(1856) Cours familier de littérature. I « IVe entretien. [Philosophie et littérature de l’Inde primitive (suite)]. I » pp. 241-320
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(1856) Cours familier de littérature. I « IVe entretien. [Philosophie et littérature de l’Inde primitive (suite)]. I » pp. 241-320

IVe entretien.
[Philosophie et littérature de l’Inde primitive (suite)]

I

Nous vous avons esquissé une première idée de la philosophie sacrée de l’Inde. Entrons dans la poésie ; c’est encore sa philosophie.

Mais, avant de vous donner quelques fragments de ces immenses poèmes épiques de l’Inde primitive récemment découverts, un mot sur ce qu’on entend par la poésie.

J’ai souvent entendu demander : Qu’est-ce que la poésie ? Autant vaudrait dire, selon moi : Qu’est-ce que la nature ? Qu’est-ce que l’homme ?

On ne définit rien, et cette impuissance à rien définir est précisément la suprême beauté de toute chose indéfinissable.

Laissons donc le grammairien ou le théoricien définir, s’il le peut, la poésie ; quant à nous, disons simplement le vrai mot : mystère du langage.

La poésie, comme nous la concevons, n’est en effet rien de ce qu’ils disent ; elle n’est ni le rythme, ni la rime, ni le chant, ni l’image, ni la couleur, ni la figure ou la métaphore dans le style ; elle n’est même pas le vers ; elle est tout cela dans la forme, bien qu’elle soit aussi tout entière sans forme ; mais elle est autre chose encore que tout cela : elle est la poésie.

II

Il y a dans toutes les choses humaines, matérielles ou intellectuelles, une partie usuelle, vulgaire, triviale, quoique nécessaire, qui correspond plus spécialement à la nature terrestre, quotidienne, et en quelque sorte domestique, de notre existence ici-bas. Il y a aussi dans toutes les choses humaines, matérielles ou intellectuelles, une partie éthérée, insaisissable, transcendante, et pour ainsi dire atmosphérique, qui semble correspondre plus spécialement à la nature divine de notre être.

L’homme, par un instinct occulte, mais universel, semble avoir senti, dès le commencement des temps, le besoin d’exprimer dans un langage différent ces choses différentes. Placé lui-même, pour les sentir et les exprimer, sur les limites de ces deux natures humaines et divines qui se touchent et se confondent en lui, l’homme n’a pas eu longtemps le même langage pour exprimer l’humain et le divin des choses. La prose et la poésie se sont partagé sa langue, comme elles se partagent la création. L’homme a parlé des choses humaines ; il a chanté les choses divines. La prose a eu la terre et tout ce qui s’y rapporte ; la poésie a eu le ciel et tout ce qui dépasse, dans l’impression des choses terrestres, l’humanité. En un mot, la prose a été le langage de la raison, la poésie a été le langage de l’enthousiasme ou de l’homme élevé par la sensation, la passion, la pensée, à sa plus haute puissance de sentir et d’exprimer. La poésie est la divinité du langage.

III

Voulez-vous une preuve de cette distinction puisée dans le fait et non dans la théorie ? Observez, depuis l’origine des littératures, ce qui a été le partage de la prose, ce qui a été le domaine de la poésie.

Dans toutes les langues, l’homme a parlé et écrit en prose des choses nécessaires à la vie physique ou sociale : domesticité, agriculture, politique, éloquence, histoire, sciences naturelles, économie publique, correspondance épistolaire, conversation, mémoires, polémique, voyages, théories philosophiques, affaires publiques, affaires privées, tout ce qui est purement du domaine de la raison ou de l’utilité a été dévolu sans délibération à la prose.

Dans toutes les langues, au contraire, l’homme a chanté généralement en vers la nature, le firmament, les dieux, la piété, l’amour, cette autre piété des sens et de l’âme, les fables, les prodiges, les héros, les faits ou les aventures imaginaires, les odes, les hymnes, les poèmes enfin, c’est-à-dire tout ce qui est d’un degré ou de cent degrés au-dessus de l’exercice purement usuel et rationnel de la pensée.

Le verbe familier s’est fait prose ; le verbe transcendant s’est incarné dans les vers. L’un a discouru, l’autre a chanté.

Pourquoi cette différence dans ces modes divers de l’expression humaine ? Qui est-ce qui a enseigné ou imposé à l’humanité qu’il fallait parler en prose ces choses, et chanter en vers celles-là ? Personne. Le maître de tout, l’instituteur et le législateur des formes et de l’expression humaine n’est autre que l’instinct, cette révélation sourde, mais impérieuse et pour ainsi dire fatale, de la nature dans notre être et dans tous les êtres. Analysons-nous nous-mêmes :

IV

L’homme sensitif et pensant est un instrument sonore de sensations, de sentiments et d’idées. Chaque corde de cet instrument, monté par le Créateur, éprouve une vibration et rend un son proportionné à l’émotion que la nature sensible de l’homme imprime à son cœur ou à son esprit, par la commotion plus ou moins forte qu’il reçoit des choses extérieures ou intérieures.

À l’exception de l’extrême douleur, qui brise les cordes de l’instrument et qui leur arrache un cri inarticulé, cri qui n’est ni prose ni vers, ni chant ni parole, mais un déchirement convulsif du cœur qui éclate, l’homme se sert, pour exprimer son émotion, d’un langage simple, habituel et tempéré comme elle.

Quand l’émotion, au contraire, est extrême, exaltée, infinie ; quand l’imagination de l’homme se tend, et vibre en lui jusqu’à l’enthousiasme ; quand la passion réelle ou imaginaire l’exalte ; quand l’image du beau dans la nature ou dans la pensée le fascine ; quand l’amour, la plus mélodieuse des passions en nous, parce qu’elle est la plus rêveuse, lui fait imaginer, peindre, invoquer, adorer, regretter, pleurer ce qu’il aime ; quand la piété l’enlève à ses sens et lui fait entrevoir, à travers le lointain des cieux, la beauté suprême, l’amour infini, la source et la fin de son âme, Dieu ! et quand la contemplation extatique de l’Être des êtres lui fait oublier le monde des temps pour le monde de l’éternité ; enfin quand, dans ses heures de loisir ici-bas, il se détache, sur l’aile de son imagination, du monde réel pour s’égarer dans le monde idéal, comme un vaisseau qui laisse jouer le vent dans sa voilure et qui dérive insensiblement du rivage sur la grande mer ; quand il se donne l’ineffable et dangereuse volupté des songes aux yeux ouverts, ces berceurs de l’homme éveillé, alors les impressions de l’instrument humain sont si fortes, si profondes, si pieuses, si infinies dans leurs vibrations, si rêveuses, si supérieures à ses impressions ordinaires, que l’homme cherche naturellement pour les exprimer un langage plus pénétrant, plus harmonieux, plus sensible, plus imagé, plus crié, plus chanté que sa langue habituelle, et qu’il invente le vers, ce chant de l’âme, comme la musique invente la mélodie, ce chant de l’oreille ; comme la peinture invente la couleur, ce chant des yeux ; comme la sculpture invente les contours, ce chant des formes ; car chaque art chante pour un de nos sens, quand l’enthousiasme, qui n’est que l’émotion à sa suprême puissance, saisit l’artiste. L’art des arts, la poésie seule, chante pour tous les sens à la fois et pour l’âme, pour l’âme, centre divin et immortel de tous les sens.

Donc, à une impression transcendante un mode transcendant d’exprimer cette impression. Voilà, selon nous, toute l’origine et toute l’explication du vers, cette transcendance de l’expression, ce verbe du beau, non dans la pensée seulement, mais dans le sentiment et dans l’imagination.

V

Mais comment l’homme discernera-t-il, nous dit-on encore, ce qui doit être parlé ou ce qui doit être chanté dans les sensations ou dans les sentiments qui l’émeuvent ?

Nous répondons encore par le même mot : mystère.

L’homme n’a pas besoin de le discerner, il le sent. Ce qui est poésie dans la nature physique ou morale, et ce qui n’est pas poésie, se fait reconnaître à des caractères que l’homme ne saurait définir avec précision, mais qu’il sent au premier regard et à la première impression, si la nature l’a fait poète ou simplement poétique.

Ainsi, prenez pour exemple la nature inanimée, le paysage :

Voilà une plaine immense, cultivée, fertile, couverte d’épis ou de prairies, grenier de l’homme ; mais cette plaine n’est ni sillonnée par un fleuve, ni bordée par des collines, ni penchée vers la mer, et ses horizons monotones se confondent avec le ciel bas et terne qui l’enveloppe. Certes, c’est un spectacle agréable au laboureur et consolant pour l’économiste, qui calcule combien de milliers d’hommes et d’animaux seront nourris après la moisson par le pain ou par l’herbe fauchés sur ces sillons. Mais vous traverseriez pendant des jours et des mois une plaine de cette fécondité et de ce niveau, sans qu’un atome de poésie sortît pour les yeux ou pour l’âme de ce grenier de l’homme.

Où est la poésie dans tout cela ? J’y vois bien la richesse, j’y vois bien l’utile ; mais le beau, mais l’impression, mais le sentiment, mais l’enthousiasme, où sont-ils ? Il n’y a peut-être d’autre poésie à recueillir sur cette immense étendue de choses utiles que la plus inutile de toutes ces choses, le vol soudain et effarouché d’une alouette fouettée du vent, qui s’élève tout à coup de cet océan d’épis jaunes, pour aller chanter on ne sait quel petit hymne de vie dans le ciel, et qui redescend après avoir donné cette joie à l’oreille de ses petits, cachés dans le chaume ; ou bien le cri strident du grillon qui cuit au soleil sur la terre aride ; ou le bruissement sec et métallique des pailles d’épis frôlées par la brise folle les unes contre les autres, et qui interrompent de temps en temps, par un ondoiement de mer, le silence mélancolique de l’étendue.

VI

Or, pourquoi la plaine est-elle prosaïque, et pourquoi l’alouette, le grillon, la brise dans les épis sont-ils poétiques ? Qui pourrait le dire ?

Peut-être parce que l’alouette présente le contraste d’un peu de joie au milieu de cette monotonie de tristesse, et d’un peu d’amour maternel au-dessus de son nid, cette délicieuse réminiscence de nos mères ?

Peut-être parce que le grillon nous rappelle le désert aride de Syrie, où le cri du même insecte anime seul au loin la route silencieuse du chameau sur les sables brûlés de la terre ?

Peut-être parce que ce bruissement et cet ondoiement d’épis mûrs sous la brise folle nous transportent, par l’analogie de leur bruit, sur les vagues ridées de l’Océan, au pied du mât où frissonne ainsi la toile ?

Et pourquoi ces trois petits phénomènes et ces trois petites images sont-elles à nos yeux la seule poésie de ce vaste espace ? Parce que de ces trois phénomènes et de ces trois images il sort pour nous une émotion, et que de cette immense plaine d’épis il ne sort que de la richesse.

Ce n’est donc pas l’utile qui constitue la poésie, c’est le beau. L’épi est utile, mais l’alouette vit, le grillon chante, la brise pleure, le cœur sympathise, la mémoire se souvient, l’image surgit, l’émotion naît ; avec l’émotion naît la poésie dans l’âme. Vous pouvez chanter l’alouette, le grillon, la brise dans le chaume ; je vous défie de chanter le champ de blé, la meule de gerbes, le sac de froment : cela se compte, cela ne se chante pas. L’instrument humain n’a point d’écho pour le chiffre.

VII

Mais vous approchez des Alpes ; les neiges violettes de leurs cimes dentelées se découpent le soir sur le firmament, profond comme une mer ; l’étoile s’y laisse entrevoir au crépuscule comme une voile émergeant sur l’océan de l’espace infini ; les grandes ombres glissent de pente en pente sur les flancs des rochers noircis de sapins ; des chaumières, isolées et suspendues à des promontoires comme des nids d’aigles, fument du foyer de famille du soir, et leur fumée bleue se fond en spirales légères dans l’éther ; le lac limpide, dont l’ombre ternit déjà la moitié, réfléchit dans l’autre moitié les neiges renversées et le soleil couchant dans son miroir ; quelques voiles glissent sur sa surface, les barques sont chargées de branchages coupés de châtaigniers, dont les feuilles trempent pour la dernière fois dans l’onde ; on n’entend que les coups cadencés des rames qui rapprochent le batelier du petit cap où la femme et les enfants du pêcheur l’attendent au seuil de sa maison ; ses filets y sèchent sur la grève ; un air de flûte, un mugissement de génisse dans les prés, interrompent par moments le silence de la vallée ; le crépuscule s’éteint, la barque touche au rivage, les feux brillent çà et là à travers les vitraux des chaumières ; on n’entend plus que le clapotement alternatif des flots endormis du lac, et de temps en temps le retentissement sourd d’une avalanche de neige dont la fumée blanche rejaillit au-dessus des sapins ; des milliers d’étoiles, maintenant visibles, flottent comme des fleurs aquatiques de nénuphars bleus sur les lames ; le firmament semble ouvrir tous ses yeux pour admirer ce bassin de montagnes ; l’âme quitte la terre, elle se sent à la hauteur et à la proportion de l’infini ; elle ose s’approcher de son Créateur, presque visible dans cette transparence du firmament nocturne ; elle pense à ceux qu’elle a connus, aimés, perdus ici-bas, et qu’elle espère, avec la certitude de l’amour, rejoindre bientôt dans la vallée éternelle : elle s’émeut, elle s’attriste, elle se console, elle se réjouit ; elle croit parce qu’elle voit ; elle prie, elle adore, elle se fond comme la fumée bleue des chalets, comme la poussière de la cascade, comme le bruissement du sable sous le flot, comme la lueur de ces étoiles dans l’éther ; elle participe à la divinité du spectacle.

Voilà la poésie du paysage ! Je vous défie de parler, en face de ces merveilles, le langage vulgaire. Chantez alors, car vous êtes ému autant que les fibres de l’instrument peuvent être émues sans briser les cordes. La poésie est née en vous, elle vous inonde, elle vous submerge, elle vous étouffe ; l’hymne ou l’extase naissent sur vos lèvres, le silence ou le vers sont seuls à la mesure de vos émotions !

Voilà une des poésies de la terre ! Nous ne finirions pas, si nous les énumérions en parcourant les scènes diurnes ou nocturnes de notre séjour terrestre. Tout ce qui a son émotion a sa poésie. Tout ce qui a sa poésie demande à être exprimé dans une langue supérieure à la langue usuelle, expression des choses ordinaires.

VIII

Mais la mer ? La mer, soit que nous voguions sur ses lames, soit que nous contemplions sa surface du haut des falaises, a mille fois plus de poésie que la terre et les montagnes. Pourquoi ? nous dit-on souvent. Nous répondons en deux mots : Parce qu’elle a plus d’émotion pour nos yeux, pour notre pensée, pour notre âme. Un livre entier ne suffirait pas à les énumérer et à les définir toutes. Disons les principales.

D’abord, la mer est l’élément mobile ; sa mobilité semble lui donner avec le mouvement la vie, la passion, la colère, l’apaisement d’une âme tantôt calme, tantôt agitée. Ce mouvement et cette instabilité produisent en nous une première impression de plaisir ou de terreur. — Émotion !

Ensuite, la mer est transparente ; elle ressemble au firmament ou à l’éther, qui répercutent la lumière de l’astre du jour ou des étoiles de la nuit ; elle se transfigure sans fin comme le caméléon par ses couleurs changeantes, roulant tantôt la lumière, tantôt la nuit dans ses vagues. — Émotion !

Elle est immense, et elle imprime par son étendue sans limite une idée de grandeur démesurée qui fait penser à l’infini. — Émotion !

Ses vagues, quand elles lèchent sans bruit la grève de sable humide, rappellent la respiration douce du sommeil d’un enfant sur le sein de sa mère. — Émotion !

Quand elle écume, au lever d’un jour d’été, sous la brise folle, et que le goëland, renversé comme un oiseau blessé, trempe une de ses ailes dans la poussière de cette écume, la mer rappelle les bouillonnements harmonieux de l’onde qui commence à frissonner sur le feu. — Émotion !

Quand elle s’accumule en montagnes humides sous le vent lourd d’automne, et qu’elle s’écroule avec des contrecoups retentissants sur le sol creux des caps avancés, elle rappelle les mugissements de la foudre dans les nuages et les tremblements de la terre qui déracinent les cités. — Émotion !

Si un navire en perdition apparaît et disparaît tour à tour sur la cime ou dans la profondeur de ses lames, on pense aux périls des hommes embarqués sur ce bâtiment, on voit d’avance les cadavres que le flot roulera le lendemain sur la grève, et que les femmes et les mères des naufragés viendront découvrir sous les algues, tremblant de reconnaître un époux, un père ou un fils. — Émotion !

Si une voile dérive par un jour serein du port, on pense aux rivages lointains et inconnus où cette voile ira aborder, après avoir traversé pendant des jours sans nombre ce désert des lames ; ces terres étrangères se lèvent dans l’imagination avec les mystères de climat, de nature, de végétation, d’hommes sauvages ou civilisés qui les habitent ; on s’y figure une autre terre, d’autres soleils, d’autres hommes, d’autres destinées. — Émotion !

Si une flotte dont on attend le retour montre, au coucher du soleil, les étages successifs de ses voiles surgissant une à une, comme un troupeau de moutons qui monte une colline au-dessus de la courbe de l’horizon, on songe aux canons qui ont grondé dans ses bordées, aux vaisseaux qui ont sombré sous les boulets des ennemis, aux morts et aux blessés qui ont jonché ses ponts sous la mitraille ; toutes les images de la guerre, de la mort pour la patrie, de la gloire et du deuil, assiègent la pensée. — Émotion !

Si la mer est peuplée de barques de pêcheurs comme un village flottant, on songe à la joie des chaumières qui attendent le soir le fruit du travail du jour, on voit sur la côte s’allumer une à une les lampes des phares, étoiles terrestres des matelots. — Émotion !

Si la mer est vide, on songe à l’espace qu’aucun compas ne circonscrit, domaine incommensurable du vent qui laboure ses vagues pour on ne sait quelle moisson de vie ou de mort. — Émotion !

Si l’œil cherche à sonder le lit murmurant de ces vagues, on songe à la profondeur des abîmes qu’elles recouvrent, aux monstres qui bondissent, ou rampent, ou nagent dans les mystères de ce monde des eaux. — Émotion !

Enfin, si on calcule par la pensée l’incalculable ondulation de ces vagues succédant aux vagues qui battent depuis le commencement du monde, de leur flux et de leur reflux, les falaises dont les granits pulvérisés sont devenus un sable impalpable à ces frôlements de l’eau, on s’égare dans la supputation des siècles et on a quelque sentiment de l’éternité. — Émotion !

IX

Toutes ces émotions éparses ou réunies forment pour l’homme la poésie de la mer ; elles finissent par donner au contemplateur le vertige de tant d’impressions. Il s’assoit sur le rivage élevé des mers, comme dit Homère, et il demeure seul, immobile et muet, à regarder et à écouter les flots ; et s’il essaye, en présence d’un tel spectacle, de se parler à lui-même, il cherche involontairement une langue qui lui rappelle la grandeur, la profondeur, la mobilité, le sommeil, le réveil, la colère, le mugissement, la cadence de l’élément dont son âme, à force d’émotions montées de l’abîme à ses sens, contracte un moment l’infini. L’homme ne parle plus alors ; il s’exclame, il gémit, il pleure, il s’exalte, il frissonne, il jouit, il tremble, il s’anéantit, il se prosterne, il adore, il prie ; il chante le Te Deum de la grandeur de Dieu et de la petitesse de l’homme, et son chant prend instinctivement la symétrie, la sonorité, la majesté, la chute et la rechute des vagues. Ses vers se façonnent et s’harmonisent sur la succession et sur l’alternation des ondes par le rythme, c’est-à-dire par la mesure musicale des mots. Mais le cœur de l’homme lui-même n’est-il pas un organe rythmé ?….

X

Si nous parcourions ainsi successivement tous les phénomènes du monde visible ou du monde social, nous trouverions partout des éléments sans nombre de poésie cachés aux profanes dans toute la nature, comme le feu dans le caillou. Tout est poétique à qui sait voir et sentir. Ce n’est pas la poésie qui manque à l’œuvre de Dieu, c’est le poète, c’est-à-dire c’est l’interprète, le traducteur de la création.

Mais que serait-ce si nous parcourions la gamme entière de l’âme humaine depuis l’enfance jusqu’à la caducité, depuis l’ignorance jusqu’à la science, depuis l’indifférence jusqu’à la passion, pour y décerner d’un coup d’œil ce qui est du domaine de la poésie de ce qui est du domaine de la prose ? Nous trouverions partout que c’est l’émotion qui est la mesure de la poésie dans l’homme ; que l’amour est plus poétique que l’indifférence ; que la douleur est plus poétique que le bonheur ; que la piété est plus poétique que l’athéisme ; que la vérité est plus poétique que le mensonge ; et qu’enfin la vertu, soit que vous la considériez dans l’homme public qui se dévoue à sa patrie, soit que vous la considériez dans l’homme privé qui se dévoue à sa famille, soit que vous la considériez dans l’humble femme qui se fait servante des hospices du pauvre et qui se dévoue à Dieu dans l’être souffrant, vous trouveriez partout, disons-nous, que la vertu est plus poétique que l’égoïsme ou le vice, parce que la vertu est au fond la plus forte comme la plus divine des émotions.

XI

Voilà pourquoi les vrais poètes chantent la vérité et la vertu, pendant que les poètes inférieurs chantent les sophismes et le vice. Ces poètes du vice sont de mauvais musiciens qui ne connaissent pas leur instrument. Ils touchent la corde fausse et courte, au lieu de la corde vraie et éternelle. Ils se trompent même pour leur gloire. À talent égal, le son que rend l’émotion du bien et du beau est mille fois plus intime et plus sonore que le son tiré des passions légères ou mauvaises de l’homme ; plus il y a de Dieu dans une poésie, plus il y a de poésie, car la poésie suprême c’est Dieu. On a dit : Le grand architecte des mondes ; on pouvait dire : Le grand poète des univers !

XII

Si maintenant on nous interroge sur cette forme de la poésie qu’on appelle le vers, nous répondrons franchement que cette forme du vers, du rythme, de la mesure, de la cadence, de la rime ou de la consonance de certains sons pareils à la fin de la ligne cadencée, nous semble très-indifférente à la poésie, à l’époque avancée et véritablement intellectuelle des peuples modernes.

Nous dirons plus : bien que nous ayons écrit nous-même une partie de notre faible poésie sous cette forme, par imitation et par habitude, nous avouerons que le rythme, la mesure, la cadence, la rime surtout, nous ont toujours paru une puérilité, et presque une dérogation à la dignité de la vraie poésie.

N’est-il pas puéril en effet, n’est-ce pas un peu jeu d’enfant, que cette condition arbitraire et humiliante de la prosodie des peuples consiste à faire marcher l’expression de sa pensée sur des syllabes tour à tour brèves et longues, comme une danseuse de ballets qui fait deux petits pas, puis un grand, sur ses planches ? N’est-il pas puéril que la poésie consiste à couper son sentiment dans toute sa fougue en deux hémistiches d’égale dimension, comme si les vibrations de l’âme étaient parallèles, et que la passion, l’amour, l’adoration, l’enthousiasme dussent être coupés par la césure, comme l’archet du chef d’orchestre coupe l’air en deux pour l’exécutant ? Enfin, comme si la pensée ne pouvait s’élancer de la terre au ciel à moins d’attacher sous le nom de rime à chacun de ses vers deux consonances métalliques, comme la bayadère de l’Inde attache deux grelots à ses pieds pour entrer et pour adorer dans le temple ?

En vérité, quand l’homme est arrivé à l’horizon sérieux de la vie par les années et par la réflexion, il ne peut s’empêcher d’éprouver une certaine honte de lui-même et un certain mépris de ce qu’on appelle si improprement encore les conditions de la poésie. Quoi ! la poésie ou l’émotion par le beau, la poésie, cette essence des choses contenue dans une certaine proportion en toute chose créée par Dieu, la poésie cessera d’être ce qu’elle est, parce que le poète doué de ce sens sublime, l’émotion par le beau, ne consentira pas à ravaler ce sens intellectuel à une puérile symétrie et à une vaine consonance de sonorité ? Il faudrait rougir du nom de poète, le plus beau des noms de l’homme dans la région des âmes.

XIII

Nous concevons le vers, à l’origine des littératures, quand l’intelligence pure était moins dégagée des sens.

L’homme est composé de sens et d’esprit. La sensualité et l’intellectualité de son être devaient s’associer à un certain degré dans son langage poétique. La partie sensuelle ou musicale de ce langage poétique devait peut-être prédominer alors sur la partie intellectuelle et immatérielle de la pensée. Le son pouvait prévaloir sur le sens.

Ce fut l’époque où la sensualité populaire inventa les rythmes, les cadences, les intercadences, les césures, les nombres, les hémistiches, les strophes, les rimes. L’habitude de n’entendre ou de ne lire jamais la poésie que dans ces formes sonores et symétriques fit confondre la poésie avec le vers, la liqueur avec le vase, la matière avec le moule. De là ce préjugé qui nous domine encore ; mais il est à demi vaincu. La poésie arrivée à son âge viril dépouille ces langes de sa puérilité.

XIV

Parmi les grands écrivains poètes, les uns par impuissance, les autres par dédain, se sont dispensés avec bonheur de la forme des vers ; ils n’en ont pas moins inondé l’âme de poésie. Platon, Tacite, Fénelon, Bossuet, Buffon, Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, madame de Staël, madame Sand en France, une foule d’autres en Allemagne et en Angleterre, ont écrit des pages aussi émouvantes, aussi harmonieuses et aussi colorées que les poètes versificateurs de nos temps et des temps antérieurs. On peut même affirmer sans scandale qu’il y a plus de véritable poésie dans leur prose qu’il n’y en a dans nos vers, parce qu’il y a plus de liberté. La difficulté vaincue, qui n’est plaisir que pour les esprits plus géomètres qu’enthousiastes, n’est pas plaisir pour l’ignorant. La masse des lecteurs ne s’inquiète pas de l’effort, mais de l’effet ; la foule veut sentir, et non s’étonner : de là le discrédit croissant du vers et de la rime, qui ne nous semblent plus que des jeux de plume ou d’oreille. De là aussi ce blasphème inintelligent de Pascal, qui, confondant le rimeur et le poète, osait écrire « qu’un poète était à ses yeux aussi méprisable qu’un joueur de boule. » Mot vrai, s’il s’appliquait à l’assembleur de mètres et de rimes ; mot absurde et blasphématoire du chef-d’œuvre de Dieu, s’il s’appliquait au vrai poète, c’est-à-dire à celui qui achève la création en la contemplant, en l’animant et en l’exprimant.

XV

Un mot maintenant sur ce qu’on appelle les différents genres de poésie d’école.

Ce n’est pas le genre en ceci qui décerne la primauté, c’est le génie. Cependant ou peut, si l’on veut, classer les genres de poésie par leur nature. Moins il y aura de sensualisme dans le poète, plus le poète sera véritablement spiritualiste, c’est-à-dire surhumain.

Ainsi, les premiers des poètes sont évidemment les lyriques, c’est-à-dire ceux qui chantent, parce que leur poésie est plus spiritualiste que celle des autres poètes, et parce qu’elle s’adresse exclusivement à la plus haute des facultés humaines : l’enthousiasme.

Après eux, et d’après le même principe de plus ou moins pure spiritualité dans l’œuvre, viennent les poètes épiques, c’est-à-dire les poètes qui racontent, parce que leurs poèmes s’adressent principalement à une faculté secondaire de l’esprit humain : l’intérêt pour les aventures de la vie héroïque ou nationale.

Puis viennent en troisième ordre, et toujours d’après le même principe de la plus ou moins pure intellectualité de l’œuvre, les poètes dramatiques, c’est-à-dire ceux qui représentent dans leur poésie, à l’aide de personnages parlant et agissant sur la scène, les péripéties de la vie humaine, publique ou privée.

Pourquoi ce genre de poésie, qui comparaît le plus souvent sur nos théâtres devant le peuple, est-il inférieur aux deux autres ? Parce qu’il s’adresse spécialement aux deux facultés inférieures de l’esprit humain : la curiosité et la passion.

Pourquoi encore ? Parce qu’il est celui de tous ces genres de poésie qui se suffit le moins à lui-même, qui vit le moins de sa propre substance, et qui emprunte le plus de secours matériels aux autres arts pour produire son effet sur les hommes.

Il faut au poète dramatique, pour émouvoir de toute sa puissance le cœur humain, un théâtre, une scène, des décorations, des musiciens, des peintres, des acteurs, des costumes, des gestes, des paroles, des larmes feintes, des déclamations, des cris simulés, du sang imaginaire, mille moyens étrangers à la poésie elle-même. Il ne faut au poète lyrique ou au poète épique qu’une goutte d’encre au bout d’un roseau ou d’une plume pour tracer, évoquer, immortaliser sur un papyrus ou sur une page, l’enthousiasme, l’intérêt, la prière, les larmes éternelles du genre humain.

XVI

Nous savons bien, nous le répétons encore, qu’en dehors de cette supériorité ou de cette infériorité relative des genres dans la poésie, il y a la supériorité ou l’infériorité des poètes, qui dément souvent cette classification par la souveraine exception du talent ; que tel poète épique, comme Homère, par exemple, est égal ou supérieur à tel poète lyrique, comme Orphée ; que tel poète dramatique, comme Shakespeare, par exemple, dépasse tous les poètes épiques des temps modernes, et contient, dans son océan personnel de facultés poétiques, l’hymne, l’ode, le récit, le drame, la tragédie, la comédie, l’élégie, tout ce qui vibre, tout ce qui pense, tout ce qui chante, tout ce qui agit, tout ce qui pleure, tout ce qui rit dans le cœur de l’homme aux prises avec la nature.

J’ai tort d’avoir écrit tout ce qui rit, car le rire n’est pas du domaine de la poésie telle qu’elle doit être entendue. Même quand on rit en vers, non seulement le rire n’est jamais poétique, mais encore il est l’opposé de toute poésie, car il est l’inverse de tout enthousiasme et de toute beauté. Le rire est une des mauvaises facultés de notre espèce ; c’est l’expression du dénigrement, de la moquerie, de la vanité cachée, et d’une maligne satisfaction de nous-mêmes en surprenant nos semblables en flagrant délit de ridicule. Le rire est amusant, mais il n’est pas sain. Les grands comiques peuvent avoir le génie de l’infirmité humaine ; ils peuvent être de grands peintres, ils ne sont jamais des poètes, si ce n’est par hasard dans l’expression. Le rire est la dernière des facultés de l’homme. L’envie rit, la malignité rit, l’ironie rit, le mépris rit, la foule rit dans ses mauvais jours ; jamais la bonté, jamais la pitié, jamais l’amour, jamais la piété, jamais la charité, jamais la vertu, jamais le génie, jamais le dévouement, jamais la sagesse. Malheur au peuple athénien qui riait de tout, même de ses gloires et de ses malheurs !

Passez-moi cette imprécation contre le rire en poésie. On ne rit pas au ciel. Satan seul rit quand l’homme tombe. Le beau et le saint sont sérieux. Il s’agit du beau.

XVII

Un mot maintenant sur nos divisions dans ce livre.

Le titre et la forme d’entretien que nous avons donnés à ce Cours familier de littérature universelle, disent assez d’eux-mêmes que nous ne procéderons pas toujours méthodiquement dans cet inventaire des œuvres intellectuelles de l’homme ; mais que, pour éviter la monotonie, la satiété et l’ennui, ces fléaux de l’étude, nous passerons quelquefois d’un siècle à l’autre, d’un homme à l’autre, d’un livre à l’autre, avec la logique secrète des analogies, mais aussi avec la liberté de la conversation. L’ordre des matières, qui est le fil dans le labyrinthe, n’en sera toutefois brisé qu’en apparence pour l’ouvrage tout entier ; car nous aurons soin de ne point entrecroiser, dans le même entretien, des sujets appartenant à des temps, à des nations, à des auteurs différents, ce qui jetterait la confusion dans l’ouvrage, mais de consacrer chaque entretien tout entier ou plusieurs entretiens à un seul et même sujet ; nous placerons en tête ou en marge de chacun des entretiens l’époque à laquelle il se rapporte, en sorte qu’à la fin du Cours chacun des lecteurs pourra, en faisant relier ensemble les livraisons, rétablir sans peine l’ordre chronologique, interverti un moment pour la liberté et pour l’agrément de la conversation littéraire.

XVIII

Un sujet aussi vaste que l’inventaire de toutes les littératures comporte essentiellement quelques-unes de ces grandes divisions qui sont la distribution de la lumière entre les différentes parties d’un même sujet.

Notre procédé, à cet égard, ne sera pas celui de la science systématique et arbitraire qui divise par genres ; il sera celui de la nature, qui procède par succession de temps et qui divise par époques.

La division par genres, bien qu’elle puisse être employée dans une certaine mesure et comme subdivision dans nos études, a l’inconvénient d’être plus spécieuse que vraie et plus convenue que réelle ; car les genres ne sont jamais ni si distincts, ni si séparés, ni même si démarqués que le disent les auteurs de ces classifications artificielles. Les genres se confondent à chaque instant dans le même ouvrage et sous la plume du même écrivain. N’y a-t-il pas, en effet, de la religion dans la philosophie, de la philosophie dans l’histoire, du drame dans le récit, du récit dans le drame, de la poésie dans l’éloquence, de l’éloquence dans la poésie ? Quelle main assez minutieuse et assez sûre peut faire ce triage et cette répartition de genres, de manière à en faire la base absolue d’une classification méthodique des œuvres littéraires de l’esprit humain ? On se tromperait à chaque instant, et en voulant tout diviser on aurait tout confondu.

Nous diviserons donc, comme la nature, par générations de génie ou par époques.

Pour éviter la dissémination d’attention qu’un trop grand nombre d’époques jetterait dans la mémoire et dans l’esprit, nous ne diviserons la littérature du genre humain qu’en quatre grandes époques :

L’époque primitive ou orientale, indienne, chinoise, égyptienne, arabe, hébraïque ;

L’époque gréco-latine, commençant à Homère et finissant au christianisme ;

L’époque intermédiaire, décadence, barbarie, renaissance, commençant à la chute de l’empire romain, finissant à la naissance de Dante à Florence, époque dans laquelle l’Italie joue le plus grand rôle, et qu’on pourrait appeler l’époque italienne ;

Enfin l’époque moderne, commençant au quinzième siècle, se caractérisant en Italie, en France, en Espagne, en Allemagne, en Angleterre, et se poursuivant avec des phases diverses d’ascendance ou de décadence jusqu’à nos jours.

Ainsi, l’époque primitive,

L’époque gréco-latine,

L’époque intermédiaire (ou l’interrègne des lettres),

L’époque moderne,

Voilà nos jalons. En ne les perdant pas de vue dans les différentes excursions que nous allons faire ensemble à travers les œuvres de l’esprit humain, nous saurons toujours où nous sommes, et nous pourrons pressentir peut-être où nous allons.

Époque primitive.
Les Indes, la Chine, les Égyptiens, les Hébreux

XIX

Parlons d’abord des Indes poétiques.

Le grand rideau qui nous cachait tout un monde, s’est déchiré sur l’antique Orient à deux époques récentes. Le rideau qui nous dérobait la Chine, ses religions, sa philosophie, son histoire, sa prodigieuse civilisation à peine soupçonnée des Grecs et des Romains, comme une de ces planètes lointaines dont les astronomes aperçoivent, à travers des distances infinies, quelques lueurs. Les Portugais et les Vénitiens furent les Christophes Colombs qui découvrirent à l’Europe ce nouveau monde. Les missionnaires jésuites du siècle de Louis XIV furent ceux qui l’explorèrent, et qui nous en rapportèrent fidèlement alors les merveilles dans des travaux qui ne seront jamais surpassés.

Le rideau enfin qui nous cachait les Indes, rideau qui s’est déchiré plus récemment, qui se déchire de jour en jour davantage par la main des savants anglais, depuis le jour où les armes de l’Angleterre ont accompli cette conquête des Indes, rêvée seulement et à peine ébauchée par Alexandre. Chaque jour nous apporte, depuis ce jour, de nouvelles lumières, de nouvelles langues, de nouveaux monuments de cette région, berceau des philosophies, des poésies, des histoires ; véritable Éden des littératures antiques retrouvées au pied de l’Himalaya, aux bords du Gange et de l’Indus.

Comme l’hiéroglyphe et le papyrus de l’Égypte, les monuments et ces langues mystérieuses qui contiennent un secret dans chaque mot, ne nous ont pas tout dit encore ; écoutons d’abord, néanmoins, ce qu’elles nous ont dit déjà de plus antique, de plus saint et de plus beau. Nous conjecturerons librement le reste. Des foules de traducteurs studieux, acharnés à l’intelligence des livres indiens, sanscrits, comme des ouvriers à la fouille des sphinx dans le désert du Nil, ne nous laissent plus manquer de texte pour nos études sur la littérature des Indes. Nous avons parlé déjà des Védas.

XX

« La poésie mystique de l’Inde », nous écrit un de ces savants orientalistes qui a percé un des premiers pour l’Allemagne et pour la France les ténèbres de la langue sanscrite (le baron d’Eckstein), « la poésie mystique a pour texte habituel l’amour passionné et extatique de l’âme pour son créateur. Cet amour, le plus éthéré et le plus saint que l’homme puisse sentir, s’y exprime par les images sensuelles du Cantique des cantiques, mais avec une candeur d’expression que l’hébreu lui-même n’atteint pas. On y sent la nudité innocente de l’homme et de la femme dans la pureté sans tache et sans ombre d’un autre Éden. » Nos mœurs, qui ne comportent plus cette naïveté de l’âme pour qui tout est sain, m’interdisent de reproduire ici ces extases de la littérature sacrée de l’Inde.

La littérature morale de l’Inde se compose, selon le même critique, de formules et de maximes qui, sous une forme brève et sentencieuse, renferment les préceptes moraux les plus épurés. Jamais la conscience du genre humain n’écrivit avec plus d’autorité et d’évidence ces lois inspirées de Dieu, qui sont le code inné de l’être créé pour vivre de justice, de dévouement et de vertu en société.

« C’est la sagesse biblique des patriarches conçue dans une forme brève, et exprimée dans un rythme grave par une image frappante et simple qui s’imprime comme l’empreinte d’un cachet dans la mémoire. Cette poésie morale de l’Inde », ajoute le critique, « aurait pour nous quelque chose d’analogue aux Pensées de Pascal : une grande expérience de la vie se manifeste dans ces résumés de la sagesse de l’Inde ; cette sagesse a quelquefois des sourires de vieillard sur les lèvres ; elle n’a jamais d’ironie. »

XXI

Les lois étaient écrites ainsi en langage rythmé, pour favoriser l’exercice de la mémoire.

Des dialogues explicatifs du sens de ces lois et des dogmes de la religion sont un des plus admirables monuments de cette littérature. On croit y entendre des Platons du Gange discourant avec leurs disciples. Les plus remarquables de ces dialogues sont intitulés en effet d’un titre qui signifie « les Séances, c’est-à-dire : Cours de sagesse dans lesquels les disciples sont assis aux pieds du maître et écoutent sa parole. »

D’autres fragments moraux, contenus dans les immenses poèmes indiens, s’appellent le Chant du Seigneur ou du Très-Haut. Le philosophe, devenu poète pour s’attirer l’imagination du peuple, chante la Loi de la délivrance de l’âme, ou de son émancipation des liens de la matière.

Ces poèmes gigantesques de deux cent mille vers sont les pyramides d’Égypte de la littérature. On les mesure avec une mystérieuse terreur ; on n’en devine pas bien la destination ; ils ne sont pas de la main d’un seul homme ; chaque siècle semble y avoir apporté sa pierre. Ce sont des épopées moitié divines, moitié humaines de ces théologies successives de l’Inde ; les traditions populaires, les mystères sacerdotaux, et aussi les histoires nationales, y sont fondus et chantés dans une poésie tantôt héroïque, tantôt sacrée. Les fables célestes et les conquêtes des héros y sont entrecoupées par des épisodes mystiques ou romanesques qui les font ressembler à une Bible poétique, où les législations de Moïse et les mystères de Jéhovah seraient entremêlés des contes les plus merveilleux de l’imagination arabe ou persane.

Ce sont des épisodes surtout, épisodes vastes comme des poèmes, qui ont été traduits, depuis la conquête des Indes, par les érudits, en anglais, en allemand, et quelques-uns en français.

XXII

Après la poésie qui chante, ou lyrique, après la poésie qui pense, ou philosophique, la poésie qui raconte, ou la poésie épique, est le chef-d’œuvre de l’esprit humain. Plusieurs des plus grandes races humaines, appelées nations, n’ont laissé pour trace de leur passage sur la terre qu’un poème épique. C’est assez pour une mémoire éternelle. Un poème épique résume un monde tout entier.

L’Inde en a deux. Ces poèmes, nous le répétons, ne sont pas d’une seule main. C’est le peuple qui semble s’être élevé à lui-même, de siècle en siècle, ces prodigieux monuments, comme ces temples d’Athènes ou de Rome auxquels chaque génération ajoutait une assise de plus. Ces deux poèmes, sortis d’océans de souvenirs dans lesquels venaient se recueillir et se conserver les traditions religieuses, héroïques, nationales, populaires de l’Inde, sont le Mahabarata et le Ramayana.

De même que l’Iliade et l’Odyssée, ces deux épopées du monde grec, furent évidemment des chants populaires et des traditions confuses des peuples helléniques, avant d’être recueillies, coordonnées et divinement chantées par Homère, de même les poèmes épiques de l’Inde, le Ramayana et le Mahabarata, furent primitivement des récits héroïques et des systèmes religieux réunis, combinés, chantés par les derniers poètes, auteurs de ces poèmes.

Quelle que soit la fécondité de la pensée, l’imagination d’un homme ne suffirait pas à la création de ces multitudes de fables sacrées ou récits populaires. Un poète épique n’est au fond qu’un historien qui chante, au lieu d’écrire. Pour qu’une nation écoute et retienne ces récits chantés, il faut que ce qu’on lui chante soit déjà accepté comme un fonds de vérité dans ses traditions. De tels poèmes ne sont jamais pour un peuple que les archives illustrées de ses croyances, de ses mœurs, de ses événements nationaux, ou tout au moins de ses fables théogoniques. C’est là le caractère des grandes épopées indiennes.

XXIII

Le Ramayana est surtout un poème symbolique. On y reconnaît la source où la mythologie grecque puisa, en l’altérant, la fable de Proserpine. Vous allez en juger.

Kora, jeune et pure vierge, fille de Damata, est ravie à sa mère à la fleur de ses jours par le dieu de l’abîme ou de l’enfer. Ce dieu l’épouse, et l’entraîne dans un monde inférieur et souterrain. Elle devient la reine des morts. Mais le dieu de l’abîme, son époux, la rend chaque année pour un temps aux lamentations de sa mère ; elle y reparaît en été au temps des moissons, saison où les âmes des morts s’occupent particulièrement des vivants, en leur assurant le blé ou le riz, leur nourriture sur la terre.

Sita, l’héroïne de l’épopée indienne, est la fille du sillon ; au lieu de naître de la mer comme la Vénus grecque, elle naît du sillon sous le soc de la charrue du roi laboureur son père.

On reconnaît à ces fables le génie divers des philosophes ou des poètes qui les inventèrent et les firent accepter aux peuples : les Grecs, peuplades insulaires ou maritimes, faisant naître la déesse de la vie du sein des flots, les Indiens, peuples agricoles, la faisant naître du champ labouré.

C’est autour de cette fable symbolique que se groupent et se succèdent les récits épiques de la conquête de l’Inde méridionale et de l’île de Ceylan, par les héros de l’Inde montagneuse. Nous citerons de ces poèmes des fragments traduits par les savants interprètes de la langue sanscrite, dans laquelle ces poèmes sont écrits. Le génie héroïque et le génie sacerdotal s’y confondent tantôt dans des récits de batailles, tantôt dans des raffinements spiritualistes de la morale et de la théologie. On sent que ce sont des traditions guerrières, conservées et transfigurées par des prêtres.

XXIV

Le sujet de la grande épopée indienne du Mahabarata est la guerre de deux grandes races et de deux dynasties qui se disputèrent, dans les temps immémoriaux, la possession des plaines de l’Inde. Il n’existe en aucune langue un tableau plus grandiose que celui de la ruine du parti vaincu et du massacre de la famille royale. Priam, Hector, Hécube, l’écroulement de Troie, dans Homère, n’ont pas cette répercussion des chutes d’empires dans le cœur de l’homme. La scène des lamentations des femmes et des vieillards sur les cadavres de leurs époux et de leurs fils, semble être écrite par un ancêtre gigantesque d’Eschyle. C’est à la fin de ce poème que le dernier des héros vaincus s’élève de cime en cime, pour fuir la mort, sur les hauteurs de l’Himalaya, ces Alpes de l’Inde, et que les dieux l’y reçoivent sur un char aérien pour lui donner asile dans le ciel. Mais au moment d’y entrer on lui défend d’y pénétrer avec son chien, qui l’a suivi seul jusqu’à ces limites du monde. Le héros refuse le ciel même, s’il lui est interdit d’y introduire avec lui son fidèle compagnon, et les parents et les amis qu’il a laissés dans les angoisses de la vie terrestre. Les dieux, touchés de ce dévouement, se laissent fléchir ; ils l’admettent avec ses proches et avec le fidèle animal dans les demeures célestes. Symbole du sacrifice de soi-même à l’amour des hommes, exemple de cette charité qui plaît aux dieux, et qui s’étend au-delà des hommes à toute la création animée ou inanimée. Un savant traducteur français, M. Édouard Foucaux, de la Société asiatique de Paris, publie ce fragment traduit au moment où nous publions ces lignes. Nous le reproduirons à son vrai jour.

XXV

Un des épisodes les plus touchants du poème est celui des amours de Nala et de Damayanti. Ève dans Milton, Pénélope dans Homère, ne personnifient pas des amours plus naïfs, plus constants et plus saints. Les paysages sont un cadre digne du tableau. Nous allons ébaucher les principaux traits de ce poème ; transportez-vous en esprit dans un autre monde poétique et dans une autre nature, et écoutez :

Nala est un jeune héros aussi beau et plus doux que l’Achille d’Homère. Il est fils d’un roi d’une contrée des Indes, située au pied des monts Himalaya ; de jeunes guerriers, ses pages, élevés avec lui à la cour de son père, rivalisaient avec leur prince dans tous les exercices de la chasse et de la guerre et sur les champs de bataille. Nala, dans les loisirs de la paix qui l’ont ramené à la cour de son père, entend vanter sans cesse, par tous les étrangers qui traversent sa capitale, la merveilleuse beauté et les vertus pieuses de la jeune Damayanti, fille unique du roi d’un royaume voisin ; son imagination allume son cœur ; il brûle de voir et de posséder pour épouse Damayanti.

Damayanti, de son côté, est sans cesse obsédée des récits que la renommée fait de la beauté, de l’héroïsme et de la vertu de Nala. Elle le voit dans ses rêves ; elle s’entretient nuit et jour avec ses compagnes des perfections idéales de Nala. Le ciel intervient pour réunir les amants.

Un soir, le jeune héros, en proie à cette tristesse vague, symptôme et pressentiment des grandes passions, s’enfonce seul dans une forêt pour rêver plus librement de Damayanti. Il déplore l’impossibilité où il est de lui déclarer son amour. Une troupe de cygnes s’abat à ses pieds. Il envie leurs ailes, qui leur permettent de voler aux lieux et aux lacs où ils peuvent voir son amante. Il imagine de faire de ces cygnes les messagers discrets de son amour. Il en saisit un par son aile puissante ; mais les plaintes mélodieuses que l’oiseau captif fait entendre émeuvent de pitié le cœur de Nala. Il rend la liberté à l’oiseau divin. Le cygne, reconnaissant de cette compassion du jeune chasseur, prend une voix humaine ; il promet à Nala de s’envoler vers Damayanti, et de lui révéler l’amour du héros.

XXVI

Peu de temps après, la belle Damayanti, en folâtrant avec ses compagnes dans une prairie entourée de forêts auprès des jardins de son père, voit s’abattre à ses pieds la volée de cygnes auxquels Nala a rendu la liberté. Les jeunes filles, pour s’exercer à la course, imaginent de choisir chacune un de ces cygnes, et de le poursuivre à travers les prés, rivalisant à qui atteindrait la première l’oiseau rapide qu’elle désigne d’avance à ses compagnes. Le cygne choisi et poursuivi par Damayanti, tantôt feint de se laisser prendre, tantôt échappe aux mains qui effleurent déjà ses ailes frissonnantes, tantôt ralentit et tantôt précipite ses pieds sur l’herbe, jusqu’à ce qu’il ait entraîné, par un espoir toujours renaissant et toujours déçu, Damayanti dans la profondeur d’un bois solitaire.

Là, il s’arrête, il se laisse caresser par la jeune fille, il prend une voix douce comme son chant de mort, et révèle à Damayanti l’amour dont Nala brûle pour elle. Ce double message est porté et reporté par ces divins messagers qui rappellent les colombes grecques de Vénus, établissant ainsi, par leurs voix modulées et harmonieuses, une secrète confidence entre les cœurs des deux amants.

Voici les vers que le poète fait articuler au cygne :

« Ô Damayanti, écoute-moi ! Il est un prince nommé Nala, semblable aux dieux jumeaux qui habitent le ciel ; c’est le dieu de l’amour lui-même, revêtu d’une forme terrestre. Si tu devenais l’épouse de ce héros, ô charmante fille de roi, l’enfant qui naîtrait de cette union éclaterait de perfections surhumaines. Ô vierge à la taille svelte et élancée, nous avons vu des dieux, des demi-dieux, des hommes, des géants, des génies ; mais nous n’avions rien vu de semblable à celui qui t’aime ! Tu es la perle des femmes, et Nala est le diadème des hommes !

« Ô cygne, adresse à Nala les mêmes paroles ! » répondit en rougissant Damayanti.

Alors l’oiseau déploya ses ailes, pour reprendre son vol vers le séjour de Nala. La Juliette de Shakespeare, dans la tragédie de Roméo, n’a ni plus de passion, ni plus de langueur, ni plus d’innocence que Damayanti. Les grands poètes se rencontrent égaux en dessin et en couleur devant leur éternel modèle la nature, à travers tous les siècles, toutes les mœurs, toutes les langues.

XXVII

Mais poursuivons l’épisode.

« Les compagnes de Damayanti », dit le texte indien, « la voient pencher la tête comme une belle fleur qui languit sous l’ardeur du soleil du printemps, et qui fléchit langoureusement sur sa tige. »

Elles avertissent son père, qui songe à lui donner un époux.

Les filles des rois guerriers ont le droit de choisir leurs époux parmi les prétendants des familles royales, convoqués pour cette cérémonie à la cour du père. La beauté célèbre de Damayanti les fait accourir de tous les royaumes voisins. Les dieux, c’est-à-dire les génies intermédiaires qui habitent une espèce d’Olympe indien au dernier étage des monts Himalaya, veulent assister par délassement à ce concours des prétendants. Ils se mettent en route, revêtus de leur costume divin. Ils rencontrent Nala qui s’y rend de son côté, dans tout l’éclat de sa beauté et de sa magnificence. Ils veulent l’éprouver ; ils lui ordonnent, au nom de leur divinité, d’aller lui-même annoncer au père de celle qu’il aime que les dieux, charmés de la beauté et des vertus de Damayanti, viennent briguer son choix pour en faire l’épouse de celui qu’elle aura préféré entre eux tous.

Qu’on juge du désespoir de Nala, chargé de demander ainsi la main de son amante pour un autre ! Mais l’obéissance religieuse l’emporte dans son cœur sur l’amour même ; il fléchit volontairement sous les dieux ; il s’immole à sa piété ; il accomplit le cruel message.

La première entrevue des deux amants, dans l’appartement de Damayanti, est biblique.

« Prédestinés l’un à l’autre », dit le poète, « ils ne s’étonnent pas de se voir pour la première fois ; ils semblent s’être vus toujours ; ils ne se reconnaissent pas, ils se connaissent ; ils se regardent immobiles et ravis, avec ce charmant sourire qui dit : Nous ne commençons pas, nous continuons de nous aimer. »

Cependant le cruel message sort des lèvres de Nala. La poésie moderne la plus éthérée et la plus mystique, celle de Dante lui-même, n’a pas une scène aussi émouvante, aussi dramatique et aussi sainte à la fois dans sa simplicité. C’est le sacrifice d’Abraham demandé à un amant sur son amante, au lieu d’être demandé à un père sur son fils.

XXVIII

Cependant, une fois le devoir accompli par Nala, Damayanti lui jure qu’elle saura tromper la ruse des dieux déguisés en prétendants ; qu’elle le reconnaîtra, malgré toutes les apparences, entre tous, et qu’elle ne sera qu’à lui seul.

Le concours des prétendants nous rappelle les plus majestueuses scènes de la Bible ou d’Homère. La scène se passe sur un des plateaux de l’Himalaya, dont la description forme un des paysages les plus grandioses et les plus terribles que l’imagination d’un Salvator Rosa ait jamais conçus. Les chefs, les héros, les dieux y passent en revue, dans leur majesté et leur terreur, sous l’œil du poète.

À ce tableau, digne du pinceau de Michel-Ange, succède un autre tableau que l’on dirait échappé, comme la création d’Ève, à la muse inspirée de Milton chantant les beautés primitives du paradis terrestre. La charmante Damayanti se présente dans l’assemblée des princes. Un murmure, semblable à celui qui transporta les vieillards de Troie à l’aspect d’Hélène coupable, suppliante, mais toujours éclatante de beauté et de majesté, parcourt l’auguste assemblée. L’admiration inspirée par l’innocence de la vierge timide, qui va se dépouiller un moment de la réserve d’une jeune fille pour choisir librement son époux, cause le frémissement involontaire qui agite le sénat divin. On nomme devant elle les princes ; ils se lèvent, et s’offrent à ses regards. Cinq lui apparaissent sous la forme et dans le costume éclatant et majestueux de Nala. Quel est le véritable ? Elle le cherche, et commence à soupçonner le déguisement des dieux, qui, pour parvenir à leur but, veulent tromper son amour. Elle récapitule les signes extérieurs, attributs des divinités, et ne peut les découvrir. Damayanti, s’élevant au-dessus d’elle-même, se met en prière ; elle conjure les dieux dans des strophes d’un pathétique admirable, et les invoque tour à tour au nom de la vérité. Son invocation joint à la dignité de la prêtresse le courage de l’amazone et la candeur d’une fille tendre et innocente.

Enfin les dieux, après avoir suffisamment éprouvé la sincérité de ses paroles et la soif de vérité qui la dévore, accueillent ses vœux : ils se montrent à ses regards. Chacun d’eux se revêt des signes qui le distinguent. Elle les voit, le regard immobile, portant une couronne de fleurs immobile comme leur attitude. Leurs contours sont sévèrement dessinés ; ils ne paraissent pas respirer ; nulle chaleur, aucun souffle ne trahit chez eux l’existence vulgaire ; aucune sueur ne couvre leurs fronts majestueux, élevés au-dessus du sol, et à l’abri de la poussière terrestre. Nala, au contraire, est déchu de sa grandeur ; ses traits sont flétris, ses vêtements magnifiques tombent en lambeaux ; la sueur découle de son front, il est couvert de poussière. Mythe profond, allégorie sublime, qui rappelle ce passage des Écritures : « L’homme, sorti de la poussière, rentrera dans la poussière ; il travaillera à la sueur de son front. »

Cette scène, qui atteint à une sublime hauteur de pensée, indique le terme de la tentation. La vérité, que Damayanti invoque avec des expressions si pathétiques, paraît enfin à ses regards, l’arrache à son incertitude, et devient sa récompense. Elle apprend à connaître le prix et la réalité des deux mondes terrestre et céleste. Tout cela est symbolique. C’est là la première épreuve de l’âme aimante, entraînée par un mystérieux instinct vers l’âme aimée, qui signifie ici l’être de l’être. Le poète, mystique et épique à la fois, réserve à son héroïne de plus cruelles épreuves.

« Quand Damayanti a reconnu Nala, enhardie par son amour, forte et craintive à la fois, rougissant et cachant son front pour dérober sa rougeur, elle saisit un pan du manteau de Nala, et, en déclarant ainsi son choix, elle montre que la femme doit s’appuyer sur l’homme. »

Nala la soutient, la console et la glorifie. « Tu n’as pas craint, lui dit-il, de me confesser en m’honorant en présence des dieux ; moi, je te serai fidèle tant que ma raison n’aura pas abandonné cette enveloppe mortelle de mon âme. » On pressent les catastrophes dans la joie. Les dieux applaudissent, et ratifient l’union des époux.

Dante, le poète épique et mystique de nos temps modernes, a-t-il aucune scène ou aucune conception, dans ses trois poèmes, supérieure à cette scène, et à cette conception de la littérature indienne ? Et dans cette immense conception tous les détails sont, en naïveté, en force ou en grâce, égaux à la majesté de l’ensemble. Reprenons le poème.

XXIX

Nala emmène sa jeune épouse au royaume de son père. Un des dieux, témoins de son mariage avec Damayanti, le poursuit de sa jalousie : ce dieu trouble sa raison, il le possède, suivant l’expression moderne ; il lui inspire la passion du jeu jusqu’à la frénésie. Le jeu ici signifie tous les autres vices. Nala perd au jeu jusqu’à son empire. L’adversaire implacable contre lequel il joue et perd même ses vêtements, lui propose à la fin de jouer sa femme, la belle et infortunée Damayanti.

Nala ne répond pas par des paroles à cette proposition sacrilège ; mais il lance sur son adversaire un regard dans lequel se résume plus d’indignation, plus de désespoir, plus de remords et plus de reproches aux dieux, que n’en contiennent même les lamentations de Job.

Dépouillé, proscrit par sa propre démence, réduit à un seul manteau pour tout bien, Nala s’enfuit au fond des forêts. Damayanti, sans lui adresser une plainte, s’associe à la misère et à la honte de son mari. Ils n’ont à eux deux qu’un seul manteau, dont la moitié couvre la nudité de Nala, l’autre moitié, la nudité de sa belle épouse. Jamais le poème de l’indigence et de la faim n’a eu des cris plus déchirants que dans cette fuite. Le ciel même, par de cruels prodiges, semble conspirer contre les deux époux. Ils n’avaient eu pendant trois jours que de l’eau pour soutenir leur vie ; pressés par la faim, ils arrachent des racines à la terre et des baies sauvages aux arbustes ; une troupe d’oiseaux plane enfin sur eux : « Voilà des aliments pour le jour », s’écrie Nala dans la joie. Les oiseaux s’abattent sur le sol ; Nala jette sur eux son manteau comme un filet, pour les prendre ; mais les oiseaux soulèvent le manteau sous l’effort de leurs ailes réunies, ils l’enlèvent, l’emportent dans leur vol, et laissent Nala et Damayanti entièrement nus.

XXX

« Ô femme adorable et dévouée ! » dit Nala ; ce misérable, cet insensé plongé dans la boue de l’infortune, c’est ton époux ! Écoute-moi donc, écoute les ordres qu’il te donne, et qui peuvent seuls te sauver de son sort ! Abandonne-moi aux dieux qui me poursuivent, et enfuis-toi seule vers le royaume de ton père !

« En vérité, en vérité », répond l’épouse. « Ô mon roi, mon cœur tremble, mes genoux fléchissent sous moi, ô prince ! Lorsque je pense et repense aux conseils que tu me donnes. Dépouillé de ton empire, dépouillé de ta fortune, sans vêtements, sans nourriture, dévoré par la faim, par la soif, tu veux que je t’abandonne dans ce dénuement, au milieu de ce désert, et que je songe à mon propre salut ? Non, non, je resterai ici, ô mon roi, dans ces sombres forêts pour calmer les peines qui te rongent, lorsque, accablé sous le poids de ces angoisses de la faim, de la soif, du froid, tu reportes un triste et lointain regard sur ta félicité passée ! Aucun de ces remèdes que la médecine inventa ne vaut, dans les tortures de l’âme et du corps, les tendres soins d’une épouse. »

« Tu dis vrai, réplique Nala ; tu dis vrai, ô fille à la taille de palmier ! Ô Damayanti ! Abattu par la tristesse, l’homme ne trouve nulle part un berceau aussi doux que dans les bras d’une tendre épouse ; non, je ne te quitterai pas, femme timide. Mais pourquoi redouter ma fuite ? Plutôt m’abandonner moi-même, que de t’abandonner ! »

Damayanti, rassurée, conjure son époux de se rendre avec elle dans le royaume de son propre père, qui leur donnera asile. « Oui », répond Nala, « ce royaume est à ton père ; il le partagera avec moi. Je n’en puis douter ; mais, dans l’indigence qui me flétrit, je n’irai pas mendier sa pitié, moi qui ai paru autrefois riche et magnifique dans ce royaume. Moi dont la félicité ajoutait à ta félicité, faut-il que j’y paraisse aujourd’hui, manquant de tout, et ajoutant par mes misères à tes misères ? »

Damayanti comprend cette pudeur de l’infortune, et n’insiste plus.

Les deux époux, après cet entretien, s’étendent pour dormir sous le seul manteau qu’ils ont retrouvé, et s’endorment sur la terre nue, sans herbe et sans mousse, pour reposer leurs membres épuisés.

XXXI

Une scène déchirante, que l’épisode d’Ugolin dépasse à peine en horreur, interrompt ce repos. Nous regrettons de ne pouvoir en donner ici que l’esquisse. Chaque vers est un gémissement d’un cœur qui se brise.

« Damayanti dort à côté de son époux, sous la moitié du manteau jeté sur leurs membres. Nala se réveille ; il se demande s’il ne serait pas mieux à lui de mourir ou de fuir dans une inaccessible solitude, que de faire endurer à cette femme de tels tourments : « Près de moi, dit-il, cet être charmant ne peut trouver que les agonies du cœur ; fuyons ! elle retrouvera le bonheur loin de moi ! »

Après une longue angoisse d’incertitude, il se décide enfin à abandonner Damayanti pendant son sommeil.

« Pourrai-je faire », dit-il à voix basse, « deux parts de ce manteau qui nous recouvre, sans que Damayanti, mon amour, s’en aperçoive ? » Il se lève ; le mauvais génie qui l’obsède présente à sa main une épée nue sur l’herbe ; Nala coupe en deux le manteau et s’enfuit, en emportant la moitié de cette seule richesse qui leur reste.

Après quelques pas, sa raison revient avec sa tendresse ; il se rapproche. « Elle dort », dit-il ; « elle dort maintenant sur cette terre nue, sous la branche ténébreuse, ma bien-aimée, elle qui jusqu’ici n’eut jamais à subir ni les ardeurs du soleil ni les intempéries des tempêtes, femme au sourire d’où coulent les grâces. Lorsqu’elle s’éveillera et qu’elle ne trouvera plus que la moitié des vêtements, elle tombera dans la démence. Si je te laisse, ô fille de Bhéma, toi belle entre toutes les créatures de ton sexe, tu parcourras seule l’horrible forêt, infestée de bêtes féroces et de serpents ! »

Il s’éloigne cependant de nouveau, revient sept fois, rappelé par sa tendresse ; sept fois le génie ennemi l’entraîne loin de Damayanti ; l’amour et la pitié le ramènent. Il semble que deux cœurs battent dans son sein. Comme le balancier qui va et revient, Nala part et revient sans cesse ; enfin il a fui.

XXXII

Damayanti se réveille. Elle se voit seule sous la moitié coupée du manteau, comme symbole de la séparation définitive entre les deux corps et les deux âmes. Ses lamentations remplissent la forêt, le délire s’empare de ses sens ; elle appelle Nala et le redemande aux arbres et aux montagnes, avec un accent qui attendrirait, en effet, les arbres et les rochers. Un serpent l’enlace comme le Laocoon ; serrée dans les replis du monstre, elle s’oublie encore elle-même pour ne songer qu’à son époux. « Ô mon époux ! » s’écrie-t-elle, « quand un jour tu penseras à ma destinée, quels seront tes remords ? Tu te diras : “Ai-je bien pu la fuir et la délaisser dans la solitude ? ” Toi, le lion des hommes, qui chassera de toi les noirs soucis, quand la fatigue, la faim, la douleur vont t’assaillir ? »

Un chasseur, qui parcourait la forêt, entend des cris, accourt, perce le serpent d’une flèche. Fasciné d’admiration devant les charmes de la beauté qu’il vient de délivrer, il ose lever les yeux sur elle et lui parler de son amour. La chaste indignation de l’épouse fidèle est si foudroyante, que, d’un seul regard, elle fait tomber le chasseur mort à ses pieds. Sa beauté est relevée par sa vertu.

« Son corps était droit et ferme », dit ici le poète, « son sein de marbre, son visage plus resplendissant, d’une lueur plus douce que la lune ; ses sourcils formaient un arc majestueux au-dessus des yeux, ses paroles résonnaient comme une musique enivrante. Au nom du grand Nala mon époux, que je porte gravé dans mon cœur, ainsi périront », dit-elle, « tous ceux qui profaneront d’un désir l’épouse qui lui appartient jusqu’au tombeau ! »

XXXIII

Damayanti, restée seule, s’égara en remplissant la solitude de roucoulements semblables à ceux de la colombe.

Ici le poète devient le plus sublime des peintres ; la palette humaine n’a en Europe ni dessins ni couleurs comparables à la description du monde végétal au milieu duquel erre Damayanti sur les pentes de l’Himalaya, au milieu des glaciers, des torrents, des volcans, des rochers, des arbres d’une nature vierge et primitive. C’est la jeunesse de la création, coulant avec une sève de vie qu’on voit et qu’on entend sourdre aux rayons des premiers soleils. La beauté pudique de l’amante abandonnée resplendit dans ce tableau au-dessus du soleil lui-même ; c’est l’Ève d’un autre jardin. Un tigre féroce s’approche pour la dévorer ; vaincu par sa beauté et la sainteté de l’épouse, il se couche à ses pieds et il l’adore.

XXXIV

Elle parvient enfin aux portes d’un monastère de Brahmanes, religieux ascétiques ; monastère bâti au sein de ces forêts. Les ermites étonnés l’entourent et l’interrogent ; elle leur raconte ses malheurs ; ils lui prédisent le retour de sa félicité. À son réveil, le monastère et les ermites se sont évanouis comme une apparition ou comme un rêve. Damayanti reprend sa route ; elle s’arrête au pied d’un arbre dont l’ombre donne la mort : « Ah ! » dit-elle, « cet arbre est heureux au milieu de la forêt, c’est le souverain des bois environné des festons de lianes qu’il soutient et qui lui donnent la joie. Hâte-toi, ô bel arbre, de me délivrer de mes souffrances ! Toi qui enlèves à l’homme le sentiment du fardeau de ses peines, n’as-tu point vu Nala, qui m’est si cher ? Nala, dont la peau délicate n’est protégée que par la moitié d’un manteau ? Nala, qui erre dans cette sinistre forêt, poursuivi par le désespoir ? Cher arbre, oh ! Délivre-moi de la vie ! Ton nom ne signifie-t-il pas celui qui enlève les douleurs aux hommes ? Ô bel arbre, que ton nom soit une vérité pour moi ! »

L’arbre insensible lui laisse la vie. Elle poursuit sa course, rencontre une caravane de marchands dont la cupidité affairée et dure fait à peine attention à sa beauté et à ses larmes. On voit que, dès ces temps primitifs, le poète indigné peignait la dureté déjà proverbiale des trafiquants de l’Inde. « Nous n’avons rencontré dans ces forêts que des lions, des tigres, des serpents », lui disent-ils ; « nous ne savons ce que c’est que Nala : nous voyageons pour chercher la richesse. Si tu es une déesse comme ta beauté le révèle, protège notre négoce et enrichis-nous ! »

Damayanti suit néanmoins la caravane, couverte à peine de haillons, et insultée à l’entrée et la sortie des villes par les dérisions de la populace. La pitié ne peut émouvoir le cœur par un plus grand avilissement de la jeunesse, de la beauté et de l’innocence. Elle est enfin rendue à la tendresse du roi son père ; elle envoie de tous côtés des Brahmanes messagers, pour découvrir le sort et le séjour de son époux.

XXXV

Nala, après des aventures aussi tragiques, était entré au service d’un roi voisin en qualité d’écuyer conducteur de chars. Son mauvais génie l’a transfiguré, son corps méconnaissable est devenu difforme ; mais il a conservé son héroïsme et recouvré sa vertu.

Damayanti, informée enfin que son époux existe, mais que la honte l’empêche de se découvrir à elle, fait usage d’un subterfuge qui doit arracher à Nala le cri de la nature. Elle feint de vouloir choisir un nouvel époux, et fait proclamer dans tous les États voisins que les prétendants à sa main peuvent se présenter à la cour du roi son père. À cette nouvelle, Nala peut contenir à peine son secret et son désespoir. Le roi dont il conduit les chars veut aspirer pour lui-même au choix de Damayanti. Il charge Nala de préparer ses coursiers, et de le conduire à la cour du roi dont Damayanti est la fille. Des scènes de mœurs orientales se déroulent pendant des chants intarissables, tantôt dans le palais de Damayanti, tantôt dans celui où Nala gémit inconnu sous le déguisement qui le cache et sous le faux nom de Wacouba. Écoutons le poète épique :

« Nala, sous ce nom de Wacouba, choisit, dans les écuries du roi son maître, quatre coursiers aux flancs minces, aux muscles vigoureux, lançant la fumée et le feu par leurs naseaux roses, aux joues larges, au cœur palpitant. — Hé quoi”, lui dit le roi en les voyant, “veux-tu donc tromper mon impatience ? Ces coursiers efflanqués et amaigris n’auront ni la force ni la rapidité nécessaires pour me conduire en un jour au royaume de Damayanti.”

« — Remarque, ô roi, ces signes heureux”, lui répond Nala ; “cette étoile sur le front, ces deux taches sur la tête, ces deux fois deux épis sur chaque flanc, autant au poitrail ; cette large tache de poil sombre sur le dos. Ils nous emporteront comme le vent, et ne s’arrêteront qu’au terme de notre course.” »

Le récit de la course du char est fantastique comme une ballade des bardes du Nord. En route, le mauvais génie qui possédait Nala sort de son corps à l’approche de sa femme. Mais Nala reste encore méconnaissable à tous les yeux sous la grossière apparence d’un conducteur de chars ; sa beauté tout intérieure est voilée, pour que la honte de sa condition présente n’éclate pas à la cour du roi son beau-père. On croit lire les transfigurations d’Ulysse dans l’Odyssée pour tenter Pénélope.

XXXVI

« C’était le soir », dit le poète ; « le char conduit par Nala ébranla la ville de Damayanti du bruit de ses roues ; les chevaux de Nala, qui ne l’avaient point oublié, entendirent ce bruit, qui retentit jusque dans leur écurie. S’agitant et se cabrant d’ardeur, ils pressentirent les premiers le retour de leur ancien maître. Ce sourd tonnerre du char de Nala sur le pavé des rues, semblable à un grondement de foudre lointain, frappa aussi les oreilles de Damayanti, qui frissonna d’émotion et d’attente ; elle entendit en même temps les chevaux du prince son époux, qui bondissaient de joie et qui hennissaient de désir dans l’écurie ; elle crut déjà revoir le char de Nala attelé dans la cour comme jadis, quand la formidable main de son époux tenait ses rênes. Les paons, debout sur le parapet de la forteresse, et les éléphants dans leurs stalles hautes, donnèrent des signes d’attention et d’inquiétude à ce bruit ; ils dressèrent la tête, jetèrent des cris, et saluèrent ainsi cette foudre souterraine qui annonçait jadis l’arrivée du héros.

« Dieu ! que mon âme est réjouie », s’écria Damayanti, « par ce bruit du char qui semble en roulant ébranler la terre et remplir son orbite ! Oh ! C’est Nala ! C’est le monarque du monde ! Je mourrai, je le sens, si je ne vois dès aujourd’hui ce prince, plus resplendissant de vertu et de beauté que l’astre des nuits ! La vie s’arrêtera dans mon cœur, si ses bras, dès aujourd’hui, ne se referment pas sur son épouse. Je veux m’élancer dans le bûcher des veuves aux flammes d’or, si le héros de Nishada ne me presse pas dès aujourd’hui sur son sein ! »……….

Dans son trouble et dans son impatience, elle monte les degrés de la plate-forme de la forteresse, pour apercevoir de plus loin celui en qui elle soupçonne son époux. Elle ne voit que des écuyers et des serviteurs qui flattent de la main des chevaux en les détachant, et qui rangent un char royal dans les cours où sont rangés les chars de son père.

« Va », dit-elle à une esclave confidente, « et informe-toi quel est ce conducteur de chars que j’ai vu assis sur son siège avec une apparence grossière et un bras plus court que l’autre. »

L’esclave obéit, porte et reporte des messages scrutateurs au héros soupçonné sous son déguisement. Tantôt Damayanti espère, tantôt elle retombe dans ses doutes et son anxiété. Elle renvoie mille fois l’esclave confidente pour interroger tantôt Nala lui-même, tantôt ses compagnons de voyage. Des demi-mots révélateurs s’échangent peu à peu entre l’esclave et le héros. Il pleure en entendant l’esclave qui lui peint les angoisses et l’amour fidèle de l’épouse abandonnée par l’époux.

« Ô femme, aux cheveux noirs comme la nuit », dit-il en s’adressant par une apostrophe involontaire à Damayanti, « ne t’indigne pas contre l’homme infortuné, privé de sa raison, qui cherchait en vain la nourriture de sa femme et la sienne, et à qui des oiseaux néfastes venaient d’enlever jusqu’à son manteau ; si tu vois jamais revenir ton époux, dépouillé de l’empire, indigent, dévoré de remords, ah ! ne le repousse pas de ton sein !

« Arrêtons-nous ici », dit en s’interrompant le savant traducteur de cet épisode, « et admirons la délicieuse et touchante naïveté du poète, qui tantôt rappelle la majesté d’Homère, tantôt la sublimité de la Bible. Cette poésie indienne est vivante ; dans ses veines circule une sève ardente et riche, le feu créateur : ainsi se répand dans les feuilles et dans les fleurs du palmier de ces climats ce suc vigoureux qui fait végéter l’arbre, renouvelle sa tige, et se transforme en liqueur enivrante. Tout y est passionné, mais calme ; la raison y plane sur la passion ; tout y est naïf comme la nature surprise dans ses cris les plus spontanés : jamais elle n’inspira à une poésie des accents plus vrais et plus intimement émanés de l’émotion et de la conscience. Faisons des vœux, ajoute-t-il, pour que cette poésie nouvelle, à force d’être antique, et qui présente des traits de ressemblance et souvent de supériorité avec la poésie des Grecs, soit associée un jour à ces œuvres de la Grèce dans l’enseignement de la jeunesse. »

Nous disons comme lui.

XXXVII

Une série d’épreuves naïvement ingénieuses, tentées sur le cœur de son époux par Damayanti, pour forcer Nala de confesser son vrai nom, rappelle celle que Pénélope fait subir à Ulysse, dans l’Odyssée, avant de le reconnaître pour son mari. La plus touchante de ces épreuves est celle de ses deux petits enfants qu’elle lui envoie en apparence, sans intention, par l’esclave confidente. À leur aspect, le cœur de Nala se brise et s’ouvre ; il jette le cri du père et laisse échapper à demi le cri de l’amant. « Ô esclave », dit-il à la nourrice, « ne t’étonne pas de ces larmes qui montent à mes yeux : ces enfants ressemblent à mes deux petits enfants ! J’ai pleuré, dans la surprise que m’a causée cette ressemblance née du hasard. »

Enfin, les deux époux sont mis en présence l’un de l’autre sous les yeux du père et de la mère de Damayanti. Leur dialogue et leur reconnaissance, toujours ambigus et suspendus par la transformation du héros en conducteur de chars, n’ont ni modèle ni imitation dans le pathétique d’aucune littérature. Nala reproche à son épouse d’avoir songé à se choisir un autre époux. Elle lui avoue que cette faute apparente n’était que la ruse de son amour pour le forcer par la jalousie à se découvrir. Les dieux, par une pluie de fleurs qui tombe miraculeusement du ciel sur l’épouse, attestent la pureté de Damayanti. Nala reparaît sous sa vraie forme et sous sa beauté primitive. « La femme aux joues vermeilles attire sur son sein la tête de son bien-aimé ; elle soupire et sourit à la fois ; ils passent la nuit à se redire comment ils avaient erré sans guide, sans vêtement et sans nourriture, dans la forêt. »

XXXVIII

Nala, purifié de ses fautes par le pardon de l’amour, rentre, suivi de Damayanti, de ses enfants et de ses serviteurs, dans ses États. Il les reconquiert dans une bataille sur un frère usurpateur. Après avoir vaincu, il pardonne, et donne à ce frère la moitié de son royaume. Dans son bonheur, il ne reconnaît plus d’ennemi. Il pousse la charité divine jusqu’à pardonner au dieu jaloux la cause de tous ses malheurs.

Le commentateur chrétien de ce poème trouve, dans ce pardon universel et surhumain du héros, une faute de morale, une omission de cette justice qui doit rétribuer le châtiment aux coupables. Nous ne partageons pas cette opinion. Cette charité à tout prix, qui est le caractère de ces poésies sacrées de l’Inde, et qui est le pressentiment d’une autre charité, est bien supérieure à la justice. La charité est plus que la justice, puisqu’elle est la divine bonté imitée de Dieu, autant que la créature peut imiter le créateur. Elle est plus encore, elle est le devoir de l’homme parfait ; car si l’être infaillible peut punir, l’homme, être faillible, doit, en ce qui le concerne, tout et toujours pardonner.

La morale de ces grands poèmes symboliques et sacrés de l’Inde primitive est donc aussi divine que la poésie en est sublime ; il en découle partout une onction qui n’attendrit pas seulement l’imagination, mais qui édifie le cœur. En fermant le livre on n’est pas seulement charmé ; on est meilleur : le poète y est le sanctificateur de l’âme ; ce n’est pas de l’ivresse qui monte de sa lyre, c’est de l’encens.

Cette littérature sacrée de l’Inde a, de plus, un caractère qui la rapproche de la littérature hébraïque ; elle est exclusivement religieuse. Tout poème est un symbole qui revêt un dogme ; tous les vers sont des ailes qui emportent l’âme au-dessus de la terre. On peut comparer ces poèmes à de grands sacrifices où l’imagination, le sentiment, le génie du poète se consument d’enthousiasme sur le bûcher, pour illuminer les hommes et honorer le ciel.

Lamartine.