(1894) Notules. Joies grises pp. 173-184
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(1894) Notules. Joies grises pp. 173-184

Notules

Quoiqu’on ait déjà dit beaucoup de l’assonance, j’ai cru peut-être utile de reproduire ici une courte étude naguères parue dans la Marche de France et qui servira de postface à une récente plaquette, Fleurs de Neige, et à ce présent livre.

De l’assonance

I

Aux saisons d’amour, en d’anciens printemps, l’invite d’un rossignol à de joyeux déduyts, sous les feuillées claires de rosée, perpétuée, — telle dut naître l’assonance. —

Le chant, très lointain d’abord, se rapproche et se pose emmi les buissons voisins, plus net, aux modulations infiniment variées : la rime.

Ainsi voici la genèse : l’assonance engendre la rime suffisante qui donne naissance à la rime pleine ; il y a eu successivement identité dans le dernier mot du vers — du son de la voyelle tonique, de l’articulation finale et initiale.

Et comme exemple :

Telle était la chanson que soupiraient les roses
À l’heure où sur les champs soufflent les brises chaudes,
Où les chiens endormis au seuil des fermes closes
Rêvent obscurément en des poses moroses.

L’assonance certes produit sur l’oreille un effet moins sensible que la rime. — Au temps jadis, où l’on assonançait, il fallut, prétend-on, suppléer à la faiblesse des sons par leur répétition persistante ; ceci pour dessiner suffisamment la mesure. À mon avis il y a là une erreur. C’était uniquement par plaisir que les trouvères — dénotant ainsi un étrange manque de goût — jonglaient avec un même son, en des suites de vers indéfinies. La preuve en est qu’on trouve dans les chansons de geste — voire le roman de Pépin et de Berte — de longues laisses monorimes ; je dis monorimes. Ce fut donc une jouissance désintéressée et non la nécessité qui poussa les poètes à de telles fantaisies.

Mais si l’on songe que les histoires d’amour et de tournois — bourdonnées de la sorte — sont enclines à verser le sommeil ; si l’on songe aux nuits de juin où, la chair rose sous la chemise de samit mauve, les nobles dames d’antan prêtaient une chaste oreille aux récits des Violeurs de Villanelles.

Peut-être

Trouvera-t-on que le trouvère avait raison.

Car dans leur rêve, des naufs vermeilles par la mort du Soleil, aux cordages de soie, aux voiles pleines et blanches comme des seins, appareillaient vers la Cythère lointaine et bleue…

Par quelle aberration en vint-on à faire disparaître l’assonance au profit de la rime ? Oncque on le ne saura. Pardonne, Erato, à ceux-là qui furent fauteurs, s’ils ont cru agir pour le bien de l’Art.

Tout est-il que jusqu’à nos jours, sauf dans les chansons populaires, la rime seule demeure. Je dirai simplement qu’en ces derniers temps, Jean Moréas, le bon musicien ; le raffiné poète des Lassitudes, Louis Dumur, sans oublier Verlaine dans quelques pièces liturgiques de Bonheur, Henri de Régnier, Francis Vielé-Griffin, Gustave Kahn et combien d’autres, ont tenté de remettre en honneur l’assonance. Avec succès ? Nous questionnons, au Futur de répondre.

Une objection souventefois s’est présentée à ceux qui tentèrent des résurrections — car on n’invente plus rien ès matière rhythmique. — Pourquoi vouloir parfaire un instrument avec lequel les Poètes ont doté l’Art des plus belles œuvres de génie ? pourquoi vous, chétifs flûtistes, éphèbes de la Décadence, répudier la Lyre qui dans les grands siècles chanta si merveilleusement toute la Beauté ?

Puérile, l’objection.

Et pour, ceci :

L’Être universel se compose de deux principes : le moi humain et ce qui lui est extérieur. Cette dualité éternelle se retrouve, inconsciemment, chez les poètes de tous les temps.

Les uns ont voulu dire la vie des Choses : les poètes objectifs : d’autres ont analysé leur vie intérieure : les subjectifs. Ce sont actuellement les symbolistes (la toute ou presque toute jeunesse contemporaine), et les Parnassiens qui, quoi qu’on en ait dit, existent encore, luttent toujours et sont une force : ce livre magnifique des Trophées en est la preuve.

Donc, deux races de poètes, dont l’essence fondamentale est dissemblable. Mais empruntant à chacune d’elles ses éléments, surgit la conception — l’unique vraie à mon sens — du Poète : en son âme vibrent les reflets des choses du dehors, et cependant il leur communique sa vie à lui ; lui seul est vraiment, entièrement poète, parce que seul il aura su donner l’idée de l’Être entrevu dans toute sa beauté.

Les Parnassiens furent logiques et ne firent, en l’œuvre, qu’appliquer leurs théories. Ils n’adornèrent leur chapelle que de vitraux aux couleurs somptueuses et violentes ; étoles, surplis et chasubles n’en étincelèrent que d’or vif et les ostensoirs sur l’autel ne fulgurèrent jamais qu’aux feux d’un soleil pérennel ; car, vers les heures de crépuscule, se dosaient les grandes portes aux fidèles avides de mystère. Ceux, tels Leconte de Lisle, Mendès aussi et Silvestre, qui toujours ont gardé intact le culte de la Vénus ancienne, adorèrent uniquement les formes pleines et sans ombres, les contours nets, accusés lie la sorte dure et rigide qui caractérise la statuaire grecque.

Répudiées donc les demi-teintes, les nuances crépusculaires, les musiques lointaines, — charme et génie de Verlaine ; — bannies les chastes Aimées, immatérielles on dirait, dont le profil s’indécise en de froides brumes, d’un tel système d’art découlait nécessairement comme Corollaire la rime riche et rare.

J’ai dit plus haut que l’Être, sous toutes ses faces, s’ouvre — champ d’espace infini — aux investigations du poète ; j’ai montré que beaucoup, pour avoir volontairement clos d’une limite leur horizon, n’ont exprimé que la Beauté partielle et furent incomplets : Parnassiens et Symbolistes. Et j’arrive à cette conclusion — malgré moi, puisque en dehors de la question — qu’une œuvre ne peut être d’absolue beauté si l’âme n’y transparaît ; à travers la matière, si la vie n’y aime et souffre sous la Forme : la Forme éternellement morne en dépit de sa splendeur, lorsqu’elle s’isole.

Donc le Poète absolu sera celui qui de son humanité animera la beauté inerte des Choses ; car la Forme ne sera jamais qu’un vêtement, lâche quelquefois, mais le plus souvent strict fiancé de l’Idée.

Évoqué quelque paysage aux yeux de l’artiste, vibrée la symphonie de songe à ses oreilles, ou surgie l’Idée pure en son cerveau, les procédés matériels — intuitivement — doivent être choisis ; je dis intuitivement, car le travail formel que j’analyse ici est spontané chez le poète : sinon de la marqueterie.

Dans l’œuvre où prédomine la Forme, la Rime se présente immanquablement à l’esprit ; elle affirme la clarté du vers, le rend plus net et le fixe en de précises limites ; car ainsi qu’ailleurs je le déclarerai, en certains sujets — tels épiques, plastiques, où l’ampleur et la force sont nécessaires — il faut employer le vers à rhythme binaire, le vers dit d’airain, tour d’ivoire où, sous la porte, sentinelle casquée d’or et gemmée de rubis, veille la Rime. Fatalement, hélas ! ces vers — l’habitude venue — se martellent avec une facilité combien déplorable, encore aggravée par la richesse de la rime : sonorités de cuivres éclatantes et belles, mais monotones.

D’un art autrement délicat et difficile, est la notation, des paysages, des musiques et des états d’âmes un peu subtils. Le vers, qu’autre part nous avons vu coulé d’un seul jet, prend une complexité infinie, se moule absolument sur l’idée presque sublimée ; le dessin du rhythme se voile, s’indécise. Et voici pâlement fleurir la palette aux seules teintes grises des assonances ; les assonances, harmonies si lointaines qu’on dirait un frôlis de brise sur des ailes de séraphin. Car certes la Rime opulente qui évoque les chairs fastueuses des Rubens et les fesses d’angelots aux pourpres violentes, la Rime ici détonnerait étrangement dans les jardins de rêve où passent — tels des lys — les vierges d’Angelico, bleu pâle, au col flexible, et les grêles musiciennes des primitifs.

Dames d’automne aux mains fanées
(Retté)

qui descendent les escaliers de neige en effleurant les mandores de leurs doigts ivoire veiné d’azur.

Illimitée la variation des effets obtenus avec l’assonance ; on en peut jouer comme d’un clavier de notes et de couleurs.

C’est d’abord presque la rime, comme brèves et lèvres ; puis la résonance s’étouffe, il ne demeure plus qu’un vague écho altéré, ainsi : pâle et femme. Deux assonances identiques par leur son fondamental se différencient au moyen de leurs harmoniques qui sont les articulations finales et initiales.

Aussi comprendra-t-on l’instrument précieux qu’est l’assonance pour le poète un peu raffiné, puisqu’il peut avec elle nuer ses rêves à l’infini pour les yeux ensemble et pour l’oreille.

Ainsi :

Et dans le soir on voit passer des formes grêles,
Leurs pas ne pèsent pas au sable fin des grèves :
Âmes d’adolescents qu’aimèrent les Sirènes,
Et que tourmentent les angoisses éternelles.

En ce quatrain, on peut noter comment le son final du premier vers trouve dans les assonances des derniers un écho progressivement affaibli. Telles les assonances, telles les âmes — dans le soir — passent, s’éloignent et ne plane plus alors qu’un souvenir très pâle.

À titre de remarque ; de même que l’emploi — à l’intérieur du vers — de mots à désinences féminines, rend plus immatériel le rhythme, ainsi les assonances féminines sont préférables aux assonances masculines trop lourdes et d’un dur relief.

Au rondel qui suit — chaperon mi-partie blanc et rouge — s’entrelacent les assonances et les rimes :

Chanson d’Amour

Une chanson d’amour d’un autre temps.
Étant déclose en tièdes assonances,
Une chanson avec des robes blanches,
Des seins rosés et des rhythmes très lents.
Un troubadour en costume galant
Y chantera, d’une voix nonchalante,
Une chanson d’amour d’un autre temps,
Étant déclose en tièdes assonances.
Yeux endormeurs, corps sade, et l’esprit gent,
La Dame aura sur le front des guirlandes ;
Levant sa jupe au-dessus de la jambe,
Ainsi soëve, ouïra souriante
Une chanson d’amour d’un autre temps.
II

En cet essai, j’ai tenté de prouver combien la rime, — inapte à rendre certaines sensations d’une façon adéquate, nécessite l’emploi de l’assonance finale. Quelques mots sont maintenant à dire au sujet des assonances internes du vers. Quelques mots, car Becq de Fouquières en a parlé si longuement — comme mathématicien, hélas ! comme poète, non — que seules d’humbles glanes me restent dévolues.

Je ne saurais mieux faire que de lui emprunter sa définition de l’assonance — une des meilleures à mon gré : — « dans le vers, l’assonance sera donc la parité du son de la voyelle qu’offriront les syllabes rhythmiques d’un vers ou d’une suite de vers ». Il ajoute qu’il existe également des assonances entre syllabes toniques et atones ; le sujet se ramifie donc à l’infini.

Nicolas Despréaux, qui d’ailleurs était le plus parfait maroufle et le plus sot butor de son siècle, eut un jour une trouvaille de génie (l’attribuer à son tempérament bilieux) dans ce vers :

Aux Saumaises futurs préparer des tortures.

En ce vers grinçant, se résume tout le caractère de Boileau, caractère de mauvais rimeur envieux des vrais poètes, de plat aligneur de syllabes doué du seul grossier bon sens, caractère, en un mot, de châtré. En ce vers dont s’exacerbe la sensibilité, grimacent des figures de tortionnaires, s’évoquent des pointes sanglantes de pals, d’aigres sifflements de plomb fondu. Et cela provient simplement de l’habile disposition de deux voyelles labiales : les u.

Jusqu’à ces derniers temps, les critiques incompréhensifs et les fabricants de prosodie considéraient l’assonance à l’intérieur du vers comme une discordance, et dans tous les cas comme un grave défaut. Actuellement, au contraire, on la tient pour ce qu’elle est, c’est-à-dire pour un des moyens d’expression de la pensée les plus parfaits.

En effet, je peux répéter exactement — de l’assonance interne — ce que j’ai dit de l’assonance finale, savoir : qu’au moyen des combinaisons d’assonances il n’est pas une sensation, pas un sentiment, pas une idée qu’on ne puisse rendre dans ses nuances les plus délicates.

L’analyse subtile que Becq de Fouquières dans son Traité de versification française a fait des vers magnifiques de Racine :

Ariane ma sœur, de quelle amour blessée,
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée.

donnera mieux que toutes mes gloses l’idée exacte de ce qu’est l’assonance et l’allitération.

III

Car ayant parlé des phénomènes d’assonance, je ne dois pas laisser de côté ceux d’allitération, — intimement liés aux premiers. — Les mots étant composés de consonnes et de voyelles, il s’avère que par un habile usage des consonnes on accroîtra le plaisir musical des vers comme on fait avec l’assonance. Fut jadis proscrite l’allitération (succession des mêmes consonnes dans une suite de mots) comme principe destructeur de l’harmonie. Racine en usa cependant et fréquemment ; Wagner en fit un merveilleux emploi. J’ai remarqué dans la Walküre des séries d’une douzaine de vers où les mots presque tous commencent par des h. Le rôle de Hunding en particulier se scande ainsi farouchement : on dirait d’un bûcheron énorme ahanant au fond d’une forêt sonore. Ailleurs elle fut admise en tant qu’harmonie imitative : de cette représentation des sensations physiques à l’élucidation sensorielle de l’idée (telle on comprend aujourd’hui l’allitération) il n’y avait qu’un pas. On le fit. Et désormais l’allitération vient en aide à l’assonance pour modifier, étendre, ou compléter l’Idée.

Je prends un exemple chez un poète où l’art de la musique du verbe est poussée jusqu’à la magie, Stuart Merrill :

La vieille volupté de rêver à la mort
À l’entour de la mare endort l’âme des choses.

Comme la phrase s’alanguit dans ces deux vers, jusqu’à en mourir, et chante l’ondulation des vagues d’étang qui déferlent silencieusement vers les berges (redoublement des l) ; comme se balancent et palpitent les ramées frôlées d’ailes d’oiseaux (les trois v du premier vers), et soudain dans le lointain éclate la fanfare sombre des cors (dort, mort) et se prolonge la plainte altière et virginale d’une qui se meurt d’avoir été chaste. Et tout bruit s’étouffe (choses).

Citons encore le vers merveilleux d’Adolphe Retté :

La câlinante cantilène monotone

L’étudie le lecteur pour son plaisir. Et maintenant peut-être quelque vieux classique murmurera-t-il, ayant lu ces notules et ce livre : Qu’on nous rende Corneille !

Mon Dieu ! cher monsieur, nous ne sommes plus au xviie  siècle, nous sommes en pleine Décadence, et je le dis avec fierté, car si les poètes d’aujourd’hui n’ont plus les grandes âmes des poètes d’autrefois, du moins ont-ils la noblesse de s’être — loin de l’odieux troupeau — cloîtrés dans l’orgueil de leur Rêve.

C. G.