Chapitre premier.
Les caractères généraux et les idées générales.
Sommaire.
Les caractères généraux. — Exemples. — Ils sont l’objet des idées générales.
§ I. Idées générales qui sont des copies.
I. Rôle des caractères généraux dans la nature. — Un groupe de caractères généraux communs à tous les moments d’une série d’événements constitue l’individu. — Un groupe de caractères généraux communs à plusieurs individus constitue la classe. — Les caractères généraux sont la portion fixe et uniforme de l’existence. — Ils ne sont pas de pures conceptions ou fictions de notre esprit. — Leur efficacité dans la nature. — Ils sont plus ou moins généraux. — Plus ils sont généraux, plus ils sont abstraits.
II. À ces extraits généraux correspondent en nous des idées générales et abstraites. — Ces idées sont des noms accompagnés ordinairement d’une vague représentation sensible. — Exemples. — La représentation sensible est un résidu de plusieurs souvenirs émoussés et confondus. — Le nom est un son significatif, c’est-à-dire lié à ce que toutes les perceptions et représentations sensibles des individus de la classe ont de commun, et à cela seulement. — À ce titre, il est le correspondant mental de leur portion commune et se trouve idée générale. — Mécanisme de cette liaison exclusive. — Observations sur les enfants. — Analogie de l’invention enfantine et de l’invention scientifique. — En quoi l’intelligence humaine se distingue de l’intelligence animale. — Comment, chez l’enfant, les noms transmis deviennent des noms significatifs. — Indications fournies par ses barbarismes. — Observations du Dr Lieber. — L’enfant reçoit les mots, mais crée leur sens.
III. Adaptation graduelle des idées générales aux choses. — La recherche scientifique. — Aux caractères généraux dont le groupe constitue une classe nous en ajoutons d’autres. — Cette addition n’a pas de terme. — Corrections apportées à notre idée générale par nos additions. — Exemples en zoologie et en chimie. — Perfectionnement de nos classifications.
IV. Caractères généraux qui appartiennent aux éléments des individus classés. — Idée de la feuille en botanique. — Idée du plan anatomique en zoologie. — Idée de l’action électrique. — Idée de la gravitation. — Dégagement des caractères les plus universels et les plus stables. — Retranchement des caractères accessoires et passagers. — Résumé. — L’idée générale s’ajuste à son objet d’abord par addition, puis par soustraction.
§ II. — Idées générales qui sont des modèles.
I. Idées générales dont les objets ne sont que possibles. — Nous les construisons. — Idées de l’arithmétique. — Notion de l’unité. — La propriété d’être une unité n’est que l’aptitude à entrer comme élément dans une collection. — Tous les faits ou individus présentent cette propriété. — Nous l’isolons au moyen d’un signe qui devient son représentant mental. — Inventions successives de diverses sortes de signes pour représenter les séries d’unités abstraites. — Première forme du calcul. — Les dix doigts. — Les petits cailloux. — Addition et soustraction au moyen des doigts et des cailloux. — Les noms de nombre, substituts des doigts et des cailloux. — Commodité, petit nombre et combinaisons simples de ces nouveaux substituts. — Derniers substituts, les chiffres. — Ils sont les plus abréviatifs de tous. — Nous formons ainsi des collections d’unités mentales sans songer à les adapter aux collections d’unités réelles. — Ultérieurement et à l’expérience, toute collection d’unités réelles se trouve adaptée à une collection d’unités mentales. — Exemples. — Nos nombres sont des cadres préalables.
Il Toutes les idées générales que nous construisons sont des cadres préalables. — Idées de la géométrie. — Notions de la surface, de la ligne, du point. — Leur origine. — La surface est la limite du corps sensible, la ligne est la limite de la surface, le point est la limite de la ligne. — Symboles commodes par lesquels nous représentons ces caractères généraux. — Surface de tableau ou du papier, lignes et points à l’encre ou à la craie. — Analogie de ces substituts et des doigts ou des cailloux de l’arithmétique. — Dernière idée générale introduite dans la géométrie, l’idée du mouvement. — Son origine. — Tour nouveau qu’elle donne aux premières idées géométriques. — La ligne est la série continue des positions successives du point en mouvement. — La surface est la série continue des positions successives de la ligne en mouvement. — Le solide est la série continue des positions successives de la surface en mouvement. — Si l’on substitue au point, à la ligne et à la surface leurs symboles, ces constructions deviennent sensibles. — Autres constructions. — La ligne droite. — La ligne brisée. — La ligne courbe. — L’angle. — L’angle droit. — La perpendiculaire. — Les polygones. — La circonférence. — Le plan. — Les trois corps ronds. — Les sections coniques. — Nombre indéfini de ces constructions. — Aux plus générales de ces constructions mentales correspondent des constructions réelles. — Il y a dans la nature des surfaces, des lignes et des points, au moins pour nos sens. — Il y a dans la nature des surfaces, des lignes et des points en mouvement. — Aux moins générales de ces constructions mentales correspondent approximativement des constructions réelles. — Pourquoi cette correspondance n’est-elle qu’approximative. — Exemples. — La construction réelle est plus compliquée que la construction mentale. — Des deux constructions, l’une en se compliquant, l’autre en se simplifiant, s’ajuste à l’autre. — Utilité des cadres préalables.
III. Idées de la mécanique. — Notions du repos, du mouvement, de la vitesse, de la force, de la masse. — Leur origine et leur formation. — Les lignes, les chiffres et les noms sont leurs symboles. — Diversité et nombre indéfini des composés construits avec ces éléments. — Aux plus simples de ces constructions mentales correspondent des constructions réelles. — Tendance des corps en repos ou doués d’un mouvement rectiligne uniforme à persévérer indéfiniment dans leur état. — À celles de ces constructions mentales qui sont moins simples correspondent encore certaines constructions réelles. — Hypothèse de la vitesse uniformément accrue ; cas des corps pesants qui tombent. — Mobile animé d’un mouvement rectiligne uniforme et d’un autre mouvement dont la vitesse est uniformément accrue ; cas des planètes. — Comment les cadres préalables doivent être construits pour avoir chance de convenir aux choses. — Trois conditions. — Leurs éléments doivent être calqués sur les éléments des choses. — Leurs éléments doivent être le plus généraux qu’il se pourra. — Leurs éléments doivent être combinés le plus simplement possible.
IV. Autres constructions mentales. — Nous pouvons en faire pour toutes les classes d’objets. — Hypothèses physiques et chimiques. — Parmi ces cadres, il y en a auxquels nous souhaitons que les choses se conforment. — Construction mentale de l’utile, du beau et du bien. — Ces cadres, ainsi construits, deviennent des ressorts d’action.
Jusqu’ici, nous n’avons considéré que les choses particulières et la connaissance que nous en prenons ; il nous reste à considérer les choses générales et les idées que nous en avons. Car il y a des choses générales : j’entends par là des choses communes à plusieurs cas ou individus ; ce sont des caractères ou groupes de caractères. Observez par exemple ce que désigne le mot eau ou le mot boire ; eau désigne un groupe de caractères qui se rencontre toujours le même dans une infinité de liquides, dans celui des puits, des fleuves, des sources, de la mer ; boire désigne un groupe de caractères qui se rencontre toujours le même dans une infinité d’actions, dans toutes celles par lesquelles un homme ou un animal fait couler un liquide dans sa bouche et dans son estomac. Il en est de même pour les autres mots du dictionnaire ; chacun d’eux désigne un caractère ou groupe de caractères qui se présente ou peut se présenter dans plusieurs cas ou individus naturels. Voilà un nouvel objet de connaissance. De même qu’il y a en nous des pensées qui correspondent aux cas et individus particuliers, de même il y a en nous des pensées qui correspondent aux caractères généraux ; on les nomme idées générales ; elles forment en nous des couples, des séries, des assemblages de diverses sortes, bref, un vaste édifice compliqué. Nous allons examiner de quels éléments cet édifice mental se compose, comment il se construit par quel équilibre il se soutient, et à quelles conditions il correspond à l’édifice réel et naturel des choses.
§ I. Idées générales qui sont des copies
I
C’est un grand rôle que celui des caractères généraux dans la nature. D’abord, et si fort que soit ce paradoxe apparent, il faut un caractère général pour constituer un individu, une chose particulière qui dure. Soit un corps ou un esprit, cette pierre ou cet homme ; il y a un caractère qui relie ses divers moments successifs, un caractère commun qui dans tous se retrouve le même. Pour cette pierre, c’est, à toute seconde et pendant toute la durée de son existence, la possibilité de provoquer en nous les mêmes sensations de contact, de résistance, de forme, et de subir les mêmes changements de position ou de structure dans les mêmes circonstances, bref la présence incessamment renouvelée des mêmes caractères sensibles et physiques. Pour cet homme, c’est la possession constante des mêmes aptitudes et des mêmes inclinations, ou, si l’on veut, l’action continue de la même cervelle. — On l’a déjà vu, ce qu’il y a au fond de l’idée du moi, c’est l’idée d’un dedans par opposition au dehors, tous nos événements ayant ce caractère commun de nous apparaître comme internes par opposition aux autres qui nous apparaissent comme externes. Pareillement, ce qu’il y a au fond de l’idée de tel corps, c’est l’idée de telles sensations toujours les mêmes, qui, à telles conditions, peuvent à tout moment être obtenues. — En somme, pour peu que l’on pousse l’analyse, on s’aperçoit que l’existence est, de sa nature, fragmentaire, perpétuellement répétée, composée d’un nombre indéfini de portions successives, semblable à la flamme d’une bougie, qui est une suite de vibrations éthérées, ou au cours d’un fleuve, qui est un écoulement d’eaux toujours nouvelles. Dans cet immense flux d’événements qui est le monde, les séries qui tranchent fortement sur les séries environnantes et dont les éléments sont très semblables entre eux, font ce que l’on nomme les êtres particuliers et individuels. Chacun de ces êtres est une sorte de tourbillon distinct ; sa répétition continue simule la permanence ; de fait, rien n’est permanent en lui, sinon sa forme, c’est-à-dire le groupe des caractères communs à tous ses moments. Mais, dans l’évanouissement et dans la diversité incessante de tous ses événements constitutifs, le groupe de ses caractères fixes prend une importance capitale, et nous le considérons à bon droit comme la portion essentielle de l’individu.
À présent, comparons un grand nombre d’individus entre eux. Chose remarquable, malgré les séparations du temps et de l’espace, dans un nombre indéfini d’individus, certains caractères se retrouvent toujours les mêmes. Il y a six mille ans, les plantes et les animaux de l’Égypte étaient pareils à ceux d’aujourd’hui ; plusieurs espèces de plantes et d’animaux n’ont pas varié à travers les énormes intervalles des périodes géologiques ; d’un bout à l’autre de la terre, de nos jours et à des époques séparées de notre temps par des myriades de siècles, le petit mollusque dont la coquille forme la craie a la même structure et la même vie. — Bien plus, beaucoup de nos corps chimiques, l’hydrogène, le fer, le sodium, d’autres encore, se rencontrent dans le soleil, à trente-cinq millions de lieues de notre terre, au-delà encore dans des étoiles si éloignées qu’il faut plusieurs années à leur lumière pour arriver jusqu’à nous, ou que leur distance échappe à toutes nos mesures. — À cette distance prodigieuse, les astres restent pesants comme notre terre ; on s’en est assuré par les mouvements des étoiles doubles. Leur lumière se comporte comme celle des corps que nous brûlons ; on s’en est assuré par l’étude des raies du spectre. — Enfin, d’après les lois de la conservation de la force, aucun savant ne doute que le mouvement n’ait toujours existé et ne doive exister toujours. — Ainsi, de même qu’il y a des caractères communs dont la présence continue relie entre eux les divers moments de l’individu, de même il y a des caractères communs dont la présence multipliée et répétée relie entre eux les divers individus de la classe. Ces caractères sont la portion uniforme et fixe de l’existence dispersée et successive, et cela seul suffirait à faire comprendre l’intérêt que nous avons à les dégager et à les saisir.
Mais leur importance se marque encore mieux par un autre trait. Ce n’est pas nous qui les arrangeons pour la commodité de notre pensée ; ils ne sont pas de simples moyens de classer, des instruments de mnémotechnie. Non seulement ils existent en fait, hors de nous, et souvent bien au-delà de la courte portée de nos sens et de nos conjectures ; mais encore ils sont efficaces. Chacun d’eux, par lui-même et par lui seul, en entraîne avec soi un autre qui est son compagnon, son antécédent ou son conséquent, et fait avec lui un couple qu’on appelle une loi. Ainsi, chez un animal quelconque, la présence des mamelles amène celle des vertèbres. Chez toute plante qui a deux cotylédons, la tige arborescente est formée de couches concentriques. Dans toutes les couches d’air qui se refroidissent au-delà d’un certain degré, la vapeur incluse se dépose en rosée. Toutes les fois que deux corps pesants sont en présence, ils s’attirent en raison directe de leur masse et en raison inverse du carré de leur distance. Si une vapeur de sodium brûle, son spectre lumineux présente, à un endroit déterminé, une raie jaune. — On voit par tous ces exemples que les caractères généraux sont non seulement les habitants les plus répandus, mais encore les acteurs les plus importants de la nature ; outre la plus large place, ils ont sur la scène de l’être le premier rôle et la plus décisive action.
Maintenant il faut remarquer qu’ils ne sont point tous également généraux. Les uns le sont davantage, les autres moins ; chacun d’eux est d’autant plus général qu’il est moins complexe et d’autant moins complexe qu’il est plus général. — En effet, considérons d’abord le groupe de caractères qui persiste dans un être particulier, dans tel homme, à travers les moments successifs de sa vie. Ce groupe est fort abondant ; on s’en aperçoit à la multitude des détails qu’on est obligé de donner quand on essaye de décrire une figure et une âme humaines. Mais d’autre part ce groupe ne convient qu’à cet homme et ne dure comme lui qu’un court intervalle de temps. — À présent, de l’individu, passez à la race ; c’est l’inverse qui arrive ; sans doute ici, les caractères communs sont beaucoup plus répandus dans l’espace et durent bien davantage dans le temps, puisqu’ils se rencontrent dans un nombre indéfini d’individus contemporains et se répètent à travers un nombre indéfini de générations successives. Mais, en revanche, ils sont eux-mêmes beaucoup moins nombreux, puisque forcément tous les traits qui distinguaient chaque individu des autres ont été laissés de côté et puisque le type général obtenu par ce retranchement n’est qu’un reste. — Même observation si, de la race ou variété, c’est-à-dire du nègre ou de l’Indo-Européen, on passe à l’espèce, c’est-à-dire à l’homme. — Continuez et suivez les classifications de l’histoire naturelle de l’espèce au genre, puis à la famille, puis à l’ordre, jusqu’à l’embranchement et au règne. À chaque échelon de cette échelle, le type, appauvri d’un côté, enrichi d’un autre, perd quelques-uns de ses caractères précédents et acquiert des représentants nouveaux ; ses éléments sont plus restreints, mais son domaine est plus large ; son contenu décroît, en même temps que son extension croît. — Par exemple, l’espèce est moins durable que le genre. Telle espèce d’animaux, celle des mégalosauriens, a péri, après avoir occupé une période géologique, et le genre auquel elle appartient subsiste encore dans d’autres espèces qui sont nées depuis ou qui ont survécu ; mais les caractères du genre ne sont qu’un fragment de ceux de l’espèce, et le genre qui survit dans les sauriens modernes ne présente qu’une portion des caractères de l’espèce qui a disparu. — Partout la règle est la même. Si, de la matière organisée et vivante, nous arrivons à la matière minérale et brute, puis à la matière mécanique, nous voyons le groupe des caractères communs aux divers corps, d’une part, se réduire jusqu’à ne plus consister qu’en une ou deux qualités presque absolument simples, d’autre part, s’appliquer jusqu’à comprendre tous les corps imaginables et réels. — Ainsi les caractères généraux s’ordonnent par étages, les uns au-dessus des autres, et, à mesure qu’on trouve leur présence plus universelle, on trouve leur contenu moindre. Au bas est le fait momentané, absolument singulier et distinct qui est l’élément du reste ; chaque moment, acte, état ou fait est ainsi une donnée prodigieusement complexe, différente de toute autre, et qui a sa nuance propre. Cette nuance retranchée, il reste un faisceau de caractères communs à toute une série de faits et dont la persistance fait l’individu. Si dans ce faisceau on omet tous les traits personnels, le reliquat est la race, c’est-à-dire un caractère présent dans cet individu et dans beaucoup d’autres. Un extrait de ce reliquat est l’espèce, c’est-à-dire un caractère présent dans plusieurs races. Un extrait de cet extrait est le genre, c’est-à-dire un caractère présent dans plusieurs espèces ; et ainsi de suite. — Par cette série de suppressions, on va, d’un reliquat écourté, à un reliquat plus écourté, et, en même temps, d’une donnée générale à une donnée plus générale. À tous les degrés, le caractère général est un caractère abstrait, d’autant plus abstrait qu’il est plus général, et d’autant plus général qu’il est plus abstrait.
II
À ces extraits ou reliquats, présents ou plusieurs points du temps et de l’espace, correspondent en nous des pensées d’une espèce distincte et que nous appelons idées générales et abstraites. — On a déjà dit en quoi consistent ces idées79. Une idée générale et abstraite est un nom, rien qu’un nom, le nom significatif et compris d’une série de faits semblables ou d’une classe d’individus semblables, ordinairement accompagné par la représentation sensible, mais vague, de quelqu’un de ces faits ou individus. L’analyse est des plus délicates, et nous l’avons déjà faite ; mais en pareil sujet on ne peut amasser trop d’exemples, et je prie le lecteur de répéter l’examen sur lui-même, en choisissant une idée bien frappante dont il ait fait récemment l’acquisition. — En voici une des miennes dont je me rappelle très nettement la naissance. Il y a quelques années, en Angleterre, à Kew Gardens, je vis pour la première fois des araucarias, et je marchais le long des parterres en regardant ces étranges plantes, aux tiges rigides, aux feuilles compactes, courtes, écailleuses, d’un vert sombre, dont la forme abrupte, toute hérissée et barbare, tranchait sur l’herbe molle et doucement soleillée du frais gazon. Si en ce moment je cherche ce que cette expérience a laissé en moi, j’y trouve d’abord la représentation sensible d’un araucaria ; en effet, j’ai pu décrire à peu près la forme et la couleur du végétal. Mais il y a une différence entre cette représentation et les sensations anciennes dont elle est l’écho actuel. Le simulacre interne, d’après lequel je viens de faire ma description, est vague, et mes sensations passées étaient précises. Car, certainement, chacun des araucarias que j’ai vus a provoqué alors en moi une sensation visuelle distincte ; il n’y a pas deux plantes absolument semblables dans la nature ; j’ai regardé peut-être vingt ou trente araucarias ; sans aucun doute, chacun d’eux différait des autres en grandeur, en grosseur, par les angles plus ou moins ouverts de ses branches, par les saillies plus ou moins fortes de ses écailles, par le ton de son tissu ; partant, mes vingt ou trente sensations visuelles ont été différentes. Mais aucune d’elles n’a survécu complètement dans son écho ; les vingt ou trente résurrections se sont émoussées les unes les autres ; ainsi délabrées, agglutinées par leur ressemblance, elles se sont confondues, et ma représentation actuelle n’est que leur résidu. Voilà le produit, ou plutôt le débris, qui se dépose en nous, lorsque nous avons parcouru une série de faits ou d’individus semblables. De nos expériences nombreuses, il nous reste le lendemain quatre ou cinq souvenirs plus ou moins distincts, qui, oblitérés eux-mêmes, ne laissent en nous à demeure qu’une représentation unique, décolorée et vague, dans laquelle entrent comme composants diverses sensations ressuscitantes, toutes affaiblies, inachevées et avortées. — Mais cette représentation n’est pas l’idée générale et abstraite. Elle n’en est que l’accompagnement, et, si j’ose ainsi parler, la gangue. Car la représentation, quoique mal esquissé, est une esquisse, l’esquisse sensible d’un individu distinct ; en effet, si je la fais persister et que j’insiste sur elle, elle répète telle sensation visuelle particulière ; je vois mentalement tel contour qui ne convient qu’à tel araucaria, et, partant, ne peut convenir à toute la classe ; or mon idée abstraite convient à toute la classe ; elle est donc autre chose que cette représentation d’un individu. — De plus, mon idée abstraite est parfaitement nette et déterminée ; maintenant que je l’ai, je ne manque jamais de reconnaître un araucaria entre les diverses plantes qu’on me présente ; elle est donc autre chose que la représentation confuse et flottante que j’ai de tel araucaria particulier.
Qu’y a-t-il donc en moi de si net et de si déterminé qui correspond au caractère abstrait commun à tous les araucarias, et ne correspond qu’à lui ? — Un nom de classe, le nom d’araucaria, prononcé ou entendu mentalement, c’est-à-dire un son significatif, lequel est compris, et qui, à ce titre, est doué de deux propriétés. D’une part, sitôt qu’il est perçu ou imaginé, il éveille en moi la représentation sensible, plus ou moins expresse, d’un individu de la classe ; cette attache est exclusive ; il n’éveille point en moi la représentation d’un individu d’une autre classe. D’autre part, sitôt que je perçois ou imagine un individu de la classe, j’imagine ce son lui-même, et je suis tenté de le prononcer ; cette attache aussi est exclusive ; la présence réelle ou mentale d’un individu d’une autre classe ne l’évoque point dans mon esprit et ne l’appelle pas sur mes lèvres. — Par cette double attache, il fait corps avec toutes les perceptions et représentations sensibles que j’ai des individus de la classe et ne fait corps qu’avec elles. Mais il n’est attaché d’une façon particulière à aucune d’elles ; indifféremment, il les évoque toutes ; indifféremment, il est évoqué par toutes. Partant, si elles l’évoquent, c’est grâce à ce que toutes ont en commun, et non grâce à ce que chacune d’elles a de propre ; partant encore, s’il les évoque, c’est grâce à ce que toutes ont de commun, et non grâce à ce que chacune d’elles a de propre ; par conséquent enfin, il est attaché à ce que toutes ont de commun et à cela seulement. — Or ce quelque chose est justement le caractère abstrait, le même pour tous les individus de la classe. C’est donc à ce caractère seul que le nom, mentalement entendu ou prononcé, correspond ; ce qu’on exprime en disant que le nom désigne et signifie le caractère. De cette façon, le nom équivaut à la vue, expérience ou représentation sensible que nous n’avons pas et que nous ne pouvons avoir du caractère abstrait présent dans tous les individus semblables. Il la remplace et fait le même office. — Ainsi nous pensons les caractères abstraits des choses au moyen de noms abstraits qui sont nos idées abstraites, et la formation de nos idées n’est que la formation des noms qui sont des substituts.
Comment naît en nous un nom général et abstrait, et par quel mécanisme contracte-t-il avec nos représentations sensibles et nos perceptions particulières cette double attache exclusive qui lui donne sa signification et sa vertu ? — Il n’y a là, comme on l’a vu plus haut, qu’une association d’un certain genre. On montre un chien à un très jeune enfant, et on lui dit, dans le langage des nourrices, en imitant, tant bien que mal, l’aboiement de la bête : « C’est un oua-oua. » Ses yeux suivent le geste indicateur ; il voit le chien, entend le son, et, après quelques répétitions qui sont son apprentissage, les deux images, celle du chien et celle du son, se trouvent, d’après la loi d’association des images, associées à demeure dans son esprit. En d’autres termes, quand il revoit ce chien, il imagine ce son, et, par instinct imitatif, après quelques tâtonnements, il le profère. Si le chien aboie, il rit, il est enchanté, il est doublement tenté de prononcer lui-même le son animal très frappant et tout nouveau dont il n’a encore entendu qu’une contrefaçon humaine. — Jusqu’ici, rien d’original ni de supérieur ; tout cerveau de mammifère est capable d’associations pareilles ; un renard qui saisit un lapin, a certainement imaginé d’avance le cri aigu et sec que pousse le lapin ; un chien de chasse qui entend le rappel d’une perdrix, imagine certainement la forme visuelle de la perdrix dans l’air, et, quant à la reproduction instinctive du son entendu, on connaît les perroquets et plusieurs autres espèces d’animaux imitateurs.
Mais il y a ceci de particulier dans l’homme, que le son associé chez lui à la perception de tel individu est ensuite évoqué, non pas seulement par la vue d’individus absolument semblables, mais encore par la présence d’individus notablement différents, quoique compris à certains égards dans la même classe. En d’autres termes, des analogies qui ne frappent pas l’animal frappent l’homme. — L’enfant dit oua-oua à propos du chien de la maison ; au bout d’un peu de temps, il dit oua-oua à propos des caniches, des carlins et des terre-neuve de la rue. — Un peu plus tard, ce que ne fait jamais un animal, il dit oua-oua à propos d’un chien en carton qui aboie par le jeu intérieur d’une mécanique, puis à propos d’un chien en carton qui n’aboie pas, mais qui marche sur des roulettes, puis à propos d’un chien de bronze immobile et muet sur l’étagère du salon, puis à propos d’un petit cousin qui marche à quatre pattes dans la chambre, puis enfin à propos d’un dessin qui représente un chien. — Dans ces dernières circonstances, j’ai vu un petit garçon de deux ans répéter le mot oua-oua, quarante à cinquante fois de suite, avec un étonnement, un entrain, une joie extraordinaire. On le tenait dans les bras, et il regardait un abat-jour posé sur une bougie, où des figures de chiens, bien éclairées, se dessinaient en noir. À mesure qu’on tournait l’abat-jour et qu’une nouvelle figure apparaissait, il criait oua-oua d’un air de triomphe : c’était l’enthousiasme de la découverte ; tous les jours, il fallait recommencer. Je voulus compter ses exclamations ; un soir, en moins de trois quarts d’heure, il cria oua-oua cinquante-trois fois de suite, et sa curiosité n’était jamais lasse. — Si, aidés par les philologues, nous observons en latin, en grec, en allemand, surtout en hébreu et en sanscrit, le sens primitif de la plupart des noms80, nous trouvons à leur origine une opération tout à fait pareille : une analogie très lâche, c’est-à-dire une ressemblance très petite entre deux données, suffit pour que le nom attribué à la première soit appliqué à la seconde. — Aujourd’hui encore, nos découvertes les plus importantes se font de même. Lorsque Oken, rencontrant un squelette de mouton, imagina que le crâne est un composé de vertèbres élargies et soudées, lorsque Goethe, observant des étamines pétaloïdes, supposa que tous les organes de fleur sont des feuilles transformées, lorsque Newton, voyant une pomme tomber, conçut la lune comme un corps pesant qui tend aussi à tomber sur la terre, ils répétaient l’opération mentale et retrouvaient le ravissement du petit garçon qui, voyant des chiens sur l’abat-jour, criait oua-oua. — Entre une vertèbre et le crâne, entre la feuille verte et un pistil ou une étamine, entre la pomme qui tombe et la lune qui chemine dans le ciel, entre le chien de chair et aboyant et la petite figure de l’abat-jour, la dissemblance est énorme ; il semble que les deux représentations diffèrent du tout au tout. Et cependant elles ont un trait commun ; grâce à cette communauté, le nom évoqué par la première l’a été aussi par la seconde, et désormais il correspond à un caractère très général et très abstrait. — Tout ce qui distingue l’homme de l’animal, les races intelligentes des races bornées, les esprits compréhensifs et délicats des esprits vulgaires, se ramène à cette faculté de saisir des analogies plus fines, à cette contagion par laquelle le nom d’un individu s’attache à un individu plus différent, à la propriété qu’ont des représentations ou perceptions plus dissemblables d’évoquer mentalement le même nom. Car, plus les points de ressemblance sont rares, plus la classe contient d’individus ; plus elle contient d’individus, plus le caractère auquel correspond l’idée, c’est-à-dire le nom, est général et abstrait ; plus ce caractère est général et abstrait, plus il occupe de place et relie d’individus dans la nature. — Découvrir des rapports entre des objets très éloignés, démêler des analogies très délicates, constater des traits communs entre des choses très dissemblables, former des idées très générales, isoler des qualités très abstraites, toutes ces expressions sont équivalentes, et toutes ces opérations se ramènent à l’évocation du même nom par des perceptions ou représentations dont les ressemblances sont très minces, à l’éveil du signe par un stimulant presque imperceptible, à la comparution mentale du mot sous un minimum d’appel.
Grâce à cette aptitude, l’enfant de quinze mois apprend, en deux ou trois ans, les principaux mots de
la langue usuelle et familière. — Notez la différence profonde qui sépare cette acquisition de l’acquisition parallèle que pourrait faire un perroquet. L’enfant invente et découvre incessamment et de lui-même ; il n’y a pas d’époque dans sa vie où son intelligence soit si créatrice. Les noms que lui suggèrent ses parents et les personnes environnantes ne sont que des points de départ pour ses innombrables élans : de là sa joie et son sérieux. — Une fois qu’un nom transmis s’est associé chez lui à la perception d’un objet individuel, son esprit agit comme dans l’exemple précédent ; il applique le nom aux objets plus ou moins semblables qu’il reconnaît comme pareils. Cette reconnaissance toute spontanée lui appartient tout entière ; un perroquet n’applique pas le nom qu’on lui a appris ; dans sa cervelle d’oiseau, il reste isolé ; dans un cerveau d’enfant, il s’associe à la présence d’un caractère général, qui désormais n’a qu’à reparaître pour l’évoquer. C’est ainsi que l’enfant fait avec les mots transmis des mots significatifs. Il n’est pas même besoin toujours que les mots soient transmis, de propos délibéré, et par une bouche humaine : parfois l’enfant les prend dans les sons involontaires qu’il profère ou dans les sons accidentels qu’il surprend81. « Un membre de ma propre famille, dit M. Lieber, montra dans sa première enfance une tendance particulière à former de nouveaux mots. Tantôt il les empruntait à des sons qu’il saisissait au passage ; par exemple, pour arrêter (to stop), il disait ohoer (to woh), ayant entendu les charretiers dire oho ! (woh), quand ils crient à leurs chevaux d’arrêter. Tantôt il tirait ses
expressions des onomatopées qu’il proférait lui-même. »
Ainsi, tout petit, il faisait mm pour exprimer son plaisir quand il voyait arriver la bouillie. Un peu plus tard, ses organes s’étant exercés, il fit um et im ; puis ce fut nim, syllabe plus facile à prononcer la bouche fermée. « Mais bientôt l’esprit, grandissant, commença▶ à généraliser, et nim en vint à signifier toute chose mangeable ; il y ajoutait, selon l’occasion, tantôt le mot bon, tantôt le mot mauvais, qu’il avait appris en même temps, et disait ainsi : nim bon et nim mauvais. Une autre fois, il s’écria : Fi ! nim (Fie ! nim), pour dire mauvais, répugnant à manger. — Il est certain que le verbe nimer (to nim), signifiant manger, se serait développé en lui, si son esprit en mûrissant n’avait adopté la langue courante qui s’offrait à lui toute faite. »
— L’initiative de l’enfant se manifeste encore par l’usage incorrect qu’il fait de nos mots en leur donnant un sens qu’ils n’ont point pour nous et qu’il invente. Ce même petit garçon ayant appris les mots bon garçon les mettait toujours ensemble. « Quand il voulait exprimer cette idée bonne vache, il disait bon garçon vache. De même, une petite fille, pour gronder le médecin qui la contrariait, disait : Docteur méchante fille… »
— On peut résumer tout l’apprentissage de l’enfant en disant qu’il reçoit les mots, mais qu’il crée leur sens, et qu’il faut une série de rectifications continues pour que le sens qu’il leur attribue coïncide avec le sens que nous leur attribuons.
III
Supposons ce travail achevé et l’enfant arrivé au seul de l’âge adulte. Ici ◀commence▶ une nouvelle série de remaniements, additions et corrections, celle-ci indéfinie, qui se poursuit de génération en génération et de peuple en peuple, je veux parler de la recherche scientifique. — Cette fois, il s’agit de faire coïncider nos idées générales non plus avec les idées générales d’autrui, mais avec les caractères généraux de choses. Sitôt que nous sommes pris de ce désir, un premier besoin se déclare ; il y a des lacunes dans nos idées ; il faut combler ces lacunes. — Par exemple, la notion qu’un homme ordinaire a du corps humain est fort pauvre et incomplète ; il ne le connaît qu’en gros ; pour lui, c’est une tête, un tronc, un cou, quatre membres, de telle couleur et de telle forme ; cela lui suffit pour la pratique. Mais il est clair que les caractères propres au corps humain sont infiniment plus nombreux ; une telle notion en représente cinq ou six, et des plus extérieurs ; accroissons-la de tous ceux que l’observation prolongée et variée pourra découvrir. — L’anatomiste arrive avec l’envie de voir le détail et le dedans ; il dissèque, note, décrit et dessine. Le manuel qu’il livre aux commençants a mille pages, et il faudrait je ne sais combien d’atlas et de volumes pour contenir la figure et l’énumération de toutes les parties qu’à l’œil nu il a constatées. — S’il arme son œil du microscope, ce nombre se multiplie au centuple ; Lyonnet n’a pas eu trop de vingt ans pour décrire la chenille du saule. — Au-delà de notre microscope, des instruments plus puissants accroîtraient encore notre connaissance ; il est visible que dans cette voie la recherche n’a pas de terme. — Pareillement, voici un corps inorganique, de l’eau ; l’idée que j’en ai est celle d’un liquide, sans odeur ni couleur, transparent, bon à boire, qui peut devenir glace ou vapeur ; rien de plus ; du groupe énorme des caractères ou propriétés physiques et chimiques qui s’accompagnent et constituent l’eau, je ne sais pas autre chose. Les physiciens et les chimistes viennent avec leurs balances, leurs thermomètres, leurs machines électriques, leurs instruments d’optique, leurs cornues, leurs réactifs, et, entre leurs mains, les cinq ou six mailles qui composaient mon idée se multiplient jusqu’à former un vaste réseau. Mais ce réseau, si agrandi qu’on l’imagine, n’aura jamais autant de mailles qu’il y a de caractères dans l’objet auquel il correspond ; car il suffira toujours de trouver un corps nouveau pour lui en ajouter une. Au commencement du siècle, la découverte du potassium et du sodium a montré qu’au contact de certains métaux l’eau se décompose à froid ; c’était là un caractère nouveau. Si nous avions en main les corps simples inconnus que les raies du spectre nous indiquent aujourd’hui dans les étoiles, et si nous pouvions soumettre l’eau à leur action, très certainement l’eau manifesterait des propriétés inconnues qu’il faudrait ajouter à sa liste. — En attendant, pour tout objet, cette liste, en vain allongée, reste toujours ouverte ; et l’idée que nous avons d’une espèce, d’un genre, bref d’une file quelconque de caractères généraux, ne comprend jamais et ne peut jamais comprendre qu’un fragment limité de leur chaîne illimitée.
Néanmoins, cette addition de nouveaux chaînons suffit pour introduire dans nos idées des changements considérables. Telles que nous les fournissait l’expérience vulgaire, elles étaient le plus souvent trop larges ou trop étroites ; l’expérience scientifique vient les resserrer ou les étendre, pour ajuster leurs dimensions corrigées aux dimensions réelles des objets. — Tant que l’examen se faisait en gros et ne portait que sur le dehors, nous réunissions, sous un seul nom et sous une seule idée, les poissons proprement dits et le narval, le dauphin, le cachalot, la baleine. Après une observation plus minutieuse et plus pénétrante, il se trouve que cette idée était trop large : il n’y a pas dans la nature de type qui lui corresponde ; les organes de circulation et de respiration, le squelette, les membres, ne sont pas les mêmes chez les poissons proprement dits et chez le narval, le cachalot, le dauphin, la baleine ; ceux-ci sont des mammifères ; il faut les retirer et les placer à part ; cette opération faite, mon idée, ramenée à de justes bornes, concorde avec un groupe naturel de caractères effectivement liés et qui se rencontrent toujours ensemble, ceux du poisson. — Par contrecoup, mon idée du mammifère s’agrandit ; elle était trop étroite, puisqu’elle ne contenait que des animaux terrestres, à quatre pieds, qui allaitent ; j’y fais rentrer les cétacés qui nagent et les chéiroptères qui voient ; dorénavant, élargie et proportionnée à l’extension du type, elle s’applique à toutes les espèces qui présentent le même groupe de caractères, quelles que soient leurs différences d’apparence extérieure et d’habitation.
Il en est de même dans toutes les provinces de la nature. Sitôt que l’analyse approfondie et prolongée constate dans une espèce d’objets un caractère ignoré et important, cette espèce tend à quitter son compartiment pour entrer dans un autre. Il a fallu brûler le diamant pour savoir qu’il est du carbone ; et c’est depuis cent ans seulement que la chimie instituée a pu classer les corps bruts. — Grâce à ces procédés, on a pu, dans chaque département de la nature, former les êtres en classes de plus en plus naturelles, ordonner comme une armée, en compagnies, en bataillons, en régiments, en divisions, l’énorme multitude des individus, toutes les formes animales, toutes les formes végétales, les cent vingt mille espèces de plantes, les deux cent soixante mille espèces d’animaux, et, dans la plupart des cas, démêler le type réel et constant qui fait chaque espèce, chaque genre, chaque famille, chaque ordre, chaque embranchement. — On n’y a point toujours réussi ; plusieurs de nos démarcations demeurent artificielles, et ne sont que commodes ; d’autres, provisoires, attendent des recherches ultérieures82 pour devenir définitives. En minéralogie notamment, il n’y a pas encore de classification véritable. — Mais pour la plupart des espèces et des genres d’animaux et de plantes, pour les familles végétales de Jussieu, pour les ordres et pour les trois embranchements supérieurs de Cuvier, l’idée générale acquise correspond à une chose effectivement générale, c’est-à-dire à un groupe de caractères qui s’entraînent ou tendent à s’entraîner l’un l’autre, quels que soient les individus et les circonstances dans lesquelles l’un d’eux est donné.
IV
À présent, par-delà ces caractères généraux, il y en a de plus généraux encore, qui appartiennent aux éléments des individus classés et qui, universellement répandus sous des déguisements divers, sont, par leur ascendant, les régulateurs du reste. — Il suit de là que, entre toutes les idées générales, celles qui leur correspondent sont de beaucoup les plus précieuses. — On atteint ces caractères, comme les autres, en prenant un type général déjà connu, duquel on retranche par degrés beaucoup de caractères accessoires, pour ne conserver que les plus stables et les plus universels. — Telle est l’idée de la feuille en botanique83. On sait aujourd’hui que les divers organes d’une plante ne sont que des feuilles transformées. Développées en spirale sur la tige, elles se resserrent au sommet en verticilles horizontaux superposés, dont les divers étages sont les diverses parties de la fleur. L’appauvrissement de la végétation finale les a resserrées, et d’autres circonstances les ont soudées et déformées. Tantôt une d’entre elles a avorté ; tantôt deux ou plusieurs d’entre elles sont devenues monstrueuses. Mais le type original se manifeste par des rapports fixes, par des retours subits, par mille traits incontestables, et l’idée de la feuille, dégagée de toutes les impressions sensibles, épurée, portée par l’abstraction énergique bien loin au-dessus de l’expérience vulgaire, n’est plus que l’idée presque géométrique d’un cycle d’éléments végétaux qui, à travers toutes les formes et tous les emplois imaginables, gardent leur ordre primordial. — Pareillement, chez les animaux, à travers toutes les diversités de structure et d’office, on trouve dans toute la classe des mammifères un même plan de squelette, dans toute la classe des crustacés, comme dans toute celle des insectes, un même plan des segments, de la bouche et des membres ; et ce plan est si tenace que, chez plusieurs espèces, on voit subsister ou apparaître, pour témoigner de sa présence, des dispositions ou des pièces inutiles ; une suture, une dentition, un ongle, un bourrelet osseux, des organes passagers ou rudimentaires le rendent visible en présentant son mémorial transitoire ou son reliquat survivant.
D’autres caractères ou groupes de caractères, encore plus généraux, se rencontrent, sous le nom de propriétés chimiques et physiques des corps, non seulement dans le monde vivant, mais aussi dans le monde inorganique. Ici encore, le procédé qui forme l’idée correspondante est le même. — L’expérience vulgaire a découvert quelque propriété d’un corps, par exemple le pouvoir qu’a l’ambre d’attirer à lui les petits objets très légers. L’expérience multipliée et précisée précise et multiplie les circonstances et les cas de cette attraction. Peu à peu, nous laissons tomber ses caractères variables pour ne recueillir que ses caractères fixes. Nous isolons ainsi un mode d’action universel qui est l’action électrique, et notre idée déterminée, épurée, étendue, coïncide avec une force qui opère ou peut opérer dans tous les corps. — Pareillement, avant les recherches des savants de la Renaissance, notre idée d’un corps pesant était celle d’un corps qui tend vers le bas et imprime en nous, quand nous le soulevons, la sensation d’effort musculaire. Au fur et à mesure des découvertes, cette idée devient plus abstraite. — D’abord, il n’est pas nécessaire que ces corps donnent à la main qui les soulève la sensation de résistance ; car l’air qui fait monter le mercure du baromètre est pesant. De plus, ce n’est pas seulement vers le bas qu’ils tombent car, la terre étant ronde, ils tombent aux antipodes dans un autre sens que chez nous. Ainsi, tout ce qui est dans notre atmosphère tombe, et tombe vers le centre de notre planète. — Mais, pour qu’un corps tombe, il n’est pas nécessaire qu’il soit compris dans notre atmosphère ; des deux mouvements qui composent le mouvement total de la lune, l’un est une chute vers nous. — Encore deux pas, et l’épuration de notre idée s’achève. Ce ne sont pas seulement les corps disposés autour de la terre qui tendent à tomber sur elle : tous les corps de notre système solaire tendent à tomber l’un vers l’autre. Ce ne sont pas seulement les grosses masses célestes qui s’attirent mutuellement ; toutes leurs molécules, les plus éloignées comme les plus rapprochées, s’attirent entre elles suivant la même loi, en raison directe de leur masse et en raison inverse du carré de leur distance. — La pesanteur ainsi définie est un caractère si persistant, qu’il semble indestructible ; chaque corps conserve la sienne, toujours égale et intacte, à travers tous les changements d’état qu’on peut lui faire subir et dans toutes les combinaisons chimiques où il peut entrer.
Tel est le progrès par lequel nos idées générales se forment et s’ajustent aux choses générales. Ces idées passent par deux états. D’abord l’idée naît avec le signe ; ensuite elle est rectifiée par degrés. En effet, telle qu’on la trouve dans le langage courant et telle que la fournit l’expérience vulgaire, elle correspond mal à son objet. — D’une part, elle est incomplète et vague ; en d’autres termes, les caractères généraux qu’elle note ne sont ni assez précis ni assez nombreux. Par l’observation plus attentive et par l’expérience plus variée, nous déterminons les caractères constatés et nous leur ajoutons une file de caractères nouveaux. — D’autre part, elle n’est pas assez épurée et abstraite ; en d’autres termes, parmi les caractères qu’elle note, il y en a d’accessoires et d’accidentels qu’elle amalgame avec les caractères importants et fixes. Par l’expérience étendue et par la comparaison multipliée, nous expulsons les caractères parasites et passagers pour ne conserver que les caractères intrinsèques et stables. — Notre idée s’est adaptée à son objet, d’abord par addition, ensuite par soustraction.
§ II. Les idées générales qui sont des modèles
I
Une autre classe d’idées générales présente d’autres traits et se forme par un autre procédé. Ce sont celles qui composent l’arithmétique, la géométrie, la mécanique et, en général, toutes les sciences qui, comme les mathématiques, traitent du possible et non du réel. Nous formons ces idées sans examiner s’il y a dans la nature des objets qui leur correspondent, et pour cela nous les construisons.
Suivons le détail de cette construction, et voyons avec quels éléments nous fabriquons ces nouvelles idées. — Les plus simples de toutes sont celles de l’arithmétique, et elles ont pour objets les nombres. Or, chacun sait que tout nombre est formé par l’unité ajoutée à elle-même ; c’est donc la notion d’unité que nous allons examiner en premier lieu. — Elle ne renferme rien de mystérieux, et sa provenance n’a rien d’étrange. Il ne s’agit point ici de l’unité absolue et métaphysique qui est la propriété d’être indivisible, ou mieux, sans parties, et que posséderait, par exemple, une monade de Leibniz. Il s’agit simplement de l’office qu’un objet quelconque peut remplir, de la fonction qu’il exécute, du rôle qu’il joue en contribuant avec d’autres semblables à faire une collection. C’est à ce point de vue seulement qu’on le considère ; partant, vingt tas de pierres le long d’une route font, en ce sens, vingt unités au même titre que vingt monades. L’unité de chaque tas n’est que son aptitude à entrer comme facteur dans le total des vingt tas et dans tout autre total analogue plus petit ou plus grand. Par conséquent, elle n’est, comme toute aptitude, propriété et capacité, qu’un caractère général de l’objet, et ce caractère peut être dégagé, retiré, mis à part par les procédés ordinaires, c’est-à-dire au moyen d’un nom, et, en général, au moyen d’un signe. — Bien mieux, il n’y en a pas de plus facile à mettre à part ; car tous les objets et tous les événements le présentent, puisque chaque objet et chaque événement contribue avec d’autres semblables à faire une collection qui est sa classe. Les matériaux desquels nous pouvons extraire la notion d’unité sont donc en surabondance, et ce premier pas de l’arithmétique se fait sur tous les terrains.
Observons donc une série d’objets ou d’événements, en ayant soin de ne considérer en chacun d’eux que sa capacité d’entrer comme composant dans une collection. Pour cela, omettons de parti pris tous ses autres caractères ; après ce retranchement, une file de peupliers, une suite de sons, toute autre file ou suite cesse d’être une file, de peupliers, une suite de sons, une suite ou file d’objets ou d’événements déterminés ; elle n’est plus qu’une suite, file ou série d’uns ou d’unités. Or, à ce point de vue, tous les uns sont le même un, et toutes les séries d’uns sont la même série ; car, les caractères qui distinguent les individus les uns des autres et les séries les unes des autres ayant été exclus, les individus ne peuvent plus être distingués les uns des autres, et les séries ne peuvent plus être distinguées les unes des autres. Voilà donc une série abstraite composée d’unités abstraites. — Pour l’observer plus commodément, les hommes lui ont substitué une série sensible d’objets très maniables, tantôt de petits cailloux, tantôt les dix doigts des deux mains84. Il n’y a rien de plus facile que de lever, un à un, tour à tour, les doigts de la main fermée, ou de baisser, un à un, tour à tour, les doigts de la main ouverte. Il n’y a rien de plus facile que d’ajouter des cailloux, un à un, de manière à en faire un tas, ou d’ôter des cailloux, un à un, de manière à défaire le tas. Et comme, en ôtant ou en ajoutant un ou plusieurs cailloux, en baissant ou en levant un ou plusieurs doigts, nous pouvons altérer visiblement le total des cailloux ramassés ou des doigts levés, il nous est aisé non seulement de fabriquer ainsi divers totaux visibles, mais encore de remarquer avec nos yeux comment ces totaux se font et se défont85. Nous les faisons progressivement, celui des cailloux en ajoutant un autre caillou au premier caillou, et ainsi de suite, celui des doigts en levant un autre doigt après le premier doigt, et ainsi de suite. Nous les défaisons progressivement, celui des cailloux en retirant un premier caillou, et ainsi de suite, celui des doigts en baissant un premier doigt, et ainsi de suite. — Tels sont les substituts primitifs ; chaque doigt ou caillou visible remplace une unité abstraite ; les différents groupes de cailloux ou doigts visibles remplacent les différents groupes d’unités abstraites, et, à mesure qu’un doigt ou caillou visible s’ajoute au groupe des doigts ou cailloux visibles, une unité pure s’ajoute au groupe des pures unités.
À présent, à ces substituts déjà fort commodes, nous substituons d’autres remplaçants plus maniables encore, les divers sons qui constituent nos noms de nombre. Pour un doigt levé, nous disons un ; pour deux doigts levés, deux ; pour trois doigts levés, trois, et ainsi de suite jusqu’à dix. De cette façon, le nom un remplace un doigt levé et partant une unité abstraite. Pareillement, chacun des noms suivants remplace un groupe de doigts levés et partant un groupe d’unités abstraites. Pareillement enfin, quand on passe d’un nom de nombre au nom suivant, un doigt se lève pour s’ajouter au groupe précédent des doigts levés, une unité abstraite s’ajoute au groupe précédent des unités abstraites, et le nom de nombre énoncé remplace, avec une unité de plus, le groupe d’unités qui remplaçait le précédent. En d’autres termes, chaque nom de nombre équivaut au groupe désigné par le précédent, plus un86. — Pour ne pas encombrer notre mémoire, nous réduisons ces noms au strict nécessaire. Au-delà de dix, nous disons dix-un, dix-deux87, dix-trois88, et ainsi de suite jusqu’à dix-neuf. — Au-delà de dix-neuf, les langues bien faites, observant que le nombre suivant équivaut à deux fois dix, reprennent le mot deux en le modifiant d’une façon convenable89, et modifient de la même façon les noms de nombre qui expriment les dizaines suivantes, afin de leur faire exprimer trois fois dix, quatre fois dix et la suite des dizaines jusqu’à dix fois dix90. Les dizaines forment ainsi des unités du second ordre, capables, comme les unités simples, d’être comptées jusqu’à dix. — Arrivés là, nous donnons à leur total le nom de cent, et ce nouveau total forme une unité du troisième ordre, capable à son tour d’être répétée jusqu’à dix fois, ce qui nous conduit à dix fois cent, ou mille, unité du quatrième ordre. — La première opération, répétée sur cette nouvelle unité, nous mène jusqu’à dix mille, puis de là à cent mille, puis de là à un million, et ainsi de suite, en sorte qu’avec onze noms, rangés dans un certain ordre, nous pouvons représenter exactement tel groupe énorme, par exemple la collection de deux millions trois cent vingt-sept mille six cent quarante-huit unités.
Une pareille expression est un substitut fort abréviatif, car elle peut être prononcée en moins d’une seconde ; on n’en a pas trouvé de plus courte en fait de sons. Mais, si on l’écrit pour les yeux, elle occupe une ligne et demie et exige cinquante-cinq caractères ; c’est beaucoup, et, à cet égard, on peut l’améliorer. — Aux noms écrits, on substitue des caractères plus simples, qui, au lieu de remplacer directement les noms de nombre et indirectement les nombres, remplacent directement les nombres. Ces caractères sont appelés chiffres ; on convient qu’un chiffre placé à la gauche d’un autre désigne des unités de l’ordre immédiatement supérieur, c’est-à-dire dix fois plus grandes ; on compose une liste de neuf chiffres distincts pour représenter les neuf premiers à nombres ; on ajoute à cette liste un zéro pour représenter l’absence d’unité ou de nombre, et désormais, au lieu de cinquante-cinq caractères, on n’en emploie plus que sept pour représenter une collection de 2 327 648 unités.
Grâce à ces notations abréviatives, nous fabriquons une quantité prodigieuse de composés qui sont les nombres. Il nous suffit pour cela d’aligner des chiffres ou de proférer des noms, en nous rappelant le sens que notre convention leur a donné. — À présent, remarquons les caractères de l’idée ainsi faite. Quand nous lisons et que nous comprenons un de ces groupes de signes, par exemple 2 327 648, nous n’examinons point si la nature fournit un objet qui corresponde à notre idée. Y a-t-il quelque part un groupe d’unités réelles auquel s’adapte, trait pour trait, ce groupe d’unités mentales ? C’est là une question réservée ; nous n’en prenons point souci ; notre idée a été construite pour elle-même. — Et cependant il y a chance pour que la construction mentale coïncide avec quelque construction réelle. Car aux éléments dont mon idée est faite correspondent des éléments inclus dans les choses. En effet, ce que j’ai appelé unité, c’est l’aptitude à entrer dans une collection. Or il n’y a pas d’individu naturel ni d’événement effectif qui n’y puisse entrer ; qu’il s’agisse d’un corps ou d’un esprit, d’un changement externe ou interne, sitôt que nous apercevons une chose ou un fait, nous le mettons dans sa classe, c’est-à-dire avec d’autres semblables ; bien mieux, dès que l’objet est pensé par nous, il évoque spontanément en nous, sans que nous le voulions et par la seule loi d’association des idées, d’autres objets plus ou moins semblables. Tous ensemble forment un groupe de données plus ou moins pareilles, chacune d’elles ayant ce caractère qu’elle est une donnée distincte parmi plusieurs autres analogues. À ce titre et dans ce sens étroit, elle est une unité parmi plusieurs autres unités. — Il y a donc des collections d’unités dans la nature, comme il y a des collections d’unités dans l’esprit. En effet, il y a un certain nombre de planètes autour du soleil. Il y a en ce moment un certain nombre d’hommes, d’animaux, de plantes qui vivent sur la terre. Depuis un an, la terre ou toute autre planète s’est avancée de tant de kilomètres dans son orbite. Depuis un an, tant de personnes sont mortes en France. Pendant que mon esprit fait ses additions ou ses soustractions, la nature fait les siennes. Je fabrique d’avance une longue série de moules distincts, échelonnés d’après leur ampleur croissante ; elle fabrique ou a fabriqué avec ses diverses argiles ce qu’il faut pour les remplir ; et le contenu s’ajuste au contenant, d’abord parce que les éléments mentaux de l’un sont calqués sur les éléments réels de l’autre, ensuite parce que la structure artificielle du contenant se trouve d’accord avec la structure naturelle du contenu.
II
Tel est le caractère commun de toutes les idées que nous construisons : elles sont des cadres préalables ; quand nous en faisons un, nous n’avons point en vue une chose réelle à laquelle nous tâchions de conformer notre pensée ; et néanmoins notre pensée se trouve conforme à une ou plusieurs choses réelles encore inconnues, qui, lorsqu’elles seront connues, manifesteront cette conformité.
Non pas que l’adaptation soit toujours exacte ; il y a des cas où elle n’est qu’approximative. De cette espèce sont les idées géométriques. Cherchons d’abord les éléments avec lesquels nous les construisons ; tout le monde sait qu’ils sont en petit nombre, et on voit aisément de quelles expériences nous les extrayons. — Soit un corps quelconque observé par les sens, cette pierre, ce morceau de bois. Il a pour limite un ou plusieurs dehors qui enclosent son dedans ; et ces dehors par lesquels il finit sont ses surfaces. Mais chacune de ces surfaces finit elle-même par une ou plusieurs limites qu’on appelle lignes, et chacune de ces lignes finit elle-même par deux limites qu’on nomme points. — Jusqu’ici, nulle difficulté ; chacune de ces limites, surface, ligne ou point, est un caractère du corps, caractère isolé par abstraction, considéré à part, et, de plus, général, c’est-à-dire commun à beaucoup de corps, ou, pour mieux dire, universel, c’est-à-dire commun à tous les corps. Nous le détachons et nous le notons au moyen de symboles, qui tantôt sont les noms de surface, ligne et point, tantôt sont une classe d’objets sensibles, fort maniables, choisis pour tenir lieu de tous les autres, la surface réelle d’un tableau noir ou d’un papier blanc, le mince tracé d’un trait de craie ou d’encre, la très petite tache que laisse sur le papier ou sur le tableau l’attouchement momentané de la plume ou du crayon. — La tache étant exiguë, nous sommes tentés de ne point faire attention à sa longueur ni à sa largeur, qui sont réelles ; par cette omission, nous en faisons involontairement abstraction, et nous n’avons pas de peine à traiter la tache comme un point. — Le tracé étant fort effilé, nous sommes disposés à ne point nous inquiéter de sa largeur, qui est réelle ; par cette omission, nous la retranchons, et, sans efforts, nous en venons à considérer le trait comme une ligne. — Le tableau et le papier étant tout à fait plats et unis pour notre œil et notre main, nous n’éprouvons aucune sensation qui nous avertisse de leur épaisseur ; par cette omission, nous la supprimons, et nous sommes tout portés à regarder le tableau et le papier comme de vraies surfaces. — De cette façon, le tableau, le trait étroit, la petite tache de craie deviennent des substituts commodes. Ce sont des choses sensibles et particulières, mais qui remplacent des limites tout à fait abstraites et générales, de même que tout à l’heure en arithmétique des cailloux et des doigts remplaçaient de pures unités.
À ces éléments ainsi représentés, ajoutez-en un autre, le mouvement ; il se rencontre aussi dans la plupart des corps que nous percevons ; on peut donc l’en détacher. Une fois ces données extraites, il suffit
de les combiner de diverses façons pour obtenir tous les composés géométriques. Bien mieux, par une réduction plus profonde, il se trouve que le point et le mouvement suffisent pour reconstituer les deux autres sortes de limites que nous avons nommées la ligne et la surface, et, en outre, ce corps solide duquel nous avons tiré, avec les idées de surface et de ligne, celles de point et de mouvement. — En effet, supposez un point, c’est-à-dire la limite d’une ligne, et admettez qu’il se meuve ; la série continue des positions qu’il occupe fait une ligne. Admettez que cette ligne se meuve ; la série continue des positions qu’elle occupe fait une surface. Admettez que cette surface se meuve ; la série continue des positions qu’elle occupe fait un corps solide, au moins au point de vue géométrique. Et les substituts que nous avons adoptés pour le point, la ligne et la surface nous rendent cette construction sensible. En prolongeant cette petite tache de craie, nous voyons naître un tracé mince. En faisant mouvoir d’un bloc tout le tracé, nous voyons naître une surface plus ou moins grande. En reculant par la pensée la surface du tableau noir, nous voyons naître tout le tableau solide. — De cette construction générale, passons aux particulières. Soient deux points ; si le premier se meut vers le second et vers le second seulement, la ligne qu’il décrit est droite. — S’il se meut pendant une fraction appréciable de son mouvement vers le second point et ensuite pendant une autre fraction également appréciable vers un troisième, un quatrième, etc., la ligne qu’il décrit est brisée ou composée de droites distinctes. — Si à chaque instant de son mouvement il se meut vers un point différent, la ligne qu’il décrit est courbe.
Voilà pour les différentes espèces de lignes. — À présent, si deux droites parties du même point vont chacune vers un point différent, elles s’écartent l’une de l’autre, et cet écartement plus ou moins grand s’appelle un angle. Si les deux angles que la seconde fait à gauche et à droite sont égaux, on les appelle droits, et on dit qu’elle est perpendiculaire à la première. Voilà pour les angles. — Avec des droites qui se coupent deux à deux, en formant certains angles, on construit tous les triangles, tous les quadrilatères, et, en général, tous les polygones. — Si l’on impose à une courbe l’obligation d’avoir tous ses points à égale distance d’un autre point intérieur, on a la circonférence. — « La surface plane, ou plan91, est engendrée par une droite perpendiculaire à une autre et tournant autour d’elle en passant toujours par un même de ses points. »
Avec des plans terminés par certains polygones et formant certains angles par leur inclinaison l’un sur l’autre, on construit tous les polyèdres. — Avec la révolution du demi-cercle autour de son diamètre, du rectangle autour d’un de ses côtés, du triangle rectangle autour d’un des côtés de l’angle droit, nous fabriquons la sphère, le cylindre, le cône ; avec des sections du cône, l’ellipse, la parabole et l’hyperbole ; avec des combinaisons diverses des éléments primitifs et de ces premiers composés, toutes les espèces possibles de lignes, de surfaces et de solides, parfois si compliquées que l’imagination ne peut les exécuter et que, si la nature ou l’art en fournissent des exemples, l’œil même attentif ne parvient pas à en démêler exactement tous les traits.
Y a-t-il dans la nature des constructions physiques conformes à ces constructions mentales ? — Et d’abord, y a-t-il dans la nature des surfaces, des lignes et des points ? Oui, certainement, au moins pour nos sens ; car, pour nos sens, un corps a ses surfaces, qui sont les limites où il semble contenu ; une surface a ses lignes, qui sont les limites par lesquelles elle semble circonscrite ; une ligne a ses points, qui sont les limites par lesquelles elle semble se terminer ou par lesquelles on peut l’interrompre. — Y a-t-il dans la nature des surfaces, lignes et points qui se meuvent ? Oui, puisque les corps se meuvent et que leurs limites les accompagnent dans leur mouvement. — À présent, y a-t-il dans la nature des points, des lignes, des surfaces, qui en se mouvant, en se combinant, se conforment en toute rigueur aux conditions énoncées dans nos constructions ? En d’autres termes, y a-t-il des lignes droites, des angles droits, des carrés, des cercles, des plans, des polyèdres, des corps ronds qui soient parfaits ? — Autant que nous pouvons en juger, la nature n’en fournit pas. Quand nous armons notre œil d’un microscope puissant, nous constatons des inflexions dans les lignes qui nous semblaient les plus droites, des rugosités dans les plans qui nous semblaient les plus unis, des irrégularités dans les formes qui nous semblaient les plus régulières. Un boulet semble avancer en ligne droite ; la théorie montre qu’il ◀commence à descendre au sortir du canon. Les planètes semblent décrire une ellipse ; l’observation et le calcul de leurs perturbations prouvent que cette ellipse n’est pas exacte. — Bref, quand nous comparons l’œuvre de la nature et l’œuvre de l’esprit, nous vérifions que leur conformité n’est pas entière ; la première se rapproche de la seconde ; rien de plus. D’ordinaire, cette coïncidence n’est qu’assez lointaine ; mais, même dans les cas les plus favorables, elle manque sur quelque point ; on dirait que la substance réelle essaye de se mouler sur la forme mentale, mais que l’imperfection de son argile l’empêche de copier rigoureusement le contour prescrit.
Il y a une cause à cette impuissance ; et, si nous prenons les cas dont la théorie est faite, nous pouvons nous l’expliquer. Le boulet de canon avancerait toujours en ligne droite, si la pesanteur ne le faisait pas descendre vers le sol. La planète décrirait une ellipse parfaite, si la proximité variable des autres corps planétaires ne venait pas altérer la régularité de sa courbe. Si le boulet dévie de sa ligne droite et la planète de son ellipse, c’est qu’à la direction simple que suit le boulet, aux deux directions simples selon lesquelles chemine la planète, s’ajoutent d’autres directions perturbatrices. Par conséquent, si la construction réelle ne s’ajuste qu’à peu près à la construction mentale, c’est que la première est plus compliquée et la seconde plus simple. Débarrassée de ses éléments accessoires et réduite à ses éléments principaux, la première copierait exactement la seconde ; et, de fait, elle s’en rapproche d’autant plus que ses éléments ultérieurs ou accessoires, plus faibles, laissent plus d’ascendant à ses éléments primitifs ou principaux. — Ainsi, en géométrie, comme tout à l’heure en arithmétique, nos cadres préalables ont un office et un prix. Quoique construits pour eux-mêmes, ils ont un rapport avec les choses. À un certain point de vue, ils sont exacts, et, après une opération complémentaire, ils peuvent le devenir. L’écart que l’on remarque entre eux et les faits peut disparaître et disparaît en effet de deux façons. — Il vient de disparaître par une abstraction, c’est-à-dire par l’omission mentale de certains éléments des faits ; de cette façon, les faits réduits se sont ajustés aux cadres. — Il pourra disparaître aussi par un travail inverse, c’est-à-dire par l’introduction dans les cadres des éléments que la construction préalable y avait omis ; à la considération des directions primitives ou principales, on ajoutera alors celle des directions perturbatrices, soit ultérieures, soit accessoires, et, de cette façon, les cadres complétés s’ajusteront aux faits.
III
D’autres éléments, calqués comme les précédents sur des caractères généraux des objets naturels, se combinent avec les précédents pour faire de nouveaux cadres. On peut considérer le mouvement non pas seulement comme ayant pour effet de décrire une ligne, mais en lui-même. Sous nos yeux et tous les jours, une quantité prodigieuse de corps sont en repos ou en mouvement, de sorte qu’à ce point de vue l’expérience nous fournit tous les matériaux nécessaires pour que nous puissions isoler les deux idées élémentaires de repos et de mouvement.
Soit un corps en mouvement ; il va d’un point à un autre en décrivant une ligne ; nous avons beaucoup d’occasions de remarquer que, selon les circonstances, cette même ligne est décrite en plus ou moins de temps, et nous tirons de là une nouvelle idée élémentaire, celle de vitesse. — Soit un corps qui passe du repos au mouvement ; la plupart du temps, nous découvrons que quelque autre chose a changé en lui ou dans ses alentours, et, après un certain nombre d’expériences, nous constatons ou nous croyons constater que ce changement interne ou externe est toujours suivi par le mouvement du corps. Quelle que soit cette condition de mouvement, choc d’un autre corps, attraction d’un aimant, répulsion électrique, qu’elle semble résider dans le corps mû ou dans un autre, il n’importe ; on l’appelle force, sans préjuger quoi que ce soit de sa nature, et on n’entend rien de plus par ce nom qu’une condition dont la présence suffit à provoquer le mouvement, condition qui se rencontre dans une infinité de circonstances diverses et qui, dégagée, isolée par une fiction de l’esprit, devient ainsi tout à fait générale et abstraite. À cet état de pureté, elle n’est définie que par son rapport avec le mouvement qu’elle provoque. Partant, s’il y a dans le mouvement qu’elle provoque un caractère capable de grandeur, elle sera capable de grandeur ; or on vient de voir que ce caractère est la vitesse. À ce point de vue, nous parlons d’une force double, triple, etc., d’une autre ; et nous n’entendons rien par là, sinon une condition dont la présence suffit pour provoquer de la part du même corps entouré des mêmes circonstances un mouvement deux, trois, etc., fois plus rapide que le premier.
Cela posé, nous pouvons faire un pas de plus. Parmi les corps que nous examinons, il y en a qui nous semblent homogènes, c’est-à-dire composés de particules toutes parfaitement semblables, sauf la différence des emplacements qu’elles ont dans le corps ; tel est un litre d’eau bien pure, un morceau d’or affiné. Sur cette indication de l’expérience, nous n’avons pas de peine à concevoir un mobile absolument homogène, analogue à un pur solide géométrique, partant divisible en deux moitiés composées chacune du même nombre de particules toutes exactement semblables. Maintenant, soit une force qui imprime une certaine vitesse au bloc formé par la moitié de ces particules ; comme, par définition, les deux moitiés sont absolument semblables et peuvent être substituées sans inconvénient l’une à l’autre, il faudra une force absolument semblable et capable d’être substituée sans inconvénient à l’autre, c’est-à-dire enfin une force égale pour imprimer la même vitesse au bloc formé par l’autre moitié, par conséquent deux forces égales, chacune à la première, c’est-à-dire une force double pour imprimer la même vitesse au bloc formé par les deux moitiés. Ainsi naît notre dernière idée élémentaire, celle de la masse, qui se trouve être une quantité comme la vitesse, et désormais nous mesurons la force de deux façons, soit par la grandeur de la masse à qui elle imprime telle vitesse, soit par la grandeur de la vitesse qu’elle imprime à telle masse. — Avec ces éléments, notés au moyen de lignes, de chiffres et de mots, nous pouvons construire une infinité de composés mentaux différents, concevoir d’abord un mobile en repos auquel ne s’applique aucune force, puis un mobile en repos auquel s’applique une force, ensuite, par une complication plus grande, imaginer un mobile auquel s’appliquent deux ou plusieurs forces égales ou inégales, qui le dirigent sur la même ligne dans un même sens ou dans des sens contraires, ou qui le dirigent sur des lignes différentes, etc. Par cette opération, la mécanique acquiert des cadres semblables à ceux de la géométrie, et les faits se conforment aux cadres dans le premier cas de la même manière et au même degré que dans le second.
Une des plus simples parmi ces combinaisons intellectuelles est celle d’un mobile en repos qui demeure en repos indéfiniment ; car de cette façon on n’y introduit l’idée d’aucun état nouveau. — Une autre qui lui fait pendant, et qui est presque également simple, est celle d’un corps en mouvement qui se meut selon une ligne droite avec une vitesse uniforme, et cela indéfiniment ; car il suffit, pour former cette conception, d’un minimum d’éléments mentaux. En premier lieu, il n’y a pas de ligne plus simple que la ligne droite, puisque, étant donné le point de départ, elle ne requiert pour être déterminée qu’un second point unique, tandis que toute autre ligne, brisée ou courbe, en requiert plusieurs ou une infinité. En second lieu, il est plus simple que la vitesse, une fois donnée, subsiste toujours avec la même grandeur ; car de cette façon nulle grandeur nouvelle n’est introduite. En dernier lieu, il est plus simple que le mouvement, une fois donné, subsiste indéfiniment ; car de cette façon aucun état nouveau n’est introduit.
Or, chose admirable, les corps de la nature, si différents qu’ils soient, si différentes que soient les forces réelles par lesquelles ils sont mis en mouvement ou les circonstances réelles dans lesquelles ils se trouvent en repos, tendent tous à se conformer à cette double conception ; on s’en est assuré par l’expérience ; la matière réelle est inerte, indifférente au repos et au mouvement. Pour qu’un corps en repos se meuve, il faut l’intervention d’une force ; si cette intervention manque, il demeure indéfiniment en repos, et sa tendance à persister dans son état est si bien inhérente à toutes ses particules, que, selon sa masse plus ou moins grande, il faut une force plus ou moins grande pour lui imprimer la même vitesse. — D’autre part, pour qu’un corps en mouvement s’arrête, ou change sa vitesse, ou dévie de la ligne droite, il faut aussi l’intervention d’une force. Cette pierre que je lance en l’air, ce boulet chassé du canon par l’explosion de la poudre, continueraient leur chemin, l’une vers les étoiles, l’autre selon une tangente à la terre, indéfiniment, en ligne droite, avec la vitesse initiale, si la pesanteur et la résistance de l’air ne venaient infléchir cette droite, diminuer cette vitesse et à la fin arrêter ce mouvement. Autant que nous en pouvons juger par l’observation, il n’y a pas de parcelle de matière en repos ou en mouvement qui, prise en elle-même, et abstraction faite des sollicitations perturbatrices, ne s’adapte à cette conception.
À présent, introduisons dans notre composé mental une condition nouvelle, la plus simple qu’il se pourra ; supposons que la force initiale, au lieu d’agir seulement au premier instant, continue à agir pendant toute la durée du mouvement et que, par suite, la vitesse du mouvement croisse uniformément. Par une coïncidence presque aussi belle que la précédente, il se trouve que ce mode de mouvement est celui de tous les corps pesants92. — Imaginons enfin un corps soumis à ce mode de mouvement et, en outre, au mouvement rectiligne uniforme. La rencontre n’est pas moins surprenante ; à notre construction intellectuelle correspond un mouvement réel, composé de la même façon à tous les points de vue, au point de vue de la courbe tracée, au point de vue des vitesses alternativement croissantes et décroissantes, celui des planètes autour du soleil. C’est ainsi que le mathématicien prépare d’avance des moules que le physicien viendra plus tard remplir. — Trois conditions sont requises pour que ces moules aient chance de convenir aux choses. Il faut d’abord que les éléments mentaux avec lesquels ils sont fabriqués soient calqués exactement sur les éléments des choses réelles ; car alors les éléments de notre moule se retrouveront dans la nature. — Il faut ensuite qu’ils soient très généraux et, s’il se peut, universels ; car, plus ils sont généraux, plus le nombre d’individus ou cas où ils se retrouveront est considérable, et, s’ils sont universels, ils se retrouveront dans tous. — Il faut enfin que la combinaison que nous leur donnons soit aussi simple que possible ; car il y a plus de chance pour que nous la retrouvions dans la nature, puisqu’il suffit alors, pour la produire, d’un minimum d’éléments et de conditions.
IV
On comprend que ce procédé peut s’appliquer à toutes les classes d’objets, puisque, dans toutes les classes d’objets, nous rencontrons et nous isolons des caractères généraux capables d’être combinés les uns avec les autres. En effet, nous supposons des solides parfaits, c’est-à-dire absolument durs et tels que, toutes leurs parties étant unies indissolublement, l’une ne puisse être déplacée sans déplacer toutes les autres, en sorte que jamais leur situation réciproque ne soit altérée. De même, nous admettons des liquides parfaits ou absolument fluides, tels qu’aucune de leurs parties n’ait la moindre adhérence avec sa voisine, et que toutes puissent se mouvoir avec une liberté entière les unes sur les autres. De même enfin, nous concevons de l’eau ou de l’oxygène absolument purs, du platine ou du plomb exempts de tout alliage, sans être sûrs qu’en aucun cas la nature les fournisse ou que l’art les obtienne tels que nous les concevons. — Parmi les types mentaux ainsi fabriqués, il y en a qui nous intéressent plus particulièrement ; ce sont ceux auxquels nous souhaitons que les choses se conforment, et dans ce cas le besoin de conformité devient pour nous un ressort d’action. Nous construisons l’utile, le beau et le bien, et nous agissons de manière à rapprocher les choses, autant que possible, de nos constructions. — Par exemple, étant données des pierres éparses et brutes, nous les supposons équarries, transportées, empilées à l’endroit où nous voulons habiter, et, conformément à l’idée du mur ainsi construit, nous construisons le mur réel qui nous préservera du vent. — Étant donnés les hommes qui vivent autour de nous, nous sommes frappés d’une certaine forme générale qui leur est propre ; nous remarquons à un plus haut degré, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, les signes extérieurs de telle qualité ou disposition bienfaisante pour l’individu ou pour l’espèce, agilité, vigueur, santé, finesse ou énergie93 ; nous recueillons par degrés tous ces signes ; nous souhaitons contempler un corps humain en qui les caractères que nous jugeons les plus importants et les plus précieux se manifestent par une empreinte plus universelle et plus forte, et, s’il se trouve un artiste chez qui ce groupe de conditions conçues aboutisse à une image expresse, à une représentation sensible, à une demi-vision intérieure, il prend un bloc de marbre et y taille la forme idéale que la nature n’a pas su nous montrer. — Enfin, étant donnés les divers motifs qui poussent les hommes à vouloir, nous constatons que l’individu agit le plus souvent en vue de son bien personnel, c’est-à-dire par intérêt, souvent en vue du bien d’un autre individu qu’il aime, c’est-à-dire par sympathie, très rarement en vue du bien général, abstraction faite de son intérêt ou de ses sympathies, sans plus d’égard pour lui-même ou pour ses amis que pour tout autre homme, sans autre intention que d’être utile à la communauté présente ou future de tous les êtres sensibles et intelligents. Nous isolons ce dernier motif, nous désirons qu’il ait l’ascendant dans chaque délibération humaine, nous le louons tout haut, nous le recommandons à autrui, nous faisons parfois effort pour lui donner l’empire chez nous-mêmes. Nous avons fabriqué ainsi l’idée d’un certain caractère moral, et, de fait, à l’occasion, de bien loin, nous accommodons à ce modèle notre caractère effectif. — Ainsi naissent les œuvres d’industrie, d’art et de vertu, pour combler ou diminuer l’intervalle qui sépare les choses et nos conceptions.