Chapitre I : Philosophie religieuse de M. Guizot
L’un des plus nobles spectacles que présente notre temps si décrié est celui de l’indomptable vitalité de quelques hommes illustres qui, sur des théâtres et à des titres divers, occupent encore le premier rang, quoique par leur âge ils semblent appartenir à une autre époque. Sans citer tant d’exemples présents à tous les esprits, voici un écrivain qui a débuté dans la carrière des lettres il n’y a pas loin de soixante ans, qui a reçu les encouragements de Mme de Staël, qui déjà joua un rôle politique important sous la première restauration, qui pendant les quinze années du gouvernement des Bourbons fut à la fois un publiciste populaire et un professeur de premier ordre, déployant avec une égale énergie son activité dans les luttes de la politique et dans les recherches ardues de la science, qui plus tard, après 1830, passant de l’opposition au pouvoir, se révélait comme le plus grand orateur politique de son temps, dépensait chaque jour pendant une lutte de dix-huit ans toutes les forces réunies de l’éloquence et du caractère contre le flot toujours montant de la révolution, et qui enfin un jour était emporté par elle ! Qui n’aurait cru que cette âme, haute et passionnée, minée par le travail et vaincue par les événements, allait plier sous la défaite et s’éteindre dans le désespoir ? Non, il n’en fut rien. Personne ne sait sans doute ce que dans la crise a pu penser et souffrir cette nature d’airain ; mais le flot passé, nous l’avons vu reparaître avec la même sérénité, la même inflexibilité, le même ressort qu’auparavant. Une existence patriarcale, la vie domestique la plus noble, des amis fidèles, un corps merveilleusement sain qui semble ne rien connaître des infirmités humaines, surtout l’étude, le travail, une ardeur inépuisable pour les grandes choses, ont fait à cet homme illustre une vieillesse respectée et presque enviée de ceux qui l’ont vaincu.
Comme on ne peut se mêler à la vie sans en affronter les combats, M. Guizot, en revenant prendre part aux luttes contemporaines, a retrouvé dans ses vieux jours, comme au temps de sa maturité, des adversaires passionnés, et l’on ne se tromperait pas beaucoup en supposant que ce vieil athlète n’en a pas été trop fâché. Les hommes faits aux champs de bataille ne peuvent plus se plaire aux plates et modestes jouissances de la vie contemplative : il leur faut l’odeur de la poudre et le fracas des glaives. Ainsi M. Guizot, après avoir tant souffert des luttes politiques, n’aurait pu cependant revenir paisiblement aux froides contemplations de la science qui avaient charmé sa jeunesse. Il avait pour soutenir sa vie nouvelle deux sentiments énergiques et également puissants, le souvenir du passé et le besoin d’action. L’un lui dicta ses mémoires, l’autre l’engagea dans la lutte religieuse, si ardente aujourd’hui, et où il s’est placé au premier rang. Il a eu le bonheur de pouvoir achever ces deux grandes entreprises, l’histoire de sa vie et son apologie chrétienne.
Les Méditations chrétiennes de M. Guizot ont été à plusieurs reprises l’objet des études de la Revue, à mesure que les différents volumes paraissaient ; mais aujourd’hui que l’ouvrage peut être considéré comme complet, au moins dans sa partie philosophique39, il sera intéressant de l’étudier dans son ensemble, et il devient plus facile d’en apprécier la portée. Nous voudrions nous livrer à cet examen avec le respect qui est dû à la haute intelligence de l’auteur, mais aussi avec la liberté qui est le devoir de la science et de la pensée.
On ne peut nier que M. Guizot ne pose la question chrétienne comme elle doit être posée de nos jours. Il demande au christianisme d’accepter les conditions nouvelles dans lesquelles la société est entrée depuis trois siècles, et qui sont la science libre, la conscience libre, la pensée libre. Il demande que le christianisme ne se contente pas seulement de tolérer ces principes, comme Moïse tolérait le divorce chez les juifs, à cause de la dureté de leur cœur ; mais il lui conseille au contraire de les proclamer comme un développement légitime de l’Évangile. Il voit avec raison les plus grands périls dans le défi porté par certains actes, certaines paroles, à la société moderne. Cette société en est arrivée à croire à ses principes comme à des articles de foi, et l’on a bien raison de dire qu’elle a aussi son credo. Liberté de conscience et liberté de pensée, avec leurs conséquences, sont des principes que la société moderne n’examine plus, mais auxquels elle adhère avec une passion incroyable, avec la même passion que les croyants apportent à soutenir leurs symboles. Que l’Église se mette en hostilité ouverte avec ses principes, c’est foi contre foi, et l’on sait ce qui résulte d’une guerre de croyances : le fanatisme s’y met de part et d’autre, et des maux incalculables peuvent être la conséquence d’une lutte si imprudemment engagée. La tentation d’une victoire possible peut entraîner quelques imaginations égarées ; mais cette tentation est décevante. La société de la révolution ne sera point vaincue, on peut l’affirmer sans hésiter ; il n’y a que les ennemis du christianisme qui puissent souhaiter de le voir se livrer à une aussi chimérique entreprise.
M. Guizot accepte entièrement le principe de la discussion libre et tous les autres principes de la société moderne. Il veut que le christianisme s’arrange pour vivre au sein de cette société, sache s’y faire sa place, qu’il en accepte les conditions décidément et de bon cœur. En revanche, il demande à la société moderne d’accepter le christianisme, non pas comme un joug qui s’impose par l’autorité, mais comme une lumière, comme une force à laquelle l’âme se soumet librement. En un mot, c’est à l’examen qu’il en appelle, et il s’engage, au nom du christianisme, à avoir raison. Il est évident que l’esprit moderne, quand on n’en conteste pas les conditions légitimes, n’a aucun droit de se refuser à l’examen qu’on lui demande. Tant qu’il peut croire que c’est sa ruine que l’on exige, il peut se refuser à tout entendre, comme un peuple ne peut pas consentir à traiter avec qui ne commence▶ point par reconnaître son indépendance ; mais dès que l’on accepte de part et d’autre les droits de la discussion et de la pensée, le débat est possible, il est légitime, il est nécessaire. Or M. Guizot croit pouvoir établir démonstrativement ces trois propositions qui composent toute son apologétique chrétienne : 1° Il y a des problèmes naturels et universels qui se posent nécessairement dans toute âme humaine ; 2° la science ne résout pas ces problèmes ; 3° la religion, c’est-à-dire le christianisme, les résout. Telle est, dans ses traits essentiels, la, pensée fondamentale de M. Guizot, et il faut reconnaître qu’elle est conçue avec une vigueur et une précision dignes de cet éminent esprit.
Quels sont ces problèmes, aussi vieux que l’humanité, aussi répandus quelle sur la surface du globe, problèmes que se pose inévitablement chacun de nous aussitôt qu’il ◀commence▶ à penser ? C’est l’origine et la destinée de l’homme, l’origine et la fin de l’univers ; c’est la liberté et la Providence, et leurs rapports ; c’est le mal, c’est le salut. Pourquoi la douleur ? pourquoi la prière ? pourquoi tant de misère, pourquoi tant de grandeur ? De tels problèmes ont toujours existé jusqu’ici. Existeront-ils toujours ? Il est des écoles qui ne le pensent pas. L’école positiviste, par exemple, croit qu’il n’y a pas lieu de les poser, parce que nous n’avons aucun moyen de les résoudre. Il faut déraciner ces problèmes de son cœur pour se borner à l’étude du monde tel qu’il est ; mais en même temps qu’on croit écarter ces questions comme insolubles, on les tranche néanmoins dans un sens ou dans l’autre, et l’on prouve par là même qu’elles sont indestructibles.
Il y a donc des problèmes. Qui les résoudra ? La science s’y applique, mais sans succès ; ce domaine, quoi qu’elle fasse, est en dehors de ses méthodes et au-dessus de sa portée. M. Guizot s’appuie ici sur l’autorité d’un savant théologien anglais dont il accepte pour son compte la doctrine. Les limites du monde fini, pour l’un et pour l’autre, sont les limites de la science. Le monde fini seul, physique et moral, est à la portée de la méthode scientifique. C’est dans ce monde seulement que l’esprit humain se saisit pleinement des faits, les observe dans toute leur étendue et sous toutes leurs faces, en reconnaît les rapports et les lois, qui sont aussi des faits, et en démontre ainsi le système. C’est le travail et la méthode scientifiques ; les sciences humaines en sont les résultats. A la vérité, l’homme porte en lui-même des notions et des ambitions qui s’étendent bien au-delà et s’élèvent bien au-dessus du monde fini, les notions et les ambitions de l’infini, de l’idéal, du complet, du parfait, de l’immuable, de l’éternel. Ces notions et ces ambitions sont elles-mêmes des faits que reconnaît l’esprit de l’homme ; mais en les reconnaissant, il s’arrête. Elles lui font pressentir, ou, pour parler plus exactement, elles lui révèlent un ordre de choses autre que les faits et les lois du monde fini qu’il observe ; mais, s’il a de cet ordre supérieur l’instinct et la perspective, il n’en a pas, il n’en peut pas avoir la science. C’est la sublimité de sa nature que son âme entrevoie l’infini et y aspire ; c’est l’infirmité de la condition actuelle que sa science se renferme dans le monde fini où il vit.
M. Guizot, en déclarant la science impuissante en dehors des choses finies, proclame par là même l’impuissance de la philosophie ou de la métaphysique, car la métaphysique est précisément la science qui croit pouvoir résoudre les problèmes du monde invisible. Pour prouver cette impuissance, M. Guizot s’appuie, et c’est de bonne guerre, sur l’aveu des philosophes eux-mêmes, qui reconnaissent que la philosophie est divisée en systèmes éternellement opposés, éternellement les mêmes, qu’elle tourne toujours dans le même cercle, sans jamais avancer, variant les expressions et les formes de ses hypothèses, mais retombant toujours dans les mêmes hypothèses. Ces systèmes fondamentaux et immortels ont été réduits par M. Cousin à quatre, qui sont le sensualisme et l’idéalisme, le scepticisme et le mysticisme. Pourquoi ces systèmes ont-ils apparu dès les temps les plus anciens et se sont-ils depuis reproduits partout et toujours ? Pourquoi l’esprit humain a-t-il, sur ces questions suprêmes, atteint de si bonne heure à des essais de solution qui l’ont épuisé sans le satisfaire ? Pourquoi la métaphysique est-elle restée stationnaire ? Le fait qui soulève ces questions en donne la réponse. « L’homme a reçu sur l’objet fondamental de la métaphysique des lumières primitives, dot de la nature humaine plutôt que conquête de la science humaine : elle a dans l’homme même son point de départ profond et assuré ; mais son point de mire est en Dieu, c’est-à-dire au-dessus de sa portée. »
Telle est la stérilité de la science philosophique en général. On la prouvera mieux encore en examinant chacun des grands systèmes philosophiques de notre temps en particulier. Ces systèmes sont : le spiritualisme, le rationalisme, le positivisme, le panthéisme, le matérialisme, le scepticisme.
Le spiritualisme du xixe siècle a naturellement dans M. Guizot un sympathique admirateur. Comment n’aimerait-il pas une philosophie qui a eu pour maître et fondateur son propre maître, Royer-Collard ? Il reconnaît donc hautement tous les mérites de l’école spiritualiste Elle a fondé, dit-il, la psychologie scientifique, ce qui est même, selon nous, beaucoup trop dire, car cette sorte de psychologie avait été fondée par Locke et les Écossais : l’école française y a peu ajouté. Cette école a défendu l’idée du devoir et l’a fortement séparée de l’intérêt personnel. Elle a défendu la liberté humaine au point de vue philosophique, moral et politique. Tels sont les mérites du spiritualisme contemporain ; mais, forte dans la psychologie et dans la morale, cette école a été faible dans la théodicée, dans la métaphysique, dans la philosophie religieuse en général. Elle a été à la fois timide et orgueilleuse : timide en écartant systématiquement tous les problèmes cosmologiques (origine de l’homme, origine des êtres vivants) ; orgueilleuse, en se refusant à l’idée d’une révélation dont elle trouvait cependant la preuve manifeste chez l’homme lui-même, dans ces principes spontanés et universels appelés principes à priori, qu’elle accepte comme des faits, mais sans en chercher l’origine.
Du spiritualisme, M. Guizot distingue le rationalisme. Le spiritualisme est timide et silencieux à l’égard du surnaturel ; mais il ne le nie pas expressément. Le rationalisme est ouvertement négatif. Ce qui caractérise surtout le rationalisme, selon M. Guizot, c’est de ne voir dans l’esprit humain que la raison, d’exclure le cœur, de mutiler l’homme. Il retranche ainsi de l’homme des faits qui appartiennent à la nature humaine, par exemple le besoin du surnaturel. En outre, il aspire à étendre la science au-delà de ses limites légitimes en voulant soumettre à ses prises le monde de l’infini, qui lui échappe nécessairement.
L’une des formes du rationalisme, c’est le positivisme. Pour le positivisme, toute croyance religieuse et toute doctrine spiritualiste sont mises à l’écart comme hypothèses arbitraires et transitoires, qui ont pu servir au développement de l’humanité, mais que la raison humaine doit maintenant rejeter, comme on repousse du pied l’échelle à l’aide de laquelle on a atteint le sommet. Pour appeler les choses par leur nom, le positivisme n’est autre chose que le matérialisme et l’athéisme, acceptés plus ou moins explicitement. Sur quoi maintenant se fondent les positivistes pour établir que la matière et ses forces sont le seul objet du savoir humain ? Sur deux arguments, l’un philosophique, l’autre historique. D’une part, ils soutiennent avec Condillac que toutes nos idées viennent des sens, et par là ils sont logiquement conduits à nier tout ce qui est au-delà ; de l’autre ils invoquent une prétendue loi historique d’après laquelle l’homme passerait de l’état théologique à l’état métaphysique, et de l’état métaphysique à l’état positif. Ces deux arguments succombent, l’un devant la philosophie, qui avec Kant et Leibniz découvre dans l’esprit humain des idées supérieures aux sens, l’autre devant l’histoire qui nous montre les trois états d’Auguste Comte, non pas successifs, mais toujours simultanés. L’esprit humain subsiste toujours tout entier.
Le panthéisme dépasse le cercle étroit où le positivisme veut enchaîner la raison. Il s’élance jusqu’au principe même des choses, et prétend l’atteindre par une méthode absolue. Son rêve, c’est l’unité universelle. De l’unité de la vérité, il conclut à l’unité de l’être ; il confond l’idée et la réalité, la science et l’existence, et abolit tous les êtres en les concentrant dans un seul, lequel n’est plus qu’une notion impersonnelle, un nom stérile qui tombe à son tour dans le néant. La conséquence inévitable du panthéisme, c’est l’idolâtrie humaine, l’anéantissement de toute personnalité, de toute individualité, de toute liberté. Fondé sur une méthode arbitraire, niant résolument l’expérience, le panthéisme vient échouer devant la conscience et les instincts éternels du cœur humain. Telle est du moins cette espèce de panthéisme, que l’on peut appeler idéaliste, où Dieu se réduit à l’idée de l’être universel, c’est-à-dire à une pure abstraction. Une autre forme plus concrète, plus conséquente et plus simple est le panthéisme matérialiste, en d’autres termes l’athéisme, solution claire et commode en apparence, mais qui, au lieu d’expliquer le problème, le supprime. Le problème c’est la complexité, la dualité de l’être humain, physique et moral, âme et corps. Le matérialisme lui-même ◀commence▶ par reconnaître cette distinction. Matière et force, dit-il : donc la force est autre chose que la matière ; puis il confond ce qu’il a distingué et croit avoir expliqué le problème, en considérant comme inséparables deux éléments distincts. Au fond, le matérialisme, comme le panthéisme, explique tout par une abstraction.
Il reste encore un grand système : c’est le scepticisme, qui s’attaque à la puissance même de l’esprit humain et le déclare incapable de connaître le fond des choses, la réalité en soi. Suivant M. Jouffroy, l’homme croit par instinct et doute par raison. On serait tenté dépenser que M. Guizot adhère à cette parole, qui semble n’être sous une autre forme que sa propre doctrine, lorsqu’il nous dit que l’infini est objet de croyance, non de science ; mais il ne consent point à nommer instinct cette intuition de la réalité intérieure et extérieure qui est le fait primitif de la connaissance. Ce fait élémentaire est méconnu par les sceptiques, comme la dualité de l’homme par les matérialistes, comme la personnalité par les panthéistes, comme le cœur et ses instincts spontanés par le rationalisme, comme l’élément surnaturel par le spiritualisme.
Ainsi tous les systèmes de philosophes mutilent la nature humaine, pas un seul ne résout les problèmes posés par le genre humain. Aux obscurités, aux contradictions, aux lacunes des solutions philosophiques, M. Guizot oppose la clarté, la fécondité des solutions chrétiennes. Il n’est pas de ceux qui croient que la religion ne doit satisfaire que le cœur. L’homme demande à la religion autre chose que des jouissances nobles et pures : il lui demande la lumière en même temps que la sympathie. Si elle ne résout pas ces problèmes moraux qui assiègent la pensée de l’homme, elle peut être une poésie ; elle n’est pas une religion.
Les solutions chrétiennes des problèmes humains, ce sont les dogmes. M. Guizot ne prétend pas faire un traité de théologie : il n’exposera donc pas tous les dogmes chrétiens. Il reconnaît d’ailleurs qu’une part humaine s’est mêlée à l’élaboration de ceux-ci. Le christianisme a eu ses pharisiens et ses sadducéens. M. Guizot même nous donne à entendre que, si nous n’étions pas dans une période de crise, il pourrait bien, lui aussi, dire ce que dans la théologie chrétienne il ne défend pas, il n’accepte pas ; mais il ne convient à aucun chrétien de toucher aux parois extérieures du temple lorsque les fondements mêmes sont ébranlés. Il ne parlera donc que des dogmes essentiels, c’est-à-dire de ceux qui sont communs à tous les chrétiens. Ils sont au nombre de cinq : la création, la Providence, le péché originel, l’incarnation, la rédemption. Ce qui caractérise ces dogmes pour M. Guizot, c’est d’être des explications, des solutions. Le dogme de la création explique l’origine du monde et l’origine de l’homme. La Providence explique l’instinct et le besoin de la prière, cet instinct si universel de l’humanité. Le péché originel explique le mal. L’incarnation et la rédemption expliquent le mystère de notre destinée. Par ces dogmes, l’homme sait d’où il vient, où il va ; il sait ce qui le détourne du chemin du salut et ce qui l’y ramène. Le système est grand, complet, bien lié et puissant. Voyons maintenant s’il est vrai.
La création est démontrée, suivant M. Guizot, par ce fait capital que le monde n’a pas toujours été tel qu’il est ; la vie a ◀commencé▶ sur la surface du globe ; les espèces animales ont aussi ◀commencé▶ ; l’homme a ◀commencé▶ également, Or, à moins d’admettre que la vie est le résultat des forces de la matière, et que l’homme, comme toute espèce animale, est le produit d’une lente élaboration des siècles, on est obligé d’avoir recours à la puissance surnaturelle du Créateur ; mais d’une part la doctrine de la génération spontanée, de l’autre la doctrine de la transformation des espèces, sont des hypothèses arbitraires, repoussées par la science. Donc la création est nécessaire. Sans vouloir mêler ici prématurément la critique à l’exposition, il est impossible cependant de ne pas être frappé de cette imprudence, au moins apparente, qui fait reposer le dogme fondamental de la religion et l’espoir de l’humanité sur une opinion toute scientifique. Les deux questions dont parle M. Guizot sont deux questions à l’étude ; ce ne sont pas des questions résolues. Il semble fâcheux qu’une doctrine qui doit résoudre tous les problèmes ◀commence par s’appuyer sur des faits contestés, et qu’après avoir d’abord déclaré que la science est ici absolument impuissante, on fasse maintenant reposer tout l’édifice sur ce qu’il y a de plus controversé dans la science.
Quoi qu’il en soit, la création est donc, selon M. Guizot, démontrée par les faits. Il en est de même de la Providence. Ici, le fait, la preuve, c’est la prière. La prière est un fait humain, nécessaire, universel ; mais ce fait est inexplicable dans l’hypothèse d’une Providence générale ou abstraite qui se serait contentée de donner des lois générales à l’univers. Non, le besoin de la prière nous prouve une Providence paternelle, accessible, vivante, intervenant dans la vie de l’homme comme le père dans la famille. Sans doute il y a des lois générales, mais ces lois mêmes ne sont elles-mêmes que la volonté toujours agissante du Créateur. Les lois de la nature ne s’imposent pas à la volonté humaine : il y a un domaine où l’homme est maître de ses actes. Dans ce domaine, Dieu agit autrement que dans le monde physique ; il agit par une action toute morale, tout individuelle ; voilà l’idée de la Providence chrétienne. Le comment de cette action reste un mystère ; l’action est certaine et répond au besoin de l’âme. Cependant le mal est sur la terre. Comment l’expliquer sans mettre en péril la bonté et la justice de Dieu ? Le chrétien résout ce problème par le dogme du péché originel. M. Guizot ne craint pas de donner à ce dogme son vrai caractère. « C’est, dit-il, l’hérédité de la responsabilité humaine. »
Sans doute, c’est la liberté qui fait la responsabilité ; sur ce point, pas de débat. La question maintenant est de savoir si la responsabilité est exclusivement personnelle et limitée à l’auteur du péché lui-même, ou si elle peut être contagieuse et héréditaire. Voici les raisons que donne M. Guizot, après bien d’autres théologiens, en faveur du péché originel. Tous les peuples ont eu l’idée d’un âge d’or, d’un état primitif de parfaite paix et de parfaite innocence : n’est-ce point là le sentiment secret et comme le souvenir de l’état dans lequel ont été créés nos premiers parents ? La transmission héréditaire des conséquences du péché est un fait qui s’accomplit tous les jours sous nos yeux. Entre l’innocence première et la première faute, il y a un abîme dont nul ne peut sonder la profondeur. Qui peut dire quelle révolution profonde la première faute a apportée dans le monde ? On se plaint du péché originel ; mais que l’on pousse donc plus loin l’objection, et que l’on se plaigne du mal en général et de la manière inique dont il est réparti parmi les hommes. Voilà ce qui condamnerait la Providence, si la doctrine du péché originel ne nous autorisait à rejeter la responsabilité de Dieu sur l’homme. Le péché originel n’a rien d’étrange ni d’obscur, car c’est un fait d’expérience que tous les jours le péché se transmet par contagion.
Le christianisme explique le mal. Donne-t-il le remède ? Ce remède, c’est Dieu fait homme. Les textes théologiques mis à part, voici les raisons de M. Guizot en faveur de l’incarnation. Toutes les religions ont cru à l’incarnation de Dieu dans l’homme40 : ce n’est pas que toutes ces incarnations soient vraies ; mais elles prouvent la tendance de l’humanité à voir et à sentir Dieu en elle. L’homme lui-même n’est-il pas une incarnation divine ? L’incarnation est donc possible. Maintenant elle est vraie, car la révolution opérée par Jésus-Christ n’est comparable à aucune révolution humaine. Il a changé le monde ; il a régénéré l’âme humaine. En même temps que l’incarnation témoigne de la puissance divine, la rédemption témoigne de la bonté de Dieu. Le péché exige l’expiation ; mais est-il nécessaire que l’expiation soit individuelle ? Dans tous les temps, on a cru à la réversibilité du dévouement, et souvent des victimes innocentes se sont offertes pour sauver les coupables. Ce sentiment mal entendu a entraîné souvent des conséquences odieuses, les sacrifices humains sont une de ces conséquences ; pourquoi cependant le sacrifice volontaire de l’innocent pour le coupable n’aurait-il pas une vertu qui nous échappe ? La solidarité humaine a des secrets que nous ignorons. C’est sur ce sentiment universel de l’humanité qu’est fondé le grand mystère de la rédemption, Dieu s’étant payé à lui-même par un sacrifice volontaire la rançon du péché des hommes.
Ainsi l’apparition subite de la vie, des espèces animales, de l’homme sur la terre, prouve la création. L’universalité de la prière prouve la Providence. L’existence du mal, dont Dieu ne peut pas être responsable, prouve le premier péché. La croyance universelle des religions prouve ou du moins confirme le dogme de l’incarnation, suffisamment établi d’ailleurs par le texte sacré. Enfin la croyance aux vertus des dévouements volontaires prouve et justifie la rédemption.
Tous ces dogmes ont un caractère commun ; ce sont des vérités surnaturelles, elles sont fondées sur des faits d’un caractère spécial, des faits surnaturels. Le surnaturel est l’intervention immédiate et personnelle de Dieu dans la nature : c’est ce qui excède les forces naturelles. La croyance au surnaturel est universelle : quand on la croit éteinte dans l’esprit des hommes, elle reparaît sous une autre forme. Le surnaturel est l’essence même des religions. Toutes l’invoquent et s’y fondent. On objecte les lois de la nature, qui seraient immuables ; mais c’est ce qui est en question : elles sont permanentes, non nécessaires. Dieu, qui les a faites, peut les suspendre. Quiconque admet la liberté humaine, peut et doit admettre au moins la liberté divine. L’athéisme seul et le panthéisme sont conséquents en niant les miracles. Le spiritualisme, admettant la personnalité divine, n’a pas le même droit. S’il admet en outre, comme il le fait en général, la création immédiate de l’homme et des autres êtres vivants, il accepte par là même implicitement le surnaturel. Quant à cette manière de nier les miracles qui consiste à en contester l’authenticité historique, ce n’est qu’une attaque indirecte et détournée qui implique l’autre. En apparence, c’est la preuve testimoniale que l’on demande ; en réalité, c’est la possibilité même du surnaturel que l’on nie. Ainsi, selon M. Guizot, nier les miracles historiquement, c’est les nier métaphysiquement. Les nier métaphysiquement, c’est nier la liberté divine et entrer à pleines voiles dans le panthéisme et le fatalisme. On voit à quel dilemme M. Guizot réduit ceux d’entre ses adversaires qui veulent être conséquents. Il n’y a pas de milieu pour lui entre le christianisme et l’athéisme.
Tel est, en faisant abstraction de beaucoup de développements et, par exemple, du bel épisode qui ouvre le second volume sur le réveil chrétien au xixe
siècle, l’ensemble des idées spéculatives qui composent ce que j’appelle la philosophie chrétienne de M. Guizot. C’est l’objet des deux premiers volumes. Le troisième, dont nous ne dirons que deux mots parce qu’il a été tout récemment l’objet d’une étude dans la Revue, comprend surtout les questions pratiques, le christianisme et la liberté, le christianisme et la morale, le christianisme et la science, la vie chrétienne. Dans ce dernier volume41 M. Guizot revient à son point de départ : le christianisme a besoin de la liberté ; la liberté a besoin du christianisme. M. Guizot, qui n’a pas craint de défendre en beaucoup de circonstances la cause de l’Église catholique, se croit aussi le droit de signaler dans la conduite de cette Église ce qu’il appelle « un certain manque de clairvoyance religieuse autant que de prudence politique »
, et il reconnaît que, « tant que le gouvernement de l’Église n’aura pas accepté et accompli cette œuvre de conciliation, les amis de la liberté auront sujet et raison de se tenir envers ce gouvernement dans une réserve vigilante, au nom des principes moraux et libéraux qu’il désavoue. »
Cette défiance toutefois n’est autorisée qu’envers une seule Église. Depuis longtemps, le protestantisme s’est mis d’accord avec les principes de la société moderne, et d’ailleurs l’Église catholique elle-même, si elle est bien inspirée et si elle suit les conseils de ses vrais amis, de ses plus généreux adhérents, se hâtera de faire disparaître les causes de cette fâcheuse défiance en s’alliant hardiment et librement avec l’esprit nouveau.