XVIII
La fin de l’humanité, et par conséquent le but que doit se proposer la politique, c’est de réaliser la plus haute culture humaine possible, c’est-à-dire la plus parfaite religion, par la science, la philosophie, l’art, la morale, en un mot par toutes les façons d’atteindre l’idéal qui sont de la nature de l’homme.
Cette haute culture de l’humanité ne saurait avoir de solidité qu’en tant que réalisée par les individus. Par conséquent, le but serait manqué si une civilisation, quelque élevée qu’elle fût, n’était accessible qu’à un petit nombre, et surtout si elle constituait une jouissance personnelle et sans tradition. Le but ne sera atteint que quand tous les hommes auront accès à cette véritable religion et que l’humanité entière sera cultivée.
Tout homme a droit à la vraie religion, à ce qui fait l’homme parfait ; c’est-à-dire que tout homme doit trouver dans la société où il naît les moyens d’atteindre la perfection de sa nature, suivant la formule du temps ; en d’autres termes, tout homme doit trouver dans la société, en ce qui concerne l’intelligence, ce que la mère lui fournit en ce qui concerne le corps, le lait, l’aliment primordial, le fond premier qu’il ne peut se procurer lui-même.
Cette perfection ne saurait aller sans un certain degré de bien-être matériel. Dans une société normale, l’homme aurait donc droit aussi au premier fond nécessaire pour se procurer cette vie.
En un mot, la société doit à l’homme la possibilité de la vie, de cette vie que l’homme à son tour doit, s’il en est besoin, sacrifier à la société.
Si le socialisme était la conséquence logique de l’esprit moderne, il faudrait être socialiste ; car l’esprit moderne, c’est l’indubitable. Plusieurs, en effet, dans des intentions opposées, soutiennent que le socialisme est la filiation directe de la philosophie moderne. D’où les uns concluent qu’il faut admettre le socialisme, et les autres qu’il faut rejeter la philosophie moderne.
Rien ne cause plus de malentendus dans les sciences morales que l’usage absolu des noms par lesquels on désigne les systèmes. Les sages n’acceptent jamais aucun de ces noms ; car un nom est une limite. Ils critiquent les doctrines, mais ne les prennent jamais de toute pièce. Quel est l’homme de quelque valeur qui voudrait de nos jours s’affubler de ces noms de panthéiste, matérialiste, sceptique, etc. ? Donnez-moi dix lignes d’un auteur, je vous prouverai qu’il est panthéiste, et, avec dix autres, je prouverai qu’il ne l’est pas. Ces mots ne désignent pas une nuance unique et constante : ils varient suivant les aspects.
Il est de même du socialisme. Pour moi, j’adopterais, volontiers comme formule de mon opinion à cet égard ce que dit M. Guizot : « Le socialisme puise son ambition et sa force à des sources que personne ne peut tarir. Mais, dominé par les forces d’ensemble et d’ordre de la société, il sera incessamment combattu et vaincu dans ce qu’il a d’absurde et de pervers tout en prenant progressivement sa place et sa part dans cet immense et redoutable développement de l’humanité tout entière qui s’accomplit de nos jours. »
Ce qui fait la force du socialisme, c’est qu’il correspond à une tendance parfaitement légitime de l’esprit moderne, et en ce sens il en est bien le développement naturel. Il faut être aveugle pour ne pas voir que l’œuvre commencée▶ il y a quatre cents ans dans l’ordre littéraire, scientifique, politique, c’est l’exaltation successive de toute la race humaine, la réalisation de ce cri intime de notre nature : « Plus de lumière ! Plus de lumière ! »
À l’état où en sont venues les choses, le problème est posé dans des termes excessivement difficiles. Car, d’une part, il faut conserver les conquêtes de la civilisation déjà faites ; d’autre part, il faut que tous aient part aux bienfaits de cette civilisation. Or cela semble contradictoire ; car il semble, au premier coup d’œil, que l’abjection de quelques-uns et même de la plupart soit une condition nécessaire de la société telle que l’ont faite les temps modernes, et spécialement le XVIIIe, siècle.
Je n’hésite pas à dire que jamais, depuis l’origine des choses, l’esprit humain ne s’est posé un si terrible problème. Celui de l’esclavage dans l’antiquité l’était beaucoup moins, et il a fallu des siècles pour arriver à concevoir la possibilité d’une société sans esclaves.
À mesure que l’humanité avance dans sa marche, le problème de sa destinée devient plus compliqué : car il faut combiner plus de données, balancer plus de motifs, concilier plus d’antinomies. L’humanité va ainsi, d’une main serrant dans les plis de sa robe les conquêtes du passé, de l’autre tenant l’épée pour des conquêtes nouvelles. Autrefois, la question était bien simple : l’opinion la plus avancée, par cela seul qu’elle était la plus avancée, pouvait être jugée la meilleure. Il n’en est plus de la sorte. Sans doute il faut toujours prendre le plus court chemin, et je n’approuve nullement ceux qui soutiennent qu’il faut marcher, mais non courir. Il faut toujours faire le meilleur, et le faire le plus vite possible. Mais l’essentiel est de découvrir le meilleur, et ce n’est pas chose facile. Il y a à peine cinquante ans que l’humanité a aperçu le but qu’elle avait jusque-là poursuivi sans conscience. C’est un immense progrès, mais aussi un incontestable danger. Le voyageur qui ne regarde que l’horizon de la plaine risque de ne pas voir le précipice ou la fondrière qui est à ses pieds. De même l’humanité, en ne considérant que le but éloigné, est comme tentée d’y sauter, sans égard pour les obstacles intermédiaires, contre lesquels elle pourrait se briser. Le plus remarquable caractère des utopistes est de n’être pas historiques, de ne pas tenir compte de ce à quoi nous avons été amenés par les faits. En supposant que la société qu’ils rêvent fût possible, en supposant même qu’elle fût absolument la meilleure, ce ne serait pas encore la société véritable, celle qui a été créée par tous les antécédents de l’humanité. Le problème est donc plus compliqué qu’on ne pense ; la solution ne peut être obtenue que par le balancement de deux ordres de considérations : d’une part, le but à atteindre ; de l’autre, l’état actuel, un terrain qu’on foule aux pieds. Quand l’humanité se conduisait instinctivement, on pouvait se fier au génie divin qui la dirige ; mais on frémit en pensant aux redoutables alternatives qu’elle porte dans ses mains, depuis qu’elle est arrivée à l’âge de la conscience, et aux incalculables conséquences que pourrait avoir désormais une bévue, un caprice.
En face de ces grands problèmes, les philosophes pensent et attendent ; parmi ceux qui ne sont pas philosophes, les uns nient le problème et prétendent qu’il faut maintenir à tout prix l’état actuel, les autres s’imaginent y satisfaire par des solutions trop simples et trop apparentes. Inutile de dire qu’ils ont facilement raison les uns des autres : car les novateurs opposent aux conservateurs des misères évidentes, auxquelles il faut absolument un remède, et les conservateurs n’ont pas de peine à démontrer aux novateurs qu’avec leur système il n’y aurait plus de société. Or mieux vaut une société défectueuse qu’une société nulle.
J’ai souvent fait réflexion qu’un païen du temps d’Auguste aurait pu faire valoir pour la conservation de l’ancienne société tout ce que l’on dit de nos jours pour prouver qu’on ne doit rien changer à la société actuelle. Que veut cette religion sombre et triste ? Quelles gens que ces chrétiens, gens qui fuient la lumière, insociables, plèbe, rebut du peuple 167. Je m’étonnerais fort si quelqu’un des satisfaits du temps n’a pas dit comme ceux du nôtre : « Il faut non pas réfuter le christianisme ; ce qu’il faut, c’est le supprimer. La société est en présence du christianisme comme en présence d’un ennemi implacable ; il faut que la société l’anéantisse ou qu’elle soit anéantie. Dans ces termes, toute discussion se réduit à une lutte, et toute raison à une arme. Que fait-on vis-à-vis d’un ennemi irréconciliable ? Fait-on de la controverse ? Non, on fait de la guerre. Ainsi la société doit se défendre contre le christianisme, non par des raisonnements, mais par la force. Elle doit, non pas discuter ou réfuter ses doctrines, mais les supprimer. Je suppose Sénèque tombant par hasard sur ce passage de saint Paul : Non est Judaeus, neque Graecus ; non est servus neque liber ; non est masculus neque femina ; omnes enim vos unum estis in Christo. « Assurément, aurait-il dit, voilà un utopiste. Comment voulez-vous qu’une société se passe d’esclaves ? Faudra-t-il donc que je cultive mes terres de mes propres mains ? C’est renverser l’ordre public. Et puis, quel est ce Christus, qui joue là un rôle si étrange ? Ces gens sont dangereux. J’en parlerai à Néron. » Certes, si les esclaves, prenant à la lettre et comme immédiatement applicable la parole de saint Paul, avaient établi leur domination sur les ruines fumantes de Rome et de l’Italie et privé le monde des bienfaits qu’il devait retirer de la domination romaine, Sénèque aurait eu quelque raison. Mais si un esclave chrétien eût dit au philosophe : « Ô Annœus, je connais l’homme qui a écrit ces paroles ; il ne prêche que soumission et patience. Ce qu’il a écrit s’accomplira, sans révolte et par les maîtres eux-mêmes. Un jour viendra où la société sera possible sans esclave, bien que vous, philosophe, ne puissiez l’imaginer », Sénèque n’aurait pas cru sans doute ; peut-être pourtant aurait-il consenti à ne pas faire battre de verges cet innocent rêveur.
Le socialisme a donc raison, en ce qu’il voit le problème ; mais il le résout mal, ou plutôt le problème n’est pas encore possible à résoudre. La liberté individuelle, en effet, est la première cause du mal. Or l’émancipation de l’individu est conquise, définitivement conquise, et doit être conservée à jamais. « La société, disait Enfantin, ne se compose que d’oisifs et de travailleurs ; la politique doit avoir pour but l’amélioration morale, physique et intellectuelle du sort des travailleurs et la déchéance progressive des oisifs. » Voilà un problème nettement défini. Écoutez maintenant la solution : « Les moyens sont, quant aux oisifs, la destruction de tous les privilèges de naissance, et, quant aux travailleurs, le classement selon les capacités et la rétribution selon les œuvres. » Voilà un remède pire que le mal. Il est dans la nécessité de l’esprit humain, que, lorsqu’un problème est ainsi posé pour la première fois, certains âmes naïves, généreuses, mais n’ayant pas assez de critique rationnelle ni une expérience suffisante de l’histoire, ni l’idée de l’extrême complexité de la nature humaine, rêvent une société trop simple et s’imaginent avoir trouvé la solution dans quelque idée apparente ou superficielle, qui, si elle était réalisée, irait directement contre leur but. Aucun problème social n’est abordable de face ; du moment où une solution paraît claire et facile, il faut s’en défier. La vérité en cet ordre de choses est savante et cachée. Mais les esprits lourds, qui ne voient pas ces nuances, vont tout droit à travers marais et fondrières. C’est là un égarement inévitable et sans remède. Persuadées qu’elles possèdent le fin mot de l’énigme, ces bonnes âmes sont importunes, empressées ; elles veulent qu’on les laisse faire, elles s’imaginent qu’il n’y a que le vil intérêt et le mauvais vouloir qui empêchent d’adopter leurs systèmes. Ceux qui rient de ces naïfs croyants ou qui les injurient sont bien moins excusables encore ; car ils n’en savent pas plus qu’eux et ils sont moins avancés peut-être, car ils n’ont pas aperçu le problème. Ma conviction est qu’un jour l’on dira du socialisme comme de toutes les réformes : il a atteint son but, non pas comme le voulaient les sectaires, mais pour le plus grand bien de l’humanité. Les réformes ne triomphent jamais directement ; elles triomphent en forçant leurs adversaires, pour les vaincre, à se rapprocher d’elles. C’est une tempête qui entraîne à reculons ceux qui essaient de lui faire face 168, un fleuve qui emporte ceux qui le refluent, un nœud qu’on serre en voulant le délier, un feu qu’on allume en soufflant dessus pour l’éteindre. L’humanité, comme le Dieu biblique, fait sa volonté par les efforts de ses ennemis. Examinez l’histoire de toutes les grandes réformes. Il semble au premier coup d’œil qu’elles ont été vaincues. Mais, de fait, la réaction qui leur a résisté n’en a triomphé qu’en leur cédant ce qu’elles renfermaient de juste et de légitime. On pourrait dire des réformes comme des croisades : « Aucune n’a réussi ; toutes ont réussi. » Leur défaite est leur victoire ou plutôt nul ne triomphe absolument dans ces grandes luttes, si ce n’est l’humanité, qui fait son profit et de l’énergique initiative des novateurs et de la réaction qui, sans le vouloir, corrige et améliore ce qu’elle voulait étouffer.
Il faut, à mon sens, savoir bon gré à ceux qui tentent un problème, lors même qu’ils sont fatalement condamnés à ne pas le résoudre. Car, avant d’arriver à la bonne solution, il faut en essayer beaucoup de mauvaises, il faut rêver la panacée et la pierre philosophale. Je ne puis faire grand cas de cette sagesse toute négative, si en faveur parmi nous, qui consiste à critiquer les chercheurs et à se tenir immobile dans sa nullité pour rester possible et ne pas être subversif C’est un petit mérite de ne pas tomber quand on ne fait aucun mouvement. Les premiers qui abordent un nouvel ordre d’idées sont condamnés à être des charlatans de plus ou moins bonne foi. Il nous est facile aujourd’hui de railler Paracelse, Agrippa, Cardan, Van Helmont, et pourtant sans eux nous ne serions pas ce que nous sommes. L’humanité n’arrive à la vérité que par des erreurs successives. C’est le vieux Balaam qui tombe et ses yeux s’ouvrent 169. À voir les flots rouler sur la plage leurs montagnes toujours croulantes, le sentiment qu’on éprouve est celui de l’impuissance. Cette vague venait si fière et elle s’est brisée au grain de sable, et elle expire en caressant faiblement la rive qu’elle semblait vouloir dévorer. Mais, en y songeant, on trouve que ce travail n’est pas si vain qu’il semble ; car chaque vague, en expirant, gagne toujours quelque chose, et toutes les vagues réunies font la marée montante, contre laquelle le ciel et l’enfer seraient impuissants.
Les nations étrangères se moquent souvent des pas de clercs que fait la France en fait de révolutions et des déconvenues qui la font revenir tout bonnement au point d’où elle était partie, après avoir payé chèrement sa promenade. Il leur est facile, à eux qui ne tentent rien et nous laissent faire les expériences à nos dépens, de rire quand nous faisons un faux pas sur ce terrain inconnu. Mais qu’ils essaient aussi quelque chose, et nous verrons… L’Angleterre, par exemple, se repose obstinément sur les plus flagrantes contradictions. Son système religieux est de tous le plus absurde, et elle s’y rattache avec frénésie. Elle refuse de voir. Son repos et sa prospérité font sa honte et arguent sa nullité.
Telle est donc la situation de l’esprit humain. Un immense problème est là devant lui ; la solution est urgente, il la faut à l’heure même ; et la solution est impossible, elle ne sera peut-être mûre que dans un siècle. Alors viennent les empiriques avec leur triste naïveté ; chacun d’eux a trouvé du premier coup ce qui embarrasse si fort les sages, chacun d’eux promet de pacifier toute chose, ne mettant qu’une condition au salut de la société, c’est qu’on les laisse faire. Les sages, qui savent combien le problème est difficile, haussent les épaules. Mais le peuple n’a pas le sentiment de la difficulté des problèmes, et la raison en est évidente : il se les figure d’une manière trop simple et il ne tient pas compte de tous les éléments.
Chercher l’équilibre stable et le repos à une pareille époque, c’est chercher l’impossible ; on est fatalement dans le provisoire et l’instable. Le calme n’est qu’un armistice, un point d’arrêt pour prendre haleine. L’humanité, quand elle est fatiguée, consent à surseoir ; mais surseoir n’est pas se reposer. Il est impossible à la société de trouver le calme dans un état où elle souffre d’une plaie réelle, comme celle qu’elle porte de nos jours. La conscience seule du mal empêche le repos. On ne fait que sommeiller entre deux accès. À une telle époque nul n’a raison, si ce n’est le critique qui ne prononce pas. Car le siècle est sous le coup d’un problème à la fois inévitable et insoluble. À ces époques, l’embarras et l’indécision sont le vrai ; celui qui n’est pas embarrassé est un petit esprit ou un charlatan. La vie de l’humanité, comme la vie de l’individu, pose sur des contradictions nécessaires. La vie n’est qu’une transition, un intolérable longtemps continué. Il n’y a pas de moment où l’on puisse dire qu’on repose sur le stable ; on espère y arriver, et ainsi l’on va toujours.
Il ne faut donc pas s’étonner de ces antinomies insolubles. Il n’y a que les esprits étroits qui puissent se faire à chaque moment un système net, arrondi et s’imaginer qu’avec une Constitution a priori on pourra combler ce vide infini 170. L’homme de parti a besoin de croire qu’il a absolument raison, qu’il combat pour la sainte cause, que ceux qu’il a en face de lui sont des scélérats et des pervers. L’homme de parti veut imposer ses colères à l’avenir, sans songer que l’avenir n’a de colère contre personne, que Spartacus et Jean de Leyde ne sont pour nous qu’intéressants. Chose étrange ! on est impartial et critique pour les fanatismes du passé, et on est soi-même fanatique. On se barricade dans son parti pour ne pas voir les raisons du parti contraire. Le sage n’a de colère contre personne, car il sait que la nature humaine ne se passionne que pour la vérité incomplète. Il sait que tous les partis ont à la fois tort et raison. Les conservateurs ont tort ; car l’état qu’ils défendent comme bon, et qu’ils ont raison de défendre, est mauvais et intolérable. Les révolutionnaires ont tort ; car, s’ils voient le mal, ils n’ont pas plus que les autres l’idée organisatrice. Or il est absurde de détruire, quand on n’a rien à mettre en place. La révolution sera légitime et sainte, quand l’idée régénératrice, c’est-à-dire la religion nouvelle, ayant été découverte, il ne s’agira plus que de renverser l’état vieilli pour lui faire sa place légitime ; ou plutôt alors la révolution n’aura pas besoin d’être faite ; elle se fera d’elle-même. Toute constitution serait par elle immédiatement abrogée ; car elle serait souveraine absolue. Il en fut ainsi en 89. La révolution était mûre alors ; elle était déjà faite dans les mœurs : tout le monde voyait une flagrante contradiction entre les idées nouvelles, créées par le xviiie siècle, et les institutions existantes. Il en fut de même en 1830 : la révolution libérale avait précédé, les principes étaient acceptés d’avance. En fut-il ainsi en 1848 ? L’avenir le dira ; toujours est-il remarquable que les plus embarrassés au lendemain de la victoire ont été les vainqueurs. La Révolution de 1848 n’est rien en tant que révolution politique ; comparez les hommes et la politique d’aujourd’hui aux hommes et à la politique d’avant février, vous trouverez la plus parfaite identité. Elle ne signifie qu’en tant que révolution sociale. Or, comme telle, elle était certainement prématurée, puisqu’elle a avorté. Les révolutions doivent se faire pour des principes acquis, et non pour des tendances qui ne sont point encore arrivées à se formuler d’une manière pratique.
Là est donc le secret de notre situation. L’état actuel étant défectueux et senti défectueux, quiconque se propose comme pouvant y apporter le remède est le bienvenu. Le lendemain d’une révolution se pose le germe d’une autre révolution. De là la faveur assurée à tout parti qui n’a pas encore fait ses preuves. Mais, aussitôt qu’il a triomphé, il est aussi embarrassé que les autres ; car il n’en sait pas davantage. De là l’impopularité nécessaire de tout pouvoir et la position fatale faite à tout gouvernement. Car on exige de lui sur l’heure ce qu’il ne peut donner, et ce que personne ne possède, la solution du problème du moment. Tout gouvernement devient ainsi, par la force des choses, un point de mire exposé à tous les coups et est fatale-ment condamné à ne pouvoir remplir sa tâche. C’est une tactique déloyale de rappeler aux gouvernants ce qu’ils ont dit et promis durant leur période d’opposition, et de les mettre en contradiction avec eux-mêmes ; car cette contradiction est nécessaire, et ceux qui déclarent si fermement qu’ils feraient autrement s’ils étaient au pouvoir mentent ou se trompent. S’ils étaient au pouvoir, ils subiraient les mêmes nécessités et feraient de même. Depuis soixante ans, il n’y a pas eu un chef de l’État qui ne soit mort sur l’échafaud ou dans l’exil, et cela était nécessaire. Tout autre aura le même sort, si une loi périodique, qui lui serait au fond plus favorable qu’on ne pense, ne vient à temps le délivrer du pouvoir. Comment voulez-vous qu’on ne succombe pas sous une tâche impossible ? Au fond, cela fait honneur à la France ; cela prouve qu’elle s’est fait une haute idée du parfait. C’est notre gloire d’être difficiles et mécontents. La médiocrité est facilement satisfaite ; les grandes âmes sont toujours inquiètes, agitées, car elles aspirent sans cesse au meilleur. L’infini seul pourrait les rassasier.
L’humanité est ainsi dans la position d’un malade qui souffre dans toutes les positions et pourtant se laisse toujours leurrer par l’espérance qu’il sera mieux en changeant de côté. Les révolutions sont les ébranlements de cet éternel Encelade se retournant sur lui-même quand l’Etna pèse trop fort. Il est superficiel d’envisager l’histoire comme composée de périodes de stabilité et de périodes de transition. C’est la transition qui est l’état habituel. Sans doute l’humanité demeure plus ou moins longtemps sur certaines idées ; mais c’est comme l’oiseau de paradis de la légende, qui couve en volant. Tout est but, tout est moyen. Dans la vie humaine, l’âge mûr n’est pas le but de la jeunesse, la vieillesse n’est pas le but de l’âge mûr. Le but, c’est la vie entière prise dans son unité.
Il y a une illusion d’optique à laquelle nous autres, nés de 1815 à 1830, nous sommes sujets. Nous n’avons pas vu de grandes choses ; alors nous nous reportons pour tout à la Révolution : c’est là notre horizon, la colline de notre enfance, notre bout du monde ; or il se trouve que cet horizon est une montagne ; nous mesurons tout sur cette mesure. Ceci est trompeur et ne peut pas fournir d’induction pour l’avenir. Car, depuis l’invasion qui fait la limite de l’histoire ancienne et de l’histoire moderne, il n’y a pas de fait comme celui-là, et peut-être n’y en aura-t-il pas avant des siècles. Or, sitôt qu’il est question de révolution, s’agirait-il d’un enfantillage, nous nous reportons à cette gigantesque cataracte et jamais aux changements bien plus lents que présente l’histoire antérieure, le XVIe et le XVIIe siècle, par exemple.
Je me garderai de suivre l’économie politique dans ses déductions ; les économistes attribueraient sans doute à mon incompétence les défiances que ces déductions m’inspirent ; mais je suis compétent en morale et en philosophie de l’humanité. Je ne m’occupe pas des moyens ; je dis ce qui doit être et par conséquent ce qui sera. Eh bien ! J’ai la certitude que l’humanité arrivera avant un siècle à réaliser ce à quoi elle tend actuellement, sauf, bien entendu, à obéir alors à de nouveaux besoins. Alors on sera critique pour tous les partis, et pour ceux qui résistèrent, et pour ceux qui s’imaginèrent reconstruire la société comme on bâtit un château de cartes. Chacun aura son rôle, et nous, les critiques, comme les autres. Ce qu’il y a de sûr, c’est que personne n’aura absolument raison ni absolument tort. Barbès lui-même, le révolutionnaire irrationnel, aura ce jour-là sa légitimité ; on se l’expliquera et on s’y intéressera.
L’erreur commune des socialistes et de leurs adversaires est de supposer que la question de l’humanité est une question de bien-être et de jouissance. Si cela était, Fourier et Cabet auraient parfaitement raison. Il est horrible qu’un homme soit sacrifié à la jouissance d’un autre. L’inégalité n’est concevable et juste qu’au point de vue de la société morale. S’il ne s’agissait que de jouir, mieux vaudrait pour tous le brouet noir que pour les uns les délices, pour les autres la faim. En vérité, serait-ce la peine de sacrifier sa vie et son bon-heur au bien de la société, si tout se bornait à procurer de fades jouissances à quelques niais et insipides satisfaits, qui se sont mis eux-mêmes au ban de l’humanité, pour vivre plus à leur aise ? Je le répète, si le but de la vie n’était que de jouir, il ne faudrait pas trouver mauvais que chacun réclamât sa part, et, à ce point de vue, toute jouissance qu’on se procurerait aux dépens des autres serait bien réellement une injustice et un vol. Les folies communistes sont donc la conséquence du honteux hédonisme des dernières années. Quand les socialistes disent : le but de la société est le bonheur de tous ; quand leurs adversaires disent : le but de la société est le bonheur de quelques-uns, tous se trompent ; mais les premiers moins que les seconds. Il faut dire : le but de la société est la plus grande perfection possible de tous, et le bien-être matériel n’a de valeur qu’en tant qu’il est dans une certaine mesure la condition indispensable de la perfection intellectuelle. L’État n’est ni une institution de police, comme le voulait Smith, ni un bureau de bienfaisance ou un hôpital, comme le voudraient les socialistes. C’est une machine de progrès. Tout sacrifice de l’individu qui n’est pas une injustice, c’est-à-dire la spoliation d’un droit naturel, est permis pour atteindre cette fin ; car dans ce cas le sacrifice n’est pas fait à la jouissance d’un autre, il est fait à la société tout entière. C’est l’idée du sacrifice antique, l’homme pour la nation : expedit unum hominem mori pro populo.
L’inégalité est légitime toutes les fois que l’inégalité est nécessaire au bien de l’humanité. Une société a droit à ce qui est nécessaire à son existence, quelque apparente injustice qui en résulte pour l’individu.
Le principe : il n’y a que des individus, est vrai comme fait physique, mais non comme proposition téléologique. Dans le plan des choses, l’individu disparaît ; la grande forme esquissée par les individus est seule considérable. Les socialistes ne sont réellement pas conséquents, quand ils prêchent l’égalité. Car l’égalité ressort surtout de la considération de l’individu, et l’inégalité ne se conçoit qu’au point de vue de la société. La possibilité et les besoins de la société, les intérêts de la civilisation priment tout le reste. Ainsi, la liberté individuelle, l’émulation, la concurrence étant la condition de toute civilisation, mieux vaut l’iniquité actuelle que les travaux forcés du socialisme. Ainsi, la culture savante et lettrée étant absolument indispensable dans le sein de l’humanité, lors même qu’elle ne pourrait être le partage que d’un très petit nombre, ce privilège flagrant serait excusé par la nécessité. Il n’y a pas en effet de tradition pour le bonheur, et il y a tradition pour la science. Je vais jusqu’à dire que, si jamais l’esclavage a pu être nécessaire à l’existence de la société, l’esclavage a été légitime : car alors les esclaves ont été esclaves de l’humanité 171, esclaves de l’œuvre divine, ce qui ne répugne pas plus que l’existence de tant d’êtres attachés fatalement au joug d’une idée qui leur est supérieure et qu’ils ne comprennent pas 172. S’il venait un jour où l’humanité eût de nouveau besoin d’être gouvernée à la vieille manière, de subir un code à la Lycurgue, cela serait de droit 173. Réciproquement, il se peut qu’un jour le droit international s’étende à ce point que chaque nation soit sensible comme un membre à tout ce qui se fera chez les autres. Avec une moralité plus parfaite, des droits qui sont maintenant faux et dangereux seront incontestés ; car la condition de ces droits sera posée, et elle ne l’est pas encore 174. Cela se conçoit du moment que l’on attribue à l’humanité une fin objective (c’est-à-dire indépendante du bien-être des individus), la réalisation du parfait, la grande déification. La subordination des animaux à l’homme, celle des sexes entre eux ne choque personne, parce qu’elle est l’œuvre de la nature et de l’organisation fatale des choses. Au fond, la hiérarchie des hommes selon leur degré de perfection n’est pas plus choquante. Ce qui est horrible c’est que l’individu, de son droit propre et pour sa jouissance personnelle, enchaîne son semblable pour jouir de son travail. L’inégalité est révoltante, quand on considère uniquement l’avantage personnel et égoïste que le supérieur tire de l’inférieur ; elle est naturelle et juste, si on la considère comme la loi fatale de la société, la condition au moins transitoire de sa perfection.
Ceux qui envisagent les droits, aussi bien que le reste, comme étant toujours les mêmes d’une manière absolue, ont des anathèmes contre les faits les plus nécessaires de l’histoire. Mais cette manière de voir a vieilli ; l’esprit humain a passé de l’absolu à l’historique ; il envisage désormais toute chose sous la catégorie du devenir. Les droits se font comme toute chose ; ils se font, non pas par des lois positives, bien entendu, mais par l’exaltation successive de l’humanité, laquelle se manifeste en la conquête qu’elle fait de ces droits. Le fait ne constitue pas le droit, mais manifeste le droit. Tous les droits doivent être conquis, et ceux qui ne peuvent pas les conquérir prouvent qu’ils ne sont pas mûrs pour ces droits, que ces droits n’existent pas pour eux, si ce n’est en puissance. L’affranchissement des noirs n’a été ni conquis ni mérité par les noirs, mais par les progrès de la civilisation de leurs maîtres. Ce n’est pas parce qu’on a prouvé à une nation qu’elle a droit à son indépendance qu’elle se lève : le jeune lion se lève pour la chasse, quand il se sent assez fort, sans qu’on le lui dise. La volonté de l’humanité ne fait pas le droit, comme le voulait Jurieu ; mais elle est, dans sa tendance générale et ses grands résultats, l’indice du droit. Les défenseurs du droit absolu, comme les juristes, et du fait aveugle, comme Calliclès, ont tort les uns et les autres. Le fait est le critérium du droit. La Révolution française n’est pas légitime parce qu’elle s’est accomplie : mais elle s’est accomplie parce qu’elle était légitime. Le droit, c’est le progrès de l’humanité : il n’y a pas de droit contre ce progrès ; et réciproquement, le progrès suffit pour tout légitimer. Tout ce qui sert à avancer Dieu est permis.
Nous autres, Français, qui avons l’esprit absolu et exclusif, nous tombons ici en d’étranges illusions et nous faisons fort souvent ce raisonnement, qui sent encore sa scolastique : « Tel système d’institution serait intolérable chez nous, au point où nous en sommes : donc il doit l’être partout, et il a dû l’être toujours. » Les simples portent cela jusqu’à des naïvetés adorables. Ne voulaient-ils pas, il y a quelques mois, rendre toute l’Europe républicaine malgré elle ? Nous voulons établir partout le gouvernement qui nous convient et auquel nous avons droit. Nous croirions faire une merveille en établissant le régime constitutionnel parmi les sauvages de l’Océanie, et bientôt nous enverrons des notes diplomatiques au Grand Turc, pour l’engager à convoquer son parlement. Nous raisonnons de la même manière relativement à l’émancipation des noirs. Certes, s’il y a une réforme urgente et mûre, c’est celle-là. Mais nous en concluons qu’il faut sans transition appliquer aux noirs le régime de liberté individuelle qui nous convient à nous autres civilisés, sans songer qu’il faut avant tout faire l’éducation de ces malheureux et que ce régime n’est pas bon pour cela. Le meilleur système que l’on puisse suivre pour faire l’éducation des races sauvages, c’est celui que la Providence a suivi dans l’éducation de l’humanité ; car ce n’est pas au hasard apparemment qu’elle l’a choisi. Or voyez par combien d’étapes les peuples ont passé. Il est certain que la civilisation ne s’improvise pas, qu’elle exige une longue discipline et que c’est rendre un mauvais service aux races incultes que de les émanciper du premier coup. J’imagine qu’il faudrait leur faire traverser un état analogue aux théocraties anciennes. L’esclavage n’élève pas le noir, ni la liberté non plus. Libre, il dormira tout le jour, ou il ira comme l’enfant courir les bois. Il y a dans l’abolitionnisme à outrance une profonde ignorance de la psychologie de l’humanité. J’imagine, du reste, que l’étude scientifique et expérimentale de l’éducation des races sauvages deviendra un des plus beaux problèmes proposés à l’esprit européen, lorsque l’attention de l’Europe pourra un instant se détourner d’elle-même.
L’histoire de l’humanité n’est pas seulement l’histoire de son affranchissement, c’est surtout l’histoire de son éducation. Que serait l’humanité si elle n’avait traversé les théocraties anciennes et les sévères législations à la Lycurgue ? Le fouet a été nécessaire dans l’éducation de l’humanité. Nous n’envisageons plus ces formes que comme des obstacles, que l’humanité a dû briser. Elle a dû les briser sans doute, mais après en avoir fait son profit. Et n’était-ce pas elle après tout qui se les était créés ? L’effort que l’on a fait pour les détruire aveugle sur leur utilité antérieure. Les histoires révolutionnaires ont le tort de présenter la destruction des formes anciennes comme le grand résultat du progrès de l’humanité. Détruire n’est pas un but. L’humanité a vécu dans les formes anciennes jusqu’à ce qu’elles soient devenues trop étroites ; alors elle les a fait éclater ; mais croyez-vous que ce fût par colère contre ces formes ? Croyez-vous que quand l’oiseau brise son œuf son but soit de le briser ? Non ; son but est de passer à une vie nouvelle. Tout au plus, si l’œuf résistait, pourrait-il y déployer un peu de colère. De même, les formes de l’humanité s’étant durcies et comme pétrifiées, il a fallu un grand effort pour les rompre ; l’humanité a dû recueillir ses forces et se proposer la destruction pour elle-même. Il est dans la loi des choses que les formes de l’humanité acquièrent une certaine solidité, que toute pensée aspire à se stéréotyper et à se poser comme éternelle 175. Cela devient par la suite un obstacle, quand il faut briser ; mais dites donc aussi qu’on ne devrait bâtir que des chaumières de boue ou des tentes susceptibles d’être enlevées en une heure et qui ne laissent pas de ruines, parce qu’en bâtissant des palais on aura beaucoup de peine quand il faudra les démolir.
Hélas ! nous ne sommes que trop portés à cet établissement éphémère. L’humanité est, de nos jours, campée sous la tente. Nous avons perdu le long espoir et les vastes pensées. L’idée de démolition nous préoccupe et nous aveugle. Le christianisme, par exemple, n’est plus aujourd’hui qu’un barrage, une pyramide en travers du chemin, une montagne de pierres qui entrave les constructions nouvelles. A-t-on mal fait pour cela de bâtir la pyramide ? Le moule, en acquérant de la dureté, devient une prison. N’importe ; car il est essentiel que, pour bien imprimer ses formes, il soit dur. Il ne devient prison que du moment où l’objet moulé aspire à sortir. Alors luttes et malédictions, car on ne le voit plus que comme obstacle. Toujours la vue fatalement partielle et rendue telle par le but pratique qu’on se propose. Celui qui détruit ne peut être juste pour ce qu’il détruit ; car il ne l’envisage que comme une borne, une sottise, une absurdité Mais songez donc que c’est l’humanité qui l’a fait. Prenez l’institution la plus odieuse, l’Inquisition. L’Espagne l’a faite, l’a soufferte et, apparemment, s’en serait débarrassée si elle l’avait voulu. Ah ! si nous nous mettions au point de vue espagnol, nous la comprendrions sans doute. Le spéculatif seul peut être critique ; les libéraux ne le sont pas ; ils sont superficiels. L’humanité a tout fait. On ne déclame que parce que l’on se figure la chaîne comme imposée par une force étrangère à l’humanité. Or, l’humanité seule s’est donnée des chaînes.
Il y a dans l’humanité des éléments qui semblent uniquement destinés à arrêter ou modérer sa marche. Il ne faut pas les juger pour cela inutiles. La réaction a sa place dans le plan providentiel ; elle travaille sans le savoir au bien de l’ensemble. Il y a des pentes où le rôle de la traction se borne à retenir. Ceux qui veulent arrêter un mouvement lui rendent un double service : ils l’accélèrent et ils le règlent. Le but de l’humanité est d’approfondir successivement tous les modes de vie, de les couver, de les digérer, pour ainsi dire, pour s’assimiler ce qu’ils contiennent de vrai et rejeter le mauvais ou l’inutile. Il est donc essentiel qu’elle les garde quelque temps, pour opérer à loisir cette analyse ; autrement la digestion trop hâtée n’aboutirait qu’à l’affaiblir ; l’assimilation d’une foule d’éléments vraiment nutritifs serait empêchée. Si les hommes qui jouent ce rôle étaient désintéressés, c’est-à-dire s’ils ne se proposaient que le plus grand progrès de l’huma-nité, ce seraient des héros ; car c’est un vilain rôle que celui de réagisseur, et peu apprécié. L’essentiel pour l’humanité est de bien faire ce qu’elle fait, de telle sorte qu’il n’y ait plus à y revenir. Ce n’est pas en courant çà et là, en engouffrant et rejetant toutes les idées avec une effrayante voracité, sans les mastiquer ni les digérer, qu’une œuvre aussi sérieuse s’accomplira.
Je le répète, si l’on n’envisageait dans la civilisation que le bien personnel qui en résulte pour les civilisés, peut-être faudrait-il hésiter à sacrifier pour le bien de la civilisation une portion de l’humanité à l’autre. Mais il s’agit de réaliser une forme plus ou moins belle de l’humanité ; pour cela, le sacrifice des individus est permis. Combien de générations il a fallu sacrifier pour élever les gigantesques terrasses de Ninive et de Babylone. Les esprits positifs trouvent cela tout simplement absurde. Sans doute, s’il s’était agi de procurer des jouissances d’orgueil à quelque tyran imbécile. Mais il s’agissait d’esquisser en pierre un des états de l’humanité. Allez, les générations ensevelies sous ces masses ont plus vécu que si elles avaient végété heureuses sous leur vigne et sous leur figuier 176
J’ai sous les yeux en écrivant ces lignes la grande merveille de la France royale, Versailles. Je repeuple en esprit ces déserts de tout le siècle qui s’est envolé. Le roi au centre ; ici Condé et les princes ; là-bas, dans cette allée, Bossuet et les évêques ; ici au théâtre, Racine, Lulli, Molière et déjà quelques libertins ; sur les balustres de l’Orangerie, Mlle de Sévigné et les grandes dames ; là-bas, dans ces tristes murs de Saint-Cyr, Mme de Maintenon et l’ennui. Voilà une civilisation très critiquable assurément, mais parfaitement une et complète ; c’est une forme de l’humanité, comme telle autre. Ce serait bien dommage après tout qu’elle n’eût pas été représentée. Eh bien, elle ne pouvait l’être qu’au prix de terribles sacrifices. L’abrutissement du peuple, l’arbitraire et le caprice, les intrigues de cour et les lettres de cachet, la Bastille, la potence et les Grands Jours sont des pièces essentielles de cet édifice, de sorte que, si vous récusez les abus, récusez aussi l’édifice ; car ils entrent comme parties intégrantes dans sa construction. Je préférerais pour ma part le siècle de Louis XIV, bien qu’il soit très antipathique à mon goût individuel et que je regarde comme assez niais l’engouement dont on s’était pris pour ce temps dans les dernières années de l’Ancien Régime ; je le préférerais, dis-je, à un état parfaitement régulier, où tous les intérêts seraient assurés, toutes les libertés respectées, où chacun vivrait à son aise, ne créant rien, ne fondant rien, ne produisant rien. Car le but de l’humanité n’est pas que les individus vivent à l’aise, mais que les formes belles et caractérisées soient représentées et que la perfection se fasse chair.
Au point de vue de l’individu, la liberté, l’égalité absolues semblent de droit naturel. Au point de vue de l’espèce, le gouvernement et l’inégalité se comprennent. Mieux vaut quelque brillante personnification de l’humanité, le roi, la cour, qu’une médiocrité générale. Il faut que la noble vie se mène par quelques-uns, puisqu’elle ne peut se mener par tous. Ce privilège serait odieux, si l’on n’envisageait que la jouissance de l’individu privilégié ; il cesse de l’être si l’on y voit la réalisation d’une forme humanitaire. Notre petit système de gouvernement bourgeois, aspirant par-dessus tout à garantir les droits et à procurer le bien-être de chacun, est conçu au point de vue de l’individu et n’a pu rien produire de grand. Louis XIV eût-il bâti Versailles s’il eût eu des députés grincheux pour lui rogner ses budgets ? L’avènement du peuple pourra seul faire revivre ces hautes aspirations du vieux monde aristocratique. Il vaudrait mieux sans doute que tous fussent grands et nobles. Mais, tandis que cela sera impossible, il est important que la tradition de la belle vie humaine se maintienne dans l’élite. Les petits seraient-ils plus grands, parce que les grands seraient de leur taille ? L’égalité ne sera de droit que quand tous pourront être parfaits dans leur mesure. Je dis dans leur mesure ; car l’égalité absolue est aussi impossible dans l’humanité que le serait l’égalité absolue des espèces dans le règne animal. L’humanité, en effet, n’existerait pas comme unité, si elle était formée d’unités parfaitement égales et sans rapport de subordination entre elles. L’unité n’existe qu’à condition que des fonctions diverses concourent à une même fin ; elle suppose la hiérarchie des parties. Mais chaque partie est parfaite quand elle est tout ce qu’elle peut être et qu’elle fait excellemment tout ce qu’elle doit faire. Chaque individu ne sera jamais parfait ; mais l’humanité sera parfaite et tous participeront à sa perfection.
Rien n’est explicable dans le monde moral au point de vue de l’individu. Tout est confusion, chaos, iniquité révoltante, si on n’envisage la résultante transcendantale où tout s’harmonise et se justifie 177. La nature nous montre sur une immense échelle le sacrifice de l’espèce inférieure à la réalisation d’un plan supérieur. Il en est de même dans l’humanité. Peut-être même faudrait-il dépasser encore cet horizon trop étroit et ne chercher la justice, la grande paix, la solution définitive, la complète harmonie que dans un plus vaste ensemble, auquel l’humanité elle-même serait subordonnée, dans ce [en grec] mystérieux, qui sera encore quand l’humanité aura disparu.