Chapitre XVI.
Mme de Saman17
I.
Si après renseignement préalable, quelqu’un, — n’importe qui, — avait osé publier sur Mme de Saman, qui n’a pas, je crois, toujours porté ce nom-là en littérature, le livre qu’elle vient de publier sur elle et eût dit à la troisième personne ce qu’elle dit, elle, à la première, à quel effroyable procès en diffamation ne serait-il pas exposé ? Quel livre, en effet, de plus cruelle diffamation contre elle que ce livre qui la diffame dans sa révoltante sincérité ? Quelle plus flagrante violation du respect que l’on doit à, la vie privée que celle qu’elle vient d’accomplir sur la sienne et avec quels détails plus hardis ! — Et si hardis même, que la Critique, obligée d’être plus pudique que la femme qui s’est faite, sans peur et sans honte, l’historienne de tous les amours de sa vie, ne sait comment s’y prendre pour décemment y toucher.
Et il le faut cependant. Il le faut pour une raison plus haute que la personnalité d’une femme qui dénoue sa ceinture aux confidences, — à des confidences scandaleuses que, certes, personne ne lui demandait. La voici aux limites de son existence. Elle pouvait mourir du moins dans la noblesse du silence, sans remuer ce fumier de fleurs. Elle ne l’a pas voulu. C’est triste. Le bas-bleu qu’elle fut et qui est oublié, le bas-bleu qui a écrit Gertrude, Jérôme, Sextus, dont elle se souvient seule aujourd’hui, a voulu jeter encore un livre sur la place pour faire un dernier bruit, et ce livre a été sa vie. Le voici donc, ce livre… Selon moi, il est épouvantable. Mais l’horrible clarté dont il brille va nous servir au moins à quelque chose, en nous montrant ce que les femmes de l’ancienne société française sont en train de devenir dans la transformation actuelle de nos mœurs, et, ma parole d’honneur, c’est à faire trembler !
Et de fait, il y a seulement vingt-cinq ans, ni le livre que voici, ni la femme qui l’a écrit, n’étaient possibles. Mme Sand, qui a fait la préface de ces Mémoires de Mme de Saman et qui, elle aussi, a écrit les siens, s’est bien gardée d’y tout dire, et elle a eu raison… Mme de Staël non plus (il y a plus de vingt-cinq ans), Mme de Staël, qui avait beaucoup aimé d’hommes, a-t-on dit (mais pas elle, du moins !), Mme de Staël, dont pourtant est rudement férue Mme de Saman ! Les femmes de ces temps-là pouvaient avoir, comme les femmes, du reste, de tous les temps, leurs faiblesses, leurs passions, leurs misères morales, leurs chutes ; mais en honneur (l’honneur de ces temps-là) elles étaient tenues de les couvrir et de les cacher. Le charme et la grandeur de celles qui ont été nos mères étaient d’envelopper encore plus leurs cœurs que leurs visages dans ces mystérieux voiles de la pudeur qui vont si bien à tous les deux. Même dissolues, il fallait qu’elles fussent hypocrites, — qu’elles rendissent ce dernier hommage à la vertu qu’elles n’avaient pas, sous peine d’être chassées immédiatement, par l’opinion, de tout honnête milieu social. Nulle d’elles, aurait-ce été Ninon, Ninon courtisane et philosophe, n’eût effrontément écrit sa vie, en mettant des noms propres sur toutes ses fautes. Pour avoir des confessions de cette espèce, il fallait Rousseau ; il fallait ce crapuleux superbe que Voltaire, qui n’était pas bégueule, appelait « le laquais de Diogène ». Mais de Rousseau-femme, il n’y en avait pas, et même la notion en manquait à l’esprit humain, constitué tel qu’il était alors. Eh bien ! cette notion ne lui manque plus maintenant. Tout est à peu près fini de la société forte qui forçait les femmes à rester chastes d’attitude, quand elles ne l’étaient plus de cœur. Il y a des Rousseau-femmes à présent qui ne craignent pas de tirer sous les yeux du public les rideaux de leurs âmes et de leurs alcôves, sans honte pour elles ni pour leurs enfants, si elles sont mères, ni pour leurs maris, si elles sont mariées. Il y a, le croira-t-on jamais assez ? des femmes qui se vantent comme des hommes ; qui feraient voir avec vanité les portraits de tous les hommes qu’elles eurent, comme le maréchal de Richelieu, de toutes les femmes qu’il avait !…… Renversement des lois de ce monde, les femmes nous ont pris… même la fatuité !
Mais voici où le curieux commence. Ce changement ou plutôt cette détérioration dans nos mœurs et, il faut bien le dire, le cynisme que nous avions seuls et que les femmes veulent à présent partager avec nous, n’ont pas uniquement une cause morale. Ils viennent surtout, d’une cause littéraire. Les femmes n’ont désappris la pudeur et la rougeur sainte, elles n’ont perdu les brûlantes beautés de la honte que parce qu’elles ont appris autre chose… Ces envieuses de l’homme ont mis, comme elles mettent un bonnet, ses vices avec ses sciences. Pour réaliser cette combinaison que je viens de signaler, d’un Rousseau doublé d’un Richelieu, il ne faut être qu’un bas-bleu, comme l’auteur des Enchantements de Prudence. Sans le bas-bleuisme, le fléau du temps qui vient de plus en plus sur nous, nulle femme, pas même les bergères, étendues sur l’herbe tendre,
… Ne conterait ses amoursÀ qui les voudrait entendre !
II
« Voilà la cause », comme disait Othello devant les étoiles ! voilà la cause de ce désordre intellectuel qui a fait écrire sans horreur, à une femme, un livre comme celui que nous avons là sous les yeux. C’est un bas-bleu que Mme de Saman. Voilà pourquoi elle étale sans dignité, dans un livre passionné et plus que passionné, les souvenirs qu’elle devait garder au fond d’elle, puisqu’elle avait le bonheur ou le malheur de les avoir. Si elle était restée femme comme elle était née, ses souvenirs n’auraient jamais quitté son cœur. Elle les aurait scellés dans ce reliquaire souvent profané où les ossements, qui y reposent ne sont pas toujours des ossements de Saints ! Mais bas-bleu de bonne heure, élevée sans mère dont elle ne parle pas et par un père qui pour tuer en elle le sentiment religieux et la prédisposer à la philosophie, lui faisait lire la correspondance de Voltaire et du Roi de Prusse, cette Prudence, sans prudence, ne fit, en vivant, que foncer son indigo davantage ; et ses amours, même les plus jeunes, et qui auraient dû être si roses, ne furent que de vaniteux amours de bas-bleu. Le premier fut pour un jeune prélat romain quelle appelle du nom de Jérôme, et qui la séduisit à cette heure de la vie où les jeunes filles se prennent à autre chose qu’à de la froideur d’intelligence et à une étendue de connaissances qu’elles ne peuvent pas mesurer. Mais quoi d’étonnant ? Quand on est un bas-bleu de si bonne heure, comment ne pas être sur-le-champ et follement éprise d’un jeune homme qui n’avait d’enthousiasme que pour Adam Smith ? Car tel il était ce prélat romain, ce froid pédant de haute futaie qui, s’il n’avait pas le respect de sa robe, en avait du moins l’ambition. Elle ne put jamais débusquer Adam Smith de la tête de son singulier amant pour s’y établir à sa place, et c’est là aussi la première peine que lui infligea ce prélat qui ne connaissait pas la volupté, dit-elle, mais qui, sans volupté, lui fit un enfant. Certes, n’était-ce pas là, sans cette première liaison, sinon du bas-bleuisme pur, du bas-bleuisme pourtant dans toute sa gloire ? Et quoique les amours qui suivirent celui-là et se succédèrent les uns aux autres avec une précision et une rapidité presque militaires, fussent des amours plus passionnés, il ne faut jamais perdre de vue qu’ils étaient toujours plus ou moins des amours de bas-bleu, dans lesquels le galimatias philosophique et littéraire se mêlait sans cesse au galimatias involontaire de la passion.
Ainsi le bas-bleu, même avant la tête passionnée ! Les grands mots de la préface de Mme Sand ne m’en imposent point. Mme Sand, qui est la reine indiscutée du bas-bleuisme contemporain, a voulu faire le bonheur d’une de ses sujettes. Mais elle a beau me parler de l’héroïque sincérité de l’âme ardente et forte dont elle recommande le volume présent au public ; elle a beau m’exalter cette âme indépendante et fidèle, qui n’oublie aucun de ses amours en les variant et qui ne combat rien dans son âme par la très morale raison que le temps qu’on perd à combattre contre soi, on ne fait pas Corinne, si on fait Mme de Staël, je me connais trop en logomachie pour ne pas reconnaître les idées, les façons de dire, les affectations du bas-bleu moderne, cette espèce à part et déjà si commune et pour être infiniment touché du spectacle que me donnent, à la fin de cette préface sur laquelle on a compté, ces deux antiques Mormones du bas-bleuisme contemporain dont l’une couronne l’autre de roses à feuilles de chêne, avec un geste tout à la fois si solennel et si bouffon ! Assurément la passion a dû chauffer parfois cette organisation de bas-bleu enragé qui n’a pas toujours vécu, comme elle le raconte, de la vie de l’écritoire, quoique l’écritoire, le livre, le cahier, l’idée de faire son petit roman ne la lâchent jamais, même dans les débris de son cœur. Mais ici je reconnais l’éternel bas-bleu et sa pose… et je pense au vers de la comédie :
Ce n’est en se vantant de l’une, … qu’on a l’autre !
Or, comme l’âge est venu et qu’ici il ne peut y avoir d’autre, je me dis qu’il n’y a plus alors que le plaisir de se vanter, pour le seul plaisir de se vanter !
III
Oui, se vanter — du fond de sa vieillesse de femme, — cet antre vide, — se vanter plus que d’avoir aimé, se vanter d’avoir été aimée, et avec les noms à l’appui, — tout au long, — des noms d’évêques, — de princes, — de littérateurs, — de savants, — de membres du Parlement d’Angleterre, couronnés enfin, tous ces noms, qui passent dans le grand défilé de la Revue des Morts, à minuit — par le nom d’un homme de génie, attaché, dans un ridicule immense, au pilori de ces Mémoires, cela ne devait-il pas suffire à l’inflammation de la tête d’une femme qui n’a jamais compris l’amour que comme Aspasie, et qui a toujours cherché son Périclès ? Le diable fourre sa queue partout, dit gaiement le proverbe, mais nous n’avons pas besoin de cette queue-là pour expliquer les détails passionnés des Mémoires de cette tête romanesque, qui a l’habitude d’écrire des romans et d’en faire, cela suffisait ! Chateaubriand ! Au milieu de ces hommes aimés à tous les titres, et dont chacun a sa spécialité d’amour, évidemment le plus aimé de la collection, le plus aimé avec le plus de furie, avec le plus de passion vraie, — traversée pourtant (à ses jours) de libertinage, — c’est l’Anglais, cet Anglais que Mme George Sand appelle un délicieux Oswald, avec le petit claquement de langue du connaisseur ; mais le plus enivrant pour l’amour-propre du bas-bleu dépareillé, qui cherche sa moitié de génie, et le plus utile pour sa vieillesse future, c’est à coup sûr Chateaubriand ! Oh ! mon pauvre et grand Chateaubriand !
Vous n’avez donc vécu que pour cette infamie !
il est impossible de le compromettre mieux que cette Prudence ! Il est impossible de le présenter mieux au public comme une chose à soi, de mieux raconter cette liaison tout entière avec un homme qui tombe du haut de sa fierté et de son génie dans le plus bête de tous les amours ! Déjà de cette amère comédie, on savait quelque chose. Sainte-Beuve, qui aimait à conduire ces eaux corrompues dans les détours sinueux des coteaux modérés de sa littérature, en avait filtré quelques gouttes dans son livre sur Chateaubriand, écrit — pour déshonorer l’auteur des Martyrs — après sa mort, bien entendu. Il tenait de l’enchanteresse Prudence ces détails qui l’enchantèrent, mais qui m’attristent, moi… quand ils me montrent l’auteur du Génie du christianisme, sur le tard de sa vie, en bonne fortune de cabaret, avec une maîtresse, et y chantant le Dieu des bonnes gens, de Béranger ! Les compagnons d’Ulysse marchant à quatre pattes devant Circé me font un effet moins violent que cette porcherie. N’est-ce pas là quelque chose d’ignoble et d’affreux dont la mémoire du grand poëte religieux en prose restera éternellement souillée, et que tous les efforts futurs de la Critique et de l’Histoire, qui l’essuieront, ne pourront effacer !
Ceci restera, et c’est le crime du livre d’aujourd’hui. Le crime de ces Enchantements de Prudence, qui sont plutôt des envoûtements, c’est d’avoir fait avec l’homme qu’elle dit avoir aimé ce que les fils de Noé firent avec leur père ! Voilà le crime, le vrai crime de cette révélation d’une femme qui peut braver l’ignominie pour son compte personnel, si elle a des démangeaisons d’ignominie, mais qui n’a pas le droit de la braver pour le compte d’autrui ! Hélas ! il est évident qu’une femme ne peut pas avoir beaucoup de respect pour un homme quand elle l’a vu dans de certaines attitudes. Mais, à défaut de respect, si Prudence, — puisque Prudence il y a, — avait eu le moindre brin de délicatesse, elle n’eût pas, par ses indiscrétions travaillées, dégradé ce vieillard de génie amoureux dont elle a dit d’une plume impertinente et corrompue « qu’il avait les dents belles et le transport agréable et amusant »
. Elle aurait gardé, sans le donner à risée ou à mépris sérieux, le souvenir touchant de ce fou à elle et fait par elle ; mais pour cette Prudence et ses pareilles, la question n’est ni l’honneur de Chateaubriand, ni leur propre honneur de cœur. La question est l’exploitation d’un nom illustre, dans l’intérêt d’un dernier scandale, avant de mourir tout à fait.
IV
J’avoue que je n’ai vu que cela dans le livre de Mme de Saman. À partir de cela, tout le reste a disparu. Pauvre Chateaubriand ! S’il revenait au monde, que dirait-il de se savoir si bien habillé ou déshabillé (as you like) dans le livre de sa maîtresse ? Aussi pourquoi s’aviser d’aimer un bas-bleu, — une de ces Goules de vanité qui s’engraissent de l’honneur des hommes assez imbéciles pour les aimer ?… Le livre de celle-ci est, à partie grand nom de Chateaubriand qui l’étoile, quoiqu’elle l’ait taché, le livre fait et refait sans cesse par tous les bas-bleus de la terre qui n’ont qu’une note comme le crapaud, mais moins harmonieuse. C’est toujours Elles d’abord, et leurs travaux, et leur envie d’être hommes, à ces singesses, — puis la négation de Dieu, — l’insulte à Jésus-Christ, — des prières hystériques au Dieu-Nature, — et par-dessus tout : le Saint Sacrement de l’amour ! Il n’y a rien à dire sur ces vieilles billevesées et je n’aurais pas ramassé ce livre, s’il n’avait pesé que cela.
Mais Chateaubriand !! Chateaubriand ayant pour table d’amphithéâtre le lit encore chaud d’une maîtresse qui l’y dissèque par volupté de ressouvenir et d’orgueil d’avoir été à lui !! Mais une femme de l’ancienne société française qui se vante après l’amour, comme les lâches après la guerre ! Une femme vantarde dans un pays où le mot de vantard est la plus sanglante des injures !! Voilà ce qui m’a fait m’arrêter devant Ce livre, signe des temps, et vous le montrer simplement du doigt.
Mais que je plains sincèrement, mon Dieu ! les maris, les fils ou les filles des femmes (si elles en ont) qui écrivent de ces livres-là !