit, n’étonnera guère que les esprits superficiels. Au point de vue du temps d’aujourd’hui, vieux maniaque de connaissances et qui voudrait chasser l’ombre du monde comme une insulte à la lumière, cette éducation se réduisit à presque rien. Eugénie de Guérin, née au xixe  siècle, n’en savait guère plus long que les filles de son rang au xie . Si elle lisait quelques livres de plus que les moult génies et nobles damoyselles de sa famille à l’époque des premières Croisades, c’est que l’auteur, au capuchon baissé, de l’Imitation, François de Sales et Fénelon sont venus longtemps après Saint Louis. Les circonstances qui avaient renfermé son père, comme un patriarche, dans la culture de sa maigre vigne, arrêtèrent Mlle Eugénie sur la pente où la délicate originalité de son esprit se fût compromise ; car des lectures nombreuses et variées en eussent certainement altéré la nuance virginale, si elles lui eussent été faciles. On tremble pour sa grâce native, quand on rapporte que, dans son enfance, elle voulut apprendre le latin sous le même maître que ses frères et l’on n’est rassuré qu’en lisant l’humble réflexion de sa sœur : « Elle ne faisait cela que dans des vues de piété et pour mieux comprendre les offices de l’Église », écrivait dernièrement cette sœur, avec l’accent du plus naïf des légendaires. À cette intelligence près d’une langue qui était pour elle la langue de la foi et de la prière, cette compatriote de Clémence Isaure eut le bonheur de vivre ignorante, — littérairement du moins, — et ne se développa que par le sentiment et la contemplation dans la solitude. Elle écrivait à une de ses amies : « Mon éducation un peu sauvage, « comme elle se fait dans les bois, et mes goûts retirés offrent peu d’agrément à une femme du monde. » Et sa modestie la trompait. Le monde a toujours recherché la volupté de la surprise et des contrastes. S’il pouvait mettre le pénétrant parfum des bois dans les flacons de ses femmes, il l’y mettrait pour le respirer et rêver mieux des bois lointains sous ses plafonds. D’ailleurs nous avons pu un jour, à Paris, goûter les saveurs de cette « éducation sauvage », et nous affirmons que jamais nulle créature de direction mondaine ne nous a paru aussi douce et aussi aimable que cette Fauve charmante, grandie comme sainte Geneviève, parmi les pastours !

Et comment ne l’eût-elle pas été ? Elle fut pieuse de bonne heure, si même elle ne le fut pas toujours. Par le sang de sa mère, la religion coulait dans son cœur, comme la poésie y affluait par le sang de son père, le sang des troubadours et des Guarini d’Italie. Or la poésie et la piété, quelles sources d’amabilité suprême et de charme ! Les petits séducteurs du xixe  siècle, qui se croient les aides de camp du Démon, ne savent pas ce que serait en attrait irrésistible, cette combinaison à vaincre le monde, d’un grand poëte doublé d’un saint. Ce serait à faire chûter toutes les Clarisses du côté du ciel. Eh bien, Mlle de Guérin était, en femme, ce mélange heureux, tout-puissant et si rare ! Sa piété s’accrut avec l’âge. Les années, ces degrés qui croulent à mesure qu’on les monte, étaient les marches du mystique escalier qui conduit à Dieu. Une mission qui eut lieu à Gaillac, en 1829, augmenta encore les ardeurs d’une foi qui avait toujours été très vive. À dater de cette époque, elle mit son âme en état d’approcher tous les huit jours de la communion, et même plus souvent dans les dernières années de sa vie, lorsque sa santé ébranlée lui permettait d’aller à son église, assez distante de celle du Cayla. Comme on le voit, tout ceci ne ressemble pas à la littérature actuelle et aux mœurs des femmes à qui la clameur des badauds octroie présentement du génie. Nous avons l’impertinence de parler d’une Sainte, morte, — comme disait le rêveur, son frère, — avec « son auréole d’obscurité » autour de la tête. Sans décliner l’impertinence, nous avons trouvé original et piquant de savoir le détail, heure par heure, des jours qu’a passés sur la terre une fille digne d’atteindre à tous les sommets, et voici ce que nous avons à apprendre aux demoiselles les mieux élevées, qui vont effeuiller des camélias aux Italiens :

« Elle se levait à six heures du matin lorsqu’elle n’était pas souffrante. Après s’être habillée, elle faisait une prière vocale ou mentale, et lorsqu’elle était dans une ville, elle ne manquait pas d’aller entendre la messe au premier autel. Au Cayla, après sa prière, elle passait dans la chambre de son père, soit pour le soigner, soit pour lui servir son déjeuner qu’elle accompagnait d’une lecture. À neuf heures, elle rentrait dans sa chambre et récitait les prières de la messe. Si son père se portait bien et n’avait pas besoin de son aide, elle s’occupait soit à lire, soit à écrire, soit à travailler, ce qu’elle aimait beaucoup (fée par les mains comme elle l’était par l’âme !) ; soit enfin à, surveiller le ménage qu’elle dirigeait avec infiniment de goût et d’intelligence. À midi, elle retournait à sa chambre et récitait l’Angelus ; puis venait le dîner. Quand il était fini, si le temps le permettait, elle faisait une promenade pour distraire son père ou quelquefois « une visite au hameau voisin où il y avait un malade à voir, ou quelque affligé à consoler. Si elle reprenait la lecture à son retour, vers les deux heures, elle prenait son tricot avec et tricotait en même temps qu’elle lisait, ne voulant pas même de l’ombre des heures oisives. À trois heures, elle revenait à sa chambre où d’ordinaire elle lisait la Visite au Saint Sacrement, par saint Alphonse de Liguori, ou bien la vie du saint du jour. Ceci terminé, elle écrivait jusqu’à cinq heures, si son père ne l’appelait pas auprès de lui. » (C’est probablement à cette heure que la fée de l’esprit, succédant à la fée des mains, elle traça cette foule de lettres et de pensées qui touchent à trop d’âmes et à trop de vies pour qu’on puisse les publier, et parmi lesquelles furent choisies scrupuleusement celles qui ne souffrent pas du demi-jour et qui n’en font souffrir personne.) « À cinq heures, elle récitait le chapelet et méditait jusqu’au souper. À sept heures, elle causait en famille, mais ne laissait jamais l’ouvrage. Après le souper, elle s’en allait à la cuisine faire la prière aux domestiques et le catéchisme à quelque petit ignorant, ce qui arrivait souvent dans le temps des vignes. Le reste de la soirée s’écoulait au travail d’aiguille, et à dix heures elle était couchée, ayant lu le sujet de méditation du lendemain, afin de s’endormir avec cette bonne pensée. Enfin il est exact d’ajouter que, tous les mois, elle se préparait à la mort et choisissait un des saints qu’elle affectionnait le plus pour imiter ses vertus. »

Tel est le memorandum que nous avons des jours de Mlle Eugénie, Il n’a pas été fait par elle, mais par le seul témoin qui reste maintenant de ses journées, et qui a pu compter tous les points de cette dure couture de bonnes œuvres, achevée devant Dieu. Dans ce memorandum, heure par heure, nous avons parcouru le tour du cadran. Nous avons vu descendre, un à un, dans le sablier silencieux, ces grains de poussière qui mesurent le temps et pèsent souvent plus que lui. Les âmes basses ne comprendront rien à la beauté cachée de ce récit, dont celle qui le fait et qui a les yeux attachés sur la source de la Beauté éternelle, ne se doute, certes, pas non plus ! Mais les âmes élevées ?… Nous nous fions à elles. Est-il besoin de nommer la sœur d’Eugénie ? L’accent des Guérin est aussi reconnaissable que la devise de leur blason et dit la même chose. Dans cette famille, ceux qui n’ont pas le génie, peuvent s’en passer à force d’âme… Que ce soient des gouttes de rosée, des gouttes de larmes, des gouttes du sang du cœur qui tombent de ces calices, c’est toujours la même pureté d’éther qu’on aspire dans ce qu’ils ont versé.

Ici cette pureté se retrouve et plus que jamais condensée. Si les esprits contemporains n’étaient pas troublés et rompus jusqu’à l’axe même, il suffirait, sur Eugénie de Guérin, de cette page où l’écrivain oublie jusqu’à la langue qu’il emploie et se sert des mots comme d’un doigt pour montrer les choses. Mlle Marie de Guérin, le sentiment sororial à part, est, à notre estime, l’historienne la plus digne de cette vie dont le calme a de quoi confondre nos grimaçantes agitations. Pour nommer les choses, et même les plus augustes, l’homme a deux mots différents, qui correspondent aux deux partis qu’en toute occasion il peut prendre et qui attestent sa liberté. Cette monotonie sublime dans les habitudes et les œuvres, qui dura trente ans de facultés vigoureuses et saines, et qui, avant la mort, ne s’interrompit qu’une seule fois, on pourra donc l’appeler, nous le savons bien, d’un nom qui la ravale. La haute raison des libres-penseurs ne se déformera pas beaucoup en découvrant que ce fut la routine d’une religion timorée, comme si tout ce qui ne change pas, tout ce qui se suit et ce qui dure n’était pas aussi une routine, depuis la fidélité dans l’amour jusqu’au train du ciel étoilé au-dessus de nos têtes, depuis la persévérance dans la volonté de l’homme jusqu’à l’adoration perpétuelle des Anges devant le trône de Dieu ! Pour contre-balancer, du reste, le mépris des forts qui nous menace, imaginons ce que penserait Pascal, entre les écrits d’Eugénie de Guérin et la vie qu’elle a menée, — lui qui disait que toutes les conquêtes, révolutions et remuements de l’histoire viennent « de cela que certains hommes n’ont pas su rester assis tranquillement dans une chambre », et qui en riait comme il savait rire, ce formidable plaisant ! Quand, en effet, Mme Eugénie de Guérin commença sa vie de poésie secrète et d’humbles vertus ensevelies, qui auraient pu s’enterrer pour jamais dans ce cimetière de village dont Gray peignit les tombes, un soir, c’était le temps où l’un des hommes qui « ont su le moins rester tranquillement assis dans une chambre », fondait le bronze des canons à force de les faire tonner. Littérairement, c’était aussi l’époque des tapages de ce Chateaubriand, qui a emporté en mourant plus de la moitié de sa renommée. Byron allait tuer ses chevaux sous lui comme Alfieri avait tué les siens, pour fatiguer et forcer à dormir cette âme immortelle qui ne voulait pas fermer l’œil et qui lui causait le même mal qu’un glaive faussé dans une blessure. Tous ces grands Inquiets, dans des sphères diverses, dont on peut dire le mot de l’historien Matthieu en parlant du duc de Bourgogne : « Qui hérita de son matelas le dut garder pour faire dormir, puisqu’un homme de telle inquiétude avait bien pu y sommeiller », s’épuisaient alors en mouvements de vanité colossale que six pieds de terre ont parfaitement calmés ; mais le spectacle qu’ils offraient à l’imagination et que le temps a diminué, comme le feu racornit les objets qu’il n’a pas consumés encore, vaut-il aux yeux de Dieu et aux yeux des hommes le plus rapprochés de lui par la pensée, le spectacle d’une jeune fille qui enfermait l’âme de la Cordelia de Shakspeare sous sa modeste gorgerette, et qui, puissante de rêverie, descendait de la nue de ses rêves — pour tricoter des bas à un pauvre, en lisant la Bible ou sainte Thérèse, ou pour faire, comme Bossuet, le catéchisme à quelque petit ignorant ?

Abîme de profondeur pour qui saurait y descendre, que cette existence retirée et close, sous un pan de ciel bleu, — au fond des campagnes — dans la pratique active et sensée des vertus chrétiennes ; mais, hélas ! plus l’eau est transparente, moins on s’aperçoit de sa profondeur. On se demande à quel moment de ces heures dont voilà le compte, cette Marthe de l’Évangile était poëte, et l’on peut répondre qu’elle l’était toujours. La simple fille de la terrasse du Cayla n’était point une Corinne. Elle n’avait rien de ce génie inventé par une femme, qui avait un peu gâté le sien dans les pompes du monde dont elle était folle. Elle ne sentit jamais le besoin d’avoir une société autour d’elle sur les degrés d’un Capitole ou sur le pic d’un cap Misène, pour épancher la poésie contenue dans son sein. Coupe incessamment inclinée, elle la versait en rais invisibles et en imbibait tout comme une rosée. Cette poésie, effluve de son être entier, avait la lueur douce, également noyée et fondue de la perle ; car le diamant semble avoir des interruptions d’éclat dans le scintillement de ses rayons, je ne sais quelles intermittences dans les frénésies de sa lumière ! Mlle de Guérin était une de ces imaginations avec lesquelles il est aisé de vivre. Elle n’offensait pas les gens vulgaires, ces sensitives de grossièreté, à qui la moindre distinction fait des maux affreux, et qui poussent partout, même à la campagne. Ils maniaient, avec leurs grosses mains, cette divine opale aux nuances de vapeur, aussi indifféremment que les jetons de faux ivoire de leurs tables de jeu. Quoiqu’elle ne ressemblât guère à un sphinx, cette aimable fille au long sourire, elle en avait peut-être, quand on regarde à sa vie placide et réglée, l’immobilité. Or l’immobilité sied à toutes choses. Elle donne à la nature plus de mystère et enlève à la créature humaine cette gesticulation de marionnette, qui a toujours déparé son orgueilleux sidera vultum, Mlle Eugénie de Guérin n’a qu’une attitude. Sa vie, qui n’a franchi que de quelques pas le seuil de cette chambre où, trois fois par jour, elle revenait prier, rappelle, en immobilité et en calme, les derniers jours du vieux Milton, éternellement assis sur une pierre à sa porte, et n’allant de cette pierre qu’à ce petit orgue placé dans le fond de la maison et dont les sons éclairaient sa cécité. Cette jeunesse et cette vieillesse n’ont point fait beaucoup plus de pas l’une que l’autre, et, si le vieux Milton nous touche davantage, ce n’est pas que la gloire ait une magie dont nous ne puissions nous défendre, mais c’est qu’il était méconnu quand la fleur du Cayla n’était qu’ignorée, et qu’avec la supériorité du génie, il avait la supériorité du malheur.

Il avait ses filles cependant. Mais elle avait son frère, — ce Maurice sur l’épaule duquel elle mit la main de si bonne heure. Les filles de Milton voyaient l’orbe du génie paternel se coucher sur leurs têtes, dans un horizon orageux. Mme de Guérin vit l’étoile de celui de son frère se lever timidement à ses pieds. Elle ne lui lisait pas la Bible, en hébreu, comme les filles du poëte anglais la lisaient à ce grand Attentif qui roulait, sous l’arcade pure et fière de son front éteint, les rêveries qui devaient plus tard devenir le Paradis perdu ; mais, plus âgée que Maurice de quelques années, elle apprenait à l’auteur futur de la Bacchante et du Centaure à épeler ses premiers mots dans la Bible de la nature. Si la main, purement chrétienne et presque ascète de sa sœur Marie nous a cueilli quelques feuilles de ce beau lis double, la main poétique de Guérin a complété la corolle. Il nous a dit l’influence de Muse qu’eut Eugénie sur ses premières années, leur mutuelle « éducation dans les bois », et ces contemplations infinies, qui ont donné un délicieux parfum de bucolique à tout ce qu’ils ont jamais écrit tous les deux. Il l’a dit dans des vers charmants de sentiment et de cadence, qui tombent parfois çà et là, sur une rime faible, mais trouvent le moyen de n’y pas rester et de s’envoler, Qu’importe, du reste ! Qu’importe le pied blessé de l’oiseau quand il a de ces mouvements d’ailes !

I

En l’âge d’enfance,
J’aimais à m’asseoir
       Pour voir
Dans le ciel immense
L’oiseau voyager
       Léger.
Quand le ciel couronne
Les horizons bleus
       De feux,
Plus d’un soir d’automne
Aux bois m’a surpris
       Assis,
Écoutant les ailes
Qui rasaient les toits
       Des bois,
Bruissant entre elles
Comme les flots clairs
       Des mers.

II

Et ces mélodies
Pénétraient mon cœur
       Rêveur,
Et mes rêveries
Faisaient mieux qu’un roi
       De moi !
Ma sœur Eugénie
Au front pâle et doux,
       Chez nous,
Bois pleins d’harmonie,
Aux soupirs du vent
       Souvent
Mêlait sa romance
Qui faisait pleuvoir
       Le soir
La douce abondance
Des pleurs qu’au désert
       On perd !

III

Elle aimait mes rêves
Et j’aimais les siens
       Divins ;
Et nos heures brèves
Passaient sans témoin
       Au soin
De faire l’échange
De biens entre nous
       Si doux.
Mille rêves d’ange,
Allaient de son sein
       Au mien !
Quand la feuille grise
Sous le vent follet
       Roulait :
« Vois comme la brise
« Fait de ces débris
       « Des bruits ! »
Disait Eugénie,
Et toutes les fois
       Qu’au bois
La feuille flétrie
Au vent qui passait
       Tombait,
Elle, sans parole,
Mais levant tout droit
       Son doigt,
Montrait ce symbole
Qui dans l’air muet
       Tournait.
……………………
……………………

Premiers vers de Guérin, flûte de pâtre qui balbutie une note divine, mais où une haleine comme celle de Mozart a déjà passé !

C’est dans ces contemplations, dans ces promenades et ces repos aux bois et dans les plaines,

Vous qui dans les plaines
Écoutez les chants
       Errants
Des choses lointaines !

que Mlle de Guérin étreignit si bien contre elle l’âme de son frère, que cette âme et la sienne ne perdirent plus la marque de cette vive étreinte. Ni la longue absence, ni les années, ni le monde, ces trois morts sous des aspects différents, ne purent l’effacer. Le partage des impressions premières leur avait constitué un sensorium commun indestructible. Maurice de Guérin s’en alla dans les collèges, — puis des collèges dans ce triste monde qui est l’école de toutes les luttes et de toutes les misères ; mais quand, à travers les brutales modifications qu’y subissent les plus fermes cœurs, il voulut se retrouver et se revoir et reprendre, pour ainsi parler, l’identité de son être, il regarda vers le Cayla et dans l’âme de sa sœur, — ce pur miroir toujours suspendu à la même place, comme la glace du fond d’un tabernacle ! Là, il était vraiment lui-même, il essuyait son front lassé et pouvait encore se sourire. Androgyne de mère et de sœur, Mlle Eugénie de Guérin, les années venues, resta l’une et l’autre, comme à l’époque où, mignonne fillette, elle avait la charmante majesté maternelle des quelques années de plus que le frère qu’elle appelait son enfant. Dieu, qui avait le dessein de l’accomplir, qui creusait, comme le potier, avec sa main puissante et douce, ce vase précieux où ses divines préférences devaient reposer, ne voulut pas qu’elle fût jamais rien de plus qu’une sœur mère et une vierge mère ; mais n’est-ce pas là ce qu’il y a de plus beau dans les sentiments de la femme et les mystères de sa destinée ?… Si la gloire atteint Guérin un jour, — et elle l’a atteint, quoiqu’on n’ait jamais tort de douter de la justice de cette fille des hommes, — Mlle Eugénie, sa sœur Eugénie au front pâle et doux (comme il dit, modeste pour elle), doit remporter sur toutes les sœurs de poëte, dont les frères nous ont appris les noms et chez qui l’Épouse, la Mère, la Femme enfin, rayonnant en sentiments divers, ont diminué la sœur et comme fané la virginité de sa tendresse. La lady Augusta de Byron n’a peut-être pas entendu, dans le bruit des baisers de ses enfants, le dernier soupir de son frère. La Lucile de Chateaubriand s’est mariée. Malvina égarée, aux yeux blancs, perdus dans la nue, elle a tendu une main hagarde à la bague d’alliance… Mlle Eugénie de Guérin n’a eu ni mari ni enfant qui l’ait distraite de son frère, ou qui l’en ait consolée. La sœur de Childe-Harold et la rêveuse de Combourg n’offriraient donc pas aux moralistes futurs, altérés de nobles choses, l’unité fidèle de sentiment et la sérénité dans le deuil qui font de l’Agissante et Contemplative du Cayla un visage d’une si céleste harmonie. Un jour, ce visage qui plus tard dut connaître les larmes, Maurice enfant faillit le briser d’un coup de fusil imprudent. Mais Dieu les préserva tous deux. Le coup parti, la fumée évanouie, le front pâle et doux reparut, toujours le même, aux yeux de l’enfant désespéré. Il n’était pas plus pâle et il était toujours aussi doux. De ce moment Maurice l’aima comme on aime les êtres déjà chers avec qui l’on a eu des torts involontaires, les têtes pour qui l’on a tremblé. Quant à elle, plus forte que ses nerfs, par l’affection, elle n’avait pas même sourcillé et elle aurait pris en souriant la mort de sa main comme elle aurait pris autre chose. La mort n’est pas la plus cruelle des choses que les êtres aimés puissent nous donner.

III

Dans la correspondance qui nous reste de Mme de Guérin, nous trouvons cette phrase qui nous frappe : « Le salut ne serait-il qu’au désert ? Gardons-nous de le croire et de mettre des bornes au ciel. » Cette bonne pensée, sous une forme grande, ne révèle pas seulement une large intelligence chrétienne, mais tout Mlle Eugénie poëte et dévote (nous n’avons pas peur de ce mot et nous ne demandons pas excuse pour ce qu’il exprime), Mlle Eugénie n’est ni une ascète de religion, ni une ascète de poésie. Le riant Cayla,

Une terrasse qui s’avance
S’y couronne de pots de fleurs
Au lieu de créneaux de défense !

le riant Cayla ne fut point pour elle un désert, et comme elle ne mettait pas de bornes au ciel, elle n’en mit ni à sa vie ni à son âme. Nature profondément sympathique, elle ne se cloîtrait en rien, pas même dans l’immense affection fraternelle qui n’eut jamais de rivale parmi les autres affections de son cœur. Elle écrivait à une amie (et c’est bien elle !) : « Il est plus d’une demeure dans le cœur. Le mien est un rayon d’abeilles, toutes petites logettes pleines de miel, et le miel c’est vous, ce sont toutes les douces amies que j’ai trouvées dans mon chemin. » C’est elle qui écrivait encore : « Quand vous prenez une rose, vous la prenez par l’épine. Eh bien, moi, je vous prends par la fleur ! je me saisis de votre tendresse, de votre bonté, de votre amitié, de votre douceur et de tout cela, je me compose un bonheur présent et un bonheur à venir… » Nous ne croyons pas que jamais l’amabilité ait eu des nuances plus délicieuses et plus fines que cette philosophie de l’amitié, professée par une servante de Jésus-Christ…… L’abêtissante eau bénite aurait donc un meilleur parfum que toutes les verveines des sorcières du monde ? Le monde serait surpassé dans les encharmements de son langage, et nous ne citons que ce qu’il aime ! « Mettons la croix entre nous deux comme un appui pour l’une et pour l’autre ! » Ces grands traits, que Bossuet et Corneille auraient admirés et qui sont partout dans les pages que nous avons d’elle, ce sont des mots à la chrétienne, des mots pour Nous ! Nous n’ayons pas à les dire au monde : cela ne le regarde pas !

Ainsi, elle avait des amies, cette solitaire, des relations, des connaissances avec qui elle vivait, toute supérieure qu’elle fût, dans un charmant plain-pied de cœur. C’étaient les jeunes filles des châteaux voisins, presque toutes ses cousines à quelque degré. Elle allait les voir. Elle quittait parfois sa terrasse et sa tourelle du Cayla, et s’enfermait une huitaine à ce Rayssac, par exemple, qu’elle nous a peint en trois coups, à la manière noire de son frère : « Rayssac, montagnes aux croupes de chameau, au front hérissé de forêts et de rochers, nature agreste et sauvage » Elle avait même ailleurs que dans son voisinage des amies épistolaires, qui devinrent plus tard des amies complètes, et c’est ici que nous touchons au grand événement et au seul bonheur, très vif, de cette existence que Dieu s’était, à ce qu’il semblait, particulièrement réservée : nous voulons dire au voyage à Paris de la bergère du Cayla et au mariage de son frère.

Depuis qu’il était sorti du collège et qu’il était entré dans le monde, Georges-Maurice de Guérin avait été toujours errant, tantôt chez M. de Lamennais, en Bretagne, où il vit le Lucifer du sacerdoce pencher longtemps sa tête d’astre sur le gouffre au fond duquel il allait se précipiter ; tantôt à Paris, ici ou là, obligé aux luttes familières à tous les membres de cette pauvre société déclassée, et sauvant de ces luttes qui auraient dû l’écraser, le talent le plus fait pour le repos, la contemplation, la position horizontale, et ce que les gens, qui suent aux mécaniques de ce temps, appelleraient peut-être l’oisiveté. Nous n’avons pas aujourd’hui à écrire la vie de Guérin, malheureux comme tout ce qui vaut quelque chose. « Quand les hommes de génie, a dit un poëte allemand contemporain, ne souffrent pas pour l’humanité, ils souffrent pour leur propre grandeur, pour leur horreur du vulgaire et leur grande manière d’être. » Il était donc tout simple que Guérin souffrit. Un mariage qui eût été pour lui, si la mort n’en avait presque troublé la fête, la meilleure occasion de cultiver en paix son génie, paya, en une fois, ses longues souffrances et lui permit de revoir sa sœur.

Il la revit, et ce fut pour deux êtres si profondément analogues une immense félicité. Toutefois, le bonheur fut plus grand pour Maurice que pour Eugénie, et on va le comprendre. Dans cette coupe de délices où ils burent tous les deux, dans ce verre à champagne du festin des noces, à travers lequel elle revoyait son frère, elle, discerna bien vite la goutte d’absinthe dont Dieu frotte les lèvres de ses Élus, pour qu’ils soient ici-bas plus robustes à la vertu et à la peine. Maurice de Guérin se mariait atteint déjà de la maladie dont il mourut peu de temps après… Il en ressentait les premières souffrances, les premières illusions et ces premiers symptômes, qui rendaient plus touchant le genre de beauté qu’il avait ; car, pour les têtes d’imagination, il avait la beauté qu’on pourrait attribuer au dernier des Abencerrages. Or ce que les autres ne voyaient pas dans les joies et les entraînements de ce jour, elle le vit, elle, de ces yeux tristement prophètes, qui voient tout quand on aime ! Elle cacha la tache de sa joie ; mais cette pêche était attaquée. Ses pressentiments la visitèrent, même sous des formes étranges et terribles. Dans les lettres d’elle qu’on a publiées, elle parle de l’effrayante vision des cercueils tout autour du salon, pendant que nous dansions avec elle et dont elle garda le secret enfermé sous son sourire languide et sous sa pâleur.

Sans cette intuition de l’état de son frère, le monde de Paris, qu’elle observait pour la première fois, eût été pour elle d’un intérêt prodigieux, car son esprit plein d’alacrité se prenait à tout. Si, comme elle l’avait dit, son cœur était le rayon de miel ans petites logettes, son esprit en était l’abeille. Tirée de sa campagne, amenée en parure, comme une princesse des contes de fées, sous l’éclat intimidant des lustres, elle y vint sans embarras, sans disgrâce, avec un aplomb chaste et patricien qui disait bien, malgré les torts de la fortune, pour quel rôle social elle était faite. Sans l’avoir jamais vu, elle était faubourg Saint-Germain. Byron raconte, en ses Mémoires, qu’il fut témoin de l’introduction, dans les salons de Londres, de miss Edgeworth, et qu’elle ressemblait à l’idée qu’on peut se faire de Jeannie Deans. Mais la campagnarde du Cayla descendait des plus belles porteuses de faucon qui traversent, gantées de daim, corsetées d’hermine et robe traînante, les Chroniques du moyen âge. Les manants avaient tué le faucon ; les révolutions emporté les armoiries. Une époque sordide méprisait le bouquet de roses de la dot, qui avait séché dans des mains résignées, — dans des mains vouées, pour toute occupation désormais, à tourner le fil de la quenouille ou les grains du chapelet… N’importe ! Si, comme l’a dit un hardi penseur « tout homme est l’addition de sa race », elle était l’addition de la sienne, et le malheur, l’isolement dans la vie, l’acceptation de toutes les croix qui sont toutes les vertus, le ciel enfin, descendu dans le cœur de la femme, n’avait pu effacer l’aristocratie puisée dans le sein de sa mère et les traditions du berceau.

Voilà ce que nous admirâmes ! Voilà ce qui, dès le premier moment, imposa au monde, qui s’étonna plus d’elle qu’elle ne fut étonnée de lui. Si j’osais, en parlant d’une pareille fille, me servir d’un mot abaissé par ce qu’il y a de théâtral dans nos mœurs, je dirais que son succès fut grand dans les quelques salons où elle alla. Les femmes chuchotaient de son génie d’expression et de sentiment révélé par ses lettres ; mais on n’eut pas pour elle les importunités curieuses qu’on prend parfois si grossièrement pour des hommages. On ne la trouva pas amusante ou intéressante, comme dit le monde, quand il applaudit de sa main familière et maladroite sur des joues fières. On la respecta. Le monde la traita en femme du monde : c’est ce qu’il respecte le plus. Elle savait qu’elle ne l’était pas. Elle savait qu’il y avait un dessous dans le langage du monde qui lui échappait, et elle l’a dit avec son accent dans ses lettres ; mais, en la voyant, quel observateur l’aurait deviné ? Excepté de temps en temps, un regard charmant d’hirondelle, heurtant la tapisserie et cherchant son vieux mur du Cayla, à chèvrefeuille et à pariétaires, qui eût révélé dans cette fille calme autre chose qu’une femme du monde, capable de lui plaire, et, si elle avait voulu s’en donner la peine, de le dominer ?

Mais elle avait une bien autre destinée. L’hirondelle revint au vieux mur. Elle y avait laissé son père et elle eut bientôt à y ramener son frère mourant. Maurice de Guérin mourut vite. Il mourut comme on meurt quand on est heureux. La maladie fit des progrès rapides. Les médecins, qui parlent de la puissance du soleil quand ils ne croient plus à la leur, l’envoyèrent réchauffer ses derniers frissons dans le Languedoc et mourir où il était né. Toucher à cette période suprême de la vie de Guérin et de son agonie ne nous appartient pas. Elle y a touché, elle, dans ses Memoranda et dans ses lettres. Y ajouter un mot nous semblerait une profanation. Quoique nous ayons aimé Guérin autant qu’âme d’homme puisse aimer âme d’homme, nous ne sommes pas digne de mêler nos larmes à celles de cette sœur mère, qui doit rester vierge jusque dans ses pleurs !

IV

Encore quelques mots et nous aurons fini. Aussi bien, à dater de la mort de son frère, Mlle Eugénie n’est plus. « Est-ce que nous ne sommes pas déjà morts, — disait Mme Rachel Varhagen, — avec les misérables lacunes de notre vie, ses imperfections et ses fragments éparpillés ? » Hélas ! c’est encore bien plus vrai quand, au milieu des éparpillements de la vie, il y a l’absorption dans une tombe… Telle fut la mort de Mme de Guérin avant de mourir. Elle ne fut plus que le fantôme d’elle-même autour de la tombe de son frère. Seulement son génie d’expression sembla hériter et doubler de cette vie que la douleur tarissait en elle. « Quand le ciel tomberait, écrivait Eugénie, il n’ajouterait rien à mon accablement. » Sans la foi, qui lui fit soutenir sa croix, à deux bras sur son cœur brisé, elle aurait, comme tant d’autres, qui ont l’air de vivre et qui sont finis, été finie à la source des palpitations et dans les racines mêmes de son être. Hélas ! sa croix, elle la soutint presque dix ans. Pendant ce trajet d’existence, elle consacra à la vieillesse de son père une énergie de dévouement et de tendresse qu’elle n’avait plus à partager avec un autre que lui. Force ou faiblesse ! la seule chose qui pût la distraire d’une douleur qu’elle portait au pied de l’autel et qu’elle en rapportait toujours, la seule voix qui ne fût pas celle de Dieu et qui pût faire remonter son âme du fond de cette tombe placée dans le cimetière de Saint-Médard d’Andillac, et regarder du côté du monde une fois encore, c’était l’idée de la gloire de son frère, mort sans renommée. Elle en voulut provoquer l’écho ; prête, s’il s’éveillait, à l’adorer, comme Pythagore adorait le sien. Quelques-unes des lettres ont été écrites sous l’empire de cette ardente et dernière préoccupation. Des circonstances, inutiles à rappeler, suspendirent et semblèrent définitivement empêcher la réalisation d’un projet arrêté et qui a été réalisé depuis. Dieu lui ôta donc sa suprême espérance, et ce fut, dans l’ordre des douleurs de cette âme, quelque chose de pareil à la séparation, avec le couteau, du fil de chair saignante qui retient au tronc la tête coupée par la hache. Le fruit était mûr. Il était cueilli. Le doigt de Dieu, en s’y posant, le fit choir dans l’éternité. Semblable, par la marque divine, au Maurice qu’elle avait tant aimé, elle lui fut semblable encore par la maladie. Elle eut la même manière de souffrir et de s’éteindre. Son agonie dura deux ans.

« Je crois bien qu’elle vit venir la mort, — a écrit Mlle Marie, sa sœur, — mais elle n’en parlait pas : elle aurait craint de nous faire mal. Cependant, un jour, il lui échappa de me dire : Vous ne m’aurez pas longtemps avec vous ! » La servante de Jésus-Christ s’embaumait de la douceur et de la pitié de son Maître, quand il adressait presque le même adieu voilé et tendre à ceux qui l’avaient suivi sur la terre. Le caractère de Mlle de Guérin n’éprouva aucun changement de la maladie. Ce qui est si pur n’est-il pas à l’épreuve de tout ? Un jour, après avoir reçu le saint Viatique, elle dit à sa sœur : « Prends cette clef, et brûle tous les papiers que tu trouveras. Tout n’est que vanité », ajouta-t-elle. Sans doute elle pensait à, la gloire de son frère, et elle l’avait sacrifiée !

Oui, tout est vanité ! — C’est le mot d’une chrétienne ; ce n’est pas le mot d’un bas-bleu. Pour les bas-bleus, c’est la vanité qui est tout. Pour Eugénie de Guérin, le mot de vanité n’a de sens que quand il exprime le néant de la vie. Cette fille, de naturel inconscient, de piété et de solitude, qui écrivit comme elle respira, est le plus saisissant contraste qu’il y ait avec cette insupportable race de bas-bleus qui voudraient peut-être, à cette heure, la réclamer comme une des leurs et se faire panache de sa renommée. Hélas ! si elle avait vécu plus longtemps, si elle avait vu s’élever de sa tombe cette gloire touchante dont elle ne se doutait pas et qui maintenant est la sienne, la faiblesse des plus purs comme des plus forts est si grande qu’elle se serait peut-être enivrée à cette coupe, que les âmes, émues par elle, appellent son génie, et l’auteur, la femme littéraire qu’elle ne fut jamais, aurait bien pu commencer de poindre et d’apparaître. Qui sait ?… elle se fût peut-être bleuie… Le monde, qui est toujours funeste et dépravant, même quand il admire, lui aurait appris qu’il y avait en elle un charme et une puissance, et ses facultés auraient été moins ingénues… C’était là l’écueil. Une autre femme pleurant comme elle la mort d’un frère (Mme Augustus Craven dont nous allons parler), y a péri. Elle est devenue un bas-bleu de sœur affligée qu’elle était. Les prétentions fausses ont remplacé les sentiments vrais. Eugénie de Guérin eut la bonne fortune de mourir immaculée de toute affectation littéraire. On a vu déjà combien la gangrène du bas-bleuisme se forme et s’étend vite sur les chairs lumineuses des talents les plus naturels et les plus sains. Mme de Staël, tout génie qu’elle fût, avait, ici et là, sur ses bras puissants, ces nuances de gangrène et Mme de Girardin, aussi sur les siens, éclatants et purs ! Eugénie de Guérin n’eut jamais l’ombre de cette tache dont le génie même, chez les femmes, peut mourir. Et c’est pour cela qu’elle est mise ici, dans ce livre sur les bas-bleus, pour montrer que la vraie gloire du talent chez les femmes, c’est surtout de ne pas faire partie de cet abominable bataillon !