Mme Émile de Girardin1
Une personne très spirituelle, dont madame Émile de Girardin ne déclinera probablement pas la compétence, madame Sophie Gay, a dit quelque part, dans ses Salons célèbres, que, pour qu’une femme supérieure eût tout son relief et tout son jour, il fallait que son mari fût nul, absent ou invisible. Cette triple condition a malheureusement manqué à madame de Girardin : son mari n’est pas assez nul, pas assez invisible et pas assez absent. Est-ce une raison pour nous montrer injuste envers elle ? Tâchons de nous débarrasser d’une préoccupation importune, afin d’apprécier convenablement ce talent très distingué, et l’agréable roman de Marguerite.
Il serait difficile de s’expliquer les transformations ou plutôt les contradictions successives qui se révèlent dans la manière et dans les ouvrages de madame de Girardin, si l’on ne remontait un peu haut et un peu loin, c’est-à-dire à ses débuts. Mademoiselle Delphine Gay, personne ne l’ignore, a commencé▶ par la poésie ; à cette première période des poëtes de la Restauration, qui préludaient à la grande bataille romantique en se groupant autour d’un idéal chevaleresque et chrétien, où le réveil de l’art gothique, les souvenirs du moyen âge, l’élégie religieuse et sentimentale, et, en général, toutes les variétés du genre troubadour, s’alliaient aux accents déjà reconnaissables de la vraie muse moderne. Il y eut là un peu de confusion et de pêle-mêle, comme dans les moments qui précèdent un combat, et où les chefs ont quelque peine à échelonner et à discipliner leurs troupes. Soumet, Guiraud, madame Tastu, Émile Deschamps, Jules de Rességuier, Alfred de Vigny, Lamartine, depuis les Méditations jusqu’aux Harmonies, Victor Hugo avant les Orientales, se confondaient volontiers dans ce groupe, qui, malgré bien des avortements, des dissonances et des mécomptes, est resté l’honneur de la poésie et des lettres au dix-neuvième siècle. Quelques-uns, comme Casimir Delavigne et mademoiselle Delphine Gay, y ajoutaient (ce qui ne s’excluait nullement alors) la corde patriotique, nationale, philhellène, le libéralisme mitigé par le sentiment, le regret voilé et adouci des gloires militaires de la République et de l’Empire : genre troubadour aussi, mais où le dolman et l’aigrette des aides de camp de Murat remplaçaient la harpe traditionnelle, les tourelles gothiques, le clair de lune et les pourpoints à crevés.
C’est au milieu de ce monde que débuta et grandit mademoiselle Delphine Gay ; elle était trop jeune, trop belle, trop heureuse et trop adulée pour se méfier de ce que ce monde avait de factice car toute société, toute réforme, toute école poétique ou littéraire, a son côté sincère et vivace, son côté artificiel et passager ; et il est très difficile, au commencement, de les dégager l’un de l’autre. M. de Chateaubriand lui-même, malgré son âpre et forte nature, n’y est point parvenu. Mademoiselle Gay, vers cette époque, de 1820 à 1830, s’imprégna si bien de cet élément Malek-Adhel et Botzaris, Oswald et général Foy, que plus tard elle n’a jamais pu s’en guérir entièrement, et qu’on le retrouve au fond de ses plus vives et de ses plus cavalières boutades.
Maintenant, de cette poésie factice, artificielle, de ce culte du faux dans toutes ses attributions mondaines, élégiaques et romanesques, de cet ensemble si diamétralement contraire à l’idée qu’on se forme de quelque chose de très spirituel et de très piquant, comment mademoiselle Delphine Gay a-t-elle pu passer à l’extrême opposé, cet esprit si railleur, si raffiné, si intrépide ? Comment a-t-elle pu devenir ce que M. de Balzac, dans sa langue, eût appelé une femme si forte ? L’explication en est délicate et exige quelques commentaires.
Après que mademoiselle Delphine Gay eut échangé son nom déjà célèbre contre un autre nom plus problématique, il y eut pour elle, j’imagine, aux alentours de son mariage et aux débuts de ce ménage trop intelligent pour ne pas être ambitieux, un moment — un moment critique, où elle jeta sur la société et sur le monde un de ces regards décisifs qui percent à jour tout ce qu’ils touchent. Une nouvelle ère politique avait ◀commencé▶, qui laissait peu de place aux illusions chevaleresques : madame de Girardin en reçut naturellement le contre-coup ; et cette impression générale se combina pour son esprit prompt et souple avec le changement de sa situation personnelle. Aux louanges faciles, aux triomphes mérités, aux transports d’enthousiasme et d’allégresse qu’avait rencontrés partout la jeune fille, succédaient pour la jeune femme les embarras et les orages d’une existence compliquée. Elle sentait à ses côtés et en elle-même une force supérieure, et en même temps elle se voyait prête à se briser, à se heurter du moins, contre des difficultés vulgaires, des préventions sociales, des barrières naturelles ; son parti fut pris à l’instant : elle se dit que le temps des élégies était passé, qu’il fallait s’armer pour la lutte, et, abandonnant aux buissons de la route la tunique abricot-pêche, elle saisit cet admirable fleuret d’escrime qui ne s’est pas encore brisé entre ses mains.
Ce n’est pas tout, et cette rapide esquisse serait trop incomplète si nous n’y ajoutions un dernier trait. Dans cette lutte que madame de Girardin eut ou crut avoir à soutenir contre la société, elle fut aisément et promptement victorieuse. Soit intimidation, soit attrait, soit concession de bon goût, cette hésitation du premier moment, qui l’avait froissée, disparut bien vite. Toutes les portes s’ouvrirent au premier éclair de l’épée de Clorinde. Madame de Girardin, dès lors, se trouva en présence d’un autre écueil, que, malgré tout son esprit, elle ne sut pas toujours éviter. Elle profita trop de sa victoire, ou du moins elle parut attacher trop de prix à prouver qu’elle l’avait obtenue. Dans ces salons ou on la recevait, et où la supériorité de son talent effaçait ou balançait les supériorités de naissance, on eût dit qu’à chaque visite elle faisait un inventaire, afin que personne ne pût douter qu’elle y fût entrée. Peu s’en fallut que, pour faire acte de familiarité avec les duchesses et les marquises, elle ne nous donnât l’adresse de leurs couturières, de leurs tapissiers et de leurs marchandes de modes : si bien que, dans cette ferveur de néophyte, elle sacrifia trop souvent l’observation au commérage, et l’étude délicate ou piquante des passions et des caractères dans les classes élevées, au miroitement fugitif, au jeu mobile des surfaces dans les appartements élégants.
Ainsi, chevalerie sentimentale, esprit armé en guerre, placage mondain : telles sont les trois phases par où madame de Girardin a passé, et qui ont tour à tour marqué, dans son talent très réel d’ailleurs, leur date et leur trace. Tout cela s’accommode, et se combine aisément dans ces Causeries, dans ces Courriers de Paris, dont la fortune fut si éclatante, et que l’on accepta d’emblée comme les modèles du genre. Ceux qui ont l’honneur d’approcher madame de Girardin assurent même que sa conversation parlée est supérieure à sa causerie écrite, et que toutes ses qualités naturelles, tous ses défauts acquis, tous ses traits prémédités ou spontanés, s’y fondent dans un ensemble merveilleux, éblouissant, qui fait songer à la vraie Corinne un de ses habitués pousse, sur ce-point, l’enthousiasme jusqu’à prétendre qu’elle serait la première femme de son siècle si elle n’avait jamais rien écrit. Sans adopter tout à fait cette façon singulière d’admirer madame de Girardin, on peut se demander si, dans les œuvres d’art, dans le roman et le drame par exemple, cette poésie de convention, cette élégance de marqueterie, cette intervention perpétuelle d’une femme d’infiniment d’esprit derrière ses personnages, sont bien favorables à l’illusion, à l’émotion, à l’entraînement pathétique et sincère, et finalement au succès.
Pour ne pas trop m’appesantir et ne pas abuser de mes avantages, je me bornerai, parmi les précédents ouvrages de madame de Girardin, à en citer un seul, le plus travaillé, et presque le mieux réussi de tous, sa tragédie de Cléopâtre.
En écrivant Cléopâtre, madame de Girardin a eu évidemment l’intention de faire une œuvre bien neuve, bien hardie, bien virile, de donner un démenti à cet impertinent de Diderot, et d’échapper à la vieille forme traditionnelle et classique. Ainsi que l’a dit excellemment M. Sainte-Beuve, on sent que Soumet s’en est allé et que Théophile Gautier est venu. Eh bien ! à chaque acte, à chaque scène de Cléopâtre, voici l’impression qu’on éprouve : il semble qu’on assiste à des variations très brillantes, exécutées par une virtuose très habile, d’après un thème fourni par les salons ou les Athénées. À tous moments, on dirait que l’auteur souffle ses acteurs, et souffle si haut que l’on n’entend plus qu’elle. Ainsi, Cléopâtre entre en scène avec une magnifique tirade sur les antiquités égyptiennes, sur le Nil, sur mille détails de-climat et de couleur locale. Changez la décoration et le costume, et vous croirez entendre madame de Girardin elle-même, entre M. Ampère et M. de Saulcy, leur demandant le récit de leurs voyages, s’animant à leurs descriptions scientifiques ou pittoresques, et y répondant par une de ces improvisations brillantes qui sont le triomphe de l’imagination et de l’esprit, et qui font dire aux savants émerveillés : « Quelle femme ! Elle en sait autant que nous sur les ibis et les momies ! »
Plus loin, Octavie, l’épouse légitime d’Antoine, gémit en silence des infidélités de son mari, elle déploie une sensibilité délicate, mélancolique, un peu mignarde, qui nous transporte à mille lieues de l’Égypte et de Rome. Ventidius, son confident (toujours le vieux moule !), s’apitoie sur ses chagrins, et il en résulte le dialogue suivant
OCTAVIE.
Viens, rejoignons mes fils je pourrai, je l’espère,Leur cacher mes chagrins et les torts de leur père.VENTIDIUS.
Je leur dirai combien…OCTAVIE.
Non, je te le défends ;Gardons-lui toujours pur l’amour de ses enfants !
Certes, voilà des sentiments très louables ! Dans une autre scène, Octavie vante le mérite d’un médecin et elle ajoute :
Et vous pouvez me croire ; il soigne mes enfants !
Ici la vraie scène, avec un peu de bonne volonté, pourrait se recomposer tout entière : — Un salon de la rue Ville-l’Évêque ; la Marquise et la Comtesse sont ensemble, au coin du feu la marquise a un chapeau de chez Barennes… etc., etc. (Suit une description minutieuse de la toilette de ces deux dames) :
« la marquise. Ah ma chère, c’est une horreur qui l’eût jamais pu croire ? Ernest, mon mari… il me trahit pour une péronnelle que vous avez peut-être vue à la première représentation de Sophie Cruvelli, éblouissante de diamants…
« la comtesse. Oh ! ma pauvre petite ! quelle indignité ! quel exemple pour ses enfants !
« la marquise. Je suis bien malheureuse, mais c’est égal ! je saurai souffrir… pas un reproche ! pas une plainte ! Je cacherai ma blessure à tous les yeux ; je ne veux pas que mes enfants apprennent de moi à moins respecter leur père…
« la comtesse. Vous êtes un ange !… Et puis, voyez-vous, chacun a ses peines… Dans ce moment-ci, je suis très inquiète de mon neveu Georges… je crains que cet enfant n’ait une fièvre typhoïde…
« la marquise. Eh bien ! ma chère, envoyez vite chercher Blache ; il n’y a que lui pour soigner ces chères petites créatures… Et vous pouvez me croire, je n’ai jamais voulu avoir d’autre médecin pour mes enfants ! »
Nous voilà, n’est-ce pas ? bien loin de Cléopâtre ; nous n’en sommes que plus près de Marguerite.
Marguerite, madame de Meuilles, est une veuve charmante, non inconsolable, mais à peine remise d’une maladie grave, et, par conséquent, plus accessible à toutes les impressions nerveuses, sentimentales, bizarres, et même contradictoires : son deuil vient de finir, et elle est sur le point d’épouser Étienne d’Arzac, son cousin, qu’elle aime beaucoup, et qui l’aime passionnément.
Cet Étienne, bien que l’auteur n’ait pas voulu en faire le héros de son livre, en est le personnage le plus intéressant : cœur tendre, dévoué, chevaleresque sans fadeur, une de ces âmes généreuses, prédestinées à donner en amour plus qu’elles ne reçoivent, qui le savent d’avance, et qui s’y résignent.
Madame de Meuilles a eu un fils de son premier mariage. Ce fils, qui s’appelle Gaston et qui sera l’enfant terrible du roman, a pris naturellement Étienne en grippe, par cela seul que sa mère va l’épouser. Étienne a beau dévaliser tous les matins Boissier et Génesseaux, dans l’espoir d’adoucir ce redoutable ennemi de sept ans, il ne peut réussir à s’en faire aimer.
Les choses en sont là lorsque Gaston court un danger horrible. En jouant avec un enfant du voisinage, il est assailli par une louve enragée ; son compagnon est mordu, et lui-même deviendrait à son tour la proie de la hideuse bête, si un coup de fusil, tiré par une main invisible, n’étendait la louve roide morte. Étienne arrive pour assister à l’épilogue de ce drame : on lui raconte ce qui s’est passe ; on lui montre la louve agitée des dernières convulsions de l’agonie, l’enfant mordu, et qui succombera plus tard ; Gaston, que l’on a hissé sur un arbre, et qui, Dieu merci ! est parfaitement intact. Mais, lorsque Étienne demande le nom du chasseur mystérieux qui a tiré le coup de fusil, personne ne peut le lui dire, et il est obligé de ramener Gaston à sa mère sans savoir qui l’a sauvé.
Madame de Girardin a tracé avec beaucoup d’art les angoisses rétrospectives de Marguerite, et le travail intérieur qui s’accomplit dans son imagination ou dans son cœur, pendant qu’elle cherche à découvrir quel est le sauveur de Gaston. Cette idée fixe, que M. de Stendhal eût appelée cristallisation, fait nécessairement perdre un peu de terrain au pauvre Étienne, d’autant plus que Gaston, qui a très bien vu l’homme au coup de fusil, et qui s’est pris pour lui d’une belle passion, promet à sa mère de le lui montrer tôt ou tard, et lui en fait, en attendant, un portrait si magnifique, que l’émotion de la femme ◀commence▶ à devenir complice de la reconnaissance de la mère.
Hélas ! ce sauveur, cet inconnu, ne se découvre que trop tôt ; c’est tout simplement le comte Robert de la Fresnaye, Robert de la Fresnaye en personne, entendez-vous bien ? c’est-à-dire le séducteur, l’irrésistible, le dernier rejeton mâle de cette race éteinte qu’on nomme les hommes à bonnes fortunes ; mélange de dépravation diabolique et de vertu patriarcale ; démon à velléités séraphiques ; ange aux allures infernales ; très corrompu et pourtant très prude ; Lovelace greffé sur Grandisson ; employant à sauver les femmes qu’il a perdues toutes les séductions qui lui ont servi à les perdre : bref, pour revenir à mon texte, le mauvais sujet troubadour, tel qu’on le retrouvera encore dans les romans de femmes cent ans après que l’espèce en aura disparu dans le monde.
Pour le moment, Robert de la Fresnaye, converti, comme l’eût été don Juan, par les chastes attraits de madame de Meuilles, n’aspire qu’à échanger sa couronne méphistophélique contre un classique bonnet de coton, et à épouser Marguerite au onzième arrondissement ; seulement il porte dans le bien la même audace que dans le mal ; et il s’est dit : « Marguerite aime son cousin Étienne d’Arzac, et elle va l’épouser ; donc elle m’aimera, et je l’épouserai, moi, Robert de la Fresnaye… Quia nominor leo ! »
Vous voyez d’ici la situation, et la lutte qui s’engage : d’un côté, le cousin Étienne, l’amour honnête et modéré dont on n’a pas peur, ayant pour auxiliaire madame d’Arzac, tante d’Étienne et mère de Marguerite, laquelle dame a voué à Robert une de ces haines solides que les mauvais sujets inspirent souvent aux douairières ; de l’autre, Robert de la Fresnaye, l’amour orageux, inavoué, presque coupable, contre lequel on se débat, et qui n’en entre que plus profondément dans le cœur ; Robert sans cesse rappelé à Marguerite par cet enfant qu’il a sauvé, ce Gaston qui l’adore et qui ne peut pas souffrir Étienne.
Je glisse sur des détails d’ameublement beaucoup trop prolongés, et où madame de Girardin a encore sacrifié à ses faux dieux ; je glisse sur une visite chez la duchesse de G…, de qui M. de la Fresnaye est quelque peu l’amant, et qui possède un salon merveilleux, à la fois dortoir, boudoir, musée, cabinet de lecture, parloir, oratoire et bibliothèque. Une fois entré dans le vif du sujet, le récit devient très attachant, presque pathétique, et l’auteur tire un excellent parti de cette donnée paradoxale, possible pourtant : une femme vertueuse, sincère, point coquette, aimant deux hommes à la fois ! Il y a entre autres une scène charmante, et où la distinction s’élève jusqu’à l’originalité : c’est celle où Étienne d’Arzac et Robert de la Fresnaye, au plus fort de leur rivalité, se rencontrent auprès de la chaise longue de Marguerite, qui, à force d’agitations, de perplexités, de combats intérieurs, a fini par retomber malade. Sans se dire un mot, sans échanger un seul regard, ces deux hommes comprennent tout ce qu’il y aurait de vulgaire et de cruel à aggraver par leur attitude les angoisses et les souffrances de madame de Meuilles ; et les voilà, oubliant leur inimitié, ne songeant qu’à distraire et amuser un moment celle qu’ils aiment, en faisant assaut de bons mots, de reparties fines, d’anecdotes piquantes, de toute cette jolie monnaie courante que les Parisiens spirituels empochent d’une main et dépensent de l’autre ! Pourquoi faut-il que, dans cette scène exquise, madame de Girardin ait manqué de confiance en elle-même, et qu’au lieu de se charger d’approvisionner d’esprit ses deux héros, ce dont elle était certes bien capable, elle soit allée en demander à MM. Gautier et Méry ? Je respecte infiniment le talent de ces messieurs ; mais faire citer leurs bons mots dans une conversation du faubourg Saint-Germain ! Quelle fausse note ! Mieux valait encore Cléopâtre causant hiéroglyphes avec M. de Saulcy, ou Octavie recommandant le docteur Blache pour la coqueluche et la rougeole !
Le dénoûment est triste, et peut-être un peu trop lugubre. Étienne d’Arzac, comprenant que son bonheur est à jamais perdu et que madame de Meuilles lui préfère tout bas M. de la Fresnaye, s’arrange un suicide discret et de bonne compagnie, dont Marguerite pourra toujours douter, et qui ne la condamnera ni à des remords trop vifs, ni à un veuvage trop long : il est tué ou il se tue dans une partie de chasse. Mais Marguerite a tout deviné : sa santé, déjà fort altérée, ne peut résister à ce dernier coup ; elle meurt, pas assez vite cependant pour que Robert de la Fresnaye n’ait le temps de l’épouser in extremis. Ce mariage et cette mort sont très touchants, bien qu’un peu trop noyés dans la dentelle et la mousseline blanche ; c’est du pathétique mondain, très supérieur à l’agonie de madame Doche dans la Dame aux camélias. Robert de la Fresnaye est au désespoir ; en mourra-t-il ? se consolera-t-il ? reprendra-t-il son existence de Lovelace, ou entrera-t-il à la Trappe ? Madame de Girardin nous laisse le choix des conjectures.
D’où il suit qu’une très honnête femme, qui a le malheur d’aimer deux hommes à la fois, n’a qu’un moyen de se tirer d’affaire avec honneur : c’est de mourir.
Je le répète, c’est là un fort joli roman, distingué, spirituel, élégant, attendrissant ; une délicieuse lecture de trois heures pour tous ceux qui auraient avalé, dans ces derniers temps, un peu trop de prose négrophile, d’Oncle Tom et de mistress Beecher Stowe. Marguerite, à nos yeux, a le grand mérite de ne pas venir du Kentucky, d’être un livre très français, et de ne vouloir prouver qu’une thèse romanesque ; je sais bien que ces trois avantages lui feront perdre quelque cent mille lecteurs, et que la société ne peut, en conscience, se passionner pour un ouvrage où elle n’est ni attaquée, ni démolie, ni outragée. Aussi est-ce à titre de dédommagement isolé, bien chétif, hélas ! et bien humble, que j’offre ces sincères louanges à Marguerite. En outre, ce livre n’est pas trop faux ; et puis le faux, dans le roman, doit-il nous trouver bien inexorables ? Êtes-vous bien sûrs que Paul et Virginie soit vrai ? Qu’Atala ne soit pas très fausse ? Et la Geneviève de George Sand ! et sa Mare au Diable ! et sa Fadette ! Seulement, Chateaubriand, Bernardin de Saint-Pierre, George Sand, sont faux avec génie ; madame de Girardin ne l’est qu’avec énormément d’esprit et de talent ; c’est quelque chose encore, c’est-beaucoup. D’ailleurs, suis-je certain moi-même de la juger avec une impartialité parfaite ? J’ai bien envie de finir cette causerie par où je l’ai ◀commencée▶, et de renvoyer madame de Girardin à un charmant proverbe qu’elle a fait jouer, il y a trois ans, à la Comédie-Française : si elle me trouvait trop immodéré dans mes critiques ou trop réservé dans mes éloges, je la prierais de relire et de s’appliquer à elle-même le titre de son proverbe : « C’est la faute du mari. »
M. Octave Feuillet2
J’ai annoncé, dans ces Causeries, l’intention de contribuer, au moins de mon humble obole, à payer les dettes de la critique envers les livres et les auteurs contemporains ; mais, parmi les dettes, il y en a de fraîches, et il y en a d’arriérées ; c’est une de celles-là que j’acquitte aujourd’hui, et je le fais avec d’autant plus de plaisir, que je connais peu de créanciers moins exigeants, plus sympathiques et plus aimables que M. Octave Feuillet.
M. Feuillet est très jeune ; c’est, je crois, en novembre 1845 que son nom parut, pour la première fois, dans une de ces innombrables réouvertures qui ont signalé l’orageuse existence de l’Odéon. On joua une petite pièce de lui, intitulée le Bourgeois de Rome, qui succomba devant une bourrasque d’étudiants telle qu’il en éclate parfois dans ce parterre, bruyante province du pays latin. Pointant les connaisseurs remarquèrent des lors, dans cette œuvre à peine écoutée, des germes précieux de distinction, d’élégance et de finesse. La revanche ne se fit pas attendre : au mois de mai de l’année suivante, le même théâtre représenta, sous le titre d’Échec et Mat, un drame en cinq actes, où se révélaient, d’une manière évidente, assez de dons heureux, d’instincts de la scène et de brillantes promesses pour justifier un succès. Seulement, les succès, à l’Odéon, ont cela de particulier que, lorsqu’ils ne donnent pas tout, ils ne concluent rien. Le lendemain des Vêpres siciliennes ou de Lucrèce, on s’appelle Casimir Delavigne ou Ponsard ; on est salué comme un demi-dieu, sauf, plus tard, à en rabattre : le lendemain d’Échec et Mat, on ne s’appelle encore que M. Octave Feuillet, sauf à trouver dans une autre voie la réussite et la renommée que l’on mérite.
Après Échec et Mat, il y eut, dans la vie littéraire de M. Feuillet, quelque peu d’éclipse et de lacune. Palma, mélodrame assez médiocre, et même la Vieillesse de Richelieu, malgré des scènes intéressantes et bien faites, ne répondirent pas à l’attente qu’avaient éveillée ses débuts. Mais le jeune poëte ne tarda pas rencontrer ailleurs la vraie direction de son talent. Alix, la Crise, Rédemption montrèrent, vers cette époque, toutes les ressources de cette plume délicate, de cette observation pénétrante et flexible, qui, dégagée des combinaisons vulgaires et de l’attirail matériel du théâtre, n’en arrivait que plus sûrement à l’émotion et à l’effet. Bientôt la Partie de Dames, la Clef d’Or, l’Ermitage, le Village, vinrent compléter ce gronpe de compositions exquises, qui, sous le nom de Scènes et Proverbes, forme jusqu’à présent le meilleur titre littéraire de M. Octave Feuillet.
En ouvrant ce volume, il est difficile de se défendre d’un rapprochement et d’un souvenir. Les proverbes de M. de Musset sont trop présents à toutes les mémoires, trop popularisés désormais par le succès de théâtre, pour que l’œuvre du nouveau venu puisse échapper à tout soupçon, sinon d’imitation volontaire et servile, au moins de filiation naturelle et poétique. Il convient donc de dégager l’une de l’autre ces deux physionomies si distinctes et si diversement originales. Aussi bien, le moment n’est-il pas arrivé de parler de M. de Musset autrement que l’encensoir à la main ? Depuis quinze ans, nous l’avons loué outre mesure, pour lui faire rendre la justice qui lui était due, et que le gros du public lui refusait encore. Aujourd’hui l’on peut dire, sans emphase comme sans malice, que la postérité a ◀commencé▶ pour lui. Lorsque avec des stimulants aussi vifs, aussi puissants qu’auraient dû l’être ses triomphes rétrospectifs, on ne réussit à écrire, en cinq ans, que Louison et le discours de réception à l’Académie française, c’est que l’on n’a plus rien dans le cerveau, ou que l’on tient à justifier le mot cruel de Henri Heine : — « C’est un jeune homme d’un bien beau passé ! »
Loin de nous l’idée de contester ou d’amoindrir les Proverbes de M. de Musset ! La preuve qu’ils sont charmants, c’est que les deux plus faibles, le Caprice et une Porte ouverte ou fermée, ont suffi pour ramener la foule au Théâtre-Français, pour faire de l’auteur un académicien, et pour convaincre les plus incrédules que le poëte de Rolla et de Namouna méritait d’être pris au sérieux, malgré la Ballade à la Lune. Rien de plus friand pour un lecteur délicat que cet esprit léger, ailé, impalpable, toujours prêt à s’envoler vers les sphères idéales, mais sans cesser d’éclairer et de colorer les réalités, comme le rayon de soleil qui, tout en jouant dans l’azur ou dans les nuages, donne aux objets extérieurs le contour, la couleur et la lumière. Toutefois, je crois que le théâtre de M. de Musset ne peut être considéré que comme un accident heureux, une exception brillante : il n’offre qu’un côté de la poésie, et presque rien de la vraie poésie dramatique.
Les maîtres de la scène ont été souvent appelés les maîtres de la vie : le titre est un peu solennel, et serait probablement discuté par les prédicateurs et les moralistes : ce qui est incontestable, c’est que de Shakspeare à Molière et de Sophocle à Corneille, il y a eu constamment chez ces grands poëtes une sorte d’enseignement pratique, d’application lointaine ou directe à nos devoirs, à nos sentiments, à nos misères, une sorte d’école humaine qui, tantôt sous un aspect héroïque, tantôt avec des allures plaisantes, emploie à émouvoir, à attendrir, à corriger, à avertir, à amuser les hommes, ce fonds commun de souffrances, de catastrophes, de vices, de travers et de ridicules, qui, dans la réalité, s’appelle la société ou l’histoire, et, sur la scène, la tragédie ou la comédie. Eh bien ! prenez le recueil de M. de Musset ; relisez ses véritables proverbes, ceux où ce libre génie ne s’est pas encore maniéré ; relisez les Caprices de Marianne, le Chandelier, Il ne fait jurer de rien, Il ne faut pas badiner avec l’amour, Fantasio surtout, son chef-d’œuvre : que trouverez-vous ? Un reflet lointain de Cymbeline et de Comme il vous plaira, une imagination vraiment douée par les fées, et qui change tout ce qu’elle touche en perles et en diamants ; une fantaisie élégante et cavalière, tour à tour voisine de l’attendrissement et du sourire, et fort différente de la fantaisie sensuelle et plastique inaugurée par M. Gautier et son école ; mais vous y chercherez en vain quelque chose d’applicable à la vie, un sentiment distinct du bien ou du mal, des devoirs et du but de l’homme ici-bas, une morale enfin, si accommodante et si peu rigide que vous la vouliez. L’observation n’existe pas chez M. de Musset, ou, si elle existe, il suffit d’une bouffée d’air ou de poésie pour qu’elle s’envole hors de portée : on dirait un de ces ballons qui ont bien un homme à leur base, mais qui, entraînés par le vent loin de la terre, et des regards, ne laissent plus distinguer que la voile brillante et légère qui les soutient à travers l’espace. Comment en serait-il autrement ? M. de Musset, — il nous l’a dit lui-même dans une ravissante boutade, — ne croit pas à l’observation, à l’étude du cœur humain, dans ce qu’elle a de collectif et de concluant. Il a son cœur humain, lui, et il s’inquiète peu de celui des autres. Quoi d’étonnant, dès lors, qu’il ne puisse saisir ni un caractère, ni un travers, ni un vice, ni un ridicule, ni rien de ce qui intéresse la société ou l’humanité ? Une personnalité charmante et fantasque, se jouant avec mille grâces juvéniles dans un petit monde créé à son image, et qu’elle fait miroiter sans cesse sous le rayon de ses poétiques caprices : voilà le théâtre de M. de Musset. À l’époque de nos agitations et de nos anxiétés politiques (on doit les supposer finies), j’ai eu la naïveté de l’inviter gravement et périodiquement à écrire la comédie ou la satire des mœurs républicaines et des excès démagogiques : M. de Musset a dû bien rire de mes articles, s’il les a lus. Beaucoup mieux qu’un enfant gâté, un peu moins qu’un homme de génie : tel aura été décidément son rôle, — si étincelant et si court ! — dans la littérature moderne.
Chez M. Octave Feuillet, au contraire, tout repose sur l’analyse attentive des facultés de l’âme ; le monde où il se place est bien le nôtre, les passions qu’il décrit sont bien celles qui nous agitent et nous égarent, les devoirs qu’il indique sont ceux auxquels l’honnête homme essayerait vainement de se soustraire. La poésie ne lui fait pas défaut ; mais, au lieu de tout entraîner, elle se soumet, après quelques résistances, à l’observation, ou plutôt à la vérité : que dis-je ? elle s’y mêle et s’y combine dans des proportions si justes et si discrètes, que la poésie en devient plus vraie et la vérité plus poétique ; car c’est là le trait distinctif du talent de M. Feuillet, que, tout en plaidant la cause du devoir contre la passion, des sentiments légitimes contre les ivresses coupables, des joies intimes de la famille contre les transports stériles des liaisons passagères, de la simplicité du cœur contre l’exaltation fébrile du cerveau et des sens, il ne tombe jamais dans la vulgarité ; ameutez contre lui les plus farouches ennemis de l’école du bon sens, les fantaisistes les plus chevelus, les bohèmes les plus rebelles aux exigences de la société et de la grammaire : jamais ils ne pourront lancer contre lui le redoutable anathème qu’ils ont formulé ainsi : Lyrisme du pot-au-feu ! Non : M. Octave Feuillet reste distingué, même en réhabilitant les droits du lieu commun ; élégant, même lorsqu’il déprécie les vanités mondaines ; plein d’une saveur exquise et rare pour les gourmets intellectuels, même lorsqu’il vante le brouet noir du ménage, du foyer domestique et des félicités orthodoxes. Arrivé à une époque où le désordre venait d’atteindre à son apogée dans la littérature comme partout, et où la société reconnaissait avec effroi jusqu’à quel-gouffre peut conduire cette épidémie d’indiscipline politique, morale, religieuse et littéraire, il a profité (en y contribuant) de la réaction générale. Mais cette tâche réparatrice, il s’en acquitte avec tant de charme, que personne n’est tenté de se plaindre, et que ceux-là mêmes qu’il ne convertirait pas tout à fait le lisent avec délices.
Rouvrons au hasard, ne fût-ce que pour nous payer d’avance de nos éloges, quelques-uns de ces petits chefs-d’œuvre.
Dans Rédemption, M. Octave Feuillet a eu à rajeunir cet éternel sujet de la courtisane régénérée par l’amour, qui offre, il faut le croire, un bien vif attrait aux poëtes et aux artistes, puisque tous ou presque tous s’y sont laissé prendre. Mais il suffit de lire trois pages de Rédemption pour reconnaître de quelle façon M. Feuillet touche à ce thème paradoxal. Cette fois, ce n’est pas la passion qui se purifie et s’ennoblit par son excès même ; ce n’est pas une imagination égarée qui cherche dans un dernier égarement, plus loyal et plus exalté que tous les autres, le pardon et l’oubli de ses faiblesses : c’est une intelligence supérieure, qu’un invincible instinct ramène à ses destinées véritables c’est une âme qui se rachète. Une âme ! j’ai donné, dans ce seul mot, la clef de toutes les œuvres de M. Feuillet, le signe où se révèlent leur inspiration et leur origine. Talma prétendait qu’il y avait dans chacun de ses nouveaux rôles un vers ou un passage qui lui livrait le sens de tout le reste, et certes il fallait qu’il fût doué d’une pénétration bien grande pour trouver un sens quelconque dans les tragédies de son temps. Il y a, dès la seconde scène de Rédemption, deux lignes qui nous livrent M. Feuillet tout entier :
« madeleine. — J’irai jusqu’à ce que je sache le nom du mal étrange qui me ronge au milieu de ma gloire et de ma beauté.
« le curé. — Ce mal est le suprême bien, ma fille ; et son nom, c’est l’âme. »
L’âme, telle est, je le répète, la muse de M. Feuillet. L’imagination avec ses chimères, l’esprit avec ses périls, la raison avec son orgueil, la fantaisie avec ses caprices, tout cela, ce n’est pas l’âme, cette portion divine de notre être, qui plane sur le tumulte de nos passions et de nos sens comme la blanche hirondelle des mers sur les flots noirs et agités. L’honneur de M. Octave Feuillet est d’avoir compris que, dans presque toutes les fictions de la littérature moderne, même les moins répréhensibles en apparence, l’âme était constamment sacrifiée à quelque chose qui n’est pas elle. Son mérite est d’avoir su écarter d’une main fine et inflexible toutes ces plantes parasites, baptisées de noms sonores par notre complaisance ou notre orgueil, d’être arrivé droit à cette fleur délicate, austère et voilée, et de nous en avoir révélé la fraîcheur et le parfum. Ainsi, dans cette rédemption d’une courtisane, qui n’a été trop souvent que la glorification de la passion, ou, pour parler plus juste, de la matière déifiée par elle-même, c’est l’âme seule qui triomphe : c’est elle qui rachète les fautes qui l’ont souillée, et contre lesquelles elle n’a cessé de protester et de se débattre : la différence est assez notable pour mériter qu’on la proclame. Depuis Marion Delorme jusqu’à la Dame aux camélias, pas une des courtisanes réhabilitées de notre littérature ne ressemble à la Madeleine de M. Octave Feuillet.
Dans la Crise, il a représenté ce moment dangereux où une honnête femme, voyant s’enfuir les belles années de sa jeunesse, éprouve un sentiment d’irritation sourde, de vague regret, de désir inquiet et douloureux, en songeant à ces ardentes joies de l’amour coupable, qu’elle a entrevues dans le monde et dans les livres, mais qu’elle ne connaît pas et qu’elle ne connaîtra jamais. Le mari de cette femme emploie, pour la préserver, un moyen homœopathique, qu’il est permis de trouver hardi. Il autorise un de ses amis (justement c’est un médecin) à faire la cour à sa femme, à condition qu’il s’arrêtera assez tôt pour que l’honneur soit sauf, assez tard pour que la pauvre imprudente ait le temps de mesurer l’abîme où elle risquait de tomber. Cette périlleuse intrigue d’intérieur est menée avec un art infini. Au dénoûment, l’on n’est pas bien sûr qu’il n’y ait pas çà et là quelques égratignures, que le médecin homœopathe n’ait pas laissé sur le champ de bataille un peu de sa science médicale, madame de Marsan un peu de sa dignité et de son repos ; mais enfin, quand elle se jette dans les bras de son mari, pure encore, et pourtant aussi bien corrigée que si l’expérience avait été complète, le but du poëte est atteint : la révolte est pour jamais apaisée ; la crise est passée et ne reviendra plus ; il ne reste qu’une honnête mère de famille, entourée de son mari et de ses enfants. Il était impossible de se tirer de ce mauvais pas avec moins de frais et plus de grâce.
La Clef d’or nous montre une jeune fille enthousiaste et confiante, au moment où elle vient de s’unir à un homme qu’elle aime et de qui elle se croit aimée. Le hasard lui fait entendre une causerie confidentielle de Raoul, son mari, avec un de ses amis intimes, et ces confidences lui prouvent, hélas ! que Raoul ne l’a épousée, comme on dit vulgairement, que pour faire une fin. Alors, voilà Suzanne, dans une noble et pudique colère, refusant à Raoul la petite clef d’or qui devait lui ouvrir à la fois la porte de sa chambre et les plus précieux trésors de son âme virginale. Patience ! il se trouve que cet affreux mari n’est pas aussi noir, aussi blasé, aussi sceptique qu’il en a l’air, et qu’après avoir pensé, parlé et agi comme un roué du dix-neuvième siècle (les plus pitoyables de tous), il vient un instant où il pense, parle et agit comme M. Octave Feuillet lui-même, et c’est assurément ce qu’il a de mieux à faire. Comment il travaille à reconquérir sa femme, comment il se purifie dans ce travail salutaire, comment il devient amoureux fou de Suzanne, et finit par se faire rendre la clef d’or, c’est là, vous le savez, un de ces petits drames psychologiques où M. Feuillet excelle, et celui-là, un peu plus développé que les autres, est aussi un des plus attrayants et des plus complets. Cependant, si j’étais forcé de choisir entre toutes les pièces du recueil, je crois que je me déciderais pour la Partie de Dames ; car, outre le mérite du tour de force, toujours secondaire en littérature, c’est là, ce me semble, que l’originalité véritable de M. Feuillet et de son procédé poétique éclate dans tout son jour. Il n’y a, dans la Partie de Dames, que deux personnages, le docteur Jacobus et la baronne d’Ermel, un vieillard de soixante-dix ans et une femme de soixante. Le docteur vient, suivant son habitude de tous les soirs, jouer une partie de dames avec la baronne : il perd et s’impatiente ; on demande la baronne de la part du curé ; elle sort et laisse le docteur seul, nouveau sujet de mauvaise humeur ; il s’avise d’être jaloux de ce curé, qui est lui-même septuagénaire. Nous ne connaissons rien de mieux analysé et de mieux décrit que ce crescendo de colère chez ce malheureux Jacobus, qui en arrive à faire à sa bonne et spirituelle partenaire une scène épouvantable, dans laquelle il nie Dieu, la vertu, la dignité de la vieillesse, insulte la baronne, et se maudit lui-même. La douleur de madame d’Ermel, ses alternatives d’attendrissement et de rigueur à l’égard de ce pauvre fou, qui compromet en quelques minutes une amitié de quarante ans, la pénitence qu’elle impose au docteur, les hésitations de celui-ci, son repentir et son pardon, forment un ensemble exquis, délicieux, adorable, digne de rivaliser de ténuité et d’élégance avec la dentelle de Malines ou d’Alençon. De ce petit cadre ciselé dans l’or, ôtez l’âme ; que restera-t-il ? Une vieille ratatinée et un vieux radoteur. L’âme éclaire, illumine, colore, ennoblit tout cela. Elle répand sur ces deux visages ridés et flétris une beauté mystérieuse, une ineffable jeunesse ; vous voyez que je ne me trompais pas, et que c’est bien là la muse de M. Octave Feuillet.
N’y a-t-il donc pas de défauts dans ce livre ? Il y en a, ou du moins il y a çà et là l’envers de ses qualités. La subtilité touche de si près à la finesse ! l’afféterie à l’élégance ! la recherche à la distinction ! Les poëtes dramatiques, on le sait, se passent difficilement du Deus ex machina, de cette puissance, visible ou cachée, personnifiée ou abstraite, qui intervient au moment décisif, coupe ou dénoue à sa guise le fil de l’intrigue, et donne satisfaction au spectateur, ou au lecteur. Le Deus ex machina de M. Octave Feuillet, c’est lui-même. On rencontre parfois, dans ses charmantes pièces, des moments critiques, où pour être plus sûr de mener à bien le triomphe de la vertu ou de l’esprit, il apparaît un peu trop, et prend la parole à la place de ses personnages. Je choisirai pour exemple les jolies scènes du Village. Un notaire et sa femme, M. et madame Denis, vivent heureux et paisibles dans un petit bourg du Cotentin. Survient un ancien camarade de M. Denis, nommé Tom Rouvière, célibataire incorrigible et touriste infatigable ; il raconte ses voyages, il se moque un peu de madame Denis, provinciale renforcée ; il fait rougir M. Denis de son existence plate, ennuyeuse et monotone ; bref, le notaire, exaspéré par les récits et les railleries de Tom Rouvière, se révolte contre son bonheur, et signifie à sa femme qu’il va voyager pendant deux ans avec son ami. La situation est très bien posée ; les caractères se dessinent à merveille ; chaque acteur parle le langage qui lui est propre : maintenant, il s’agit de tirer M. Denis des griffes du tentateur, et de convertir ce diable de Tom Rouvière. Qui se chargera de l’entreprise ? madame Denis ; et elle s’en acquitte si bien, qu’elle triomphe sur toute la ligne. Seulement, il faut se prêter à la circonstance, et admettre que cette femme, qui tout à l’heure nous agaçait par ses plats commérages, soit devenue subitement, et pour le besoin de la cause, passionnée comme Héloïse, pathétique comme le pigeon de La Fontaine, et spirituelle comme M. Octave Feuillet : est-ce vraisemblable ?
Encore un léger reproche ! — Mais celui-là est d’une nature si délicate, que je ne sais trop comment le formuler : essayons pourtant. Les poëtes et les conteurs, quels que soient leurs honorables efforts pour se faire les champions de la plus stricte orthodoxie morale, ne doivent pas se dissimuler que leurs lecteurs les plus attentifs et les plus empressés se recruteront toujours parmi les imaginations romanesques : or, n’y a-t-il pas quelque inconvénient à leur laisser croire que la vertu a son roman comme la faiblesse, le pot-au-feu sa poésie comme les passions ? Que peut-il en arriver ? Les imaginations dont je parle, déjà portées à demander à la vie réelle autre chose que ce qu’elle peut donner, à n’aborder ses devoirs que du côté sentimental et factice, prendront au pied de la lettre les conclusions du poëte, et se précipiteront, à sa suite, vers un idéal de bonheur régulier et domestique, non pas parce qu’elles le sauront honnête, salutaire, conforme aux lois divines et humaines, mais parce qu’elles le croiront poétique. Puis, si elles éprouvent des mécomptes (et il y en a partout), elles seront exposées à un péril plus grand peut-être que celui qu’elles auraient rencontré dans les désenchantements de l’amour coupable ; car, au lieu d’être désabusées du mal, elles seront désabusées du bien ; au lieu de faire tourner au profit de la morale les déceptions recueillies dans les voies mauvaises, elles la rendront responsable des désappointements subis dans la bonne voie. — Mais alors, comment faire ? me dira M. Feuillet. — Hélas ! je n’en sais rien. — Aussi n’est-ce pas un blâme que je lui adresse ; c’est un doute, une nuance que je lui soumets. Cette nuance, s’il l’admettait, lui expliquerait peut-être, ainsi qu’à bien d’autres qui s’en irritent ou s’en attristent, pourquoi les œuvres d’imagination très orthodoxes et très morales sont d’ordinaire accueillies avec une certaine froideur ; c’est qu’elles ne peuvent exciter dans le public auquel elles s’adressent autant d’enthousiasme et de sympathie qu’en éveillent les ouvrages dangereux chez les gens pour qui on les écrit. Il se mêle constamment un peu d’inquiétude et de méfiance à la satisfaction que cause aux lecteurs rigides ou timorés un récit ou une scène d’une moralité irréprochable ; et il y aura toujours, à leurs yeux, quelque chose de supérieur au mérite d’écrire un bon roman ou un bon drame : c’est le mérite de n’en point écrire.
Voilà pourquoi les esprits chagrins et frondeurs ont eu l’impertinence de comparer la société, vis-à-vis des bons et des mauvais livres, à une femme qui pardonne tout à son amant et ne sait gré de rien à son mari. J’accepte pour un moment cette comparaison malhonnête : dans quelques-unes de ces délicieuses pièces de M. Octave Feuillet, l’héroïne, ennuyée de vertu, poussée par de vagues désirs, par une curiosité périlleuse, est sur le point de succomber ; elle échappe pourtant, et se jette avec un retour de tendresse dans les bras de son mari, parce qu’elle reconnaît qu’il est en définitive plus distingué, plus spirituel et plus aimable que l’homme qui allait la séduire. Eh bien ! si la société ressemble à cette femme, qu’elle l’imite jusqu’au bout ! — Un mari, je veux dire un auteur comme M. Octave Feuillet, a mille fois plus d’esprit, de charme, de distinction et d’élégance que tous ceux qui cherchent à la dépraver, à la corrompre et à la perdre.
M. Prosper Mérimée3
Il ne serait peut-être pas sans intérêt de rechercher comment s’est faite, chez M. Mérimée, la filiation d’idées qui vient d’aboutir aux Faux Démétrius. On le sait, l’éminent conteur s’est toujours attaché de préférence, dans le roman, aux traits de passion ou de caractère qui dessinent un personnage et expliquent une catastrophe ; dans l’histoire, aux détails de mœurs et de couleur locale qui précisent une époque et expliquent un événement. Curieux de nouveautés comme nous le sommes tous, ou, pour mieux dire, d’anciennetés nouvelles, il a ◀commencé▶, un beau matin, à feuilleter la littérature russe, et en a extrait, sous le titre de la Dame de Pique, une nouvelle de Poushkine, digne sœur de Colomba et de Carmen. Ce premier succès l’a mis en goût, et, l’année suivante, il a publié, sur Nicolas Gogol, un de ces articles aujourd’hui à la mode où des écrivains français et très français se donnent la peine d’analyser, d’interpréter et de condenser les inventions du génie moscovite, anglais ou américain. Dès lors, voilà M. Mérimée voguant en pleine histoire de Russie, et recueillant avec une ferveur d’antiquaire et d’artiste tous les faits caractéristiques de ce singulier peuple en qui éclatent les contradictions du sang slave : énergie de sauvage, finesse de diplomate, fougue de jeune homme, réflexion de vieillard, grâce et rudesse, entraînement et calcul, tous les éléments des civilisations qui ◀commencent▶ et tous ceux des sociétés qui finissent. L’épisode des faux Démétrius, qui résume ces divers traits dans un cadre à part, et avec tout l’intérêt d’un roman, ne pouvait manquer d’attirer l’attention de M. Prosper Mérimée ; ajoutez-y une quantité raisonnable de ces bons coups de couteau que le célèbre romancier n’a jamais dédaignés, une vague et lointaine ressemblance avec ce Jules-César dont l’histoire doit être l’exegi monumentum de sa carrière littéraire, et vous comprendrez aisément qu’ayant eu cet été, comme il le dit lui-même, un mois à passer dans un endroit où il n’avait pas redouter les coups de soleil, il en soit sorti avec le manuscrit de ces Faux Démétrius. À ce compte, les lecteurs égoïstes vont désirer, je le crains, que M. Mérimée passe de temps à autre un mois ou deux dans cet endroit privilégié où l’on se rafraîchit le teint et d’où l’on rapporte un livre excellent.
Qu’est-ce donc que ces Faux Démétrius, ou plutôt ce Faux
Démétrius ? — Car, pour être plus clair et déblayer la route où je vais suivre pas
à pas le traîneau de M. Mérimée, j’ai bien envie de mettre le pluriel au singulier, et de
n’admettre qu’un Faux Démétrius. L’auteur nous le dit : « Les
secondes éditions, les copies de héros ou même d’aventuriers, ne réussissent
jamais »
; les trois imposteurs de bas étage qui essayèrent d’obtenir de la
Russie un
regain de crédulité parvinrent seulement à prouver qu’il y a, chez
certains peuples et à certaines époques, des moments où tout semble possible, excepté le
vraisemblable et que les tzars ou Césars de contrebande tombent très aisément dans la
caricature.
Quoi qu’il en soit, Ivan IV, dit le Terrible, — terrible homme, en effet, il avait eu sept femmes ! — mort en 1584, laissa un fils, appelé Démétrius, et né de son septième mariage. Malgré ce surnom formidable, Ivan était très aimé de son peuple, comme le sont en général tous les princes qui ont la main ferme et rude. Le petit Démétrius, fort et bien portant, annonçait, dès l’âge le plus tendre, les mêmes qualités de violence et de cruauté qui avaient popularisé son père, tandis que Fédor Ier, son frère aîné, fils du troisième ou du quatrième mariage, était d’une santé débile et d’un caractère doux, c’est-à-dire indigne de régner. Ce fut Boris Godounof, son beau-frère, qui régna à sa place, en vrai maire du palais, après la mort d’Ivan IV. Boris était un homme d’une haute intelligence, mais soupçonneux, méfiant, tracassier, entretenant à grands frais un vaste système de police et d’espionnage, ce que ne lui pardonnaient pas les boyards et le peuple ; ils aimaient mieux être tout simplement égorgés par Ivan que soupçonnés par Boris ; tous les goûts sont dans la nature.
On comprend que Boris dût écarter le plus possible du trône et même de la capitale le jeune Démétrius et la tzarine sa mère ; il les avait relégués à Ouglitch, avec tous les Nagoï, frères ou cousins de la tzarine. Or, un jour, le 15 mai 1591, Démétrius fut trouvé mort dans la cour de son palais avec une large plaie à la gorge et un grand couteau à ses côtés. S’était-il frappé lui-même par maladresse, comme cherchèrent à le faire croire les partisans de Boris ? Il est plus probable que ce furent les agents de celui-ci qui eurent ordre de s’en défaire. Telle fut du moins, à Ouglitch, l’opinion générale, et elle éclata avec tant de violence, que, peu d’instants après la mort du jeune prince, les habitants d’Ouglitch, ayant à leur tête la tzarine, folle de douleur et de colère, massacrèrent tous ceux qui, de près ou de loin, passaient pour appartenir à Boris. Les représailles ne se firent pas attendre ; tous les assassins furent assassinés à leur tour, et la tzarine mère enfermée dans un couvent.
Rien ne gênait plus les projets de Boris. Le faible et imbécile Fédor vint à mourir sur ces entrefaites, et l’on ne manqua pas de dire que c’était Boris qui l’avait empoisonné. Le peuple, on le sait, n’admet rien de naturel dans les événements qui secondent l’ambition des hommes qu’il n’aime pas.
Débarrassé de Fédor, Boris joua la petite comédie d’usage chez les parvenus qui se croient nécessaires. Il se fit prier à genoux et avec larmes d’accepter la couronne ; il eut grand soin de refuser, et même se réfugia dans un monastère. On l’y poursuivit. Femmes, enfants, mouchicks, boyards, popes, prélats, se jetèrent à ses pieds, et lui prouvèrent, non sans peine, que la Russie était perdue s’il n’acceptait l’empire. À la fin, Boris accepta. Ainsi qu’on devait s’y attendre, il fut un peu plus détesté lorsqu’à la réalité du souverain pouvoir il en joignit le titre. Tous ses égaux d’autrefois, devenus ses sujets, virent dans son avènement même un motif et une chance de le renverser. Comme il était, par son intelligence, très en avant de son siècle et de son pays, on l’accusa de vouloir détruire les vieilles coutumes nationales. Comme il rêvait l’alliance de toute la grande famille slave unie dans une commune défense contre la Turquie, on l’accusa de s’appuyer sur l’étranger ; mais, ce qu’on lui pardonna le moins, ce fut d’avoir augmenté la taxe des liqueurs fortes, et concentré entre les mains du gouvernement le monopole de l’eau-de-vie. Les Russes en buvaient beaucoup, du moins à cette époque, et cette rigueur les atteignait dans leur goût le plus vif, leur superflu le plus nécessaire. Ces mesures de fisc, d’impôt et de monopole, lorsqu’elles blessent le sentiment populaire, sont funestes ; elles donnent prétexte, chez ceux qui les exécutent, à mille vexations mesquines, qui irritent les masses sans épargner les riches ; chez ceux qui les subissent, à mille fraudes misérables, qui apprennent à mépriser et sa haïr la loi que l’on élude et le pouvoir que l’on triche. De tous ces griefs que la Russie eut ou crut avoir contre Boris, celui-là fut le plus fatal : ce sont les grandes causes qui ébranlent les gouvernements, et les petites qui les renversent.
Boris régnait depuis sept ans, lorsqu’une nouvelle inouïe, impossible, incroyable, et par cela même très facile à croire, ◀commença▶ à se répandre sur toute la surface de son empire. Le jeune Démétrius vivait ; la catastrophe d’Ouglitch avait trompé l’attente criminelle de Boris : la nourrice du jeune prince, avertie à temps, avait substitué, dans la matinée du meurtre, un enfant du peuple au tzarévitch, lequel, dérobé par ses soins à toutes les recherches, s’était réfugié en Pologne, et se trouvait en ce moment chez des princes polonais, qui s’empressaient de le reconnaître. On ne faisait grâce d’aucun détail. Le jeune homme était en possession d’un cachet russe et d’une croix de diamants qui avaient notoirement appartenu à Démétrius ; il avait, comme lui, un bras plus long que l’autre, et d’autres traits complétaient la ressemblance. Déjà les Polonais le traitaient presque en souverain. Sigismond, à qui il promettait la restitution du duché de Smolensk, ne se proclamait pas encore son allié, mais permettait aux grands seigneurs de sa cour et aux officiers de son armée de s’attacher à cette étrange fortune. Le prince Mniszeck faisait mieux encore ; il donnait sa fille Marine au prétendu ou prétendant Démétrius ; il est vrai que les fiançailles étaient soumises à des clauses assez bizarres : le mariage ne devait être célébré qu’après un an révolu, et dans le cas seulement où Démétrius entrerait à Moscou et deviendrait tzar de toutes les Russies. En outre, Mniszeck était criblé de dettes ; son gendre futur s’engageait à les payer, toujours lorsqu’il serait tzar ; montrer aux gens endettés une fortune à refaire, n’est-ce pas, depuis Catilina et César, la première tactique des aventuriers ?
M. Mérimée a l’esprit trop curieux, trop chercheur, pour ne pas s’être demandé ce que c’était réellement, ou du moins ce que ce pouvait être que cet imposteur, parti de si bas, arrivé si haut et tombé si vite. La lecture du Faux Démétrius serait incomplète si on ne lisait en même temps un travail que l’éminent conteur a publié dans la Revue des Deux-Mondes, et où, par un prodige d’induction historique ou romanesque, il a découvert ou inventé le prologue de toute cette aventure. Dans ces scènes dialoguées et dramatiques, le faux Démétrius est un jeune Cosaque ou Zaporogue égaré dans les steppes avec un vieil hetman (chef de cosaques), qui est blessé et qui va mourir. Le vieillard, dans ce moment suprême, révèle à son compagnon un secret terrible : c’est lui qui, séduit par les promesses de Boris, a tué, à Ouglitch, le jeune tzarévitch. Puis il s’est enfui, frissonnant d’horreur et de remords, et emportant, comme souvenir de son crime, le cachet impérial et là croix de diamants que Démétrius avait sur lui. En même temps, soit réalité, soit effet d’une conscience troublée, soit commencement de délire aux approches de la mort, l’hetman croit reconnaître sa victime dans la personne du jeune Cosaque. Il énumère tous les traits d’une merveilleuse ressemblance, qui n’existe probablement que dans son imagination. Pas une de ses paroles n’est perdue pour celui qui l’écoute. Il est intelligent, hardi, ambitieux ; il a l’âge qu’aurait le vrai Démétrius ; il a recueilli avidement, dans les aveux du moribond, les détails qu’il lui importait de savoir. Dès que le vieil hetman a rendu le dernier soupir, l’audacieux Zaporogue s’empare de la croix et du cachet ; il bégaye les premiers mots de son rôle en face de ces muettes solitudes. Plus tard, nous le retrouvons dans le palais du prince Adam Wiszniewiecki et aux pieds de la belle Marine. La conjecture finit, l’histoire ◀commence▶, et nous devons dire, à l’honneur de M. Mérimée, que son roman dialogué n’est pas plus invraisemblable que l’histoire, et que son histoire est aussi intéressante que le roman.
Doit-on le croire ? Vaut-il mieux, supposer que le faux Démétrius était un jeune homme élevé par les jésuites tout exprès pour ce rôle dont il s’est si bien acquitté, et dans l’espoir qu’une fois maître de la Russie il y installerait la religion catholique sur les ruines du schisme grec ? Le calcul était habile, et les jésuites — qui l’ignore ? — sont capables de tout. Certes, s’il était prouvé qu’ils ont pris dans une sietche, village de l’Ukraine ou des bords du Don, un petit Cosaque bien sauvage, bien barbare, et qu’en dix ans ils en ont fait un aventurier de génie, digne de supporter le poids d’un grand nom, excellant dans tous les exercices du corps, bon soldat, hardi cavalier, doux, humain, chevaleresque et sachant le latin par-dessus le marché, cet élève-là leur ferait encore plus d’honneur que Voltaire n’en a fait au père Porée. Pourtant, je l’avoue, entre ces deux hypothèses, celle de M. Mérimée me paraît à la fois la plus poétique et la plus probable. À cet écolier dressé par des moines spirituels pour être aventurier, imposteur, conquérant et tzar, je préfère ce jeune Zaporogue, plein de feu, d’ambition et d’intelligence, surprenant les secrets de la vie et de la mort du vrai Démétrius sur les lèvres de son assassin, et trouvant dans ces aveux une idée subite qui répond à ses rêves de grandeur, une lueur soudaine qui le guide vers Moscou et vers le trône à travers l’immensité du désert.
Car tout lui réussit, à cet audacieux menteur, et l’on eût pu dire de lui, à plus juste titre, ce que l’on a dit de Lauzun : « On ne rêve pas comme il a vécu. » — Parti du fond de la Pologne sans argent, sans armée, laissant derrière lui une femme qu’il ne pouvait épouser qu’à la condition d’être tzar, et un beau-père qui ne le reconnaîtrait pour son gendre que le jour où il payerait ses dettes, Démétrius (donnons-lui décidément ce nom qu’il a bien gagné !) arrive, d’étape en étape, jusqu’aux portes de Moscou. Il a pour amis, pour alliés, pour soldats, pour sujets, tous ceux qui détestent Boris Godounof, et Boris est détesté de tout le monde. Il sent que l’Empire lui échappe ; à chaque bulletin qui lui apporte une défection des siens ou une victoire de l’imposteur, il lui semble que le sol manque sous ses pas, que l’heure suprême a sonné ; et peut-être la victime d’Ouglitch lui apparaît-elle sous les traits de cet aventurier qui la fait revivre et qui la venge. Malade déjà, affaibli par la souffrance, assailli de pressentiments sinistres, Boris meurt, tué par une ombre : — « Il a régné comme un renard, il meurt comme un chien », disait le peuple, et le mot est resté proverbial dans l’histoire de Russie. Pourtant Boris était un homme très remarquable, qui avait fait beaucoup de bien à son pays : mais telle est la justice populaire chez les nations barbares ; il va sans dire qu’elle est toute différente chez les nations civilisées.
Boris mort, son parti abattu ou anéanti, Démétrius acclamé par le clergé, par les boyards, par l’armée, par la foule, il semble qu’il ait surmonté toutes les difficultés de son rôle. Hélas ! elles ◀commencent▶. Il n’était pas si difficile, à tout prendre, de persuader des gens qui voulaient croire, de vaincre des soldats qui voulaient être vaincus, de conquérir des provinces qui voulaient être conquises. Ce qui, pour les hommes tels que Démétrius, et dans les situations telles que la sienne, est la vraie difficulté et le vrai péril, c’est de continuer, de durer, de résister, après la victoire ou l’heureux coup de main, à ce je ne sais quoi de dissolvant que portent en elles ces destinées extraordinaires, ces puissances anomales : voilà l’écueil contre lequel se brisa et devait se briser Démétrius. D’abord il eut à récompenser et à satisfaire tous ceux qui l’avaient servi : la tâche était rude ! Il paraît qu’à cette époque de barbarie les gens qui s’attachaient à la fortune d’un ambitieux avaient de grands besoins d’argent, et s’en faisaient donner beaucoup quand leur chef avait touché le but. Démétrius, pour se conformer l’usage, fut obligé de puiser largement dans les coffres de l’État et même dans le trésor du Kremlin, qui passait pour sacré. Dès lors on l’accusa d’attenter à la religion, à la sainte orthodoxie moscovite. Pour épouser Marine, il s’était fait catholique. Bien que son abjuration eût été tenue secrète et modifiée par des concessions à l’intolérance russe, il n’en fallait pas davantage pour que Démétrius fût traité d’hérétique, c’est-à-dire de papiste, s’apprêtant à imposer sa croyance toutes les Russies. En vain chercha-t-il à s’appuyer sur l’esprit religieux, et fit-il des avances au clergé. Le clergé accepta les avances, y répondit par des phrases, et se tint sur la défensive. Il y eut ensuite des difficultés diplomatiques ; Démétrius voulait que les souverains et leurs ambassadeurs lui donnassent le titre de César ; on ne voulait l’appeler que grand-duc, et on lui opposait force petites chicanes de cérémonial qui, en définitive, l’amoindrissaient également vis-à-vis de ses sujets et des étrangers. Il faut lire, dans l’ouvrage de M. Mérimée, l’excellent chapitre où l’historien de Démétrius parle de ses tentatives d’améliorations et de réformes, qui tournaient toutes contre lui et ne réussissaient qu’à le rendre impopulaire. Pour résumer en quelques lignes cette phase du récit, je crois que Démétrius périt faute de parti pris, faute d’avoir su faire un choix décisif entre les deux rôles qui se présentaient à lui : le rôle de prince légitime, reconnu pour tel par une nation tout entière, convaincu lui-même de son identité, et s’appuyant, au-dedans et au-dehors, sur la force de son principe, sur la certitude de son droit, et celui de vaillant usurpateur, croyant à son étoile, s’entourant d’un mystérieux prestige, mélange d’éblouissement et de terreur, et retrempant sans cesse son droit problématique ou passager dans l’idée surhumaine qu’il sait donner à tous de sa destinée et de son génie. Puissance de la tradition ou puissance du personnalisme : Démétrius aurait dû choisir. Il hésita, il voulut participer aux avantages des deux situations, et il les affaiblit l’une par l’autre.
Il y eut pourtant un moment où son identité reçut une consécration qu’il est triste de voir profaner, la consécration maternelle. La tzarine, mère de Démétrius, vivait encore dans le couvent où Boris l’avait enfermée. Si le successeur de Boris était vraiment Démétrius, son premier mouvement ne devait-il pas être de courir chez sa mère, et, si sa mère le reconnaissait, qui désormais pourrait douter ? Il le comprit, et il alla en grande pompe voir la tzarine dans son couvent. L’entrevue fut pathétique ; les historiens russes nous racontent que la tzarine était baignée de larmes, et que le jeune tzar pleurait comme un castor. La comédie, si c’en est une, est justifiée par la haine que Boris avait inspirée à cette malheureuse mère, et par la reconnaissance qu’elle devait éprouver pour son vengeur ; mais n’est-il pas pénible de voir le sentiment le plus beau, le plus pur qui ait jamais fait battre le cœur et ennobli la nature humaine, figurer dans le cortège d’un aventurier, et concourir au succès d’une imposture ?
Ce qui acheva de perdre Démétrius, ce fut son mariage. Arrivé au pouvoir, il eut, ce que ses pareils n’ont pas toujours, de la conscience et de la mémoire. Il se souvint de Marine, de Mniszeck et de ses dettes. Ce pauvre Mniszeck était tellement obéré, que, beau-père en expectative d’un tzar en activité de service, sa signature n’avait plus cours sur le territoire de la Pologne. Ses créanciers allaient le saisir lorsque arriva le message de Démétrius qui lui rappelait sa promesse et lui redemandait la main de la belle Marine. Mniszeck n’eut garde de refuser, d’autant plus que l’ambassadeur apportait une certaine quantité de roubles. Marine partit, mais ce voyage, qui eut dû être poétique et charmant comme celui de Lalla Rook, de Thomas Moore, fut désagréable et de sinistre augure. À toutes les couchées, il y avait d’interminables querelles entre les Polonais et les Russes. La jeune princesse, malgré sa beauté, déplaisait aux Moscovites parce qu’elle était étrangère, catholique, parce qu’elle n’apportait au tzar aucune alliance, parce qu’ils lui reprochaient d’avance de songer à bouleverser leurs usages et à importer la Pologne en Russie. Ce fut bien pis lorsque, arrivée à Moscou, elle refusa formellement d’endosser le kakochnik. Qu’était-ce que le kakochnik ? C’était une coiffure russe, qui cachait entièrement les cheveux, et qui, combinée avec une robe serrée au-dessus de la gorge et avec de grosses bottes à talons ferrés, devait, j’en conviens, composter une toilette très indigène, mais un peu bizarre. À dater de ce refus de kakochnik, les embarras de Démétrius se multiplièrent. Les Polonais établis à Moscou à la suite de Marine ou faisant partie de la garde du tzar portaient ombrage aux boyards et au peuple. En cherchant à maintenir l’équilibre entre les mécontents des deux pays, Démétrius ne parvenait qu’à les aigrir davantage. Quelques persécutions exercées contre le clergé et les couvents mirent le comble aux rancunes nationales. Des conspirations s’ourdirent, et Démétrius les favorisa, d’abord par une confiance excessive, ensuite par une clémence tout à fait en désaccord avec les mœurs du temps. Qu’arriva-t-il ? Basile Chouiski, chef du premier complot, fut amnistié ; il profita de son impunité pour en organiser un second, et celui-là réussit. Décidément M. Mérimée a raison, il y avait du César — du César Tartare ou Cosaque — dans ce jeune aventurier, brave, instruit, tolérant, sûr de sa fortune, passant le Dniéper ou la Vistule en guise de Rubicon, s’enivrant un moment du plaisir de régner, aimant une belle jeune fille, jouant avec les périls et les haines, pardonnant à ses ennemis, disant des conspirateurs : « Ils n’oseraient ! » et livrant sa poitrine au poignard des assassins.
À coup sûr, si l’on voulait poursuivre la comparaison, on trouverait, toute proportion
gardée, les Brutus et les Cassius bien inférieurs au César. Ce Basile Chouiski joua, dans
tout cela, le rôle d’un lâche et d’un traitre. Il ne fut bon qu’à faire assassiner le faux
Démétrius, et ensuite à le faire regretter. La facilité avec laquelle le peuple russe
avait cru à l’identité du jeune tzarévitch en suscita deux ou trois autres, détestables
copies d’un bon original, et qui achevèrent de diviser les forces de ce malheureux pays,
jusqu’au moment où il tomba, d’épuisement et de lassitude,
entre les bras de
Wladislas de Pologne, fils de Sigismond, — « Il y a, dit judicieusement M. Mérimée,
des moments, dans l’histoire d’un peuple, où les maux de l’anarchie sont devenus si
intolérables, qu’il est prêt à acheter l’ordre et la paix au prix de tous les
sacrifices. »
Un dernier trait, le plus curieux, hélas ! et le plus triste,
c’est que le second de ces faux Démétrius épousa aussi Marine. La pauvre femme tomba des
bras d’un aventurier chevaleresque dans ceux d’un aventurier stupide : à chacune de ces
transformations successives du type primitif, le César disparaissait de plus en plus sous
le Tartare.
Redisons-le en terminant, c’est là un récit très intéressant, fait de main de maître, et même fort instructif, non seulement parce qu’il jette une vive lumière sur un point obscur d’une histoire peu connue, mais encore parce qu’il apprend à réfléchir sur les différences qui séparent les époques barbares des époques civilisées, et sur les analogies qui les rapprochent. Après tout, l’homme est toujours le même. Jetez-le à travers les steppes de l’Ukraine ou conduisez-le à la Bourse, faites payer ses dettes en roubles ou en billets de banque, éveillez son ambition, ses convoitises, ses haines, froissez ses vanités nationales on personnelles, et vous verrez les mêmes passions mettre en jeu les mêmes rouages ; vous verrez les mêmes caractères amener les mêmes événements et dessiner les mêmes personnages, sous la pelisse de l’hetman comme sous l’habit noir de l’homme de finance ou de l’homme politique. Seulement, de nos jours, on ne se coiffe plus du kakochnik, et l’on s’égorge moins ; ce qui, malgré l’amour de M. Mérimée pour les petits couteaux, a encore son avantage.
J’ai mieux aimé, on le voit, suivre l’historien de Démétrius que le critiquer ou même le louer ; le talent de M. Mérimée, par ses qualités de perfection sobre, un peu froide, et même un peu hautaine, rend le blâme impossible et la louange inutile. Pour tout dire, d’ailleurs, je ne conçois pas la critique sans une sorte d’échange, de mystérieux fluide entre ma pensée et celle de l’écrivain dont je parle. Il est doux, il est encourageant, lorsqu’on s’occupe d’un bon livre, de songer que ce que l’on en dit a accès auprès de l’auteur, qu’il s’attristerait du blâme, qu’il se réjouira de l’éloge, qu’il peut tenir compte de l’objection ou de la remarque. Or, avec M. Mérimée, cet échange, ce fluide n’existe pas. On le lit avec charme, on le loue avec conscience : mais, après comme avant ce légitime hommage, on se dit qu’il restera toujours le même : contenu, composé, légèrement affecté dans sa simplicité magistrale, inaccessible (du moins en apparence) aux petites émotions de la vie littéraire ; dédaigneux, sceptique, très spirituel, tel enfin que doit être un homme d’un talent supérieur pour réussir presque toujours et ne passionner presque jamais.
Les Poètes
I
S’il est vrai que la critique ait de plus impérieux devoirs envers les
genres de la littérature qui imposent à ceux qui les cultivent le plus d’abnégation et
de sacrifices, quels livres ont plus de droits à nos sympathiques témoignages que ces
recueils où de jeunes imaginations abritent à chaque printemps, comme en des nids de
verdure, leurs rêveries, leurs illusions et leurs espérances, et où rien ne manque, ni
le talent, ni l’émotion, ni la fraîcheur, ni la grâce, rien qu’un regard pour découvrir
ces fleurs cachées, une main pour les cueillir, une voix amie pour en signaler les
couleurs et le parfum ? — Je sais bien ce que vous allez me répondre que s’il y a,
hélas ! si peu d’empressement auprès des poésies nouvelles, c’est un peu la faute des
poëtes ; qu’ils ne savent plus que de vieilles chansons sur de vieux airs ; qu’il en est
d’eux comme des pianistes, qui connaissent à fond le mécanisme de leur art, pour qui le
doigté n’a plus de secrets, qui font ruisseler sur les touches d’ivoire des avalanches
de notes, mais qui ne disent rien au cœur, à l’âme, à ce sens mystérieux et profond où
la
musique aime à jeter ses ravissements et ses extases : pas une idée sur
ce clavier frémissant, pas un rayon sur ces larges flots, pas une perle dans cet océan
sonore ! De même aussi pour nos jeunes poëtes : ils ont l’instrument, ils en jouent ;
leurs mains sont savantes, leurs doigts agiles ; mais les sons qu’ils tirent de ces
cordes fatiguées semblent les échos affaiblis d’autres mélodies, d’autres accents. La
poésie moderne a vidé ses belles coupes d’or, et c’est à peine s’il reste au fond
quelques gouttes de la liqueur enivrante. Elle a fait comme ces prodigues qui ◀commencent▶
par dépenser des millions, et qui, au déclin de leur jeunesse, sont forcés d’aller
vivre, en quelque obscur faubourg, d’une maigre pension alimentaire. « Tout est
dit, et l’on vient trop tard »
, — écrivait, il y a cent soixante-sept ans, un
penseur illustre, à la première page de son livre ; à plus forte raison, aujourd’hui que
l’imagination humaine se sent tarir comme une nourrice épuisée, pouvons-nous dire : L’on
vient trop tard, tout est chanté !
« Oui, tout est dit »
, écrivait La Bruyère, ce qui ne l’empêchait pas de
prouver, par un éclatant exemple, qu’il y avait moyen de trouver encore des choses
neuves, ou, ce qui vaut mieux, de leur donner un tour qui les rendait immortelles ; ce
qui n’a pas empêché, après lui, Fontenelle et Voltaire, Montesquieu et Buffon, Rousseau
et Bernardin de Saint-Pierre, Bonald et de Maistre, Chateaubriand et Lamennais,
d’arriver à leur tour et d’ajouter leur marbre à ce monument qui semblait fini. Au
commencement de ce siècle, lorsque la littérature de l’Empire achevait d’exténuer la
poésie française, d’en ôter le sang, la chair et la vie pour en faire un mannequin
académique, empaqueté de périphrases et d’alexandrins, qui eût pu prévoir que la noble
Muse était si près de son glorieux réveil, et qu’il suffirait d’une larme de René
tombant dans le lac du
Bourget ou dans le golfe de Baïa, sous le regard
enivré d’un amant et d’un poëte, pour que la source divine jaillit de nouveau, plus
abondante et plus belle ? Comme l’activité, l’intelligence la liberté, comme tous les
ressorts de l’homme, la poésie a ses moments de langueur et de lassitude ; elle a ses
haltes forcées, où les écoles qui finissent, essayent en vain de rassembler leurs
groupes dispersés et leurs forces défaillantes, où les écoles qui ◀commencent▶ consultent
d’un œil timide les étoiles et les vents ; elle a aussi, elle a surtout ces heures
d’expiation et de souffrance que lui impose la souveraine justice pour avoir gaspillé ou
profané les dons célestes, ces heures d’épuisement et d’atonie qui suivent les orgies de
l’imagination comme les orgies du corps. Mais elle ne meurt pas, elle ne peut pas
mourir ; ou, si elle mourait, c’est que le cœur de l’homme cesserait de battre, qu’une
fibre se briserait dans les entrailles mêmes de l’humanité, que le dialogue immortel
entre l’âme et la nature s’interromprait tout à coup, ou plutôt que l’univers
s’écroulerait pour faire place à je ne sais quel chaos immobile et taciturne. Qu’est-ce
donc que le poëte ? — On a dit de Voltaire qu’il avait mieux que tout le monde l’esprit
que tout le monde a. — Eh bien ! le poëte, c’est l’homme qui a, mieux que nous tous, la
rêverie et l’image, le sentiment et l’émotion, la faculté de vibration intime, dont nous
possédons tous le germe ; c’est l’homme qui sait faire de son impression individuelle
une partie de la nôtre, et qui, placé en face des spectacles extérieurs ou des
phénomènes de l’âme, interprète ce que nous voyons par ce qu’il voit, ce que nous
ressentons par ce qu’il ressent. Avouez donc que la poésie ne peut pas périr ; car elle
n’est que l’interprétation permanente de ce qui ne périt pas. Plante frêle et vivace, sa
fleur ne s’épanouit que sous de trop rares soleils ; mais sa racine est partout, et,
pour
que la fleur pût disparaître, il faudrait que la racine disparût !
II. M. Joseph Autran4
Avant de parler des Poëmes de la Mer, qu’il nous soit permis de revenir un moment sur les précédents ouvrages de M. Joseph Autran, et sur l’ensemble de sa carrière poétique.
En 1832, M. de Lamartine passait à Marseille, prêt à ◀commencer▶ ce voyage en Orient d’où son cœur devait rapporter tant de douleurs et son imagination tant de nuages. Les hommes qui ont vingt-cinq ans aujourd’hui, et qui représentent par conséquent la jeunesse active et militante, ne savent pas, ne peuvent pas savoir ce que M. de Lamartine a été pour nous qui étions jeunes alors, pendant ces années qui vont des Harmonies à Jocelyn. La politique ne lui avait encore inspiré que de nobles et conciliantes paroles ; la poésie chrétienne n’avait pas appris à s’en méfier. Il venait d’écraser, du haut de sa gloire inattaquable et sereine, la versification haineuse et méchante de Barthélemy. Accepté par tous les partis comme la personnification sympathique des instincts du présent tempérés par le respect et le regret du passé, adopté par les deux écoles littéraires qui se livraient leurs dernières batailles, jeune encore, doué de ce poétique visage et de cette taille élégante, qu’on était d’autant plus disposé à admirer qu’il n’en avait encore parlé dans aucun de ses ouvrages, M. de Lamartine était notre culte et notre orgueil, notre amour et notre joie. Ce fut en ce moment qu’un jeune homme de Marseille, presqu’un adolescent, lui adressa des vers : il n’y avait pas à s’y tromper, ces vers dénonçaient un poëte. On les remarqua, et la Revue des Deux-Mondes, qui n’a jamais péché, que je sache, par excès d’indulgence, en signala le mouvement, la couleur et la verve.
C’est ainsi que débuta M. Joseph Autran, et nous sommes fâché qu’il ait détruit ces vers, adressés, le 10 juillet 1832, à l’Alceste, le vaisseau sur lequel allait monter M. de Lamartine. C’était une date, un point de départ. Il n’y a rien, sans doute, de plus puéril que ce soin minutieux que prennent les écrivains ou les poëtes arrivés à la gloire pour rassembler et remettre sous les yeux du public tous les juvenilia bégayés par leur muse. Mais, sans tomber dans cet excès qu’on ne reprochera assurément pas à M. Joseph Autran, et que n’ont évité ni M. de Lamartine, ni M. Hugo, ni même M. de Musset, il nous semble qu’il aurait pu conserver ces stances, comme le général conserve les épaulettes de laine avec lesquelles il a gagné sa première croix ou son premier grade : ce n’était pas une vanité, c’était un souvenir.
Deux ou trois ans après les stances à l’Alceste, M. Joseph Autran
publia un volume de vers qu’il appela humblement Ludibria Ventis, puis
un autre, intitulé la Mer, qui renfermait en germe quelques-unes des
pièces et quelques-unes des beautés de son dernier livre. Il a condamné à l’oubli ces
deux premiers recueils, et voici avec quelle
modestie charmante il nous
raconte cette opération destructive, dans laquelle on est tenté de le trouver trop
cruel : — « Dix ans après avoir livré à la publicité ces premières ébauches de ma
jeunesse, j’eus, dans un jour de désœuvrement, la fantaisie de les revoir. Je jugeai
ma création, et, avec une triste variante de la Genèse, je la
trouvai mauvaise. Nous étions en hiver ; je jetai au feu mes trois volumes, avec le
sentiment de satisfaction profonde que l’on ressent à consommer un acte de justice.
Toutefois, comme il y avait, çà et là, dans ces recueils, certains fragments dont la
pensée ou la forme me semblait moins condamnable que le reste, je crus pouvoir, sans
excès de faiblesse, les sauver du désastre. L’illustre auteur des Confidences nous raconte qu’il aperçut, le soir d’un jour de tempête, un
pauvre pêcheur d’Ischia sur la plage de son île, lequel retirait des flots quelques
rares débris de sa barque submergée, la poulaine, une vergue, deux ou trois minces
planches, pour les faire entrer dans la construction d’un nouvel esquif. Je fis comme
le malheureux Napolitain. Rien ne rend industrieux comme la pauvreté. » (Préface des
Poëmes de la Mer, page 39.)
M. Autran ayant ainsi condamné à mort les œuvres de sa première jeunesse, la critique n’a pas à s’en occuper. Qu’il nous suffise de constater que dans ces vers où la personnalité du poëte se voilait encore sous l’imitation naïve des maîtres d’alors, on sentait se révéler déjà les deux principaux caractères de son talent, la richesse du ton et la netteté de la ligne.
C’est dans le poëme de Milianah, publié cinq ans plus tard, que M. Autran ◀commença▶ à prendre possession de son originalité et à devenir tout à fait lui-même. Bien des gens, même parmi les dilettantes et les lettrés, demanderont peut-être aujourd’hui ce que c’est que le poëme de Milianah. Eh ! que ne demandez-vous aussi ce que c’étaient que ces soldats, ces héros de courage, de patience et de discipline qui se battaient et mouraient en Afrique, pendant que vous alliez à l’Opéra ou que vous lisiez un roman-feuilleton ? On cherche parfois en vertu de quelle loi providentielle ou politique la société s’est vue tout à coup transportée des sphères les plus riantes de la civilisation, de l’intelligence et du goût, au penchant des plus sombres abîmes. Pour nous, nous n’hésitons pas à signaler, comme une des causes de cette péripétie soudaine et terrible, ce déplacement complet de toute notion morale, de tout vrai patriotisme, qui donnait aux indignes les enivrements de la gloire, du succès et du bruit, et laissait dans l’ombre ceux qui méritaient l’admiration de tous et la palme véritable. Rendre hommage aux héros de Mostaganem, de Milianah ou de Constantine ! Nous n’avions pas le temps, nous avions mieux faire : il fallait encenser cet orateur bouffi, ce publiciste vaniteux, ce pamphlétaire aigrelet, visant un ministère et atteignant un trône ; il fallait applaudir ce ténor possédant deux notes de plus que ses émules, cette danseuse sautant un demi-mètre plus haut, cette tragédienne ressuscitant Hermione en attendant qu’elle réhabilitât Messaline. Voilà les vrais héros, les vrais lions, comme disent nos voisins. Et cette iniquité sociale et mondaine, on la commettait aussi en littérature : s’occuper du poëme et du poëte de Milianah, était-ce possible ? Il s’agissait bien de cela, vraiment ! Il s’agissait de savoir, chaque matin, comment finirait la lutte entre Lugarto et Mathilde, ou bien si le Chourineur et la Goualeuse, c’est-à-dire l’assassin et la fille publique, mèneraient à bonne fin, à travers mille catastrophes émouvantes, l’œuvre édifiante et vraisemblable de leur transformation morale !
N’importe ! dans le poëme de Milianah, M. Joseph Autran
avait mieux fait que révéler un progrès très réel dans sa manière. Il avait trouvé ce
que nous appellerons la poésie militaire du dix-neuvième siècle. En
effet, à quelque école littéraire que l’on appartienne, que l’on jure par Aristote ou
par Schlegel, il est impossible d’imaginer que les exploits de nos voltigeurs et de nos
spahis, si héroïques, si poétiques qu’ils soient, doivent être chantés sur le même ton
que les héros de l’Iliade ou de l’Énéide, on même
que les croisés du Tasse et les chevaliers de l’Arioste. — « Mon pauvre Horace, tu fais
des épaulettes parce que tu ne sais pas faire des épaules », disait le vieux David à
M. Horace Vernet. Nous n’avons jamais été très enthousiaste du talent de M. Vernet ;
convenons pourtant qu’il eût été passablement ridicule s’il eût essayé de peindre les
combattants de Montmirail ou de Wagram dans le même costume que
Romulus et Tatius, du tableau des Sabines ; avouons aussi qu’il y a,
dans une salle du Musée de Versailles consacrée à nos gloires d’Afrique, quelques
tableaux de M. Vernet, qui concilient très bien cet idéal pittoresque dont l’art ne
saurait se passer, avec la réalité toute moderne des gibernes, des guêtres et des képis.
Ce que M. Vernet a fait en peinture, M. Joseph Autran l’a fait en poésie : il a assoupli
l’alexandrin, ce grande seigneur, toujours un peu cérémonieux, un peu formaliste, un peu
enclin à ses privilèges d’ancien régime, et il en a fait le franc et hardi compagnon de
nos Africains de 1840. Il l’a fait asseoir au bivouac, monter à
l’assaut, vivre familièrement avec les Kabyles, les razzias et les douars, avec cette
poésie nouvelle, à demi française, à demi arabe, colorée d’un rayon de l’Orient, et fort
différente des
dix mille vaillants Alcides
de Boileau.
Quand même il n’y aurait pas dans le poëme de Milianah des morceaux
d’une mâle beauté, une élévation constante de sentiments et de pensées, et cette chaleur
d’âme qui vivifie
tout, le mérite que nous signalons suffirait le préserver
de l’oubli ; c’est pourquoi, si M. Autran est amené, comme nous l’espérons, par ses
derniers succès, à publier une édition de ses œuvres, nous lui demandons d’y faire
figurer Milianah.
Nous voici arrivés à la Fille d’Eschyle.
Onze années s’étaient écoulées depuis le voyage de M. de Lamartine et les premiers vers de M. Autran. Bien des aspects étaient changés dans la littérature moderne. Le groupe romantique n’existait plus, et son triomphe ressemblait un peu à ces victoires douteuses, Eylau ou Malplaquet par exemple, où les vainqueurs laissent sur le champ de bataille autant de morts que les vaincus. On ◀commençait▶ à être las des drames de M. Hugo, qui étaient fous quand ils s’appelaient Ruy-Blas, et ennuyeux quand ils s’appelaient Les Burgraves. Le moment était bien choisi pour se donner le plaisir d’une réaction, et l’on sait que, dans tous les genres, les plus sérieux comme les plus frivoles, la France se refuse rarement ce plaisir-là. La réaction eut lieu ; M. Ponsard en fut le héros, et Lucrèce le signal. Des académiciens, des pairs de France, des hommes d’État, tous ceux qui avaient gémi de nos équipées littéraires, battirent des mains et poussèrent des cris d’allégresse.
J’eus, vers cette époque, l’honneur de rencontrer M. Autran. Préoccupé comme moi du succès de M. Ponsard, de la vogue de mademoiselle Rachel, de cette vieille route longtemps abandonnée, qui semblait tout à coup se rouvrir, et dont le poteau indicateur était glorieusement relevé par un poëte de talent et une actrice de génie, il m’avoua qu’il venait d’écrire, sous cette impression nouvelle, une tragédie, moins que cela, une étude empruntée à un autre temps et à un autre ordre d’idées que Lucrèce,, mais également inspirée par ce retour aux sources antiques, un moment taries ou troublées sous le souffle du romantisme. Cette confidence de M. Autran me causa, j’en conviens, quelque appréhension. Je ne croyais pas à cette réaction néo-classique qui ne répondait à aucun instinct, à aucun besoin de notre siècle, et qui me paraissait tout simplement un caprice de lettrés. Je voyais avec peine un jeune poëte, dont je pressentais le magnifique avenir, entrer dans cette voie où la première place était prise, et je me disais tout bas qu’il serait dur de ne s’appeler que Thomas Ponsard. La Fille d’Eschyle parut, et jamais doutes ne furent dissipés d’une façon plus victorieuse ; jamais plus éclatant démenti ne fut donné aux appréhensions de l’amitié.
On sait dans quelles circonstances fut jouée la Fille d’Eschyle. Ce fut le 9 mars 1848, quinze jours après la révolution de Février, huit jours avant cette manifestation des blouses qui livra Paris aux barbares. Hélas ! qu’il y avait loin de là aux spirituels loisirs, à l’à-propos littéraire, qui avaient aidé si puissamment au succès de Lucrèce ! Eût-on joué, ce jour-là, Hamlet ou Polyeucte, qui de nous, si passionné qu’il fût pour ces récréations exquises de l’intelligence et de l’art, eût pu oublier, en face de l’œuvre nouvelle, ces préoccupations terribles, ces poignantes angoisses, brusquement soulevées dans nos cœurs comme la tourmente populaire dans nos rues ? Ajoutons qu’excepté l’actrice chargée du rôle de Méganyre, tous les autres personnages étaient représentés par des artistes médiocres, dont quelques-uns même, grâce à des habitudes de mélodrame, réunissaient tous les défauts les plus contraires à l’interprétation de cette pure et noble poésie. Quel mérite, quelle vitalité n’a-t-il pas fallu pour qu’à travers tant d’obstacles la Fille d’Eschyle arrivât jusqu’à l’Académie et au public.
J’ai parlé ailleurs de ce bel ouvrage ; mais je ne me lasserai pas de le redire : en tardant à jouer la Fille d’Eschyle, le Théâtre-Français manque à sa mission ; en négligeant de s’emparer du rôle de Méganyre, mademoiselle Rachel manque aux intérêts de sa gloire et aux obligations que lui impose son talent. Ce qu’il y a d’admirable dans cette pièce, c’est qu’elle est à la fois très antique et très humaine ; que la donnée en est prise dans les entrailles mêmes de l’art grec, et qu’en même temps elle repose sur ces faiblesses du cœur de l’homme, qui sont de tous les pays et de tous les siècles. Eschyle, vieux, brisé par l’âge, sentant son génie près de s’éteindre comme une lampe qui tremble et meurt après une longue veillée, Eschyle n’a plus pour consolation et pour appui que sa fille Méganyre, la plus belle et la plus chaste des jeunes Athéniennes. Le vieux poëte a été couronné douze fois dans les jeux Olympiques ; mais Athènes est inconstante et la mythologie païenne, malgré ses fables riantes et ses mensonges complaisants, a ses jours d’intolérance et de rigueur. Eschyle, accusé d’avoir trahi les mystères d’Éleusis, est traîné devant l’aréopage par Théoclès, grand prêtre, dont le fils Oromédon, jeune homme lâche et débauché, a vu son amour méprisé et repoussé par Méganyre. Quel est son défenseur ? Sophocle ; Sophocle, inconnu encore, n’ayant révélé à personne le secret de son génie, et amoureux de Méganyre, dont il est aimé. Le plaidoyer de Sophocle sauve l’illustre accusé. Eschyle est absous par ses juges ; en même temps, on annonce que Cimon revient à Athènes avec les cendres de Thésée, et tous les poëtes athéniens sont invités à se disputer la palme tragique dans la fête qui se prépare. À cet irrésistible appel, Eschyle oublie son âge ; il ne croit plus à cette décadence de son génie dont il s’est plaint avec une si éloquente amertume. Il s’élance de nouveau dans cette carrière où il a recueilli tant de couronnes ; mais, hélas ! la victoire n’est pas pour lui ; elle est pour un jeune rival qui a concouru pour la première fois, et que saluent les acclamations enthousiastes de cent mille spectateurs. Ce rival, c’est Sophocle. Il a bien compris, l’heureux poëte ! qu’en disputant le prix à Eschyle, en l’exposant à l’humiliation d’une défaite, il risque de s’en faire un ennemi, et de perdre à jamais Méganyre. Mais dites à un poëte, si amoureux qu’il soit, de sacrifier son génie à son amour, et de consentir à rester obscur pour être heureux ! Dites-lui d’immoler aux pieds de la femme aimée sa vanité, son orgueil, la voix intérieure qui lui promet la gloire, et les transports de la foule enivrée ! Qu’il soit d’Athènes ou de Paris, qu’il date son œuvre de la quinzième olympiade ou du dix-neuvième siècle, ce sera toujours le poëte, l’homme épris, avant tout, de son talent, de ses succès et de lui-même, et ramenant à soi les destinées qui se mêlent à la sienne au lieu de s’absorber en elles par l’abnégation et le dévouement. Cette dernière partie de la Fille d’Eschyle est donc aussi vraie que poétique ; l’auteur de Prométhée, profondément irrité de sa disgrâce, repousse les hommages de son jeune vainqueur, qui croit tout réparer en lui exprimant une admiration inutile et tardive. Il s’exile de cette ville ingrate qui oublie déjà sa gloire, et où sa noble vieillesse est en butte aux railleries et aux insultes des oisifs et des débauchés. Cependant il permet à Méganyre de ne pas le suivre et de devenir l’épouse de Sophocle : que fera-t-elle ? son devoir est tracé. Elle dit adieu à son amant sans lui adresser un seul reproche. Elle s’attache aux pas du proscrit volontaire, certaine de trouver la mort dans ce lointain exil. Sophocle, accablé, reste immobile sur le devant de la scène, et exhale en vers magnifiques ses regrets et ses remords, pendant qu’Eschyle et sa fille gravissent la colline, et que se retournant encore une fois, adresse à son amant et à Athènes un suprême et funèbre adieu. Ce dénoûment, si douloureux et si simple, joué par mademoiselle Rachel et deux partenaires dignes d’elle, produirait un immense effet.
Citons quelques vers ; ne choisissons pas, prenons-les à la première page, sûr de rencontrer assez de beautés pour justifier nos éloges. Voici les plaintes d’Eschyle, révélant à sa fille le déclin de son génie :
… Mais ces ans prolongés que ta bouche m’annonce,(Si toutefois l’oracle émané des autelsN’a point ces doubles sens qui trompent les mortels),Mais ces ans prolongés, supplément de la vie.Sont loin d’être à mes yeux un sort digne d’envie.Comme un faux bienfaiteur, je redoute le temps ;Qu’importe que le corps au-delà de cent ansSurvive, si l’esprit, tout ridé par l’étude,Arrive le premier la décrépitude,Et voyant s’obscurcir son étroit horizon,Meurt comme un prisonnier au fond de sa prison !Oh ! de l’humanité déplorable faiblesse !Inévitable écueil où tout orgueil se blesse !Dure loi que les dieux firent peser sur nous,Et qu’en vain le vieillard conjure à deux genoux !Avoir senti longtemps dans sa poitrine émueUn vivace foyer que chaque vent remue ;Feu divin d’où jaillit l’éclair des passions.Énergique aliment de nos créations :Puis un jour — jour amer, — en soi-même descendre,Et du feu disparu ne trouver que la cendre ;Sentir une âme éteinte au fond d’un corps vivant,N’être plus qu’un trépied sur qui souffle le vent !…Voilà le deuil sans nom ; voilà l’ignominie !La plus cruelle mort est celle du génie.Malheur à qui reçut cet hôte jeune et beau,Pour devenir un jour son aride tombeau !Je suis ce malheureux ! — En vain, glacé dans l’âme,J’aspire avec effort à réveiller ma flamme ;Elle pâlit et meurt en mon sein refroidi ;Dans l’ombre qui succède à mon brillant midi,À peine si mon œil voit voltiger encoreQuelques fantômes vains qu’un faux éclat décore.Dernières visions du penseur expirant,Qui sortent de la nuit et que la nuit reprend.— Cette immense nature, en tout lieu rajeunie,Semble n’avoir pour moi qu’un regard d’ironie :Le luxe universel qu’étale ce printempsPrésente à ma douleur des tableaux insultants.Il est dur au vieillard dont la tête glacéePerd, d’instant en instant, un rayon de pensée,De voir étinceler sur son front assombriCe ciel, qui d’un rayon n’est jamais appauvri !Elle est rude à subir la vérité moroseQui lui dit : — Tout renaît, l’arbre, l’eau qui l’arrose,La fleur, après l’hiver, sur les plus froids sommets :Et le génie éteint seul ne renaît jamais !…
Nous en appelons à tous ceux qui aiment la littérature, et qui s’en occupent : y a-t-il beaucoup de pareils vers dans le théâtre moderne, à ◀commencer▶ par Agamemnon et à finir par Ulysse, en passant par les Templiers et par les Vêpres siciliennes ? Et remarquez que ces vers ne sont pas choisis, qu’ils sont pris à la première page, et que le monologue de Méganyre, le plaidoyer de Sophocle, la scène où il se demande s’il concourra pour le prix ou s’il immolera son orgueil à son amour, l’adieu de la fille d’Eschyle au poëte qu’elle aime, sont des morceaux comparables, sinon supérieurs, à celui que nous venons de citer !
N’y a-t-il donc pas de défauts dans la Fille d’Eschyle ? Il y en a sans doute ; les rôles du grand prêtre Théoclès et de son fils Oromédon sont un peu médailles, comme on dit au théâtre. Ils tiennent par une parenté trop évidente à la vieille tragédie. Oromédon parle à Méganyre de ses appas, de ses feux, ce qui force celle-ci à lui parler de ses faibles attraits. On rencontre en outre çà et là quelques mots trop modernes, qui rompent l’harmonie du ton, et font songer à notre siècle plutôt qu’à celui d’Eschyle. Ainsi, dans la magnifique tirade que j’ai transcrite, le mot penseur me semble d’une date un peu trop récente pour être employé par le poëte, j’allais dire le contemporain des Océanides. Une matinée suffirait pour effacer ces légères taches, qui n’ôtent rien, du reste, à la beauté des trois principaux rôles, à l’éclat de la poésie, au pathétique et à l’intérêt de l’ensemble.
Tout ce que promettaient Milianah et la Fille d’Eschyle, les Poëmes de la Mer le réalisent ou plutôt le dépassent. Par ces Poëmes, M. Joseph Autran marque la maturité suprême de son talent, et met le sceau à sa renommée.
Bien qu’il soit fort difficile de faire des classifications dans une œuvre lyrique, on peut signaler, dans le volume de M. Autran, trois sources d’inspiration principales : les souvenirs, le paysage et le drame ; les images du passé qui se mêlent à l’histoire de la mer ; les aspects toujours nouveaux, toujours infinis, qu’elle présente à qui sait la regarder ; et enfin cette portion des joies, des douleurs, des émotions humaines, qu’elle voit passer sur ses bords ou qu’elle engloutit sous ses flots.
C’est à la première de ces trois inspirations qu’appartiennent les trois pièces qui ouvrent le recueil, les Océanides, les Premiers Jours et Usque huc ; elles sont précédées d’un chœur qui sert de prologue aux poëmes, et suffirait presque à leur succès ; rien n’égale l’effet grandiose et mélancolique de ces strophes récitées par les vagues :
Nous sommes les vagues profondes, etc., etc.
On dirait un chœur antique s’élevant tout à coup dans la nuit pour préparer par ses plaintes une émouvante tragédie.
Les Océanides sont dignes du chantre d’Eschyle ; il y a dans les Premiers Jours une grandeur qui prouve à quel point le poëte s’est pénétré des beautés de la Bible ; cette preuve éclate avec encore plus de magnificence dans Usque huc, morceau admirable qui vaut à lui seul un poëme, et que nous citerions en entier si ses proportions ne dépassaient celles de cet article. Dans Usque huc, M. Autran a paraphrasé le non amplius ibis, de la Genèse. Il peint à grands traits les scènes gigantesques du déluge, les souvenirs de ce jour terrible où les flots de la mer se dressèrent du fond de l’abîme, atteignirent les plus hauts sommets, surmontèrent les tours et les montagnes. C’en est fait, le monstre est déchaîné, la mer ne connaît plus ses limites, Dieu a cessé de lui mesurer le niveau et l’espace ; elle triomphe, le monde entier lui appartient… Non ! L’heure de la clémence sonne au cadran céleste, un air frais et pur glisse sur cette nappe immense, en ride la surface, et peu à peu la ploie et la rejette vers ces grèves et ces plages, perdues depuis quarante jours au fond de cet océan universel. L’arche réparatrice apparaît au flanc desséché du mont Ararat, et l’arc-en-ciel teint de ses couleurs la nuée encore menaçante la mer est vaincue : Usque huc ! Telle est en quelques lignes d’aride et froide prose l’analyse de cette pièce, qui égale en mouvement lyrique les meilleures inspirations de la poésie moderne.
Le paysage, on le comprend, tient une large place dans ce volume. Outre que c’est là la tendance, le secret penchant de l’art contemporain, comment ne pas peindre en détail ce que l’on a si bien vu, ce que l’on sent si bien ! M. Autran ne décrit pas la mer en touriste, en homme qui est allé passer une saison de bains à Dieppe ou à Marseille, qui s’est promené sur les falaises ou sur la plage, et s’est proposé comme thème poétique le majestueux spectacle effleuré par ses regards. Il a grandi, il a vécu, il a senti frissonner en son âme ses premiers accès de poésie, dans l’intimité familière de ces scènes maritimes dont il a saisi sur le fait le sens, la vérité et la vie. Il s’est assis à la table des matelots, il a partagé le repas du soir des Catalans, il a été tour à tour bercé par ces ondes paisibles, secoué par ces vagues courroucées. Qu’on lise les pièces intitulées : Circumnavigation, Promenade, les Pêcheurs, les Alcyons, Mer calme, la Côte d’Italie, l’Idylle au rivage, les Nuits de Naples, on reconnaîtra ce sentiment sincère, cette intimité constante, cet amour profond du poëte pour ce qu’il voit et ce qu’il chante.
Et pourtant ce que nous préférons dans ce livre, c’est ce que nous avons appelé le drame ; l’élément humain se mêlant aux images, aux incidents et aux catastrophes dont la mer est le théâtre. L’éternel combat de la mer et de l’homme, cet atome intelligent luttant contre cette immensité, ce problème de grandeur dans la faiblesse et d’infirmité dans la grandeur, ces voix plaintives et funèbres s’élevant de chacun de ces flots comme l’hymne de deuil de l’humanité vaincue, tout ce que ces récifs et ces orages ont soulevé de douleurs et de sanglots, tout ce que ces flots cachent, dans leurs profondeurs, de trésors, de cadavres et de débris, tout cela a été fouillé et saisi par M. Autran avec une puissance incomparable. Il faut bien citer quelques strophes, de peur qu’on ne nous accuse d’exagération ou de complaisance. Nous avons longtemps hésité : le Chœur des vagues, les Alcyons, le Cabin Boy, le Fond de l’Océan, le Mousse, et dix autres pièces, nous semblaient également dignes de passer sous les yeux de nos lecteurs et de les dédommager de notre prose. À la fin, nous nous sommes décidés pour les Naufragés, hymne sombre et solennel qui émeut comme le Requiem de Mozart.
LES NAUFRAGÉS.
De profundis clamavi…
Novembre déroulait un crêpe sur nos fronts ;C’était son second jour, le jour où nous pleuronsLes âmes que la tombe enserre,Le jour où les autels se tendent de drap noir,Et dont tous les clochers sonnent, de l’aube au soir,Le lamentable anniversaire.
À tous mes morts chéris quand j’eus donnés des pleurs :Quand j’eus renouvelé la couronne de fleursQui pend à leurs croix inclinées,Je vins errer, le soir, au rivage désert,Et j’écoutai longtemps le lugubre concertDes flots sur les grèves minées.
Or, tandis qu’un vent lourd amoncelait au bordLes vagues, que la mer lançait avec effortEn se hâtant de les reprendre,Dans leur tumulte immense où tout bruit se confond,Dans le gémissement de l’abîme sans fond,Voici ce que je crus entendre :
— Ô vous, pieux vivants, qui rendez en ce jourUn solennel tribut de regrets et d’amourAux exilés du votre monde !Vous qui songez aux morts sur la terre étendus,Donnez un souvenir à ceux qui sont perdusSous les eaux de la mer profonde.
Eh ! quoi ! Pour n’être pas enfouis dans vos champs,Vous avons-nous laissé des regrets moins touchants,Des sources de pleurs moins amères ?N’eûmes-nous pas aussi notre place entre vous ?N’étions-nous pas vos fils, vos frères, vos époux.Ô frères, ô femmes, ô mères !
Des tranquilles foyers qui nous virent enfantsNous partîmes un jour. Nous semblions triomphants,Nous rêvions conquêtes lointaines,Mondes à découvrir aux limites des flots.— Au revoir ! dîmes-nous : nous partons matelots,Vous nous reverrez capitaines !
Nous reviendrons vers vous, les deux mains pleines d’or,Les uns, devant l’autel, jeunes et beaux encor,Épouseront leurs bien-aimées ;Les autres, parvenus à l’arrière-saison,Vieilliront au soleil qui devant leurs maisonsMûrit les treilles parfumées.
Redescendus enfin de la mer et du vent,Ils te retrouveront, trésor pleuré souvent,Saint repos des vieilles familles !Sous la tente accrochée aux souples tamarins,Ils verront, le dimanche, au son des tambourins,Danser en rond les brunes filles !
C’était là notre espoir ; que sont-ils devenus,Ces souhaits du départ, ces rêves ingénus.Ces projets riches d’imposture ?C’était là notre espoir, et voilà qu’aujourd’hui,Roulé par l’ouragan, le flot roule avec luiNos pauvres corps sans sépulture.
Heureux, bienheureux ceux que la mort a surprisDans le foyer natal, près des parents chérisDont la main ferma leurs paupières,Ceux qu’on enveloppa dans un linceul de lin,Et qui furent couchés par un groupe orphelinSous le gazon des cimetières !
Ceux-là, sur leurs tombeaux, quand revient le printemps,Ont des gerbes de fleurs, ont des rayons flottantsEt des vols de blanches colombes ;Ceux-là, dans un sommeil qui n’est pas sans douceurs,Reconnaissent les pas des mères et des sœursQui viennent prier sur leurs tombes.
Bienheureux tous ces morts ! Nous, hélas ! nus et seuls,Dépouilles sans honneur, nous n’avons ni linceuls,Ni croix, ni prières, ni tombes ;Nous, avec nos vaisseaux, malheureux naufragés,Nous fûmes tout à coup pêle-mêle plongésDans les liquides catacombes.
… Plaignez-nous ! plaignez-nous ! C’est là que nous dormons,Sur un lit de varech, d’algues, de goëmons,De débris de tous les rivages,Au fond de cet abîme où s’élève en monceauxTout ce qu’ont englouti sous les pesantes eauxSoixante siècles de naufrages !
Royaumes de la nuit que seuls nous connaissons,Profondeurs où les corps pénétrés de frissonsBoivent le froid par tous les pores ;De l’enfer maritime horribles cavités,Où l’éternel roulis brise nos fronts heurtésAu flanc durci des madrépores.
Près de nous, par troupeaux que nul n’a dénombrés,Passent dragons squameux, phoques, chiens azurés,Qui vont partout cherchant leurs proies.Les morts les plus glacés tressaillent cependant,Ils revivent d’horreur quand ils sentent la dentDes mélandres et des lamproies.
Oh ! ne sachez jamais les formes et les nomsDe ces monstres, armés de dards et de fanonsEt cuirassés d’écailles glauques ;Oh ! ne sachez jamais ce qu’on entend là-basQuand ils viennent entre eux se ruer aux combatsAvec des mugissements rauques.
Plaignez-nous ! plaignez-nous, ô nos frères vivants,Qui restez loin des flots, des écueils et des vents,Au doux foyer de la famille ;Dans la saison d’hiver, vous qui venez, le soir,Sous l’âtre hospitalier en cercle vous asseoirDevant le sarment qui pétille.
Ah ! pouvions-nous prévoir, quand nous sommes partis,Que nous serions, hélas ! loin de vous engloutisSous l’épais linceul des eaux noires ;Et que les souvenirs que nous avions laissés,Plus vite que des mots sur le sable tracésSeraient rayés de vos mémoires !
Aujourd’hui, jour des morts, au moins songez à nous,Vivants ! en notre nom fléchissez les genoux ;Qu’un zèle pieux vous anime !Invoqué par vos voix, que le Dieu des pardonsVous accorde la paix que nous lui demandonsVainement du fond de l’abîme !…
— Le front dans les deux mains, et penché vers les flots,Ainsi je recueillais les cris et les sanglotsQui montaient de leurs gouffres mornes,Tandis que ces flots noirs, moutonnés par les vents,Ondulaient, comme autant de sépulcres mouvantsAu-dessus de la mer sans bornes !
Répétons-le en finissant : la France, la France civilisée (et les lettres ne sont-elles pas la civilisation même dans son expression la plus délicate ?), ne peut rester insensible à cette œuvre qui vient de combler une lacune et de rompre la prescription poétique. S’il en était autrement, si ces beaux vers devaient ne rencontrer qu’indifférence, il faudrait désespérer d’une littérature arrivée à ce point de découragement et de lassitude qu’elle ne voudrait pas même être consolée. Lamartine, Victor Hugo, Alfred de Musset, ont laissé dans notre mémoire un idéal qui nous rend dédaigneux et difficiles quand nous lui comparons de nouveaux vers. Pourtant, on ne saurait se le dissimuler, tous trois sont perdus pour la poésie. M. Hugo écrit des pamphlets ; M. de Lamartine vous raconte en prose l’histoire de Christophe Colomb et de Bernard de Palissy ; M. de Musset justifie de plus en plus le mot cruel de Henri Heine. Faut-il donc dire que tout s’en va parce qu’ils s’en vont, et mettre le signet à la page qu’ils viennent de remplir, en fermant le livre pour jamais ? Non, ce ne serait pas honorer le passé, ce serait méconnaître l’avenir. Pourquoi n’en serait-il pas en poésie comme dans le vieux palais de nos souverains, où une voix solennelle criait autrefois après chaque agonie royale : Le roi est mort : Vive le roi ! — Nos rois poétiques sont morts, ou, ce qui est pire, ils se survivent. Nul, mieux que M. Autran, ne saurait nous dédommager de leurs défaillances, et réhabiliter par son caractère et son talent ce rôle de poëte dans un temps troublé, qu’ils ont trop souvent défiguré et compromis.
III. M. François Ponsard5
Lorsque l’on a appartenu, même de loin, et non sans mélange de restrictions et de réserves, à une école littéraire, il est difficile d’apprécier bien sainement l’école qui la suit et qui vise à la détrôner. Les formes poétiques que l’on a aimées, les idées de renouvellement et de progrès auxquelles l’on a cru, finissent par prendre dans le lointain du souvenir l’aspect de ces douces visions, de ces fugitives amours de la jeunesse dont on ne se désabuse qu’avec un sentiment de regret pour tout ce qui leur ressemble, et de méfiance pour tout ce qui les remplace. N’y eût-il même aucune préférence systématique ou instinctive ; n’est-ce rien, hélas ! que d’avoir savouré des vers à vingt ans, et d’en juger d’autres à quarante ? — Voilà ce qui nous a rendus si longtemps injustes envers M. Ponsard : nous lui en voulions presque des mécomptes et des chagrins que nous avait causés cette brillante pléiade, notre premier amour et notre première espérance. Il représentait pour nous ce mariage de raison qui vient après les années de profusion et de folie, ce bon sens que l’on achète souvent si cher, et à qui l’on ne sait pas toujours gré des illusions qu’il corrige et des leçons qu’il donne. Mais, si la fuite des années efface dans l’imagination et dans l’âme tant de chimères caressées, tant de rêves entrevus, tant d’idoles adorées, qu’elle ait au moins l’avantage d’effacer aussi ces préventions, ces rancunes secrètes de ceux qui s’en vont contre ceux qui arrivent, ces querelles d’écoles et de génération littéraires ! Si elle nous enlève les joies, les croyances juvéniles de l’amant, du rêveur et du poëte, qu’elle nous apporte au moins l’impartialité du juge ! Il est temps de compter sérieusement avec M. Ponsard : Un grand succès, un succès légitime, un succès honnête, vient de remettre en lumière tout ce que ses derniers ouvrages avaient remis en question. Essayons donc aujourd’hui de l’apprécier, sine ira et studio, comme un homme qui honore les lettres, et qui force à l’estime ceux-là mêmes qui lui refuseraient l’enthousiasme.
Mais, pour mieux saisir l’ensemble de cette physionomie et de ce rôle, remontons aux débuts de M. Ponsard : rappelons les circonstances qui précédèrent et qui expliquèrent son succès : reconnaissons les difficultés que ce succès même devait soulever sur sa route, et dont, après dix années de lutte, il n’a pas encore complètement triomphé.
Lucrèce fut jouée au mois d’avril 1845. Ce moment, marque l’extrême limite, ou, si l’on veut, le suprême déclin du mouvement romantique. M. de Vigny préludait à l’Académie par le silence ; M. Sainte-Beuve y entrait, non pas en révolutionnaire ou en vainqueur, mais en diplomate spirituel et habile, préférant un bon traité de paix à une guerre inutile ou ruineuse. M. Hugo, académicien déjà, se répétait dans des drames qui ne valaient pas Hernani, dans des poésies qui ne valaient pas les Feuilles d’automne, et dans des récits de voyage qui ne valaient rien. Ses admirateurs les plus obstinés étaient forcés de convenir qu’il ◀commençait▶ à ne plus voir très clair dans sa mission d’initiateur, de législateur poétique, et qu’il trouvait plus commode de devenir dieu que de rester chef d’école. M. de Musset se jouait à l’entour sans prendre parti pour personne, et avec cette cavalière insouciance que son âge justifiait encore. Au-dessous de ces noms d’élite et comme pour mieux prouver la stérilité de leurs promesses, une littérature nouvelle s’était formée, pleine d’invention et de fougue, mais charriant dans ses courants rapides des tas de boue et de gravier, inondant de ses produits équivoques tous les trottoirs littéraires, substituant aux vraies notions de l’art les procédés mécaniques, et humiliant de ses monstrueux succès la langue, la morale, la société, le bon sens et le bon goût.
En même temps, par un singulier contraste, pris un peu trop au sérieux comme indice de conversion prochaine, une jeune fille, une tragédienne, s’était révélée tout à coup et avait rendu la vie aux chefs-d’œuvre de notre théâtre, joués dans le vide ou abandonnés depuis la mort de Talma. Hermione, Roxane, Émilie, Camille, Phèdre, Monime, avaient retrouvé une interprète digne des plus belles époques de la scène française. Depuis 1838, date des débuts de mademoiselle Rachel, jusqu’en 1843, date de Lucrèce, il n’y avait eu pour l’illustre artiste que de purs et nobles triomphes. S’abstenant de toute complaisance pour le répertoire moderne, retrempant sans cesse son admirable intelligence aux sources limpides que nous avions méconnues et troublées, se défendant encore contre les séductions de cette brillante Bohème dramatique qui dépayse un peu Melpomène, rien ne manquait à sa gloire, pas même l’accueil de la bonne compagnie, qui la traitait comme sienne, et lui pardonnait d’être actrice en l’honneur des grands poëtes qu’elle ressuscitait : il semblait que la Champmeslé étant revenue, Racine allait revenir.
Ainsi, humiliation ou désappointement de ceux qui avaient cru aux promesses du romantisme, dégoût ou colère de ceux qu’irritait la vogue de la grosse littérature, revanche secrètement désirée par ceux qui avaient regardé comme un scandale chaque victoire de la jeune école, goût de la tradition classique subitement ranimé par mademoiselle Rachel, ressentiment des vaincus, lassitude des vainqueurs, Lucrèce répondait à tout cela : Ajoutez-y cet esprit de réaction, habituel à un pays que le regret de chacune de ses sottises pousse violemment vers l’excès contraire : ajoutez-y les transports de joie des lettrés émérites, des vétérans de la littérature grave, des hommes d’État académiciens, de ces honorables députés qui, tous les ans, à propos de la discussion du budget des Beaux-Arts, protestaient pour les saines doctrines tragiques comme M. de Montalembert pour la Pologne et le général Bertrand pour la liberté illimitée de la presse ; et vous comprendrez que le succès de Lucrèce ait été éclatant, qu’il ait pris ( pour me servir d’une expression dont on abuse) les proportions d’un événement, et que l’œuvre la moins faite en elle-même pour exciter l’enthousiasme ait passionné les esprits au point d’être proclamée comme le symbole d’une restauration, d’une renaissance littéraire. Aujourd’hui, quand on relit Lucrèce, on a peine à s’expliquer tout ce bruit. ; mais ce n’est pas une raison pour se laisser entraîner à une réaction contraire. Afin d’être tout à fait juste et d’arriver à l’exacte mesure, figurez-vous un homme de goût, ayant lu le matin, le chapitre du Chourineur ou celui de la Goualeuse, ayant eu à subir, la veille, la lourde soirée des Burgraves, et sortant de cette fange et de ces ténèbres pour rencontrer, sous le péristyle d’un temple romain, un jeune poëte arrivant avec les charmes de l’inconnu, et s’appuyant d’une main sur Tite-Live, de l’autre sur André Chénier ; je parierais volontiers qu’on ne trouverait pas, dans tout le dilettantisme parisien, vingt personnes ayant le sens littéraire assez sûr ou assez fin pour résister à une pareille épreuve : nul n’y résista, et Lucrèce fut acceptée comme un chef-d’œuvre.
Ce n’est pas un chef-d’œuvre que Lucrèce, mais c’est encore moins une œuvre méprisable. L’auteur, évidemment préoccupé de tout ce que le théâtre de M. Hugo avait de faux, de sonore et de factice, a voulu revenir au vrai et au simple. Il est resté fidèle à la vérité des événements et des caractères, tels que les lui indiquaient Tite-Live et l’histoire. Peut-être son Sextus, l’élégant et voluptueux patricien, est-il en avance de quelques siècles, et conviendrait-il mieux au déclin de la République ou au commencement de l’Empire. Mais enfin, ces quatre personnages qui sont la tragédie tout entière, le conspirateur cachant ses desseins sous le masque de la folie, le Romain débauché, la femme chaste et la femme perdue, répondent suffisamment à cette vraisemblance approximative, la seule que l’on puisse exiger dans les sujets antiques. De temps à autre, on sent circuler dans la pièce un souffle vivifiant et doux, un parfum des joies de la famille, que nous retrouverons plus tard dans Agnès de Méranie. Les scènes historiques ou politiques y révèlent cet art de faire parler à ses acteurs la langue des affaires, art tout Cornélien, que M. Ponsard a su dépouiller des périphrases académiques, et dont il a successivement donné des preuves dans ses trois premiers ouvrages. En somme, Lucrèce, début très supérieur aux Vêpres siciliennes, vraie tragédie de collège, était faite pour recommander aux gens de goût le nom de M. Ponsard et lui préparer une brillante carrière. Le malheur ou le tort, ce fut d’exagérer ce succès, de changer l’heureux coup d’essai en éclatant triomphe, et de placer l’auteur, auprès les ivresses du premier moment, en face d’un obstacle redoutable : l’impossibilité de faire réussir ce qu’il écrirait après Lucrèce,.
Le poëte, en effet, avait trop de sens pour ne pas comprendre que sa tragédie, sage retour vers des traditions brisées, n’était pas de celles qui ouvrent une voie nouvelle ou qui même admettent la récidive. Après Hernani, après Antony, on avait pu croire, sans trop d’illusion et d’optimisme, qu’il y avait en germe, dans le cerveau de M. Dumas ou de M. Hugo, toute une série d’œuvres puissantes, hardies, paradoxales, neuves par la pensée et par la forme, qui élèveraient la passion jusqu’au lyrisme ou la feraient lutter corps à corps contre les lois de la vie sociale. Mais Lucrèce n’était et ne pouvait être qu’une étude sérieuse et habile, faite sur l’antique, sur Tite-Live, sur Corneille, sur des modèles que le jeune poëte désespérait sans doute de dépasser ou même d’atteindre. Que serait donc sa seconde pièce ? un autre épisode de l’histoire romaine ? Il était probable, il était sûr qu’une fois la surprise passée et le public refroidi à l’endroit de ses souvenirs de Viris illustribus, la seconde épreuve ne continuerait pas ou plutôt expierait le succès de la première. M. Ponsard le comprit si bien, qu’il se tourna vers le moyen âge, vers l’histoire de France, et y transporta, dans toute leur simplicité, ses procédés dramatiques. Malheureusement il n’échappa à un écueil que pour se heurter contre un autre. Cette simplicité archaïque, acceptée de temps immémorial dans les sujets grecs ou romains, pouvait-elle être admise entre personnages revêtus de pourpoints et de cottes de mailles ? Nous arrivons, on le sait, au théâtre avec des exigences la fois moutonnières et contradictoires. Que le rideau se lève sur un portique composé de quatre colonnes d’une honnête vétusté ; que nous apercevions derrière ces colonnes le casque ou les faisceaux traditionnels ; que deux acteurs viennent nous réciter, sur le devant de la scène, une histoire que nous savons par cœur, nous n’en demandons pas davantage ; plus le sujet est connu, plus les péripéties sont notées d’avance, plus le dénoûment est inévitable et prévu, moins nous exigeons de frais d’invention. L’auteur peut impunément être simple ; nous le sommes encore plus que lui, et il semble qu’il nous manquerait de respect s’il essayait un moment d’éveiller notre curiosité sur des points où il ne nous est permis de rien ignorer et où nous nous glorifions de tout savoir. Mais du moment qu’il s’agit d’une pièce, puisée dans les archives de notre histoire, beaucoup plus inconnue pour nous que celle de la Grèce et de Rome, du moment qu’au lieu du péplum et de la tunique de laine nous voyons paraître la soie, le velours, l’acier, la visière, les gantelets, nous n’admettons plus qu’on puisse nous intéresser au moyen de trois ou quatre personnages, se mouvant dans une action simple et sobre, sans coup de théâtre et sans péripétie : nous demandons que l’intérêt aille en croissant, que l’imprévu ait sa part, que l’auteur nous tienne sans cesse suspendus au fil d’événements que chaque acte noue et dénoue, embrouille et débrouille : il nous faut du mouvement, du bruit, du tumulte, des flots de gentilshommes ou de populaire se déroulant sur la scène, un reflet de cette vie compliquée du moyen âge, dont le drame moderne, à défaut d’autre mérite, avait si bien saisi le côté matériel et pittoresque. En un mot, par cela même que nous ne savons rien ou presque rien du sujet qu’a traité le poëte, nous voulons qu’il invente tout ou presque tout.
C’est contre cet écueil qu’alla se briser Agnès de Méranie. Tous les spectateurs auraient pu, avant la représentation de Lucrèce, annoncer d’acte en acte ce que l’auteur allait leur montrer. Dans la foule qui se pressait à la représentation d’Agnès, bien peu de gens eussent pu dire de quoi il s’agissait et de quels éléments se composait la pièce nouvelle. Dans la première épreuve, la curiosité se contenta de tout, parce qu’on ne lui avait rien promis ; dans la seconde, elle ne se contenta de rien, parce qu’elle avait tout espéré.
Je ne voudrais pas avoir l’air de chercher un de ces paradoxes faciles, qui donnent du piquant aux aperçus et aux jugements littéraires ; mais il me semble, après une lecture attentive, qu’Agnès de Méranie est très supérieure à Lucrèce. D’abord le choix du sujet prouve le goût de M. Ponsard pour les choses grandes et élevées. Quelle donnée plus sérieuse et plus féconde que celle-là : un roi de France, un fils aîné de l’Église, illustré déjà par vingt victoires, rêvant l’agrandissement de son royaume et la conquête de la Normandie, et arrêté tout à coup par une puissance invisible, par l’anathème d’un vieillard débile, qui ne pourrait pas disposer de cinquante soldats : la lutte entre le pouvoir temporel, représenté par Philippe-Auguste, et le pouvoir spirituel, représenté par le légat du pape ; et, entre ces deux forces rivales qui résument le moyen âge tout entier, une femme chaste et pure, aimante et dévouée, épouse légitime de Philippe, mère de ses deux enfants, et cependant coupable, car elle n’est épouse et mère qu’à la faveur d’un divorce que l’Église réprouve, et qui fait gémir Ingelberge, la vraie reine, dans la solitude et l’abandon ! — Qui triomphera ? qui cédera ? Agnès, ou le légat ? l’amour de Philippe, ou l’excommunication pontificale ? Philippe résiste, et voilà que le vide et le silence se font autour de lui ; son royaume est frappé d’interdit ; sa capitale devient une nécropole ; ses barons et ses grands vassaux refusent d’entrer dans sa querelle, et remettent au fourreau leur vaillante épée. Agnès languit et se meurt sous le poids de cette réprobation universelle : elle essaye de fuir ; peu s’en faut que, dans sa fuite, elle ne soit massacrée par la foule ameutée ; peu s’en faut que son royal amant, qui la poursuit et qui la ramène, ne périsse avec elle, insulté et méconnu par ce peuple qui l’adorait, mais qui lui demande compte de ses souffrances et de ses misères ; Agnès comprend qu’elle ne peut soutenir plus longtemps cette inégale et horrible lutte ; elle avale du poison, et vient sur la scène demander pour son agonie l’absolution de ce terrible légat, qui la tue. Au moment où elle expire, où la reine adultère disparaît derrière la chrétienne repentante, le légat s’incline sur son front pâli, et prononce les paroles suprêmes du pardon. Il lève l’interdit ; la France se sent revivre, et pousse un cri de délivrance et de guerre par la mâle poitrine des intrépides compagnons de Philippe : le roi est au désespoir, mais la victoire le consolera, et, le jour où il aura conquis la Normandie, peut-être oubliera-t-il qu’il a perdu Agnès.
M. Ponsard avait cru (fallait-il donc le détromper ?) qu’un pareil sujet renfermait des conditions d’intérêt suffisantes, et qu’il était inutile de multiplier les ressorts d’une action si heureusement choisie et si nettement indiquée. Il avait cru que ceux qu’avaient attendris les vieilles infortunes de Lucrèce ne seraient pas plus impitoyables pour Agnès de Méranie, pour une pièce prise dans les entrailles mêmes de notre histoire, au berceau de notre glorieuse monarchie, au plus vif et au plus vrai des grandes luttes spirituelles et temporelles du moyen âge. Avec cela, et un progrès immense dans son style, n’avait-il pas le droit d’espérer un nouveau triomphe ? Il n’en fut pas ainsi ; on rendit Agnès responsable des prospérités excessives de sa sœur aînée ; on l’accusa de manquer d’action, comme si Lucrèce en avait davantage. Que voulez vous ? quatre années s’étaient écoulées ; la réaction n’avait plus de mot d’ordre ; le perpétuel va-et-vient de l’esprit français en était à une autre phase ; on n’avait, pour le moment, rien à démolir à l’aide du nom et du talent de M. Ponsard ; Agnès de Méranie tomba.
Ce qui est vrai, c’est que les exigences de ces cinq actes, coupe sacramentelle qui ne
se prête pas à tous les sujets, lit de Procuste de la tragédie classique, avaient amené
M. Ponsard à oublier le sage précepte d’Horace ;
semper ad eventum
festina
, et à prolonger démesurément une situation, toujours la même à
dater du troisième acte. Il arrive un moment, dans sa pièce, où elle semble frappée de
la même immobilité que ce malheureux royaume de France, excommunié par le pape ; les
événements, les caractères, les sentiments, le dialogue, tout tourne dans un cercle au
lieu d’avancer vers un but. Quelle différence, si l’auteur, profitant des libertés
shakspeariennes et s’affranchissant de l’inflexible unité de lieu, avait substitué à
cette distribution monotone une certaine quantité de scènes où se seraient déroulés tour
à tour, dans toute leur vérité historique et locale, le gracieux tableau des amours de
Philippe et d’Agnès, l’arrivée du légat, les redoutables conséquences de l’interdit,
l’agitation des grands vassaux, les souffrances du peuple, la lutte des deux pouvoirs,
la fuite et le retour d’Agnès, et enfin son agonie et sa mort ! Mais M. Ponsard, à qui
l’imitation de Corneille et de Tite-Live avait si bien réussi, s’était laissé tenter
cette fois par
une gloire plus délicate et peut-être plus difficile. Il
avait songé à Racine, et cherché son principal moyen de succès dans la peinture des
combats intérieurs, des contradictions incessantes d’un cœur partagé entre l’amour et le
devoir, entre le doux égoïsme de la passion et la froide raison d’État ; toute cette
poésie amoureuse et charmante que Racine a répandue à flots limpides dans Andromaque, dans Esther, et surtout dans Bérénice, M. Ponsard avait voulu la retrouver, et il y avait presque réussi.
Seulement il oubliait qu’il ne serait pas jugé par des contemporains de mademoiselle de
La Vallière et de madame de Sévigné !
Quoi qu’il en soit, le personnage d’Agnès, de cette Bérénice chrétienne, qui est plus femme que reine, plus amante qu’épouse, qui aime chastement, et dont on condamne l’amour, qui ne se croit pas coupable et qui pourtant sent peser sur elle une puissance supérieure et réprobatrice ; qui se résigne bien à s’enfuir, mais qui espère être poursuivie, ce personnage fait le plus grand honneur à M. Ponsard, et vaut à lui seul toute la tragédie de Lucrèce. Quant au style, il n’y a pas de comparaison possible ; Agnès a toutes les qualités dont Lucrèce était dépourvue : correction, fermeté, sobriété, souplesse, netteté, élégance. Citons au hasard deux morceaux pour justifier notre préférence. Voici des vers de Lucrèce, qui ont été très célèbres, et que le béotisme de 1843 ne manqua pas d’appliquer à nos pairs de France, comme celui de 1853 les appliquerait sans doute à nos sénateurs :
… Au point où nous voilà, qui veux-tu qui conspire ?Ce n’est pas le sénat ; ce vieillard impuissant,Est purgé des humeurs qui lui chauffaient le sang ;Il comprend, aujourd’hui qu’il est devenu sage,Que la tranquillité convient à son grand âge,Et comme incessamment de ce corps tout casséTombe quelque débris qui n’est pas remplacé,Les membres s’en allant ruine par ruine,Tout doucement bientôt s’éteindra la machine.
Assurément, un professeur de rhétorique punirait l’écolier qui lui apporterait de pareils vers. — « Démolissons Aristote, mais respectons Vaugelas ! » avait dit M. Victor Hugo. Ici ni Vaugelas ni du Marsais n’étaient respectés ; les métaphores étaient lancées au hasard, sans le moindre souci des analogies, et il y avait quelque chose de singulier à voir ce jeune poëte, arrivé pour réagir contre une école ennemie de toute règle et de tout frein, préluder à son rôle de correcteur par de choquantes incorrections.
Comparez à ces vers informes ceux où Agnès de Méranie exhale ses tendres et poétiques regrets :
Philippe, mon seigneur, chère âme de ma vie !Va ! c’est bien à toi seul que je me sacrifie.Que n’es-tu, comme moi, de ces humbles espritsQui bornent tous leurs vœux sur des êtres chéris,Et sont reconnaissants aux honneurs de ce mondeDe ne pas visiter leur retraite profonde !Nous partirions ensemble. Il est dans mon TyrolDes bords hospitaliers plus que ce triste sol,Ô mes bois, mes vallons, ma campagne connue,Comme je guiderais chez vous sa bienvenue !Immenses horizons, de quel geste orgueilleuxJe lui déroulerais vos tableaux merveilleux !Et quel bonheur d’entendre, à son bras suspendue,La lointaine chanson tant de fois entendue !— Hélas ! ce n’est qu’un rêve ; il ne saurait pas, lui,Oublier dans l’amour un trône évanoui.Que vais-je imaginer ? un manoir d’Allemagne,Les chants tyroliens, la paix de la campagne,Toute cette innocence et toutes ces candeurs ;À lui qui tomberait du faîte des grandeurs !Ah ! l’âme que la gloire une fois a touchéeEst pour le bonheur calme à jamais desséchée ;Elle garde, en sa chute, un désespoir hautain,Et ne peut plus rentrer dans le commun destin ;Du haut de sa ruine, elle écoute, isolée,L’écho retentissant de sa grandeur croulée.
Nous le demandons, est-ce la même langue ! Ce ne fut, on le voit, qu’à dater d’Agnès de Méranie que M. Ponsard entra en pleine possession de son style, style plus composite qu’homogène, où il est facile de reconnaître la trace de diverses inspirations et de diverses écoles, ou la nouveauté et l’archaïsme se coudoient sans se combiner toujours, mais qui, après tout, est d’une trame assez ferme, d’un tissu assez solide pour qu’il ne soit plus permis d’en parler avec dédain.
Ajoutons ici, pour n’avoir plus à y revenir, une autre singularité dont M. Ponsard a été victime : jamais poëte ne débuta avec plus d’éclat, n’excita des sympathies plus vives, n’éveilla de plus sérieuses espérances, et pourtant jamais poëte ne rencontra moins d’interprètes dignes de lui. Bien que je n’aie pas assisté à la première représentation de Lucrèce, je devine aisément ce qu’avaient pu être M. Bocage et madame Dorval dans deux rôles si complètement étrangers à leur talent ; mais j’étais à la première représentation d’Agnès de Méranie, et je me souviens encore de l’effet lugubre, lamentable, que produisirent ce roi enroué, cette reine enrhumée, ce légat récitant son rôle comme le confident d’une tragédie de Raynouard ou de Luce de Lancival. Quel désastre pour une pièce qui, manquant de mouvement, de péripéties et de coups de théâtre, attendait surtout son succès de ces délicatesses de détail, de ces nuances de sentiment que les bons acteurs mettent en relief, que les mauvais laissent dans l’ombre ! Ce malheur immérité a presque constamment poursuivi M. Ponsard, et, l’autre soir encore, il compromettait l’Honneur et l’Argent, si le sort de cet ouvrage excellent pouvait être compromis.
C’est pourquoi l’on peut dire, en parodiant un mot célèbre de Michaud à propos d’un personnage beaucoup moins inoffensif, qu’Agnès de Méranie n’a pas été jugée, mais exécutée ; en revanche, nul n’a le droit de s’étonner du mécontentement et de la froideur qui accueillirent Charlotte Corday.
M. Ponsard, salué comme chef d’école, avait mérité qu’on lui demandât quel était son plan, son but, sa filiation littéraires ; à quelles idées générales il rattachait ses travaux ; à quelle famille d’esprits et de talents il se rattachait lui-même. Évidemment il avait voulu rendre à notre théâtre, encore chaud de l’orgie romantique, la simplicité des maîtres ; cette simplicité avait porté bonheur à son début, et il lui était resté fidèle, à ses dépens, dans sa seconde pièce. Mais que penser de lui lorsqu’on le vit entrer de plain-pied dans un épisode presque contemporain, gros de tumulte et de clameurs, où la simplicité devenait impossible, où Melpomène et Clio étaient forcées d’emprunter le porte-voix révolutionnaire ? Que penser surtout lorsqu’on vit ce disciple de Tite-Live, de Corneille et de Racine, de la ligne sobre et pure, prendre pour guide, en ce périlleux sujet, un poëte dont je ne conteste assurément pas la gloire et le génie, mais qui recherche peu, ce me semble, la pureté des lignes et la sobriété des couleurs ! Il fallut bien avouer que M. Ponsard manquait essentiellement d’initiative et de parti pris, qu’il marchait à l’aventure, et qu’il n’avait pas l’air très sûr que ses premiers dieux n’eussent pas été des idoles.
Soyons justes pourtant ; en abordant ce sujet tout frémissant de nos souvenirs, de nos douleurs et de nos angoisses, l’auteur de Lucrèce et d’Agnès de Méranie désertait moins son drapeau qu’on ne pourrait le croire ; il s’efforçait de retrouver sur ce terrain nouveau, encore sillonné des orages de la veille et des tempêtes du lendemain, cette vérité des caractères, cette modération des idées et cette autorité de langage dont il a fait jusqu’ici les traits distinctifs de sa muse. Peut-être même, — car les poëtes les plus sensés sont sujets à l’illusion, — espérait-il rasséréner, à force d’équité et de sagesse, ce qu’un pareil spectacle avait d’irritant et de passionné, et ramener un peu de calme dans nos âmes troublées par ces sinistres images ; mais cette fois l’entreprise était au-dessus de ses forces, et ne pouvait pas réussir. En vain M. Ponsard, pour déconcerter les passions et désarmer les colères, avait-il essayé de se faire aussi impersonnel que possible, de laisser à Vergniaud, à Barbaroux, à Danton, à Sieyès, il Robespierre, à Marat, la responsabilité de leurs opinions, de leurs paroles et de leurs actes ; on lui répondit que cette impersonnalité du poëte n’était bonne qu’à glacer le public, qui veut que l’auteur se passionne pour se passionner lui-même. En vain, par un procédé contradictoire, s’étudia-t-il à ne pas perdre un moment de vue l’effet qu’allaient produire sur ses spectateurs les sentiments et les idées de ses héros, et eut-il soin de se tenir sans cesse derrière eux, calculant la portée de chaque vers, le péril de chaque hémistiche, donnant à tous les partis des satisfactions successives, et cherchant consciencieusement à contenter tout le monde ; on lui objecta que c’était là, au point de vue politique, le moyen de ne contenter personne, et, au point de vue dramatique, le procédé contraire à celui des maîtres, qui disparaissent et s’absorbent dans leurs acteurs, pour leur donner plus de vérité et de vie. En vain déploya-t-il, dans le tableau des travaux rustiques de Charlotte, une grâce qu’on ne lui connaissait pas, et, dans la grande scène du quatrième acte, entre les triumvirs de la Montagne, une ampleur et une vigueur cornéliennes ; on fit observer que ces beautés éparses, tenant moins du drame que de l’idylle ou du discours en vers, ne suffisaient pas à une tragédie, et un homme d’esprit termina la discussion en affirmant que Charlotte Corday lui faisait l’effet de l’Histoire des Girondins racontée par Théramène.
Il y eut là, nous le croyons, un moment fâcheux et dangereux dans la carrière poétique de M. Ponsard ; d’une part, il s’abandonnait à l’influence d’un homme illustre, qui nous a tous plus ou moins enivrés des charmes divins de ses premiers vers ou des capiteuses séductions de ses derniers livres, mais qui possède trop mal l’art de se conduire lui-même pour qu’on puisse le supposer habile à conduire les autres ; il se laissait entraîner après lui dans ce tourbillon révolutionnaire où devait nécessairement s’estomper et disparaître les chastes et sérieux contours de sa pensée ; d’autre part (ceci est plus délicat à indiquer), il devenait décidément trop païen, non pas dans le sens classique et autorisé, mais par ce côté un peu profane, un peu libertin, que toute la grâce et tout l’atticisme d’Horace ne parviennent pas à déguiser. Il accréditait de son nom, de son talent et de son exemple, cette petite réaction néo-païenne, qui n’a rien de commun, Dieu merci, avec l’étude intelligente des anciens, et qui invoque Vénus en buvant le cécube et en se couronnant de roses, sous prétexte que la petite école néo-gothique a fait son temps. M. Ponsard, en écrivant Horace et Lydie, prouva, une fois de plus, que certains chefs-d’œuvre de la poésie antique ont un charme insaisissable, un léger parfum qui s’évapore en passant du texte primitif dans la traduction d’un homme de talent. Mademoiselle Rachel, en prêtant à cette futile esquisse d’un classique en goguettes l’appui qu’elle avait refusé à Lucrèce, Agnès et à Charlotte, prouva, elle aussi, ce que l’on savait déjà, qu’un succès d’ajustement, de coquetterie et de fascination sensuelle lui paraît préférable un succès sérieux obtenu au service d’un vrai poëte.
Ce fut probablement pour échapper à ce côté malsain de la poésie païenne que M. Ponsard alla se plonger aux sources pures et vives d’Homère : d’autres l’en ont blâmé ; nous l’en félicitons ; c’est là qu’il a retrouvé cette vigueur d’inspiration, cette santé intellectuelle, qui se révèlent si bien dans sa dernière comédie. La tragédie d’Ulysse, le poëme d’Homère, sont des œuvres très estimables, qui compteront un jour parmi les meilleurs titres littéraires de leur auteur. Si le succès n’en a pas été plus décisif, c’est que notre prétendu retour vers l’antiquité grecque et homérique n’est, hélas ! que superficiel ; c’est qu’il s’en tient à l’extérieur, et que le public, même lettré ou dilettante, n’est pas plus avancé aujourd’hui dans l’étude ou l’intelligence d’Homère qu’il ne l’était dans celle du moyen âge, à l’époque où le moyen âge était à la mode. M. Ponsard, en voyant sourire ou ricaner, à certains passages de son Ulysse, ces Aspasies sans beauté et sans orthographe qui enjolivent et déshonorent de leur présence les premières représentations, a dû faire là-dessus assez de réflexions graves et tristes pour qu’il soit inutile d’insister.
On le voit, après cette série d’œuvres contestées ou contestables, rien n’était encore perdu pour M. Ponsard, mais rien n’était résolu. Il se trouvait, en définitive, un peu moins avancé qu’au lendemain de Lucrèce. Pourvu qu’on y mît un peu de malveillance ou de malice, on pouvait se demander si le succès de Lucrèce n’avait pas été une surprise, un accident, un hasard : on pouvait croire surtout que ce poëte aux allures embarrassées, poursuivant dans des imitations successives son originalité absente, puisant à des sources diverses ses inspirations laborieuses et lentes, finirait par perdre, dans la littérature moderne, toute personnalité et toute physionomie distinctes. Il fallait donc, il fallait absolument un grand succès à M. Ponsard, afin que personne ne pût douter de lui, à ◀commencer▶ par lui-même. Ce succès, il vient de l’obtenir. Cette jettatura bizarre, qui datait d’un trop éclatant triomphe, et qui durait depuis dix ans, a été enfin conjurée par les remarquables beautés de sa comédie. Désormais l’auteur de Lucrèce s’appellera l’auteur de l’Honneur et l’Argent, et c’est pour lui une double bonne fortune ; car ce titre rappellera son meilleur ouvrage et le délivrera d’un souvenir écrasant.
Et pourtant, au premier abord, il semble que rien n’est original dans cette pièce, ni les caractères, ni l’intrigue, ni le style ; ce n’est qu’en approchant de plus près et en y réfléchissant davantage qu’on y découvre une véritable originalité.
Georges est intéressant et vrai, mais ce n’est pas un caractère, ou du moins c’est un caractère de drame plutôt que de comédie. Riche et fêté au premier acte, volontairement ruiné au troisième, il voit se détourner de lui ce monde qui lui prodiguait ses empressements et ses sourires. L’honnête négociant qui allait lui donner sa fille la lui refuse, et Laure, pauvre créature obéissante et passive, a l’inexcusable faiblesse de se soumettre aux volontés de son père et de renoncer à son amant. Georges se répand en plaintes douloureuses, en récriminations éloquentes contre ce père dénaturé, contre cette fille résignée, contre cette société surtout qui humilie et repousse sa noble et fière indigence ; il a des mots, des cris d’une poignante amertume :
Moi qui n’ai pas dîné pour acheter des gants !
Il doute du bien et du mal, il calomnie le monde et lui-même, il est sur le point de capituler avec sa conscience et son cœur ; heureusement son ami est là pour combattre ces tentations coupables et lui rendre un peu de courage ; la sœur de Laure le console ; la fortune lui revient : un rayon de bonheur lui sourit, et, au dénoûment, Georges a retrouvé, avec l’espérance et l’amour, la pleine possession de sa loyauté et de sa vertu. Nous le répétons, cet ensemble ne manque ni d’intérêt, ni d’émotion, ni de vérité ; mais il n’y a pas là de comédie.
Rodolphe, l’ami de Georges, s’en rapproche davantage : il tient à la fois de Philinte et d’Alceste ; d’Alceste par son extrême honnêteté, par sa haine contre l’hypocrisie et le mensonge, et, au fond, par son dédain pour notre pauvre humanité ; de Philinte, par sa résignation raisonnée et raisonnable au mal qu’il voit faire et qu’il ne peut empêcher. Les iniquités, les inconséquences sociales, l’attristent sans l’irriter. Il éclaire l’imprévoyance de Georges, non pas pour lui conseiller le doute, le désespoir et la haine, mais pour le préparer à la lutte. Il a souffert, il est pauvre, il a vécu ; il sait ce que Georges ignore, et il lui dit : « Garde bien ton argent si tu veux pouvoir toujours croire aux autres et à toi. » — Plus tard, lorsque Georges est malheureux, lorsqu’il chancelle et résiste encore, Rodolphe a le droit de venir à lui, de lui tendre la main et de lui dire : — « N’est-ce donc rien, cela ? je n’en fais pas autant pour tout le monde. » — Cette physionomie est sympathique, d’une morale irréprochable, d’un effet excellent ; mais elle ne répond pas à l’idée complète qu’on se forme d’une comédie, c’est-à-dire d’une action comique mise en jeu par le contact et le choc des caractères : Rodolphe moralise, il n’agit pas.
Les deux jeunes filles, Laure et Lucile, sont ce qu’elles doivent être, l’une personnifiant l’obéissance filiale et passive, l’autre empruntant le tablier de Dorine ou de Martine pour dire son fait à cette soumission exagérée. Peut-être serait-il permis de remarquer que Lucile est bien avancée, bien indisciplinée pour son âge, et que ces idées de résistance et de révolte, fort bien placées dans la bouche des servantes de Molière, en face de gens qui veulent marier leurs filles à Tartufe, à Trissotin ou à Thomas Diafoirus, sont un peu moins à leur place sur les lèvres d’une jeune personne bien élevée, dont le père n’a d’autre ridicule et d’autre tort que de ne plus vouloir d’un gendre ruiné ; mais le contraste et l’effet du dénoûment l’exigeaient ainsi, et nous nous bornerons à dire que cette figure de Lucile, bien qu’elle ait de la mutinerie et de la grâce, n’est ni originale ni comique.
Il y a, dans l’Honneur et l’Argent, deux rôles qui ne sont malheureusement qu’indiqués, et d’où la comédie pouvait jaillir ; c’est celui de M. Mercier, le père de Laure et de Lucile, et celui de la vieille fille dont on offre la main à Georges, et qu’il a un moment l’envie d’épouser. Cette vieille fille n’est pas ridicule, et M. Ponsard a fait preuve de tact en se refusant le plaisir facile et le facile succès d’une caricature. Jeune et belle, elle était pauvre ; elle a hérité de cent mille écus, mais trop tard ; la jeunesse et la beauté s’étaient enfuies. Dans ce cœur attristé et non desséché par le célibat, il y avait peut-être des trésors de dévouement et de tendresse, tout le bonheur, toute la joie, tout l’orgueil d’un honnête homme : hélas ! il n’est plus temps ; fermé d’abord par la pauvreté, ce cœur doit t’être désormais par la richesse, par l’inflexible pensée que l’on ne l’épouserait que pour son argent : je trouve cette idée touchante et charmante, et j’en veux presque à M. Ponsard de ne pas l’avoir développée ; sa vieille fille ne fait que passer dans le drame ; elle dit quelques mots et disparaît.
M. Mercier est admirable de suffisance-et de sottise, de rigorisme factice et tardif, de probité bourgeoise et bavarde. Il a chanté autrefois, dans ses joyeuses nuits de corps de garde, Voltaire, Parny et Béranger ; mais à présent il se range, et il ne veut pas qu’on lui rappelle ses peccadilles passées. Rien ne lui paraît au-dessus de la délicatesse et de l’honneur. Il dit bien haut qu’entre un homme pauvre, mais honnête, et un millionnaire taré, son choix ne balancerait pas un moment. Patience ! Après le noble sacrifice par lequel Georges renonce à l’héritage maternel pour payer intégralement les créanciers de son père, M. Mercier trouve que Georges est allé trop loin, qu’il aurait dû le consulter en sa qualité de futur beau-père ; qu’il y avait moyen de ménager à la fois sa conscience et sa bourse. Il lui refuse sa fille et la donne à un riche agent de change dont le père a fait trois faillites. Plus tard, lorsque ce gendre, ruiné à son tour, prend la fuite et laisse la pauvre Laure dans l’abandon et les larmes, M. Mercier est aussi comique dans ses doléances qu’il l’a été dans ses contradictions /
… Le coquin ! le drôle ! le bandit !…L’hypocrite qu’il est nous a tous attrapésIl possédait si bien la langue des affaires,Était si positif, riait tant des chimères,Traitait la poésie avec tant de mépris,Que j’ai cru qu’il serait le meilleur des maris !
M. Mercier est si drôle en cet endroit, cette boutade répond si bien à l’ensemble du personnage, qu’on rit aux éclats et que l’on accepte cette petite vengeance de poëte. Mais au fond, M. Mercier a raison les poëtes, ou, si l’on veut, les hommes d’imagination, seront toujours, je le crains, de fort médiocres maris. N’importe ! ce rôle est excellent, mais ce n’est qu’une esquisse. Donnez-lui plus de saillie, et faites-le jouer par M. Samson ou M. Provost, vous aurez la vraie comédie.
Quant à la donnée et à la marche de l’intrigue, il y a quelques réserves à faire. J’admire le sacrifice de Georges, pouvant, sans manquer à la loi, garder la fortune de sa mère, et n’écoutant que la voix de l’honneur, qui lui ordonne de payer à tout prix les dettes paternelles. Je suis de l’avis de Rodolphe, annonçant d’avance tout ce que cette épreuve aura de douloureux, de dangereux et de terrible. Mais la société est-elle aussi mauvaise, aussi ingrate envers le bien qu’on nous la représente, surtout dans une de ces circonstances solennelles, éclatantes, où l’homme qui pousse la loyauté jusqu’à l’héroïsme appelle nécessairement l’attention publique ? Il y a dans l’Honneur et l’Argent un passage très vrai et très beau, où Rodolphe dit à Georges que ce qui est noble et méritoire, ce n’est pas le courage du premier moment, mais la persévérance. Nous dirons, nous, à M. Ponsard, que pour donner au sacrifice de Georges toute sa grandeur, et aux conséquences de ce sacrifice toute leur vraisemblance, il fallait inventer une de ces situations où l’honnête homme est forcé de lutter entre son intérêt et sa conscience, isolément, obscurément, sans que ses efforts et sa victoire puissent lui attirer un suffrage ni un regard. L’action courageuse de Georges, au contraire, est de celles qui réussissent toujours, que l’on admire au grand soleil, au milieu des applaudissements de la foule, et que se hâtent d’exalter ceux-là mêmes qui n’en seraient pas capables. Ce qui en résulterait, dans la vie et dans la société réelles, je vais vous le dire. Il est possible qu’un père refusât sa fille à Georges ; et, pour lui donner tort, il faudrait ignorer tout ce que la richesse ou la pauvreté peuvent mêler de charme ou d’angoisse au bonheur intérieur. Il est possible encore (sachons tout dire !) que ses amis se détournent de lui et évitent sa rencontre, dans la crainte de sollicitations et d’emprunts ; cela est vil et méprisable ; mais qu’y faire ? Nous en avons tant vu, depuis vingt ans, de ces héros qui ◀commençaient▶ par une action d’éclat, un sacrifice chevaleresque, un courageux martyre, et qui venaient ensuite monnayer en détail leur belle action dans la poche de leurs amis ! Puisqu’on prétend que nous sommes à court de types de comédie, en voilà un que je me permets d’indiquer à M. Ponsard, et qui ne manquerait ni d’actualité ni de vérité.
Je n’excuse pas les amis de Georges, mais je les comprends. Quant à la société officielle, je crois que M. Ponsard la calomnie. Soyez bien sûr qu’après la noble détermination de Georges toutes les portes des chancelleries et des ministères s’ouvriraient à ce volontaire de la pauvreté ; que son beau trait serait raconté tout haut dans les salons ; que cinq ou six belles dames, femmes de ministres ou de hauts fonctionnaires, le prendraient sous leur protection, et ne laisseraient pas de repos à leurs maris jusqu’à ce qu’elles eussent obtenu pour lui une bonne place ; sans compter le prix Monthyon, qu’il aurait en perspective ! sans compter quelque miss langoureuse, ou quelque veuve romanesque, qui pourrait bien se passionner pour pour son infortune, et lui offrir sa main et ses millions ! Cet anonyme homme d’État qui, dans la pièce de M. Ponsard, propose à Georges riche un poste d’ambassadeur, et à Georges pauvre une place d’expéditionnaire, est évidemment un fantaisiste, et devrait, par conséquent, être fort suspect au chef de l’école du bon sens. Ce n’est pas ainsi que les choses se passent dans le monde vrai. Ah ! poëte ! poëte ! il eût été digne de vous de ménager un peu plus cette pauvre société qui se défend si mal, qui a tant d’indulgence pour ses détracteurs… et tant d’indifférence pour ses avocats !
Il y a encore dans l’Honneur et l’Argent un point que je tiens à éclaircir, afin de pouvoir rendre justice à l’œuvre et à l’auteur en toute sécurité d’esprit et de conscience. Serait-il vrai, comme on l’assure, que M. Ponsard ait voulu donner à sa pièce des allures voltairiennes, et réagir (toujours des réactions !) contre le mouvement religieux de ces dernières années, contre le publiciste éminent qui en représente le mieux le côté incisif et militant ? Pour ma part, je l’avoue, je n’y entends pas tant de malice, et je m’en réjouis : car ce serait bien triste, n’est-ce pas ? de voir ce beau rôle de Rodolphe, tant d’honnêteté et de droiture, un si austère et si profond sentiment de l’honneur, un langage à la fois si sévère et si sage, aboutir à quoi ? à un hommage au courtisan de Frédéric de Prusse et de madame de Pompadour, au contempteur de toutes les choses grandes et sacrées, l’homme qui a dégradé la poésie, profané l’histoire, sali nos plus chastes gloires, jeté sur un siècle entier sa bave étincelante, et dont nous retrouvons encore l’amer et victorieux éclat de rire au fond de tous nos malheurs et de toutes nos souffrances ! Non, c’est impossible, ce n’est pas là la pensée de M. Ponsard. Rodolphe, son véritable héros, rappelle à M. Mercier, plus ou moins converti, le temps où il citait Voltaire et fredonnait Béranger ; il termine la pièce en murmurant à l’oreille de M. Mercier scandalisé :
Nous disions donc, monsieur, que cet affreux Vollaire…
mais c’est de bonne prise pour la comédie ; l’épigramme ne tombe que sur ce bourgeois vaniteux et borné, dont la conversion n’est qu’à la surface, dont la conduite et les paroles révèlent les contradictions les plus plaisantes, dont les circonstances ont fait un défenseur de la société, de la religion et de la morale, et qui, à huis clos, si on l’en priait bien, chanterait encore Babet et le Dieu des Bonnes Gens. Chose singulière ! l’homme qu’on a nommé dans tout ceci et qu’il eût été de meilleur goût d’épargner, est un de ceux qui ont le mieux saisi ce type de bourgeois dévot par intérêt ou par peur, sceptique par sottise ou par habitude, ayant un Eucologe sous le bras et un Voltaire dans sa poche. Relisez les Libres Penseurs, l’Esclave Vindex, le Lendemain de la victoire ; vous verrez avec quelle verve l’auteur de ces ouvrages raille ces accommodements grotesques du mal et du bien, de la religion extérieure et de l’incrédulité intime ; du rigorisme officiel et du libertinage clandestin, de ces divers éléments dont se composent tous les Merciers — passés, présents et futurs. — Vous voyez donc bien que M. Ponsard n’a pas attaqué M. Veuillot ; je dirais plutôt qu’il l’a copié !
Le style de l’Honneur et l’Argent relève de Molière, comme celui de Lucrèce et du quatrième acte de Charlotte Corday relevait de Corneille. Mais, cette fois, l’imitation est si heureuse et si habile, le modèle si admirable, le maître si sûr, que je ne me sens pas le courage de blâmer l’imitateur et le disciple.
En dehors des caractères, des situations et du style, il y a dans l’Honneur et l’Argent une originalité réelle : cette originalité, quelle est-elle ? Je vais essayer de l’indiquer en finissant.
Le soir de la première représentation, j’entendais murmurer autour de moi par des gens de beaucoup d’esprit, et au milieu d’un concert d’éloges, que les vérités trop vraies abondaient dans cette pièce, et, pour tout dire (il faut bien que chaque événement ait son bon mot), que la comédie de M. Ponsard leur faisait l’effet d’une nouvelle édition de Molière, commentée par M. de la Palisse. C’est possible ; mais lorsqu’on a été, pendant quelque temps, au régime de notre littérature subtile, dissolvante, poussant le goût de la fantaisie, de l’antithèse et du paradoxe jusqu’à ces régions crépusculaires où le jour et la nuit se confondent, on n’est pas fâché de trouver sous sa main un peu de vérité, fût-elle trop vraie, et l’on est tenté de croire que M. de la Palisse a du bon. Êtes-vous bien certain que la sublime tirade de Cléante, dans Tartufe, n’encourrait pas le même reproche auprès de nos hardis fantaisistes, et n’avons-nous pas lu, l’an dernier, un aimable petit livre où Molière était traité de radoteur, ne sachant faire parler que des Béraldes et des Aristes d’un fastidieux bon sens ? Voilà ce qui arrive aux littératures lorsqu’elles perdent tout sentiment de discipline intellectuelle et morale, lorsqu’elles s’abandonnent au caprice de chaque individu, au mirage de chaque imagination, et substituent à ces lois immortelles où s’abritent l’art et la raison, je ne sais quel personnalisme prestigieux et menteur, cherchant dans un perpétuel crescendo de raffinements et de sophismes le succès qu’il ne peut plus obtenir par des œuvres simples et belles. Plus tard, lorsqu’on se retrouve, par extraordinaire, en présence d’une de ces œuvres, on est dépaysé, étonné, inquiet, presque mécontent ; il semble que la vérité soit fade, la simplicité niaise, le bon sens ennuyeux ; nos gosiers, brûlés d’alcool, ne reconnaissent plus la saveur de ce vin vivifiant et généreux ; et, dans ces moments-là, Molière et M. de la Palisse paraissent se toucher de très près. Honneur à tous deux ! honneur aussi à M. Ponsard ! L’originalité et la gloire de son œuvre est justement d’avoir ramené vers les vérités fortes et salubres nos esprits égarés dans l’invraisemblable, le paradoxal et l’impossible, d’avoir exprimé ces vérités immortelles dans un style ferme, net, franc, de bonne école et de bonne race, d’avoir fait circuler dans les veines de la comédie moderne, après tant de fièvres et de langueurs, un reste de ce sang vigoureux et pur qui semblait tari depuis les maîtres, et de n’avoir pas craint de nous paraître banal pour être plus sûr d’être vrai. Un honnête homme, un homme de cœur, luttant pendant dix années, ne se laissant pas décourager par des difficultés exceptionnelles, se refusant à toute transaction avec la littérature mercantile, tombant sans murmure, se relevant sans bruit, et terminant la lutte par une bonne comédie, cet homme offre, en définitive, un spectacle assez noble et assez rare pour qu’il soit permis de jeter bas les armes et d’honorer en lui la sincérité du talent et la dignité des lettres.
IV. M. Leconte de Lisle6
Ce n’est pas seulement en politique que les révolutions sont sujettes à produire leurs
contraires. Vous semez une république, vous récoltez un gouvernement absolu ; il n’y
a rien là qui contredise les probabilités de l’invraisemblable et la logique
de l’inconséquence. Ce qui se passe en littérature, depuis quelques années, est
peut-être plus étonnant. Vers 1827, lorsque nous démolissions avec une si édifiante
ferveur les derniers débris du paganisme, lorsque nous achevions de chasser de leurs
temples les dieux et les déesses, et que nous inaugurions l’art gothique sur les ruines
du Parthénon, qui nous eût dit que, vingt-cinq ans plus tard, ce mouvement aboutirait,
non pas précisément à de petits vers galants inspirés par Vénus, Cupidon et les Grâces,
mais à une interprétation plus profonde, plus savante et plus passionnée de la poésie
païenne ? Et pourtant il n’est pas impossible d’expliquer par quelle pente nous sommes
ainsi arrivés d’un extrême à l’autre. Là encore nous sommes punis par où nous avons
péché. Le chef le plus illustre de cette renaissance chrétienne dans
l’art n’avait oublié qu’un point ; c’était d’y mettre un peu de spiritualisme sincère,
de christianisme véritable. « Nous entrons sous ces voûtes pour prier, vous pour
rêver », lui disait à cette époque M. de Montalembert ; et, en effet, dès les Orientales et Notre-Dame de Paris, on pouvait aisément
comprendre que M. Hugo n’était préoccupé que du côté plastique de l’art chrétien, et
qu’il absorberait bientôt dans une sorte de rêverie panthéiste ce que son rêve de
novateur avait eu d’abord de salutaire et de fécond. Qu’en est-il advenu ? Ses
imitateurs, ses disciples, M. Théophile Gautier en tête, n’ayant pas les mêmes
ménagements à garder avec cette filiation poétique et déjà lointaine qui rattachait
M. Hugo au Génie du Christianisme, se firent franchement matérialistes
et païens ; car vous aurez beau faire, vous aurez beau tourner, déplacer, morceler la
question, le christianisme, c’est l’âme ; le paganisme, c’est la matière. Cela est si
vrai, que, par un nouveau progrès dans la décadence, l’école
dont je parle
en arriva à transporter dans la poésie les procédés d’un autre art, à nous donner de la
peinture et de la sculpture en vers, et à croire que le but suprême était atteint, si,
force de ciseler et d’enluminer la langue poétique, elle parvenait à rivaliser, sous
leur plume, avec l’ébauchoir et le ciseau. Ceux-là du moins, par un reste d’égards pour
le groupe primitif d’où ils étaient sortis, évitaient d’ériger en système leurs secrètes
préférences ; ils promenaient indifféremment leurs admirations éclectiques de la Bible à
Homère, d’Homère au Dante, d’Eschyle à Shakspeare, du Parthénon à nos sombres
cathédrales, du ciel d’Athènes au ciel scandinave, des marbres de Paros aux vierges de
Raphaël. Eh bien ! voici un poëte, un poëte d’un grand talent, qui, s’emparant en maître
de cette renaissance néo-païenne dont les indices se multiplient, depuis dix ans, dans
la société et la littérature, nous dit crûment et dans une prose fort inférieure à ses
vers : « Depuis Homère, Eschyle et Sophocle, qui représentent la poésie dans sa
vitalité, dans sa plénitude et son unité harmonique, la décadence et la barbarie ont
envahi l’esprit humain. En fait d’art original, le monde romain est au niveau des
Daces et des Sarmates ; le cycle chrétien tout entier est barbare. Dante, Shakspeare
et Milton n’ont prouvé que la force et la hauteur de leur génie individuel : leur
langue et leurs conceptions sont barbares. La sculpture s’est arrêtée à Phidias et à
Lysippe. Michel-Ange n’a rien fécondé ; son œuvre, admirable en elle-même, a ouvert
une voie désastreuse, etc., etc… »
Quant au dix-septième siècle, M. Leconte de
Lisle ne lui fait pas même l’honneur d’en dire un mot ; et, quant à la poésie moderne,
voici ce qu’il ajoute :
« Reflet confus de la personnalité fougueuse
de lord Byron, de la religiosité factice et sensuelle de Chateaubriand, de la rêverie
mystique d’outre-Rhin et du réalisme des lakistes, la poésie moderne se trouble et se
dissipe. Rien de moins vivant et de moins original en soi, sous l’appareil le plus
spécieux. Un art de seconde main, hybride et incohérent, archaïsme de la veille, rien
de plus. La patience publique s’est lassée de cette comédie bruyante jouée au profit
d’une autolâtrie d’emprunt »
, etc., etc.
Qu’en dites-vous ? Trouvez-vous qu’il y ait là une révolution, ou, si vous aimez mieux, une réaction assez radicale ? M. Leconte de Lisle a du moins le mérite de ne pas déguiser sa pensée sous des périphrases diplomatiques. À ses yeux, rien n’existe en poésie depuis Homère, Eschyle et Sophocle ; Euripide lui-même est un corrompu et un sceptique ; Virgile, Horace, Ovide, n’ont de tolérable que ce qu’ils ont emprunté à la Grèce en leur qualité de Romains, ils n’ont qu’à répéter ce qu’écrivait le poëte des Tristes :
… Barbarus hic ego sum.
Dans le monde moderne, c’est bien pire ; il n’y a que quelques individualités puissantes, se débattant contre la barbarie, et ne réussissant qu’à révéler le douloureux contraste de la beauté de ce quelles pourraient faire avec la difformité de ce qu’elles font.
On le comprend, il faudrait des volumes pour répondre à ce colossal paradoxe, et tout ce que je puis vous promettre, c’est de ne pas les écrire : voici, pour ma part, l’humble objection que je me contenterai de soumettre à M. Leconte de Lisle.
De votre propre aveu, Euripide, à peine postérieur de quelques olympiades à Eschyle et à Sophocle, était déjà un sceptique, un poëte de décadence, défigurant la grande tradition homérique. C’est probablement qu’il y a eu dans la poésie grecque, comme dans toute poésie, deux âges, l’âge primitif, celui où la religion et l’art, le dogme et le mythe, sont si étroitement unis, qu’ils se confondent dans l’esprit des peuples ; que le pontife et le poëte ne font qu’un, et que chaque poëme tombant des lèvres sacrées n’est que la vibration harmonieuse des sentiments et des croyances nationales ; — et l’âge secondaire, celui où ces deux éléments ◀commencent▶ à se détacher l’un de l’autre, où l’art et l’orthodoxie se gênent et s’inquiètent mutuellement, où le prêtre et l’artiste s’observent d’un air de méfiance, où les cimes du Pinde et de l’Olympe s’abaissent en s’éloignant. Or, si ce second âge existait déjà pour la Grèce, du temps d’Euripide, c’est-à-dire en pleine civilisation athénienne, en face du temple de Minerve, au milieu des statues de Phidias, croyez-vous qu’après trois mille ans, après la transformation du vieux monde par le christianisme, nous pourrons, nous, disciples de Gœthe, de Chateaubriand et de Byron, descendance maladive et inquiète de Faust et de René, être ramenés, en l’an de grâce impérial 1854, à un sentiment assez naïf, assez profond, assez primitif de la poésie païenne, pour que cette poésie soit autre chose qu’une lettre morte, éclairée d’un rayon lointain ? Savez-vous quelle sera la première condition, j’allais dire le premier châtiment, de votre tentative ? L’isolement ; — et c’est en effet, malgré une remarquable beauté de forme, le caractère dominant de vos Poëmes antiques ; ne vous y trompez pas, la poésie n’a que deux moyens de pénétrer dans les âmes, de se mêler par d’intimes affinités à l’esprit même d’une génération ou d’un siècle, d’un peuple ou d’un monde, de cesser d’être l’amusement puéril d’imaginations oisives, pour parler, par les lèvres d’un seul, la langue de tous : il faut ou qu’elle traduise le sentiment public, religieux, guerrier, national, légendaire qu’elle soit le poëme des civilisations au berceau, des nationalités naissantes, des théogonies encore baignées dans les brumes de leur radieuse aurore, des grandes voix de la conscience humaine traversant le temps et l’espace, — ou bien, aux époques inférieures, lorsque l’esprit poétique se retire des masses et de la vie publique, pour s’isoler, par débris, dans quelques cerveaux privilégiés, il faut au moins que nous reconnaissions chez le poëte quelque chose de nous-mêmes, et que cette poésie individuelle devienne à son tour collective, grâce à ces mystérieux courants qui s’établissent dans un même moment entre les imaginations de même trempe. C’est ce qui a eu lieu lorsque ont paru les Méditations, et, plus tard, lorsque M. de Musset, dans Rolla et dans ses Nuits, a encore effleuré de plus près certaines souffrances particulières à notre siècle. Mais essayez de repeupler les montagnes mythologiques, de ressusciter dans leurs tombes glacées les divinités païennes, de rebâtir un temple avec ces froids décombres tour à tour dispersés par la philosophie antique et la religion chrétienne ; même, pour rentrer plus avant dans le sanctuaire du polythéisme, pour donner votre restauration helléniste et païenne un caractère plus magistral, renouvelez le procédé dont se sont servis MM. Augustin et Amédée Thierry pour nos rois de race mérovingienne et carlovingienne. Dites, comme M. Leconte de Lisle, l’Hellade au lieu de la Grèce, Ilos au lieu de Troie, Kronos au lieu de Saturne, Zeus au lieu de Jupiter, Éros pour Cupidon, Artémis pour Diane : vains efforts ! vous ne rendrez pas la vie à ce qui est mort ; vous ne rallumerez pas la flamme sacrée là où se refroidissent, depuis trente siècles, des cendres éteintes. Je pourrai parcourir en curieux cette nécropole ; mais rien en moi ne s’éveillera au contact de ces squelettes tombés du mensonge dans le néant ; pas un sentiment qui réponde à ce que j’éprouve, pas une image qui réponde à ce que je vois. Vous ne réussirez pas mieux à faire de ces fouilles archaïques une création nouvelle et vivante que lord Elgin n’eût réussi à créer, sous le ciel britannique, un monument grec a l’aide des fragments de statues et de bas-reliefs que lui livraient l’Attique et l’Ionie.
Et voyez comme les systèmes excessifs sont toujours portés à s’exagérer encore, et comme dans toute révolution, même littéraire et inoffensive, il y a toujours un Danton derrière Mirabeau, un Robespierre derrière Danton, un Marat derrière Robespierre, et quelque chose encore derrière Marat. On sent que le panthéisme païen ne suffit plus à M. Leconte de Lisle ; il penche vers les théogonies indiennes. J’ai lu avec attention son poëme de Bhagavat, que ses amis m’avaient vanté. C’est très beau comme exécution, comme couleur, comme encadrement pittoresque ; mais, en vérité, il faudrait que notre pauvre poésie moderne eût commis de bien impardonnables énormités pour mériter d’être condamnée à une aussi terrible déportation. Voici un court échantillon de ce poëme :
Par-delà les lacs bleus de lotus embellis,Que le souffle vital berce dans leurs grands lits,Le Kaïlasa céleste, entre les monts sublimes,Élève le plus haut ses merveilleuses cimes.Là, sous le dôme épais des feuillages pourprés,Parmi les kokilas et les paons diaprés,Réside Bhagavat dont la face illumine.Son sourire est Mâyâ, l’illusion divine ;Sur son ventre d’azur roulent les grandes eaux ;La charpente des monts est faite de ses os.Les fleuves ont germé dans ses veines, sa têteEnferme les Védas ; son souffle est la tempêteSa marche est à la fois le temps et l’action ;Son coup d’œil éternel est la création,Et le vaste univers forme son corps solide, etc., etc.
Je le déclare, si ce devait être là le dernier mot de la poésie française, je demanderais qu’on me ramenât à M. de Florian et au chevalier de Boufflers.
M. Sainte-Beuve, le maître infaillible en tout ce qui n’est qu’affaire de goût, après avoir cité avec éloges de belles strophes de M. Leconte de Lisle, intitulées Midi, qui se terminent par ces vers
Viens, ce soleil te parle en lumières sublimes ;Dans sa flamme implacable absorbe-toi sans fin,Et retourne à pas lents vers les cités intimes,Le cœur trempé sept fois dans le néant divin !
ajoutait comme par pressentiment : « Dans cette dernière partie,
le poëte, en traduisant, dans son expression suprême, le désabusement humain, et en
l’associant, en le confondant ainsi avec celui qu’il prête à la nature, a quitté le
paysage du midi de l’Europe et a fait un pas vers l’Inde. Qu’il ne s’y absorbe
pas ! »
Eh bien, nous craignons qu’il ne s’y soit absorbé : nous craignons que le paganisme antique, ce mensonge brodé de lumière, ce nuage frangé de rayons, qui, par Platon et Virgile, touche presque à l’immortelle aurore des vérités chrétiennes, n’ait été pour M. Leconte de Lisle qu’une transition vers ces dogmes farouches des théogonies indiennes, que je définirais volontiers le mysticisme de la matière. S’est-il quelquefois demandé pourquoi Virgile, écrivant dans une langue fort inférieure au pur dialecte de Sophocle et d’Homère, n’ayant, pour ainsi dire, qu’une originalité de seconde main, et forcé de composer son miel avec des fleurs demi séchées au lieu de le cueillir en pleine floraison de l’Hymette, a cependant bien plus de prise que les Grecs sur nos imaginations et nos âmes, et restera éternellement le poëte préféré de tous ceux qui veulent retrouver quelque chose d’eux-mêmes sous les voiles divins de la poésie ? C’est que Virgile, retenu encore par les liens visibles du polythéisme, s’en échappe pourtant par maint endroit ; c’est qu’il se rapproche de nous par le mystérieux pressentiment d’un Dieu inconnu, d’une foi nouvelle, dont il anime, comme d’un souffle vivifiant et pur, ces dogmes envahis déjà par le froid de la mort et de la nuit. M. Leconte de Lisle, au contraire, ne paraît occupé qu’à les reculer encore, à les placer hors de notre portée, à les enfermer, dans toute leur immobilité sacrée, au fond de quelque antre de Thrace ou de Thessalie. On dirait un prêtre d’Apollon ou de Cybèle, une sorte de Démodocus antidaté, gardien ombrageux de l’orthodoxie mythologique, et croyant, comme dit Sganarelle, que tout soit perdu, s’il laissait altérer la pureté sacerdotale des traditions et des textes au contact de nos profanes regardes et de nos idées modernes. Aussi ses Poëmes antiques, malgré des détails d’une beauté remarquable, forment-ils, dans leur ensemble, une lecture très pénible pour quiconque n’est pas parfaitement initié à la généalogie officielle-ou apocryphe de ces dieux et de ces déesses, à cet Almanach de Gotha de l’Hélicon et de l’Olympe. Hélène, Niobé, Kîron, sont trois monuments dont je ne méconnais ni l’harmonie, ni l’élévation, ni la grandeur ; mais je passe vite devant leurs portiques déserts pour chercher plus bas, à mi-côte, en quelque repli de la colline, un peu de fraîcheur et d’ombre, un bouquet d’arbres, un humble toit d’où s’exhale un chant, un murmure, une fumée, quelque chose qui m’annonce la présence de l’homme et le mouvement de la vie.
Les pièces détachées qui complètent ce volume, la Source, Midi, Juin, etc., me paraissent préférables aux poëmes ; non pas que le système de l’auteur ne s’y continue, et n’y mêle sans cesse la tradition païenne aux impressions du paysage ; mais enfin, il y a là une ampleur, un caractère, une puissance de souffle qui rachètent bien des peccadilles, et le hiérophante y fait moins de tort au poëte. Ceux qui ont le triste courage de juger les œuvres d’art en dehors de toute préoccupation religieuse et chrétienne admireront, j’en suis sûr, la pièce qui termine le recueil, et qui est intitulée : Dies iræ ; un Dies iræ païen ou plutôt athée, où toutes les croyances et tous les dieux sont confondus dans une agonie suprême, et précipités vers les abîmes sans fond par une Muse ivre de néant. Si M. Leconte de Lisle a le malheur de n’être pas chrétien, il aurait pu du moins s’abstenir d’un titre qui rappelle à toutes les mémoires la plus sublime, la plus terrible de nos prières funèbres ; il aurait pu se souvenir que la poésie a mieux à faire qu’à enlever à la vie la croyance et l’espérance à la mort : ceci soit dit sans rien ôter au mérite de cette pièce, où se traduit d’une façon vraiment saisissante, non plus le désabusement humain dont parlait M. Sainte-Beuve, mais la désolation suprême qui en est la conséquence inévitable, et où M. Leconte de Lisle, destructeur impitoyable de ses propres idoles, semble avoir voulu écrire l’apocalypse du paganisme, aboutissant au vide, aux ténèbres, au chaos, a un je ne sais quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue, comme dit Bossuet, un pauvre radoteur indigne de desservir les autels de Zeus, de Kronos, d’Artémis et de Bhagavat !
Malgré mes réserves, c’est là un début poétique dont on ne saurait contester l’importance ; mais, pour que les espérances qu’il donne se réalisent, il faut que M. Leconte de Lisle se résigne à ne regarder ses Poëmes que comme d’excellentes études faites sur l’antique, sur la poésie grecque, sur l’écorché mythologique ; quelque chose de pareil à ce que font les paysagistes lorsqu’ils copient littéralement, pour s’en servir plus tard, un coin de forêt et un groupe de rochers, ou les architectes, lorsqu’ils reconstruisent en idée, d’après un fragment de chapiteau ou de colonnade, un imposant édifice : il faut surtout qu’il se pénètre d’une vérité bien indépendante de toute croyance et de tout système : c’est que, s’il réussissait, par malheur, à persuader à ses contemporains que rien n’existe en littérature depuis les Grecs, que Zeus et Kronos sont les seuls distributeurs de la source sacrée, et que la poésie moderne n’a désormais plus rien à nous apprendre, ils se le tiendraient pour dit et en profiteraient pour courir un peu plus vite à la Bourse ou aux chemins de fer, mais que pas un d’eux ne le suivrait dans son temple ni dans sa pagode.
V. M. Charles Reynaud7
Lorsqu’on passe de M. Leconte de Lisle à M. Charles Reynaud, il semble qu’on échappe à un pédagogue et qu’on se trouve avec un aimable compagnon de route, doué de la faculté de traduire en beaux vers les impressions du voyage ; ou, pour parler un langage d’une actualité plus pittoresque, il semble que l’on quitte un de ces tableaux de haut style où MM. Édouard Bertin et Aligny reproduisent les lignes grandioses et les formes majestueuses du Poussin, pour se placer devant une de ces toiles que Français et Corot baignent de fraîcheur et de lumière, aimant mieux être vrais que poétiques, ou plutôt sûrs d’être poétiques par cela même qu’ils sont vrais. — Il faut être jeune, a-t-on dit (peut-être l’ai-je dit moi-même), pour faire des vers et pour en lire. — J’accepte la première partie de la phrase, mais non la seconde : il doit y avoir, il y a dans la vie, des moments de détente intellectuelle, de recueillement et de repos après le mouvement et l’effort, où l’âme, se dérobant à ce qui surexcite pour revenir à ce qui apaise, peut encore, malgré le déclin, la fatigue, le ressentiment des vieilles blessures, se rouvrir aux émotions douces et se laisser reprendre au charme de la poésie. C’est alors que le livre du poëte est le bienvenu, et rien ne manque à son attrait si l’on a le bonheur de le lire à la campagne, par une belle matinée de juin, au milieu des paisibles images qui se reflètent dans ses vers. Ces heures charmantes, M. Charles Reynaud me les a données ; je ne le juge plus, je le remercie.
Vous savez que les Italiens et surtout les Italiennes ont un mot pour rendre, en dernier ressort, l’impression qu’on leur cause. Soyez beau, spirituel, célèbre, vertueux, rempli de talent, recommandé par de nombreux succès ; si vous n’êtes pas sympathique, tout est dit : vous êtes condamné sans appel, et il ne vous reste qu’à essayer de vous faire aimer ailleurs. Eh bien ! la poésie de M. Charles Reynaud possède au plus haut degré cette qualité qui domine tout en Italie ; elle est sympathique. Vous prenez son recueil, vous lisez une page, puis deux, puis dix, et vous vous sentez gagné peu à peu, non pas par un de ces entraînements souverains, invincibles, qu’exercent les poëtes de taille homérique, shakspearienne ou dantesque, mais par une douceur secrète, délicate, pénétrante, qui s’infiltre au lieu de s’imposer ; ce n’est pas un aigle qui vous enlève dans ses serres, c’est plutôt un de ces oiseaux familiers qui viennent becqueter à votre vitre un soir d’avril, et vous annoncent l’approche des beaux jours. Voulez-vous un exemple de cette familiarité cordiale qui s’établit entre la muse de M. Charles Reynaud et l’esprit de son lecteur, pourvu que ce lecteur ne soit pas tout à fait momifié par le positif de la vie ? Il vous est arrivé, n’est-ce pas ? dans un de ces beaux soirs d’été où le silence même est une harmonie, de revenir des champs, — il faut aimer les champs pour se plaire avec M. Reynaud, — et de vous asseoir sur un tas de gerbes, l’œil fixé sur un ciel d’azur qu’envahissaient successivement les reflets d’or du soleil couchant, les tons grisâtres du crépuscule et l’ombre constellée de la nuit ? Autour de vous, tout était tranquille ; les bruits s’éteignaient peu à peu, et c’est à peine si vous entendiez çà et là la clochette d’un troupeau attardé, l’aboiement d’un chien de ferme, ou un frémissement d’ailes travers l’espace assombri. Tout à coup, voilà que s’élevait un chant ou plutôt une note douce, régulière, plaintive, mystérieuse, et, malgré vous, votre rêverie s’attachait à ce son monotone qui vous berçait de sa mélancolique uniformité. Qu’était-ce donc ? voix de la terre ou des étoiles, appel furtif d’une âme en peine, plainte d’un oiseau blessé, murmure d’amour ou de tristesse, que voulait-il ? que disait-il ? M. Charles Iteynaud nous l’apprendra : hélas ! cette note, cette plainte, cette harmonie, cette caresse sonore qui s’accordait si bien avec votre rêve, c’était… le chant du crapeau ! Sur ce thème bizarre, mais vrai, le jeune poëte a écrit une pièce délicieuse que je voudrais pouvoir citer tout entière et qui aurait le double avantage de justifier mes éloges et de dédommager de ma prose ; en voici du moins les premières stances :
D’où viennent ces chants si doux,Et cependant si tristes,Que soupirent autour de nousD’invisibles choristes ?
On croit entendre, au bord de l’eau,Pan, le dieu de l’automne,Tirer de sa flûte en roseauCe refrain monotone.
Dans les guérets et dans les boisRésonnent ces chants grêles,On dirait que toutes ces voixSe répondent entre elles.
La mélancolique chansonS’éteint, puis recommence,Et c’est toujours le même sonEt la même cadence.
Mais je vois passer près de moiComme une forme impure !Ah ! je te reconnais, c’est toi,Horrible créature !…
C’est ainsi que M. Charles Reynaud nous associe aux impressions de la vie rustique, et nous y ramène sans cesse par ce côté délicat et tendre des sentiments humains qu’effarouche le tumulte des villes et qui ne se développe librement qu’à la campagne. La Fleur du blé, les Cerises, la Haie, Mars, À une Source, la Ferme à midi, sont des modèles de ce genre aimable, tempéré, qui est la vraie poésie champêtre, c’est-à-dire la nature prise sur le fait, sans enluminure ni périphrase, et communiquant avec l’homme par cet échange immortel où notre âme rend en idées ce qu’elle reçoit en images. À propos des deux dernières pièces que je viens de citer, la Source et la Ferme à midi, il y aurait lieu à une étude, à une comparaison piquante entre le procédé poétique de M. Charles Reynaud et celui de M. Leconte de Lisle ; car je retrouve, ou à peu près, ces deux sujets et ces deux titres dans les Poëmes antiques. Chez M. Leconte de Lisle, le sentiment pittoresque et descriptif, très réel et même très puissant, ne tarde pas à s’agrandir et à s’absorber dans cet idéal olympien qui altère le paysage en le divinisant : la Source touche de près à la Nymphe ; Midi est une sorte de flamme implacable qui ne laisse plus à l’homme qu’un immense anéantissement, une extase immobile et muette à côté des bœufs qui ruminent et des épis qui boivent le soleil : l’âme n’a que le choix ou de s’enfuir ou de se perdre dans cet ensemble de créatures passives, domptées par l’invisible Dieu. Chez M. Charles Reynaud, la source n’a point d’urne ni de naïade ; elle est à nous, nous pouvons nous pencher sur son onde limpide, puis suivre son cours à travers les prairies en fleurs, puis nous attrister avec elle en voyant son frais ruisseau se changer en rivière, traverser une ville qui le souille de ses immondices, et enfin arriver à la mer, goutte d’eau perdue dans un océan, et subissant ses tempêtes et ses naufrages. La ferme à midi, c’est l’heure du repos pour les laboureurs ; c’est une scène agreste et paisible, animée par le travail qui vient de finir et par celui qui va recommencer ; l’homme est là avec les animaux dont il a fait ses auxiliaires et ses amis, le chien, le cheval, le bœuf, groupe familier qu’il conduit et qu’il domine un peu plus loin,
Au seuil de la maison, assise sur un banc,Entre ses doigts légers tournant son fuseau blanc,Le pied sur l’escabeau, la ménagère file,Surveillant du regard cette scène tranquille.
Tout ce monde-là a chaud sans doute, mais une chaleur honnête et modérée qui ne force pas d’avoir recours à Bhagavat. Je n’insiste pas davantage ; on voit assez la différence des deux manières. À quoi bon redire celle que je préfère ? J’aime bien mieux répéter que M. Leconte de Lisle n’en a pas moins un très grand talent.
Il y a autre chose qu’un charmant reflet de la vie rustique dans le volume de M. Charles Reynaud ; il y a de poétiques souvenirs d’un voyage en Orient, — il y a trois petits poëmes, trois gracieux caprices d’antiquaire et d’artiste : Une Fantaisie d’Alcibiade, le Festin de Circé et la Mort de Juliette. Il y a enfin une série de pièces unies entre elles par une même pensée ou plutôt par un même amour, qui forment une sorte de roman en vers, dont l’héroïne, nommée Julie, a été l’Elvire du jeune poëte ; chacune de ces inspirations différentes mériterait une mention à part ; mais il m’a semblé plus opportun de faire ressortir ce qui est l’attrait particulier et l’originalité distinctive du recueil de M. Charles Reynaud, ce que j’appellerais, si j’osais, la campagne humanisée. Tel qu’il est, ce recueil m’a charmé, et j’en recommande de nouveau la lecture à tous ceux qui, après les fatigues d’un hiver laborieux ou mondain, ont besoin d’un air plus frais, d’horizons plus purs, de sensations plus douces. Je tromperais M. Charles Reynaud,-et lui-même ne me croirait pas, si je lui disais que son livre est une de ces œuvres qui font dans la littérature de leur temps une large trouée, bientôt assaillie par la foule enthousiaste des imitateurs et des disciples. Non ; mais, après les grandes dates poétiques, il en est d’autres qui occupent heureusement les intervalles, rompent la prescription, et sont comme des anneaux plus modestes rattachant entre eux les anneaux d’or. Les Épîtres, Contes et Pastorales méritent un des premiers rangs parmi ces aimables intermédiaires. Des recueils comme celui-là et comme deux ou trois autres qui ont paru récemment sont en poésie, entre la glorieuse époque de la Restauration et le poëte inconnu qui entraînera sur ses pas la génération nouvelle, ce que sont en musique les doux accents de Lucia, les mélancoliques soupirs de Bellini, les délicieux refrains d’Auber, entre Guillaume Tell et le musicien à venir qui nous consolera du silence de Rossini.
Trois mois après
Quand j’écrivais ces lignes, Charles Reynaud était plein de vie, de santé, de jeunesse. Tout lui souriait, la poésie, l’avenir, le succès, l’amitié, l’espérance ! Il était presque riche, quoique poëte ; sans un ennemi, quoique rempli de talent. Aujourd’hui, tout cela est brisé, foudroyé, anéanti. Charles Reynaud est mort à trente-trois ans. Que sommes-nous donc entre les mains toutes-puissantes qui nous épargnent ou nous frappent à leur gré ? L’écho de cette jeune poésie qui nous a charmés retentit encore à nos oreilles, que déjà les lèvres qui l’ont murmurée sont scellées et refroidies, que déjà les doigts qui l’ont écrite sont desséchés et roidis à jamais. Ah ! du moins, en face de cet enseignement terrible, affermissons-nous dans le sentiment de notre néant et de notre misère ! Que la mort de ce poëte si bon et si simple, si aimable et si aimé, que cette mort si brusque et si soudaine, soit pour nous une leçon de renoncement, de résignation et de sacrifice !
M. Victor Cousin
I8
D’ordinaire, les amants délaissés ou malheureux appellent la philosophie à leur aide, et lui demandent la résignation ou l’oubli. M. Cousin a fait exactement le contraire : il se console avec une femme charmante des infidélités passagères de la philosophie et de l’éclectisme, et, pour être sûr, cette fois, de n’être ni trompé ni trahi, il va chercher cette femme à deux cents ans de distance. Ne nous en plaignons pas que d’autres sourient de ces amours rétrospectives, de ce sentiment bizarre qui tient le milieu entre l’inquiète tendresse de l’amant et la curiosité passionnée du biographe ; ce sentiment, quel qu’il soit, a produit un chef-d’œuvre.
Car c’est tout simplement un chef d’œuvre que cette Étude sur madame de Longueville. Dans notre aride et maussade métier, quelle bonne aubaine de mettre la main sur un livre où tout élève la pensée, où circule cet air vivifiant et salubre que l’on respire sur les hauteurs, où l’amour du beau se révèle sous ses formes les plus nobles et les plus exquises, où revivent, comme dans leur cadre naturel, les plus grandes figures de notre plus grande époque, sans que le peintre qui les retrace soit un moment au-dessous de cet idéal de beauté, de génie et d’héroïsme qu’éveillent dans nos âmes les noms de madame de Longueville, de Condé et de Corneille ! Aussi ai-je bien envie de me résumer en deux mots admiration et remercîment ; c’est un peu fade, mais que voulez-vous ? Chateaubriand, qui ne péchait pas, que je sache, par excès de fadeur, a demandé pourquoi il n’y aurait pas une critique des beautés comme il y a une critique des défauts, ajoutant, non sans raison, que la première serait plus large et plus féconde que l’autre : cette critique des beautés, ce sera tout mon article sur le livre de M. Cousin.
Quatre phases principales se partagent la vie de madame de Longueville. La première, qui va de 1619 à 1642, est celle qui précède son mariage. Nous la voyons, pieuse et ravissante jeune fille, croître en beauté et en grâce, pencher vers ce couvent des Carmélites, qui doit être un jour son suprême refuge, aller au bal avec un cilice, s’y abandonner, malgré cette sainte armure, au plaisir d’être admirée ; balancer quelque temps entre la vie religieuse et la vie mondaine ; puis se laisser gagner peu à peu par cette atmosphère de bel esprit, de galanterie chevaleresque, de poésie et de roman qui lui convenait si bien ; s’entourer d’un groupe de jeunes personnes presque aussi séduisantes qu’elle-même, dont quelques-unes resteront ses amies, dont quelques-autres deviendront ses rivales ; tressaillir d’enthousiasme au magnifique réveil de cette société française du dix-septième siècle, qui va jeter un incomparable éclat ; accueillir avec un cri d’admiration et de joie les premiers triomphes de son frère, le vainqueur de Rocroy, les premiers accents de son poëte, l’auteur du Cid ; s’associer à toutes les grandeurs, a tous les plaisirs de ce moment unique dans notre histoire, et lui offrir, en sa personne, son type le plus délicieux et le plus parfait : cette phase rayonnante finit au mariage de notre héroïne avec le duc de Longueville.
Ce mariage n’est pas heureux ; le duc de Longueville, deux fois plus âgé que sa femme,
n’a rien qui rachète ce désavantage. Nul ne ressemble moins que lui à un héros de
roman ; il est veuf, il a, de son premier mariage, une fille de dix-sept ans ; il ne
manque pas de magnificence, d’esprit de conduite et de bon conseil, mais tout cela sans
séduction et sans grandeur. Enfin, chose plus grave et plus inexcusable chez un mari
quadragénaire ou plutôt chez tous les maris, il n’a pas même l’esprit et le bon goût
d’être fidèle à la femme charmante qu’on vient de lui sacrifier ; il reste enchaîné au
char de cette coquette célèbre qui s’appelle la duchesse de Montbazon, et à laquelle
j’ai toujours soin de penser lorsqu’on essaye d’humilier devant moi les femmes de mon
temps. Malgré toutes ces excuses préventives, « presque outragée par cette
rivale, mal défendue par un mari qui ne sait pas même être jaloux »
, madame de
Longueville se défend encore ; elle trouve dans sa piété sincère et aussi dans sa fierté
naturelle un recours contre les périls qui l’entourent ; elle se réfugie dans le bel
esprit, cette consolation anticipée ou tardive des cœurs qui n’aiment pas ou qui
n’aiment plus ; elle dicte des lois à l’hôtel de Rambouillet ; elle protège Ménage et
Voiture ; elle prend parti dans la grande querelle des deux sonnets de Job et
d’Uranie ; on dirait qu’elle veut se préserver des grandes passions par de
petits vers : vains efforts ! En 1648, un peu après la magnifique ambassade, ou, si l’on
veut, le magnifique exil de Munster, le duc de Larochefoucauld entre en scène. L’heure
de madame de Longueville a sonné, et M. Cousin se voile la face.
Cette troisième période, la plus sombre, la plus orageuse, va de 1648 à 1654. Nous
sommes en pleine Fronde, et nous avons devant nos yeux une grande dame jouant au jeu
dangereux des émeutes et des révolutions, se laissant entraîner par son amant dans ces
misérables luttes où le grand Condé compromit sa gloire et perdit sept années de son
héroïque jeunesse, sept années qui auraient pu consolider et agrandir l’œuvre de Rocroy
et de Lens. — « L’amour tel qu’on l’entendait à l’hôtel de Rambouillet, l’amour à
la Corneille et à la Scudéry, avec ses enchantements, ses douleurs et ses dangers,
traversé de mille aventures, vainqueur des plus rudes épreuves, et succombant à sa
propre infirmité, s’épuisant bientôt lui-même »
, ainsi ◀commence▶, ainsi finit
cette phase rapide et troublée, qui se termine, en 1654, comme se terminaient alors les
passions coupables ou brisées ; dans la pénitence, la prière, entre les austères
mortifications du Carmel et les mâles leçons de Port-Royal : quatrième et dernière
période, qui ne finit qu’en 1679, avec la vie de madame de Longueville, et qui expie,
par vingt-cinq ans de réparation et de repentir, six ans d’un amour sans gloire, sans
bonheur et sans repos. Ce premier volume de M. Cousin nous laisse au seuil de la Fronde,
en 1649 ou 50 ; dans un second volume, il nous racontera la fin de la guerre civile et
la longue pénitence de sa belle héroïne.
Je ne crois pas que la littérature française compte beaucoup de pages plus limpides et plus fraîches que celles ou M. Cousin retrace l’adolescence de cette jeune fille appelée à une si brillante et si mélancolique destinée, Anne-Geneviève de Bourbon ; il nous la montre tantôt dans sa famille, tantôt aux Carmélites, partagée entre sa vocation religieuse et ces premières images d’héroïsme et de grandeur que personnifiait sous ses yeux le jeune duc d’Enghien, et qui se mêlaient, comme une légende de famille, aux traditions de ces deux illustres races, les Condé et les Montmorency. Aucune recherche n’a coûté à M. Cousin pour repeupler le couvent des Carmélites de la rue Saint-Jacques, tel qu’il était à l’époque où mademoiselle de Bourbon et la princesse de Condé, sa mère, allaient y faire de fréquentes retraites et l’enrichissaient de leurs pieuses munificences. L’éminent écrivain a fouillé les cendres des générations disparues ; il a interrogé de pauvres religieuses, ruines logées dans un débris, derniers restes de cette communauté célèbre, qui, dans les siècles de foi, enlevait au monde les âmes qu’il effrayait, ou lui reprenait celles qu’il avait meurtries. Ces bonnes religieuses ont ouvert à M. Cousin leurs archives et leurs biographies manuscrites, sans se douter qu’elles se trouvaient en présence d’un philosophe cartésien et éclectique, à peu près excommunié par des casuistes de premier-Paris. N’y a-t-il pas quelque chose de touchant et de charmant dans cet échange d’affectueuses démarches et de bienveillant accueil entre ces existences parties de deux points extrêmes, mais réunies par un même amour pour des souvenirs sacrés ? M. Cousin n’a pas été ingrat ; ce qu’il a reçu en documents et en communications authentiques, il l’a rendu en esquisses ineffaçables. Il a fait sortir du demi-jour mystique et légendaire qui les voilait à nos regards les saintes et gracieuses figures de la mère Madeleine de Saint-Joseph, de la sœur Marie de Jésus, de Marie-Madeleine, de la mère Agnès de Jésus-Maria, c’est-à-dire de mademoiselle de Fontaines, de la marquise de Bréauté, de mademoiselle Lancri de Bains, et de mademoiselle de Bellefonds : âmes d’élite, femmes supérieures, qui furent les premières compagnes de mademoiselle de Bourbon !
C’est le 18 février 1635 (elle avait alors seize ans) que les plaisirs du monde, le bonheur de plaire, l’enivrement du succès et des hommages, se révélèrent à mademoiselle de Bourbon dans un bal où elle se laissa traîner en victime, et d’où elle sortit en conquérante et en souveraine. À dater de cet instant décisif, sa vie devient un peu plus profane, et son historien se fait profane avec elle. Du couvent de la rue Saint-Jacques, nous passons à l’hôtel de Rambouillet ; des sœurs ou des mères Marie-Madeleine ou Agnès de Jésus-Maria, nous arrivons à madame de Sablé, à Ménage et à Voiture. Il y a là un délicieux chapitre d’histoire littéraire, où l’hôtel de Rambouillet est apprécié d’une façon magistrale, et comme il doit l’être par les hommes sérieux. Depuis quelque temps, on le sait, une réaction s’est accomplie en faveur de cet hôtel célèbre : la rage de dénigrement et de pessimisme qui s’attache, chez certains censeurs moroses, à toute la littérature moderne, a naturellement reporté les esprits vers ce qui en diffère le plus, vers le fameux salon bleu de Julie d’Angennes, et ce genre précieux dont il fut le modèle le plus accompli. Des gens qui ne daigneraient pas s’arrêter un instant à la prose et aux vers de nos plus fins romanciers et de nos meilleurs poëtes, qui traitent de frivolités malsaines ou maladives tout ce qui s’écrit aujourd’hui, s’extasient devant un sonnet de Benserade ou de Voiture, un quatrain de Sarrasin ou de Bois-Robert, un madrigal de Godeau ou de Ménage ; et même, tant est grande cette idolâtrie du passé ! ils laissent entendre, à demi-voix, que La Calprenède et Scudéry ne sont pas à mépriser. Le dirai-je ? Je trouve M. Cousin lui-même trop indulgent pour cet affreux côté de la littérature d’avant Molière et Boileau. Il était digne de l’homme qui nous a peint en traits admirables Condé et Corneille, Descartes et Pascal, l’héroïsme militaire et l’héroïsme intellectuel, de faire justice de ces ridicules fadeurs, et de nous montrer que c’est en échappant à leur influence que les grands hommes de cette époque ont conservé intacts leur génie et leur gloire. Toutefois cette indulgence de M. Cousin a un motif et une excuse ; ce qui domine tout pour lui, c’est madame de Longueville ; or elle a régné à l’hôtel de Rambouillet : tout en ayant le bon goût de trouver Chapelain ennuyeux et Scudéry insupportable, elle agréait leurs hommages : Godeau, l’évêque de Grasse, lui adressait des lettres spirituellement entortillées, à demi dévotes, à demi galantes. Tous les beaux esprits de céans étaient ses adorateurs ; adorateurs commodes dont la passion s’exhalait en vers détestables, et qui n’effarouchent la jalousie de personne, pas même celle de M. Cousin : plus tard, il se montrera moins accommodant et moins traitable ; c’est qu’il s’agira du véritable amant et du véritable homme de génie.
Mais, si je me permets de trouver M. Cousin trop indulgent pour ces poésies galantes où des Trissotins antidatés célébraient les attraits, les appas de madame de Longueville et de ses belles amies, si j’en veux surtout à ces citations qui dérobent à son livre des pages que sa prose remplirait bien mieux, il y a dans ce livre deux sentiments, j’allais dire deux cordes qui vibrent d’une façon merveilleuse et que je ne me lasse pas d’admirer : c’est le sentiment de la beauté, représenté par madame de Longueville, et celui du génie guerrier, des grands intérêts de la France, représentés par Richelieu, et surtout par Condé.
M. Cousin nous dit, dans une préface émouvante et attristée :
— « L’âge arrive, le ciel s’assombrit ; nous nous devons à de plus sérieuses
pensées. »
— On ne le croirait pas, à voir tout ce qu’il a de jeunesse, de
tons chauds et riches, d’ardeur intime et contenue, chaque fois qu’il aborde le portrait
de son héroïne et des belles personnes qui l’entouraient. Si l’on ne savait que
M. Cousin a écrit sur le Beau des pages qui ont immédiatement acquis parmi les artistes
une autorité souveraine, on s’étonnerait de rencontrer un philosophe si bien renseigné
sur ce chapitre délicat, et sachant si bien ce que doit être une femme pour être tout à
fait belle. D’abord, il ne peut pas souffrir les femmes maigres, « ces frêles
poupées qui déguisaient sous de gigantesques paniers des formes absentes, coquettes
dépravées ou étiolées, bonnes tout au plus à tenir tête aux héros de Rosbach et aux
colonels brodant au tambour »
. Ce qu’il lui faut, c’est la femme alliant la
force à la grâce, telle qu’on la devinerait chez la Vénus de Milo, la Psyché de Naples,
et, en général, chez les statues antiques, si ces types de beauté féminine laissaient
quelque chose à deviner. Aussi quel courroux lorsque des hérétiques ont osé prétendre
que madame de Longueville manquait d’embonpoint ! Encore une fois, ne nous plaignons
pas : c’est cette vivacité passionnée qui répand un tel charme sur l’œuvre de M. Cousin.
Il est philosophe, c’est vrai ; mais, comme Platon, son maître, il est aussi artiste et
poëte. Les muses se sont inclinées sur son berceau ; les abeilles de l’Hymette ont susurré près de ses lèvres ; il a été touché d’un de ces rayons du ciel
d’Athènes qui éclairent et colorent tout, horizons, monuments et rivages ; poésie
vivante, commentaire immortel d’une poésie immortelle.
Quelle grâce enchanteresse dans le groupe de ces jeunes compagnes de madame de Longueville : mademoiselle de Rambouillet, mademoiselle de Brienne, mademoiselle de Montmorency-Bouteville, mesdemoiselles du Vigean ! Quel ravissant chapitre de roman que l’épisode des pures et fraîches amours de mademoiselle Marthe du Vigean, la plus jeune des deux sœurs, avec le héros de Rocroy ! Et plus tard, lorsque cette délicieuse aurore a fait place à un beau jour où se glissent déjà quelques nuages, lorsque madame de Longueville, dans tout l’éclat de ses triomphes, un peu coquette, vertueuse encore, ◀commence▶ à soulever contre elle les envieux, les médisants et les rivales, quel art, quel talent de mise en scène, quelle émotion pathétique et croissante dans le récit de ce tragique duel de Coligny et de Guise, qui inaugura la phase orageuse et coupable de cette belle vie ! « Qui donc a appris à M. Corneille la politique et la guerre ? » disaient les hommes d’État et les généraux de son temps. Je dirais volontiers : « Qui donc a appris à M. Cousin à raconter un duel mieux que M. Mérimée, à comprendre le beau mieux que Pradier, à pénétrer le cœur des femmes mieux que M. de Balzac ? » Il est vrai qu’il me faudrait demander en même temps qui lui a appris à écrire aussi bien que Pascal et La Rochefoucauld, et ces questions-là me mèneraient trop loin.
La Rochefoucauld ! Je viens de nommer le rival, l’ennemi intime du biographe de madame de Longueville. Son ressentiment contre lui est si vif, qu’il lui fait oublier, non seulement l’impartialité historique, mais même cette perfection et cette harmonie de composition, si remarquable dans les autres parties de son ouvrage. Lisez la page 54 de sa belle introduction, et passez de là à la page 545 ; vous verrez que M. Cousin n’a pas craint de se répéter et de reproduire les mêmes citations pour faire mieux ressortir les torts du grand coupable ; il cite deux fois un fragment des Mémoires de la duchesse de Nemours, deux fois un passage de madame de Motteville, deux fois un morceau de La Rochefoucauld lui-même, et, de cette négligence, peut-être volontaire, il résulte que le lecteur le plus superficiel, le moins attentif, est forcé de savoir tout ce que l’auteur des Maximes a mis d’égoïsme, d’ambition personnelle et de froid calcul dans sa liaison avec madame de Longueville. Ce que M. Cousin s’attache surtout à prouver — et il y réussit — c’est que ce ne fut pas le désir de plaire à madame de Longueville qui jeta La Rochefoucauld dans la Fronde, mais le dévouement absolu de madame de Longueville à son amant, qui l’y précipita elle-même, et fit d’elle l’héroïne de ces rébellions funestes. Sans entrer tout à fait dans ces exagérations passionnées, et en admettant qu’il y ait des moments où l’esprit de révolte passe dans l’air et emporte les imaginations et les âmes, il faut reconnaître que le sentiment national et la grande politique, celle qui cherche avant tout l’intérêt et la gloire du pays, n’ont jamais parlé un plus magnifique langage que dans les pages où M. Cousin énumère avec un frémissement de douleur et de regret les résultats de cette désastreuse guerre : le plus pur et le plus noble sang de la France inutilement répandu ; l’accroissement de notre territoire, rêve de Richelieu et de Mazarin, brusquement arrêté ; le grand Condé, âgé de trente ans à peine, tournant contre le trône cette victorieuse épée qui aurait pu ajouter tant de sœurs aux journées de Lens et de Rocroy. Condé surtout, chaque fois qu’il revient au premier plan de cette histoire, inspire à M. Cousin de mâles et austères accents ; il gémit des éclipses de sa fidélité et de son génie, comme il gémit des taches qui ternissent la beauté et la vertu de madame de Longueville ; il s’est si bien identifié avec ses deux héros, que la réputation de l’une et la gloire de l’autre finissent par lui appartenir, et que l’on ne saurait y porter atteinte sans le frapper lui-même dans ses plus chères tendresses, dans le plus vif et le plus profond de son cœur. C’est pour cela que la Rochefoucauld lui est odieux ; il a contribué à égarer ces deux nobles âmes ; il a pris part à cette Fronde qui a amoindri la France et préparé peut-être les révolutions lointaines ; il a été cause que le grand Condé a perdu l’occasion de dix victoires, et que madame de Longueville a été infidèle à la royauté, à son mari… et à M. Cousin.
Voilà la principale inspiration de ce livre ; il en est peu de plus belles. Si je fais bon marché de cette petite rancune d’amoureux qui anime l’éminent biographe contre son illustre prédécesseur, il reste ce qui est la vie même et l’inattaquable honneur de cet ouvrage ; il reste un sentiment historique d’une élévation admirable, un culte fervent pour la gloire et la grandeur de la France, soit qu’elles se personnifient dans la politique de Henri IV, de Richelieu et de Mazarin, soit qu’elles éclatent dans les victoires de Condé et de Turenne, soit qu’elles se révèlent dans les œuvres de Descartes, de Corneille et de Bossuet ; il reste enfin une haine ardente contre l’anarchie, contre ces passions destructives qui exploitent la misère et le mécontentement du peuple, contre ces désordres qui corrompent l’esprit national et préparent le despotisme en déshonorant la liberté. Que de réflexions mélancoliques a dû faire M. Cousin lorsqu’il a écrit ces pages si vraies et encore si actuelles, lorsqu’il a précisé cette première date, j’allais dire ce chiffre cabalistique, des souffrances et des agitations populaires exploitées par des ambitieux et des anarchistes : Février 1648 !
M. Cousin, malgré les chagrins que lui causent la Fronde et ses héros, s’est passionné
pour l’époque qui précède
cette date fatale, et qui comprend Rocroy, Lens,
Nordlingen, le Discours sur la Méthode, les Provinciales, le Cid, Horace, Cinna. Selon lui, c’est le
moment où le génie de la France atteignit à son apogée ; c’est le vrai dix-septième
siècle, et le reste n’a été que le siècle de Louis XIV. Peut-être ses préférences
l’ont-elles rendu un peu injuste ; peut-être eût-il été d’une meilleure critique
littéraire de ne pas établir une séparation aussi marquée entre cette première période
et celle où s’épanouirent, dans toute leur maturité et toute leur perfection, Molière,
La Fontaine, madame de Sévigné, Racine, Bossuet, Bourdaloue, Fénelon, et un peu plus
tard La Bruyère. La décadence (ce mot devrait-il jamais se mêler à ces noms ?) ne
◀commence▶ qu’à Fontenelle, c’est-à-dire au moment où la langue s’aiguisa davantage, où le
trait d’esprit prévalut, où le style, au lieu d’être l’expression simple, la vibration
sincère d’une grande pensée dans un grand cœur, songea un peu trop à lui-même, et essaya
de se préférer à ce qu’il avait à exprimer. Depuis, nous en avons vu bien d’autres qui
doivent nous rendre très indulgents, même pour Fontenelle ; mais enfin, quand on est
soi-même un maître, quand on écrit un livre destiné, à son tour, à devenir classique, il
n’est peut-être pas bien sage de créer ainsi deux siècles dans le grand siècle, et de
nous dire que le second, celui de Louis XIV, « a substitué, en tout genre, la
simplicité à la naïveté, la noblesse à la grandeur, la dignité à la force, l’élégance
à la grâce »
. — Ne vaudrait-il pas mieux voir dans ces transformations et cet
assouplissement successifs l’effet naturel de la marche du temps, le progrès de la
civilisation littéraire, de la recherche du beau, de la perfection du langage,
s’exerçant sur des génies de même race et de même trempe ?
Oui, c’était un beau temps que celui-là ; c’était une noble époque que celle où l’on recevait un bulletin de victoire, et où cette victoire s’appelait Lens ou Rocroy ; celle où l’on allait le soir au théâtre, et où l’on en rapportait Cinna ou Polyeucte ; celle où Descartes inaugurait une philosophie nouvelle, alliance (toujours un peu troublée) de la raison et de la foi ; celle où Pascal prenait la plume, d’abord comme le plus éloquent des pamphlétaires, ensuite comme le plus sublime des penseurs ; celle où le réveil de l’esprit français longtemps entravé par les guerres civiles et les déchirements de la monarchie, avait pour personnifications et pour interprètes les généraux les plus braves, les femmes les plus belles, les grands seigneurs les plus brillants, les plus hardis cavaliers, les plus généreux poëtes, les plus magnifiques écrivains ; la première impression, lorsqu’on se reporte vers ce temps sur les traces de M. Cousin, et que l’on revient ensuite au nôtre, est de se sentir humilié et attristé. « Qu’ils étaient grands, et que nous sommes petits ! » murmurons-nous tristement, en songeant à ce qu’on était alors, et à ce que nous sommes.
Eh bien, là encore il y a un peu d’injustice, et je n’en voudrais pour preuve que ce livre même. Permettez-moi, avant de finir, ce court plaidoyer pro domo mea ; l’humilité est une vertu, l’humiliation est un malheur : gardons l’une, et tâchons d’amoindrir l’autre.
D’abord, et pour ◀commencer▶ par le commencement, je n’admets pas, dût-on me taxer d’un ridicule chauvinisme, je n’admets pas que nous ayons dégénéré sous le rapport de l’héroïsme et de la bravoure militaires. Les Changarnier, les Bedeau, les Lamoricière, les Canrobert, valent à mes yeux ces intrépides lieutenants de Condé, Gassion, La Moussaye, Châtillon, Sirot, qui l’aidaient à gagner des batailles. L’épée de la France peut se reposer, mais elle ne se brise ni ne s’émousse jamais ; et, s’il y avait doute, j’en appellerais au besoin à ce passage si honorable et si touchant que le souvenir de Chantilly et de son dernier propriétaire a inspiré à M. Cousin.
Et les femmes ! Pourrait-il y avoir aujourd’hui des existences comme celles de cette duchesse de Montbazon, de toutes ces coquettes célèbres qui déshonoraient l’amour, dégradaient la galanterie, avilissaient leurs amants en s’avilissant elles-mêmes, trafiquaient de leurs charmes malgré leur blason, ne reculaient devant aucune perfidie et rivalisaient de vénalité et d’astuce avec les fameuses courtisanes ? De telles créatures aujourd’hui seraient-elles possibles ? Il n’y en a plus, il ne peut plus y en avoir, ni à la cour, ni à la ville, ni chez le duc, ni chez le prince ; si, par extraordinaire, on y rencontrait une femme qui offrît quelques traits lointains de ressemblance avec celles dont je parle, un cri général, le cri de la morale publique outragée et vengeresse, protesterait contre cet anachronisme en jupons et en falbalas !
Et les évêques ! Sans manquer de respect à ceux d’il y a deux cents ans, croyez-vous que monseigneur Dupanloup, par exemple, à qui il serait si facile de faire ses preuves de bel esprit, n’est pas mieux dans son état, dans la vraie pensée de l’Église, dans les saints et sérieux devoirs de l’épiscopat, que cet évêque de Grasse, coquetant avec toutes les Philamintes, désertant son diocèse pour l’hôtel de Rambouillet, et se croyant quitte envers sa sinécure épiscopale moyennant quelques banalités mystiques mêlées à des préciosités galantes ?
Et les gens de lettres ! Ceci nous touche de plus près ; M. Cousin cite une phrase
cruelle de son héros, qui me servira à expliquer ma pensée. « Voiture, disait le
grand Condé, serait insupportable s’il était de notre condition. »
Quel mot ! Rapprochez-le des dédicaces de Corneille, et dites-moi si
l’écrivain de nos jours, universellement respecté pourvu qu’il se respecte lui-même,
traité d’égal par les hommes les plus distingués pourvu qu’il ne se croie pas leur
supérieur, ne devant qu’à lui-même son aisance pourvu qu’il ne veuille pas être
millionnaire, n’a pas une situation mille fois préférable à ces pauvres auteurs, beaux
esprits ou vrais génies, qui faisaient partie de la maison d’un grand seigneur, qui
figuraient tantôt parmi les curiosités de son salon, tantôt parmi les décorations de son
antichambre ; qui étaient forcés de répondre à des pensions médiocres par de basses
flatteries ou des louanges hyperboliques, et que l’on ne tolérait qu’à la condition de
leur rappeler sans cesse qu’on gardait toujours le droit de les mettre à la porte ? Je
sais bien qu’il y a, de nos jours aussi, quelques écrivains que la société a fini par
traiter un peu en bouffons et en grotesques ; mais à qui la faute ? Aux mœurs du temps
ou au ridicule particulier de l’individu ?
Il y a encore dans ma comparaison une nuance qui me semble plus délicate et plus intime ; que n’a-t-on pas dit, que n’avons-nous pas dit nous-même, pendant ces dernières années, de ces écrivains illustres qui se sont faits les historiographes des amours de leur jeunesse, qui ont trahi, dans leurs Mémoires, dans leurs Confidences, des secrets de cœur, des noms, des souvenirs, des images, destinés à rester éternellement ensevelis dans le coin le plus fermé et le plus sacré de leurs âmes ? Je ne les justifie pas, à Dieu ne plaise ! Mais que direz-vous de ce grand seigneur, de cet écrivain duc et pair, de ce modèle de galanterie chevaleresque, de ce La Rochefoucauld enfin, immortalisé par un chef-d’œuvre, devenu dans sa vieillesse l’idole de deux adorables femmes, resté, après tout, une des gloires de la France, et qui nous raconte tout au long ses amours avec la plus grande dame de son temps, ne déguisant aucun nom propre, et nous faisant part, non pas de ces entraînements passionnés qui ennoblissent tout, mais de ces froids calculs qui aggravent la faute et souillent l’aveu ? De quel côté vous semble-t-il qu’il y ait le plus de convenance, de délicatesse et de loyauté ?
Vous le voyez, les hommes se ressemblent plus qu’on ne le croit, les siècles diffèrent moins qu’on ne le dit. Il n’y a, je l’avoue, dans mon parallèle, dans mon essai de réhabilitation du présent aux dépens du passé, qu’un point qui m’embarrasse : c’est le rapprochement des livres de ce temps-là avec les livres de ce temps-ci. Mais que M. Cousin me pardonne d’avoir omis cette différence ! En le lisant, je l’avais oubliée.
« À la gloire de madame de Longueville, nous dit-il en terminant son introduction, il n’a manqué que la voix de Bossuet. Si l’incomparable orateur qui avait consacré à Dieu Louise de la Miséricorde, et qui plus tard égala la parole humaine à la grandeur des actions de Condé, s’était aussi fait entendre aux funérailles d’Anne de Bourbon, les lettres chrétiennes compteraient un chef-d’œuvre de plus, dont l’Oraison funèbre de la princesse Palatine peut nous donner quelque idée, et le nom de madame de Longueville serait environné d’une auréole immortelle. »
Cette auréole ne manque plus à madame de Longueville ; au lieu d’un orateur sacré, dont le langage eût été peut-être trop solennel pour notre siècle d’égalité, elle a rencontré un historien de génie qui a parlé d’elle en amant, en artiste, en poëte, et qui élève a sa gloire un monument impérissable.
II9
Les jeunes gens d’aujourd’hui, dont le temps se passe à entrer le matin chez Tortoni pour y effleurer d’avance les nouvelles d’Orient, à aller ensuite faire un tour à la Bourse pour s’y extasier ou s’y attendrir sur le sort des Mouzaïa ou des Crédit foncier, puis à jouer une partie de whist dans un club quelconque, et enfin à fumer un cigare chez une Marco ou une Marguerite Gautier de leur connaissance, — ces jeunes gens souriraient, j’en suis sûr, si on essayait de leur peindre l’ardeur enthousiaste avec laquelle nous nous pressions en foule, pendant ces belles années de la Restauration, autour des chaires de nos trois illustres maîtres, MM. Villemain, Guizot et Cousin. Que cet amour passionné des travaux et des plaisirs de la pensée ait fini, comme bien d’autres amours, par des mécomptes et des fautes ; qu’à cette phase d’épanouissement et d’initiation fervente en ait succédé une seconde, plus fébrile, plus fantasque, plus déréglée, où se sont éparpillées et appauvries les richesses de la première ; que nous ayons, en un mot, très peu tenu après avoir trop promis, c’est ce que nous sommes forcés d’avouer en toute humilité. Et pourtant il y avait là quelque chose de beau, de noble, de vivace comme ces facultés de l’âme où s’agitaient alors tant de germes féconds et de généreux désirs ; et, vingt-cinq ans plus tard, il doit être permis à un de ceux qui tressaillirent aux accents de ces voix éloquentes, de saluer le penseur éminent, le grand prosateur, l’admirable artiste qui n’a désespéré ni de son temps ni de ses idées, qui, dans l’espace de moins d’une année, vient de publier, sur des sujets bien différents, deux livres également beaux, et de qui l’on peut dire peut être ce que lui-même a dit de Pascal, que, si le philosophe en lui a des supérieurs, l’écrivain n’en a pas.
Puisque j’en suis à évoquer ces souvenirs, — la causerie a ses privilèges, et c’est le propre du déclin de l’âge d’aimer à remonter le cours des années, — il faut que je fasse encore un aveu tardif. Lorsque M. Villemain nous parlait de la littérature dans cet irrésistible langage dont rien n’a dépassé le charme et la grâce, lors même que M. Guizot déroulait devant nous, de sa parole austère et magistrale, les grandes lignes de l’Histoire, nous applaudissions parce que nous comprenions. Mais avec M. Cousin, il nous arrivait parfois ce qui arrive aux dévotes quand elles entendent un sermon trop relevé : nous admirions d’autant plus que nous ne comprenions pas toujours ; et ne croyez pas que ceci soit une épigramme contre le maître ou contre l’auditoire ! Non : s’il y avait dans le fond même de l’enseignement de M. Cousin, dans les sujets de ses leçons, dans ces matières ardues devant lesquelles l’esprit se trouble ou se lasse, quelque chose qui échappait, de temps à autre, à notre étourderie ou à notre ignorance, nous étions saisis, subjugués, entraînés par le côté extérieur de cette analyse philosophique, par ce don merveilleux de répandre sur des idées abstraites la chaleur et la vie, par cette magnétique puissance qui faisait pénétrer en nous, sinon l’intelligence complète, au moins le sentiment sincère de ce que nous écoutions avec une attention profonde et une juvénile sympathie.
Eh bien ! aujourd’hui que M. Cousin publie cette première partie de ses leçons avec ces mille perfectionnements de détail qu’apportent à un esprit supérieur la réflexion et le temps, j’ai presque envie de faire pour sa parole écrite ce que nous faisions alors pour son œuvre parlée ; j’ai presque envie de supposer, et il ne me faudra pas pour cela un grand effort d’imagination, — que je ne comprends pas parfaitement la partie scientifique de son livre, et que d’ailleurs mon métier de causeur n’est pas de m’appesantir sur le moi et le non moi, sur la cause et la substance, sur le fini et l’infini, sur toutes ces questions spéciales où M. Jourdain eût probablement trouvé trop de brouillamini et de tintamarre. Ma tâche se bornerait alors à rendre de mon mieux l’impression générale que je garde de l’enseignement de M. Cousin dans cette portion plus accessible qui le rattache à l’idée du beau, aux notions de l’art, aux grands problèmes de la destinée humaine ; puis à indiquer ce que l’ensemble de ses doctrines a d’élevé et d’incomplet, à en discuter les inconvénients et les avantages, à rechercher le bien qu’il a pu faire, les périls qu’il a dû côtoyer ; et, après ces réserves nécessaires, à rendre un nouvel et infatigable hommage à ces qualités de pensée et de style qui, dans la critique comme dans l’histoire, dans la biographie comme dans l’exposition philosophique, font de M. Cousin l’exemple et le modèle des écrivains de son temps.
Quatre grands systèmes, on le sait, ont été tour à tour examinés, analysés et battus en
brèche par l’illustre professeur : le sensualisme, l’idéalisme, le scepticisme et le
mysticisme. Historien de la philosophie plutôt que fondateur d’une philosophie nouvelle,
il a démontré avec cette force et cette transparence qui n’appartiennent qu’à lui, à
quels égarements et à quels abîmes ces quatre systèmes venaient aboutir. Seulement — et
c’est là que ◀commencent▶ les points discutables — au lieu de faire de cette
polémique victorieuse un motif pour proclamer le vide et le néant de toute doctrine
philosophique qui ne s’appuie pas sur la Révélation et la Foi, il a pactisé, pour ainsi
dire, avec ces ennemis qu’il venait de vaincre. Il a affirmé la nécessité de leur
passage dans le monde, non pas pour glorifier, par le spectacle de leur stérilité et de
leur impuissance, les vérités immortelles, mais parce que, se combattant mutuellement,
chacun d’eux prouvant la fausseté des trois autres et renfermant en outre des parcelles
de vérité relative, il en résultait une bonne philosophie formée des débris des
mauvaises, une vérité philosophique, vivant de l’exclusion ou plutôt de l’équilibre des
erreurs ; si bien que pas une de ces erreurs, qui, prises en elles-mêmes, s’écroulaient
sous le raisonnement le plus simple, n’avait été inutile à l’ensemble et au progrès de
la science, et qu’en supprimer une seule, c’était détruire tout l’édifice. Voilà ce
qu’on a appelé l’éclectisme, et ce qui, en un temps d’opposition passionnée et de
discussion ardente, devait fatalement amener dans les idées spéculatives et
métaphysiques le même désordre que le libéralisme amenait dans les idées politiques et
pratiques. Aujourd’hui M. Cousin proteste contre cette qualification d’éclectique que le
public s’obstine à attacher à sa méthode et à son nom. — « Nous le déclarons,
nous dit-il, l’éclectisme nous est bien cher sans doute, car il est la lumière de
l’histoire de la philosophie ; mais le foyer de cette lumière est ailleurs.
L’éclectisme est une des applications les plus importantes de la philosophie que nous
professons, mais il n’en est pas le principe. Notre vrai principe, notre vrai drapeau,
est le spiritualisme. »
Oui, spiritualisme ! M. Cousin a le droit d’inscrire ce noble mot en tête de son nouveau volume, et d’en couvrir, comme d’une égide, ce qui a pu paraître autrefois hasardé ou dangereux dans quelques-unes de ses conclusions. Le spiritualisme circule à pleines bouffées dans toutes ces pages, dissipant de son souffle pur et salubre les nuages et les brouillards. C’est assez pour qu’on accepte ce livre comme un terrain neutre où l’orthodoxie peut tendre la main au philosophe et signer avec lui un traité de paix. C’est assez pour qu’elle se contente de rappeler rapidement, comme dans une de ces transactions qui terminent un long procès, ces deux points litigieux qui la séparaient de lui : l’erreur légitimée dans l’histoire de la philosophie, participant à ses progrès, à sa grandeur, à sa vie, et composant une vérité d’une collection de mensonges, et, ce qui est plus grave encore, la philosophie ayant une origine et une existence indépendantes de la religion, dispensée de s’appuyer, pourvu qu’elle la respecte, traitant avec elle de puissance à puissance, et marquant, pour ainsi dire, le second âge, l’âge viril de l’humanité, après l’âge de minorité et de tutelle. M. Cousin, averti par l’expérience, éclairé par ce flambeau du spiritualisme dont la flamme tend sans cesse à monter vers le ciel, a sincèrement modifié, nous le savons, ce qu’il y avait de blessant pour la Foi catholique dans ces deux aspects de sa doctrine, et, si nous les indiquons une fois encore, c’est pour pouvoir nous livrer, en toute sécurité de conscience, au plaisir de l’admirer et de le louer.
Ainsi dégagé de tout souvenir importun et de toute fâcheuse équivoque, ce livre du Vrai, du Beau, du Bien, nous apparaît comme un magnifique fragment de philosophie platonicienne et cartésienne ; mais d’un Platon illuminé par les clartés de l’Évangile, d’un Descartes ayant traversé deux siècles de contrôle et de lutte, et ajoutant aux perspectives naturelles de son génie les conquêtes de la critique moderne. C’est par Platon et Descartes, ses deux maîtres, que M. Cousin se lie si étroitement aux deux époques où l’idée du beau a le plus vivement saisi les intelligences humaines, et s’est le plus énergiquement révélée dans les œuvres d’art. Qu’on lise ses leçons sur le Beau dans l’esprit de l’homme ; le Beau dans les objets ; l’Art ; les différents Arts, et surtout l’Art français au dix-septième siècle 10 : il y a là tout un corps de doctrines qui échappe, Dieu merci ! aux obscurités, aux contradictions, aux écueils de la philosophie proprement dite, qui n’est que la glorification de l’esprit aux dépens de la matière, et que tous les écrivains, tous les artistes contemporains devraient prendre pour catéchisme et pour code. À trente ans de distance, ces pages auront eu deux actualités bien diverses et également frappantes. Lorsqu’elles parurent pour la première fois, elles concoururent à la réaction de l’art nouveau contre la littérature du dix-huitième siècle et celle de l’Empire, en même temps que les leçons purement philosophiques de M. Cousin réagissaient (ne l’oublions jamais !) contre le sensualisme expirant de Condillac, de Cabanis et de Destutt de Tracy : elles s’associèrent aux brillantes leçons de M. Villemain pour agrandir et assouplir le cadre un peu étroit de l’art français, et surtout pour faire du spiritualisme le mot d’ordre de cette jeune littérature qui fleurissait tout à coup sur les ruines de la glaciale ou sensuelle poésie de Thomas et d’Esménard, de Delille et de Parny. Quelles n’eussent pas été les magnificences et les grandeurs de cette littérature, si elle se fût tenue à ce point si élevé et si sage que lui indiquaient ces deux maîtres, et si elle eût considéré sa tâche, non pas comme une révolution à faire, mais comme une province nouvelle à conquérir et à féconder ! À quels hommages n’aurait-elle pas droit aujourd’hui, si elle était restée fidèle à la pensée de ses précurseurs, à ces sources vives où ils l’avaient trempée, le premier jour, pour la rendre forte et saine, originale et hardie ! Hélas ! vous savez ce qui est advenu, et à quels excès de fantaisie matérialiste et grossière est arrivée cette école dès la seconde génération. Ce qui, dans les leçons de M. Cousin, ressemblait à l’initiation, au préambule éloquent de cet art tout frémissant de promesses et d’espérances, ressemble maintenant à une protestation douloureuse contre ses apostasies et ses déchéances, et puise un second à-propos dans ce triste contraste entre de splendides débuts et une honteuse fin. Cette doctrine si haute, cette prose si limpide et si belle, se levant brusquement au milieu des lecteurs de M. Eugène Sue, nous font l’effet d’un Condé ou d’un Turenne sortant de leurs tombes et apparaissant tout à coup aux combattants dégénérés d’Oudenarde et de Ramillies.
Condé ! Turenne ! Le beau moment du dix-septième siècle dans la guerre et les lettres ! Je viens de nommer l’objet des prédilections constantes de M. Cousin. Qui n’a encore présente à l’esprit sa monographie passionnée de madame de Longueville ? Son beau chapitre sur l’Art français au dix-septième siècle est le complément anticipé de cette magnifique étude historique ; l’auteur y passe en revue, avec une complaisance mêlée de regret, ce groupe immortel de prosateurs, de poëtes et d’artistes, qui s’épanouirent comme une gerbe d’or pendant ces radieuses années ; il écrit, en se jouant, au sujet de leurs chefs-d’œuvre, un chef-d’œuvre de critique, et cela à propos des peintres et des architectes comme des gens de lettres ; à propos de Lesueur, de Poussin, de Claude Lorrain, de Philippe de Champagne, de Puget et de Le Nôtre, comme de Corneille, de Molière, de La Fontaine et de Racine ; tant il est vrai que l’intelligence, une fois à de certaines hauteurs, domine tout, et embrasse de ses serres puissantes tout ce qui plane à sa portée ! Chez ces hommes si différents, dans ces œuvres si diverses, M. Cousin nous signale un même principe de vitalité et de vigueur, l’âme régnant en souveraine, le fond maîtrisant la forme, la conception primitive et originale se préférant, sans pourtant lui nuire, à l’exécution matérielle. C’est à cette échelle de proportion entre les ouvrages de l’esprit que M. Cousin mesure ses admirations et ses sympathies. Là où il trouve la préoccupation littéraire trop visible, le sentiment de la perfection extérieure empiétant sur le foyer intérieur de l’inspiration et de la pensée, l’homme commençant à s’absorber dans le littérateur, il admire encore, mais avec moins de plénitude et d’abandon ; c’est pour cela que, dans cette glorieuse époque dont il est si noblement épris, il sacrifie un peu trop peut-être la seconde phase à la première, la phase de maturité à celle de création. Qu’il prenne garde ! La destinée des maîtres est souvent d’être exagérés et compromis par leurs disciples. Le paradoxe ingénieux, délicat, spécieux, qui, sous la plume des uns, n’est que le côté subtil ou mobile d’une vérité, devient sous la plume des autres un gros sophisme que les gens de bon sens sont tentés de prendre pour une gageure.
Au temps de ses imprudences philosophique, M. Cousin eut des disciples qui renchérirent sur cette émancipation de la philosophie, succédant à la religion sans être tenue de s’y rattacher ou de s’y soumettre, et exposèrent l’ensemble de la doctrine à de justes anathèmes en écrivant le fameux article : « Comment les dogrnes finissent. » Aujourd’hui M. Cousin déclare préférer l’époque de Descartes, de Pascal et de Corneille à celle de Racine, de Boileau et de Fénelon ; et voici M. Eugène Despois qui, dans un article fort spirituel d’ailleurs11, et sur lequel j’aurai occasion de revenir, nous prouve qu’il n’y a pas eu, sous le règne de Louis XIV, un seul écrivain de génie, et ne laisse pas à ce grand roi une pierre de son piédestal, un rayon de son auréole.
En opposant la philosophie spiritualiste au sensualisme, la littérature des idées à celle des sens, la morale du devoir à celle de l’intérêt, en plaçant sous cette invocation à la fois une et triple sa théorie du Vrai, du Beau et du Bien, en conviant la génération nouvelle à des études fortes, à de nobles ambitions, à une vie austère, à tout ce qui élève l’âme, M. Cousin voudrait évidemment que cette génération, encore incertaine de son avenir et de ses voies, fît un pas décisif en arrière, et renouât la grande tradition cartésienne qu’ont tour à tour brisée les frivolités du dernier siècle et les orages du nôtre. Infuser dans nos veines appauvries un peu de ce sang généreux qui coulait à Rocroy, montait au visage du vieil Horace et de la veuve de Pompée, échauffait de ses ardeurs héroïques le génie politique ou guerrier, philosophique ou littéraire de ce moment unique dans notre histoire, nous arracher à l’égoïsme et aux mollesses de la vie commode, aux énervantes langueurs de ce bien-être matériel auquel notre siècle sacrifie trop et dont on retrouverait au besoin les suggestions perfides au fond de nos crises sociales, tel est le but auquel aspire M. Cousin, tel est l’enseignement suprême qu’il place au frontispice de ses leçons, et qu’il résume dans ces paroles sacrées : Sursum corda ! — Oui, élevons nos cœurs ; mais, dans cet élan salutaire, ne faisons pas la part trop large aux forces purement humaines ; n’oublions pas qu’un effort du même genre, tenté, il y a trente ans, avec toute l’énergie de l’inexpérience et de la jeunesse, n’a amené qu’avortement, chute et défaillance. Dans ce dix-septième siècle que M. Cousin regrette et dont il nous rend les souvenirs et la langue, Descartes, ce premier émancipateur de la philosophie moderne, dominait les intelligences et les âmes. Mais à côté de lui, comme complément nécessaire de sa métaphysique et de sa morale, il y avait la religion catholique dans toute sa puissance et sa certitude, il y avait la chaire chrétienne avec ses voix éloquentes et ses avertissements inflexibles ; il y avait le couvent, refuge toujours ouvert aux consciences inquiètes, aux cœurs blessés, aux existences que le monde fatiguait de ses agitations ou effrayait de ses misères. Dès lors la philosophie de Descartes, dans ce qu’elle a peut-être de trop excitant pour l’esprit humain, était tempérée et contenue ; il n’en restait que la grandeur et les nobles aspirations ; le péril en disparaissait. La situation est-elle la même aujourd’hui ? Si tant de gens appelés primitivement à des destinées meilleures se sont rejetés sur cette vie commode, sur ces intérêts matériels qui énervent et amoindrissent tout, et dont M. Cousin se plaint avec raison comme l’une des plaies de notre époque, c’est, je le crois, pour avoir visé trop haut d’abord, pour s’être trop confiés à leurs forces et à eux-mêmes, pour avoir trop dit à leur manière : Sursum corda ! mais un Sursum corda terrestre, personnel, dégagé de tout lien avec cette foi qui seule a le privilège de faire des déceptions et des mécomptes un moyen de relever et de fortifier les âmes au lieu de les décourager. C’est ainsi que le spiritualisme, quand il n’est pas réglé, quand il ne confond pas son souffle avec l’esprit chrétien, peut aboutir, à la longue, à des résultats qui semblent le démentir et le détruire ; c’est ainsi qu’à une génération trop éprise des choses de l’esprit, trop passionnée pour l’idéal, trop portée vers les régions élevées, mais vagues et décevantes, peut succéder une génération positive, égoïste, amoureuse du comfort et des aises de la vie. Voilà la difficulté ; je la soumets humblement à M. Cousin, et il a d’ailleurs observé avec une attention trop pénétrante la marche et les tendances de son époque, pour n’avoir pas remarqué cette transformation fâcheuse, achevant dans les palais de l’industrie et de l’agiotage les rêves ◀commencés▶ dans le palais des chimères. Pour que cette difficulté soit résolue, pour que ces lassitudes et ces déchéances ne soient plus possibles, il faut que le spiritualisme revienne au christianisme comme un oiseau blessé retourne à son nid. Ce retour définitif, cette alliance réparatrice, M. Cousin, quoi qu’on en ait dit, ne les a jamais combattus ; la préface de son livre en proclame la nécessité, et, s’il restait quelque léger nuage, si quelque fugitive nuance nous séparait encore, soit en philosophie, soit en politique, je n’aurais plus le courage de les rappeler après avoir eu le bonheur de le dire.
M. et Mme Guizot12
Les grands hommes ou si vous aimez mieux les hommes célèbres, pourraient se diviser en deux classes : ceux qui ont été complètement de leur temps, qui en ont personnifié avec éclat les vertus, les passions, les entraînements, les croyances, parfois même les vices ; et ceux qui, dépaysés dans leur siècle, représentant avant l’heure un mouvement destiné à se développer et à triompher plus tard, luttant pour une cause incomprise encore ou déjà suspecte, semblent des caractères et des personnages antidatés. Les premiers — est-il besoin de le dire ? — ont une influence plus immédiate, une gloire plus prompte, un rôle plus décisif. Leur figure est assez en relief dans son cadre pour qu’on puisse en saisir et en admirer l’expression et le contour ; mais elle y tient et s’y lie d’assez près pour que cadre et entourage contribuent à la majesté de l’ensemble. Les autres, au contraire, ont constamment à souffrir de cet antagonisme entre les idées dont ils portent le germe et celles qui dominent leur époque, et ce contraste se traduit pour eux en désenchantements amers, en douleurs poignantes, en suprêmes lassitudes. Aussi les générations suivantes, celles qui assistent à l’avènement définitif des doctrines dont ils furent les précurseurs, se croient obligées de leur payer tout un arriéré de célébrité et d’hommages, de leur rendre avec usure ce dont ils n’ont pas joui de leur vivant, et même d’expliquer ou de compléter, à l’aide de connaissances et de sentiments d’une date beaucoup plus récente, ce qu’ils ont essayé plutôt qu’accompli, rêvé plutôt qu’exécuté, effleuré plutôt qu’obtenu. Comment s’étonner de ce surcroît d’empressements et de sympathies ? Ces hommes sont à la fois pour nous des contemporains et des ancêtres : nous saluons en eux notre propre génie et nous retrouvons en nous leur ouvrage. Et si un autre prestige se joint à celui-là, si une auréole romanesque entoure ces mandataires du présent dans le passé, ces initiateurs du passé dans le présent, et renouvelle, à travers les âges, l’éclat et la fraîcheur de leur couronne scientifique, alors leur popularité n’a plus de bornes : la poésie les dispute à l’histoire ; il n’est pas d’âme passionnée, d’imagination malade, de sensibilité sincère ou factice, qui ne les choisisse pour patrons, et ne se plaise à faire de ses émotions et de ses souffrances la paraphrase de leur légende.
C’est ce qui est arrivé pour Abailard, j’allais dire aussi pour Héloïse.
— « L’esprit et la science d’Abailard nous dit son éminent historien, auraient
fait vivre son nom dans les livres ; l’amour d’Héloïse a valu son amant comme à elle
l’immortalité dans les cœurs. »
— Oui, c’est vrai, et il y aurait injustice à
leur contester ce double titre aux affectueux respects de la postérité ; mais peut-être
n’est-ce pas tout ; peut-être ne se sont-ils si puissamment emparés des
intelligences et des cœurs que parce qu’ils répondent par d’intimes analogies à tout ce
que l’esprit et le sentiment modernes ont de secrètes préférences et d’irrésistibles
penchants. Ôtez à Abailard ce costume de théologien ou de clerc qui est
la livrée du temps ; arrachez-le aux arcanes de cette scolastique où ne s’est porté son
génie que parce qu’ils résument toute la science, tout le succès, toute la gloire, toute
la fortune de son siècle : que vous restera-t-il ? Un héros, et, qui pis est, un poëte
contemporain. Il en a les ardeurs et les défaillances, les transports et les langueurs.
Résolu et téméraire quand sa passion et sa vanité sont en jeu, la force et l’énergie lui
manquent dès qu’il s’agit de soutenir la lutte et de supporter les conséquences de ses
audaces. Chez lui, le penseur est hardi, l’amant irrésolu, l’homme pusillanime. Son
courage n’est que métaphysique ; les épreuves de la vie l’effrayent et le déconcertent.
Rêveur subtil et passionné, inégal et vain, si je n’apercevais pas sa figure en tête d’un
in-folio du moyen âge, je la chercherais au frontispice d’un poëme de l’école de Gœthe ou
de Byron. Notre époque ne s’y est pas trompée ; et si, comme nous l’assure M. Guizot, de
fraîches couronnes déposées par des mains inconnues sur le tombeau des deux amants
attestent, à six cent soixante-quinze ans de distance, la sympathie sans cesse renaissante
des générations qui se succèdent, d’autres couronnes plus solides et plus durables leur
ont été tressées par des mains illustres. La gloire d’Abailard s’est retrempée et rajeunie
dans de beaux livres où il semble respirer plus à l’aise que dans les sens, et où
d’éminents écrivains lui font les honneurs d’un siècle qui reconnaît en lui ses deux
prédilections les plus chères : dans la vie de l’esprit, le contrôle ; dans la vie du
cœur, le roman.
Parlerai-je d’Héloïse ? Peut-être a-t-elle mérité plus encore que la Muse moderne — je la fais remonter à Jean-Jacques — l’accueillît et l’adoptât comme sienne. Héloïse n’a eu des femmes de son temps qu’une seule qualité qu’elle aurait bien dû léguer aux femmes du nôtre : la soumission, l’obéissance. Supérieure au fond à Abailard, elle se prosterne devant lui comme devant son maître, et, jusqu’au dernier moment, tout en elle, conscience, volonté, honneur, doutes, irrésolutions, faiblesses, regrets, muettes révoltes contre les rigueurs du cloître et les tourments d’une vocation forcée, tout abdique au profit de ce maître exigeant qui veut que, ne pouvant plus être à lui, elle ne soit à personne. Par ce côté, le plus beau de tous, Héloïse appartient au moyen âge, cette époque où la femme, récemment émancipée par l’Évangile, était encore maintenue dans une sorte de dépendance, précieux débris de la civilisation païenne ou hébraïque. Pour tout le reste, Héloïse est notre contemporaine. Elle se livre avec cet abandon superbe qui n’admet ni résistances, ni lenteurs, ni scrupules. Raisonneuse et savante, elle ne se donne même pas la peine de raisonner sa défaite, de mettre sa science au service de sa passion. Abailard la veut, elle l’aime, il n’en faut pas davantage ; ce serait déshonorer son amour que de marchander avec lui ; c’est en se couronnant de sa faute et de sa faiblesse qu’elle fait de sa faiblesse une force et de sa faute une gloire. Abailard a tant de génie, il est si supérieur aux autres hommes, que la femme qu’il élève jusqu’à lui par son amour échappe aux lois communes, s’illustre de sa chute et grandit en tombant ! Plus tard, lorsque leur liaison est divulguée, lorsqu’Abailard, par peur plutôt que par vertu, lui propose de l’épouser, vous croyez peut-être qu’Héloïse, heureuse de pouvoir réconcilier son honneur et son amour, sa conscience et son bonheur, va tressaillir de reconnaissance et de joie : erreur ! Elle aime mieux être la maîtresse d’Abailard que sa femme, et les raisonnements qu’elle emploie pour renverser ce projet de mariage ne sont pas le chapitre le moins piquant de ce romanesque épisode. Abailard se marier, lui, le grand penseur, le grand théologien, le grand dialecticien du siècle ! Mais alors que deviendrait la science au milieu des soucis du ménage, des criailleries des marmots, de tous ces détails domestiques dont l’asphyxie quotidienne est mortelle, à la longue, pour l’art et le talent ? Et quelle honte pour elle, Héloïse, la docte élève du plus docte des précepteurs, si l’on pouvait un jour l’accuser d’avoir éteint dans les petites misères de la vie conjugale ce flambeau du dilemme et du syllogisme ! Quel regret si Abailard, en devenant époux et père, cessait d’être philosophe ! Non, ce qu’il lui faut, c’est une amante passionnée qui lui laisse son indépendance tout entière, qui ne lui impose d’autres chaînes que celles d’une libre inclination et d’un amour partagé, qui ravive en lui, par de rares et furtives entrevues, le feu du génie et l’ardeur de la science, et non pas une ménagère qui l’emprisonne et l’enlace dans le froid réseau des bourgeoises réalités. Dites, n’est-ce pas là une héroïne telle que nous en voyons chaque matin dans nos livres, chaque soir sur nos théâtres ? De Rousseau à madame Sand, de Julie à Diane de Lys, la dernière venue de cette orageuse famille, ne reconnaissez-vous pas ce paradoxe de l’orgueil se préférant aux vraies notions du bien et du mal, et inventant à son usage, au-delà des vertus et des devoirs véritables, un devoir imaginaire, une vertu chimérique, faite de superflu, et veuve du nécessaire ? Qu’importe maintenant qu’Héloïse cite du grec et du latin, invoque à l’appui de son opinion les philosophes païens et les Pères de l’Église, appelle son fils Astrolabe, et mêle sans cesse ses souvenirs de savante à ses sentiments d’héroïne ? Ce n’est là qu’une question secondaire, accidentelle, un vernis de couleur locale jeté sur une passion et un caractère, mais qui n’est à vrai dire ni le caractère ni la passion. Une Héloïse moderne donnerait à sa métaphysique une allure plus actuelle ; elle citerait Hegel et Jean-Paul au lieu de Sénèque, de Jovinien, d’Origène ou d’Ézéchiel. Elle appellerait son fils André ou Jacques au lieu d’Astrolabe. Bagatelles que tout cela ! Frivolités de costume et d’extérieur qui sont aux phénomènes de l’âme ce que l’habit est au corps ! — Femme de son temps, je le répète, par la soumission de la science, Héloïse est du nôtre par cette révolte contre les lois de la vie commune, qui, même dans le cloître, s’exhalait encore en vagues soupirs et en plaintes inconsolées.
Un des grands mérites — et ce n’est pas le seul — du bel essai historique de M. et madame
Guizot, c’est d’avoir ramené à des proportions vraies ces événements et ces personnages,
que le fanatisme des cœurs romanesques grandissait outre mesure, et nous montrait, à
travers l’espace, embellis de toutes les teintes brillantes de l’idéal et du lointain. La
poésie ingénieuse de Pope, l’emphase sentimentale de Colardeau n’ont rien à voir dans
cette prose austère, large et sobre, où le noble et pur talent d’une femme s’est si bien
identifié avec l’inspiration qu’elle trouvait à ses côtés, que les deux plumes semblent
s’être unies dans une même pensée, dans un même style, et que, sans un avertissement de
l’éditeur, on serait fort embarrassé de faire la part de chacun. Sans doute, au point de
vue où étaient placés M. et madame Guizot, ils ne pouvaient être défavorables à la cause
dont Abailard fut le champion prématuré, au mouvement d’émancipation intellectuelle et de
libre examen, par lequel le brillant dialecticien du douzième siècle préluda aux
meurtrières attaques
de Luther et aux redoutables explosions de la Réforme :
et pourtant quelle modération ! quelle sagesse ! « Entre Abailard et les
théologiens de son temps, nous disent-ils, se débattaient la cause de la liberté et
celle de la règle. L’union de ces deux puissances n’appartient qu’à ces temps éclairés
qui sont comme l’âge viril des nations. Il est pour les peuples, comme pour les
individus, un état d’enfance où la raison des hommes, loin d’être capable de les
conduire, peut à peine suffire à les soumettre. La liberté ne se produit alors que par
des désordres qui contribuent sans doute aux progrès du développement social, mais que
peuvent à bon droit redouter les générations aux dépens de qui se fait le travail dont
elles ne sont pas destinées à recueillir les fruits. Les chefs ecclésiastiques, seul
pouvoir moral que reconnût au douzième siècle la société, durent voir avec effroi des
doctrines d’indépendance ébranler les seules autorités auxquelles eux-mêmes reconnussent
la force comme le droit de maintenir la morale sociale, et même par l’injustice et la
persécution ils défendirent de bonne foi leur temps d’un danger réel, et la vérité d’un
triomphe prématuré. »
Ajoutons, hélas ! que, même dans ces temps éclairés, dans cet âge viril dont parle l’éloquent historien
d’Abailard, la cause de la liberté et celle de la règle ont assez de peine à se confondre,
que leur alliance est marquée par assez d’orages et de rechutes, que l’état de maturité
des nations paraît souvent assez près de retomber à l’état d’enfance pour justifier
surabondamment les méfiances de l’esprit d’autorité contre l’esprit de contrôle.
Ajoutons aussi que, chez Abailard, malgré son talent oratoire ses facultés poétiques et ce don de persuasion qui passionnait son auditoire, l’examen philosophique, l’essai de discussion et de controverse, le libre effort pour initier la raison aux mystères de la foi et pour comprendre ce qu’il faut se borner à croire, se manifestaient par des subtilités, des arguties que de mâles esprits comme saint Bernard avaient le droit de trouver à la fois inquiétantes et puériles. Saint Bernard fut le vrai grand homme du douzième siècle, et, bien que M. et madame Guizot n’aient pu faire pleine mesure au génie et à la gloire de cet immortel champion de l’orthodoxie, ils m’en disent assez pour que je puisse reconstruire en idée l’opposition et le parallèle entre les deux hommes, les deux caractères les deux rôles. Arrivés à une de ces phases critiques que la religion chrétienne a eu à traverser de temps à autre, et qui, en l’agitant sans réussir à la perdre, deviennent une des preuves les plus éclatantes de sa divine immortalité, Abailard et saint Bernard sont frappés tous deux, à leur manière, des périls de la situation. Ils voient l’influence civilisatrice du christianisme s’effacer peu à peu et s’affaiblir dans l’ignorance universelle ; les pouvoirs spirituels lutter de violence et de rudesse avec les puissances temporelles ; le clergé se compromettre et s’avilir en partageant les excès de ceux qu’il devait avertir et moraliser ; les dignités ecclésiastiques devenir l’objet d’ambitions vénales, de honteux trafics, de brutales convoitises, et la religion de paix, d’esprit et de charité, descendre au niveau des corruptions d’une société barbare au lieu de les assainir et de les élever jusqu’à elle. Cet affligeant spectacle émeut également Abailard et Bernard ; mais chacun d’eux, y appliquant le caractère propre de son génie, en tire des conséquences bien différentes et déjà, à ce commencement du douzième siècle, à cette aurore des civilisations nouvelles, vous pouvez reconnaître ces deux familles d’esprits, que vous retrouverez, presque à chaque génération, représentant ici tous les éléments réparateurs, là tous les éléments dissolvants. À cette société que la religion ne suffit plus à contenir, et qui semble presque l’envelopper et l’absorber dans ses grossiers entraînements, Abailard apporte le plus dangereux des remèdes, l’analyse, la discussion, l’examen l’appareil philosophique ; armes que ces mains juvéniles et incultes ne sauront ni tenir ni diriger. À cette religion que menacent les vices des grands, l’abrutissement des petits, la dépravation des mœurs, le relâchement des disciplines, l’abaissement intellectuel et moral des prêtres et des évêques, il apporte une condition nouvelle de dissolution et de mort, un travail d’émancipation que son siècle ne peut ni comprendre, ni restreindre, ni modérer. Voilà ce que fait Abailard : et Bernard, que fait-il ? Ce secours dont la religion a besoin pour échapper aux miasmes terrestres, c’est en elle-même qu’il le cherche, et non pas en dehors d’elle, dans cette puissance rivale qui n’aura que trop le temps de lui porter ombrage et d’empiéter sur son domaine : il retrempe le christianisme dans ses propres sources, bien sûr qu’elles sont encore assez vives et assez pures pour le purifier et le raviver. Partout, dans les villes et les solitudes, à la cour et au camp, à l’ombre des grands beffrois et dans la silencieuse obscurité des monastères, il réveille, il ranime, il ressuscite cet esprit chrétien qui est l’âme du monde entier. Il repeuple les cloîtres abandonnés, il en fonde de nouveaux, il en chasse les plaisirs et les joies profanes pour y faire rentrer leurs hôtes naturels, le sacrifice et la prière ; il enrôle pour le ciel de nouvelles milices, et trouve pour les armer ce fonds de réserve qui ne manque jamais aux siècles de foi pour se sauver d’eux-mêmes, des violentes suggestions des sens et de la matière. Il triomphe des vices et des abus d’une époque chrétienne par le christianisme, tandis qu’Abailard les combat et les envenime par la philosophie. Suivez leur marche à travers ces pays qu’inquiète le génie de l’un et que rassure le génie de l’autre. De quelque côté que Bernard dirige ses pas, les consciences troublées s’affermissent, les autorités méconnues reprennent leur force et leur base, les majestés humaines s’inclinent devant la majesté céleste. Règles, liens, obéissance, gouvernement des âmes, sainte régularité des pratiques et des habitudes, tout ce qui répare et tout ce qui fonde, tout cela se fortifie et se resserre sous ses mains puissantes à sa voix, le vrai mot d’ordre de la foi circule de bouche en bouche, et multiplie sur ses traces les soldats de l’orthodoxie. Partout où se dirige Abailard, on dirait que l’analyse et la controverse montent en croupe et marchent avec lui. Habile à soulever des mondes d’idées, il est incapable de régenter un couvent de moines ; il jette des germes de doute et de négation dans ces intelligences mal préparées, auxquelles il inspire ou une admiration irréfléchie ou une aversion instinctive. Les réclamations, les haines, les querelles, tout l’attirail des guerres théologiques, tout le bruit stérile de ces combats sans honneur et de ces victoires sans profit, lui servent d’accompagnement et de cortège ; la scolastique s’ébranle, la théologie s’effraye, le monde théocratique se sent remué sur ses bases, et là où Abailard a passé on est sûr de trouver trouble, mécontentement, dissensions et discorde. C’est que Bernard a abordé la situation en réformateur et Abailard en révolutionnaire ; ces deux mots renferment toute l’histoire de ces deux hommes, et aussi de bien des hommes célèbres qui sont venus après eux et ont tour à tour agité, calmé, inquiété, réglé, entraîné, contenu, aigri, pacifié les imaginations et les consciences.
Ce contraste ne se trouve pas au complet (et il ne pouvait pas s’y trouver) dans l’Essai historique de M. et
madame Guizot. Mais, grâce à
l’élévation de leurs aperçus et à la bonne foi de leurs jugements, un lecteur catholique
peut en rapporter cette impression, et ne se croire, en la constatant, ni leur
contradicteur, ni leur adversaire. Sans doute, Abailard, tel qu’ils nous le donnent dans
leur belle esquisse, nous intéresse comme une victime d’autorités ombrageuses et de
persécutions jalouses ; mais on sent qu’il n’a été dans son siècle qu’une superfétation
brillante, un éloquent anachronisme, condamné d’avance dans son influence directe sur ses
contemporains, et destiné à expier l’inexcusable tort de raisonner trop tôt. On sent que
ce personnage, après tout, n’eût pas obtenu à ce point les complaisances de la postérité
si son roman n’avait comblé les lacunes de sa théologie, Peut-être M. Oddoul, écrivain
sérieux et classique, auteur d’une excellente traduction des Lettres d’Héloïse et
d’Abailard, qui ne sont pas la partie la moins remarquable de ce volume, eût-il bien fait
de s’attacher de préférence à ce qu’offrait d’instructif et de grave cette page du moyen
âge chrétien, plutôt que d’écrire des phrases comme celle-ci : — « Sitôt que
l’étoile d’Abailard a brillé dans le ciel vide de sa jeunesse, pareille aux rois mages
qui allaient visiter le Christ, Héloïse rassemble ses plus riches présents, et vient
répandre à ses pieds sa beauté, son amour, sa réputation, — l’or, l’encens et la myrrhe…
Loin des vallées ténébreuses où rampe l’égoïsme, où ne germent que des fruits de cendre,
son pied, dont les anges adorent la trace, foule des cimes baignées de clartés, et qui
se parent de fleurs éternelles ; une bénédiction céleste est répandue sur tous ces
sacrifices… Un regard de l’amour a déployé sur sa tête un firmament dont l’inaltérable
azur ne saurait être obscurci par la fumée de leurs mépris… Abailard se montre, il
l’appelle : Me voici, répond Héloïse ; et, de sa sphère virginale, elle descend vers lui
comme sur un plan incliné. »
— Abailard ne veut pas être en reste dans cette prodigalité de métaphores, et
« il dresse à son épouse en Jérusalem un lit nuptial de bois de cèdre, aux
piliers d’argent, à l’intérieur d’or, surmonté d’écarlate, parfumé du troëne cueilli
dans la vigne céleste, et doté par le Christ de ravissements qu’elle n’a point connus
aux jours des plus grandes joies de son cœur… Notre âme, en effet, ne s’empare-t-elle
point de tous les temps, ne touche-t-elle pas aux deux pôles de l’abîme par les
affections de mère ou d’épouse, de père ou d’ami, lorsque, enrichie par l’abondance de
ces sources sacrées, notre vie impatiente bouillonne comme un fleuve gonflé des crues de
l’hiver, et déborde les rêves de nos jours trop étroits ?… »
— Et ainsi de
suite : toute la préface est écrite de ce style, qui fait un singulier effet à côté du
simple et ferme langage de M. Guizot.
Je l’avoue, la prose de M. Oddoul m’a inquiété et troublé dans mon orthodoxie littéraire, comme Abailard inquiétait et troublait ses contemporains. Par bonheur, la prose de M. Guizot, d’un de mes plus illustres maîtres, m’affermit et me rassure, comme saint Bernard affermissait et rassurait ses pénitents.
M. Villemain13
Il est bien convenu, n’est-ce pas ? que les critiques sont des êtres malfaisants, bourrus, se débattant avec rage contre le sentiment de leur impuissance, et faisant des souffrances intimes de leur vanité maladive une sorte d’autel expiatoire sur lequel ils sacrifient chaque matin des hécatombes d’auteurs et de livres ; il est bien convenu que le seul plaisir de ces orfraies littéraires est de fondre du haut de leur pupitre sur ces pauvres colombes innocentes qu’on appelle les romanciers et les poëtes. Avortons de l’intelligence, ils ne sont contents que lorsqu’ils ont mesuré à leur taille les géants du drame et du feuilleton ; alguazils de la littérature, leur journée leur semble perdue s’ils n’ont appréhendé au collet un certain nombre de délits contre la grammaire, de crimes contre le bon goût, et d’attentats contre le bon sens. Tout rayon les blesse, toute beauté les irrite, tout talent les exaspère, tout chef-d’œuvre les suffoque, comme autant de défis jetés à leur stérilité et à leur laideur : ils vivent des fautes et des sottises d’autrui comme les mendiants vivent de leurs plaies, et le jour où il n’y aurait plus que de bons écrivains et de bons ouvrages, il n’y aurait plus de critique ; ce qui, soit dit en parenthèse, peut faire craindre qu’il n’y en ait encore très longtemps.
Voilà ce qui est bien avéré, et ce que nous répètent, tous les jours, des gens aussi furieux quand la critique les discute que quand elle les oublie. Mais alors, demanderai-je en toute humilité, d’où vient ce sentiment de joie sincère et profonde que j’éprouve lorsqu’il me tombe par hasard sous la main un livre excellent ? D’où vient que ce sont là mes jours de fête, et non pas ceux où je rencontre un conteur essoufflé, un dramaturge poussif, un poëte hydrophobe, un talent frappé de vertige, un tréteau échafaudé sur un égout ? Si l’instinct du critique, sa vocation, son bonheur, sa vie, est de fuir les belles choses et de rechercher les mauvaises, de se jeter sur ce qui dégrade l’intelligence et de haïr ce qui l’honore, pourquoi suis-je malheureux et honteux de ces spectacles lamentables ou grotesques, et pourquoi ai-je savouré avec délices les Souvenirs contemporains d’histoire et de littérature, de M. Villemain ? Au lieu de cette irritation, de cette colère que devraient me causer ces qualités exquises, cet atticisme, cette grâce, cette malice si élégante, ce tour si ingénieux, cette finesse si irrésistible, pourquoi ne suis-je tourmenté que de la crainte de ne pas réussir à louer dignement ce que je ressens si bien, et surtout de ne pouvoir faire passer dans mes éloges un peu de cet indicible charme que j’ai trouvé dans le livre ?
Mais tout d’abord, après ce petit plaidoyer pro domo mea, défendons aussi la maison de M. Villemain, belle et noble maison qu’habitent le travail et l’étude, et dont le maître nous accueille de son plus aimable sourire, entre les bustes de Cicéron et de Tacite, de Quintilien et d’Addison. On a reproché aux Souvenirs contemporains d’être un livre d’opposition : singulière opposition, qui choisit pour ses héros un aide de camp de l’Empereur, élevant le zèle jusqu’au dévouement et le dévouement jusqu’à la passion, et un général transformé en orateur par le régime parlementaire, et ayant eu, à force d’éloquence, le paradoxal honneur de réconcilier les espérances de la liberté avec les souvenirs de l’Empire ! Le comte de Narbonne et le général Foy ! Bizarres factieux à placer sur une barricade académique, avec des fusils chargés d’épigrammes ! En vérité, si ce spirituel comte de Narbonne, qui aima tant Napoléon et que M. Villemain a fait revivre, revenait réellement au monde, il aurait bien des leçons à donner à ces néophytes qui s’effarouchent d’un bon mot et se mettent aux genoux du passé pour mieux adorer le présent : — Prenez garde, leur dirait-il, de dépasser le but au lieu de l’atteindre, et de compromettre ce que vous prétendez servir ! Défiez-vous de ces ferveurs maladroites, plus dangereuses pour les objets de votre culte que ce mélange de conseils et d’hommages dont j’ai donné de gracieux exemples ! Cette façon de chercher querelle à tous les écrivains éminents, à tous les esprits supérieurs, du moment qu’il manque à leur langage quelques-unes de vos hyperboles, et à leur uniforme quelques-unes de vos broderies, pourrait faire croire, à la longue, que le parti de l’esprit n’est pas le vôtre : c’est possible, c’est probable même ; ne faites pas que ce soit sûr. L’Empereur, mon maître, j’en conviens et je l’ai entendu, n’aimait pas les idéologues. Mais ce mot, si bien placé dans sa bouche, l’est-il aussi bien sur vos lèvres, et pour le prononcer avec tout le dédain convenable, n’était-il pas utile d’avoir préalablement gagné les batailles de Marengo et d’Arcole, d’Austerlitz et d’Iéna ? Vos opinions, je veux bien le croire, sont de vous, mais les mots de Napoléon sont de lui, et il n’est ni très prudent, ni très modeste de s’approprier les mots historiques des grands hommes. Or, décidément, vous abusez de celui-là. Il y a idéologue et idéologue, comme il y a fagot et fagot, et c’est amortir l’effet de cette épithète que de la prodiguer à quiconque n’est pas de votre avis. Un penseur illustre fouille l’histoire d’Angleterre et y cherche des leçons pour la nôtre : idéologue ! Un autre rappelle les âmes découragées aux vraies notions du spiritualisme, au sentiment du vrai, du beau et du bien : idéologue ! Celui-ci ne paraît pas convaincu que la captivité du pape et la campagne de Russie aient été deux actes dignes d’un grand génie et d’une grande gloire : idéologue ! Celui-là demande s’il ne serait pas possible de cimenter enfin une alliance entre l’autorité et la liberté : idéologue ! Cet autre rappelle les bienfaits de la monarchie des Bourbons : idéologue ! Voici un bon livre, une belle page, un article bien fait, un salon aimable, un brillant causeur, une saillie piquante, une pensée fine, un souvenir juste, une bonne malice : idéologue ! idéologue ! Cela est bientôt dit ; par malheur, quand vous aurez prouvé que quiconque se mêle encore de penser, de parler et d’écrire, est un idéologue, on vous répondra : Tant mieux pour l’idéologie ! et vous n’en serez pas plus avancé !
Voilà ce que dirait, — j’y pense avec ennui, —Le flatteur d’autrefois au flatteur d’aujourd’hui.
Et encore les besoins de mon hémistiche me font commettre une grave injustice ! M. de Narbonne était un serviteur fidèle, un conseiller courageux, un courtisan spirituel : il n’était pas un flatteur, et ceci me ramène à son histoire, si délicieusement racontée par M. Villemain.
Le nom et la vie du comte Louis de Narbonne ◀commençaient▶ à se perdre, pour la génération actuelle, dans l’éloignement et l’oubli. Nous savions seulement qu’il avait été, avec M. de Talleyrand, M. de Ségur, M. de Grave et quelques autres, un des types les plus brillants de l’esprit français, unissant à toutes les grâces de l’ancienne société toutes les idées de la nouvelle. Pour le reste, nous ne le connaissions que par quelques-uns de ces mots qui souvent, en France, sont les seuls survivants de l’histoire. On nous avait raconté que M. de Narbonne ayant besoin d’argent, ce qui lui arrivait quelquefois, et madame de Staël ayant demandé pour lui trente mille francs à son mari, le digne homme lui répondit : « Ah ! madame, vous me comblez de joie ; je le croyais votre amant. » — Plus tard, M. de Narbonne étant alors aide de camp, et l’Empereur lui ayant dit avec un de ses airs de badinage de lion rentrant ses griffes : « Ah çà ! mon cher Narbonne, il n’est pas bon pour mon service que vous voyiez trop souvent votre mère ; on m’assure qu’elle ne m’aime pas. — Il est vrai, sire, répliqua le sincère courtisan ; elle en est restée à l’admiration. » — Enfin, lorsque la fortune de l’Empire avait chancelé comme chancellent les colosses, et que Napoléon, sachant tout ce que M. de Narbonne cachait d’observation pénétrante sous ses dehors frivoles, le nomma à l’ambassade de Vienne, on assurait que le nouvel ambassadeur, pour s’excuser auprès de son prédécesseur, M. Otto, lui avait dit en prenant sa place : « Que voulez-vous, monsieur ? quand le médecin n’a pas réussi, on appelle l’empirique. » M. Villemain nie ce dernier propos comme indigne à la fois de l’homme et de la triste gravité des circonstances. Je crois qu’il se trompe, et l’idée même qu’il nous donne de M. de Narbonne s’accorde assez bien avec cette saillie. Le charmant défaut des hommes très spirituels est de ne jamais avoir l’air de se prendre tout à fait au sérieux, même lorsqu’ils font des choses très sérieuses, comme le mérite ennuyeux des hommes graves est de ne se départir jamais du sentiment de leur importance, même quand ils font des choses légères.
Quoi qu’il en soit, M. de Narbonne revit tout entier dans le livre de M. Villemain, et jamais on ne groupa avec plus d’art, autour d’une seule figure, les événements qui lui servent de cadre et de commentaire historique. Sa destinée eut cela de remarquable qu’à quinze années de distance il aima et servit, avec une égaie franchise, la liberté naissante et le glorieux héritier de cette liberté noyée dans le sang ; qu’il essaya tour à tour de les préserver contre leurs propres excès, fut leur conseiller prévoyant et inutile, leur déplut presque également en s’efforçant de les avertir, et finit par être victime ici de l’anarchie succédant à la liberté, là du vertige des conquêtes succédant au génie de l’organisation et de la victoire. M. de Narbonne est donc un de ces hommes comme il y en a trop — et des meilleurs — dans les temps de révolutions extrêmes et de gouvernements démesurés, que l’on apprécie mieux par ce qu’ils auraient pu faire que par ce qu’ils ont fait, et dont la valeur, un peu idéale, réside surtout dans le contraste de leurs opinions sensées, de leurs sages prévoyances, de leur modération spirituelle avec l’impérieuse âpreté des événements et des catastrophes. Un libéral grand seigneur, servant jusqu’en 92 la liberté constitutionnelle, ministre de Louis XVI avant le 10 août, mais après Varennes, arrêtant de ses mains blanches et musquées les bêtes fauves qui rugissent déjà en attendant qu’elles dévorent, puis mettant son dévouement chevaleresque aux pieds des martyrs du Temple ; proscrit, ruiné, portant gaiement la misère, mais non pas l’exil ; toujours Français de cœur et surtout d’esprit ; bientôt ébloui par les splendeurs incomparables du Consulat et les premiers feux de l’Empire ; se passionnant pour le héros qui lui rend sa patrie et comble des abîmes de sang avec des amas de gloire ; devenant son admirateur sans fétichisme, son serviteur sans complaisance, son courtisan sans bassesse ; associé un moment à cette prodigieuse fortune, mais pour en présager les défaillances, en combattre les enivrements et en partager les revers ; se faisant poudrer, chaque matin, au bivac, pendant la retraite de Moscou, et n’en étant ni moins stoïque, ni moins brave ; mourant enfin dans une place forte, dont la défense impossible terminait son inutile ambassade ; mourant avec le souvenir de la France dans le cœur, et un sourire de résignation sur les lèvres : voilà le type, voilà l’homme, et il en est peu de plus exquis, de plus attachants et de plus aimables. Oui, mais pendant ce temps les Couthon et les Robespierre triomphent des Mounier et des Narbonne ; Louis XVI et Marie-Antoinette périssent sur l’échafaud ; d’innombrables milliers de victimes font un pâle et désolé cortège à la voiture du 21 janvier, à la charrette du 16 octobre ; les cris de la Terreur répondent aux gémissements du Temple ; puis d’autres excès succèdent à ces excès, amenant avec eux d’autres malheurs ; la prospérité et l’omnipotence d’un grand homme lui portent au cerveau et substituent les rêves de l’impossible aux combinaisons du génie ; le plus pur sang de la France va rougir les neiges lointaines, les steppes à demi perdues dans les limites du vieux monde ; le crime héroïque de Rostopschine, le pont funèbre de Leipsick, ◀commencent▶ l’agonie sinistre et terrible de cette apoplexie de gloire ; toujours et sous des formes différentes, la victoire, le haut du pavé historique, l’ultima ratio de ces grandes mêlées de bras et d’intelligences, appartiennent aux violents, aux excessifs, aux despotiques, au côté extrême de chaque idée, de chaque événement, de chaque parti ; et la modération spirituelle et délicate, généreuse et dévouée, telle que la personnifie M. de Narbonne, se heurte à toutes ces violences, souffre de tous ces contre-coups, et finalement se perd dans tous ces désastres, sans autre succès que celui qui consiste à désirer le bien, à prévoir le mal, et à ne pouvoir ni faire l’un ni empêcher l’autre.
Je me trompe, un dernier succès, un dédommagement posthume est parfois réservé à ces existences spirituellement et noblement inutiles. Long-temps après qu’elles se sont éteintes, et au moment où elles risqueraient d’être oubliées, un esprit de la même trempe, ramené à leur souvenir par des liens de reconnaissance et par une étroite parenté intellectuelle, les dispute et les reprend à l’oubli qui allait les atteindre ; il en ravive, avec un soin filial, les linéaments effacés ; il les replace sous un jour favorable, éclairées à la fois de leur propre lumière et des mille traits qu’il fait briller autour d’elles ; et, si cet esprit dont je parle est servi par une de ces plumes qui honorent la littérature d’un pays et d’un siècle, ce tribut tardif payé à une mémoire aimée cesse d’être le gage d’une amitié personnelle pour atteindre les proportions d’un monument et la durée de l’histoire.
Je voudrais donner une idée du style enchanteur de M. Villemain, et je n’ai pas de meilleur moyen que de le citer ; mais comment me borner dans ce travail à la fois si attrayant et si difficile ? Comment choisir au milieu de toutes ces pages fines et profondes, où, comme chez M. de Narbonne, le bon sens le plus vrai, le goût le plus pur, l’aperçu le plus juste, l’enseignement le plus frappant, se cachent sous des allures légères et d’élégantes surfaces ? Comment arrêter au vol toutes ces ailes d’abeille, étincelant sous un ciel d’Athènes parmi les douces senteurs de l’Hymette ? Essayons pourtant ; voici une page sur le Consulat pour laquelle je me décide, non pas qu’elle l’emporte sur ses voisines, mais parce qu’elle répond au reproche de dénigrement systématique que l’on adresse à ces Souvenirs :
« …… C’est à de tels périls, à de telles ignominies (les crises de Fructidor et les désordres du Directoire), que succédaient, comme par enchantement, la jeunesse, la gloire, l’espérance, le plus brillant général qu’ait vu la France depuis les grandes années de Louis XIV, un vainqueur de Rocroy plébéien, un officier de fortune qui, à vingt-six ans, avait chassé d’Italie cinq armées étrangères, conquis la paix sur la route de Vienne, négocié habilement comme il avait vaincu, humilié les rois, honoré le pape, fondé une république au-delà des monts et illustré celle de France, libre ou non, mais comblée de victoires.
« Ce n’est pas tout : parti de nouveau, comme ces grands capitaines que les Césars de Rome exilaient dans une lointaine conquête, il avait, en quinze mois, soumis l’Égypte, repris Alexandrie comme sa ville natale, défait une grande armée turque, occupé l’isthme de Suez, menaçant de loin les Anglais dans le plus court passage qui conduise aux Indes ; puis, maître du Delta, il avait envahi le Désert et la Syrie, conquis comme un croisé les villes de Gaza et de Jaffa, et gagné des batailles au pied du Thabor, comme devant les Pyramides : et maintenant, à travers ces bruits de renommée qu’un lointain mystérieux rend plus éclatants, avec cet attrait pour les imaginations qui est nécessaire à la gloire, il arrivait inattendu, au jour le plus favorable, à l’heure de l’impatience et de la crise.
« Il arrivait de cet Orient judaïque d’où, vers l’époque de Vespasien, on avait prophétiquement annoncé et espéré dans le monde les maîtres de l’Empire ; et, malgré l’incrédule insouciance du temps, cette particularité même de sa prodigieuse fortune frappait les esprits : il arrivait presque seul, à travers les croisières anglaises surprises par sa promptitude et, du rivage de Fréjus, dont il avait franchi dédaigneusement la quarantaine, les acclamations populaires et la foule accourue sur son passage lui avaient fait cortège jusqu’à Paris. Et là, quel accueil l’attendait ! Quelle curiosité enthousiaste le suivait partout ! Il faut avoir entendu des contemporains, jeunes alors et d’une imagination sensible à la gloire, pour se faire quelque idée de cette apothéose !… » etc.
Le voilà, retracé d’une main magistrale et tel que le reconnaîtra l’impartialité de l’histoire, le Napoléon Bonaparte du 18 Brumaire et du Consulat ; et ceux qui, d’après ce passage même et à propos de ce magnifique souvenir du grand Condé, ont accusé M. Villemain d’avoir réduit le Titan de la Révolution couronnée au niveau d’un général de Louis XIV, de l’avoir présenté comme balançant Villars et dépassant Soubise (Soubise, général de Louis XIV !), ceux-là ont bien gauchement interverti les rôles : si cette rayonnante gloire du premier Consul avait besoin d’une consécration de plus, elle la trouverait dans cette admirable page ; et, si une meurtrissure pouvait l’atteindre, elle lui viendrait de ce malencontreux encensoir qui ne sait pas même son métier.
Sans doute, les jugements de M. Villemain, ou plutôt ceux de son héros (car remarquez que l’éminent écrivain n’est que l’interprète de M. de Narbonne !), ne sont pas toujours empreints d’une admiration aussi vive. Quand nous arrivons aux fautes notoires et cruellement expiées, le conseiller s’attriste et l’historien s’assombrit. Pour me borner, et pour faire concevoir quel trouble dut, à deux époques différentes, ressentir l’esprit délicat et modéré de M. de Narbonne en face des exagérations passionnées de la liberté qu’il servit et du despote qu’il aima, et quelles leçons en rejaillirent pour lui et pour nous, je rappellerai deux scènes, l’une très courte, l’autre développée et dramatique, que je rencontre dans ces Souvenirs.
Dans la première, M. de Narbonne, alors ministre de Louis XVI, et parlant à la tribune de
la Législative, en ayant appelé au témoignage des esprits les plus distingués
de l’Assemblée, on se souleva d’indignation contre cette hypothèse, apparemment
aristocratique, d’une distinction même intellectuelle, et on se récria avec violence, de
plusieurs bancs, M. Couthon en tête : « Pas de ces expressions-là ! nous sommes
tous distingués. »
Cette guerre aux supériorités de l’esprit, que nous avons vue
se renouveler sous nos yeux, est le dernier mot des démagogies triomphantes, et le
châtiment des intelligences supérieures qui ont préparé leur triomphe.
Plus tard, dans les premiers jours de mars 1812, M. Villemain, oublié, nous dit-il, dans
la voiture de M. de Narbonne, lisait l’Itinéraire de M. de Chateaubriand
pendant que son noble ami avait un entretien avec l’Empereur. Tout à coup (mais ici j’ai
honte d’être forcé d’abréger ce prestigieux récit) M. de Narbonne se jette brusquement
dans la voiture la main appuyée sur son front large et chauve, et comme repassant d’une
seule vue intérieure tout ce qu’il venait d’entendre : « Quel homme ! disait-il à
demi-voix ; quelles grandes idées ! quels rêves ! où est le garde-fou de ce génie ?
C’est à ne pas y croire ! On est entre Bedlam et le Panthéon. »
C’est qu’en
effet la conversation qui venait de se terminer, et que le narrateur nous rapporte d’après
d’indélébiles souvenirs, avait ressemblé à ces cimes alpestres d’où la vue, fascinée,
éperdue, est tour à tour attirée
vers le ciel et vers les abîmes, et où l’on
ne sait pas si l’on va s’élever jusqu’aux astres ou se précipiter dans un gouffre. Cette
fois, le noble aide de camp et son spirituel confident durent faire des réflexions
douloureuses sur tout ce que le génie du despotisme peut souffler de mauvais conseils au
despotisme du génie.
Il faudrait poursuivre ; il faudrait recueillir çà et là les souvenirs littéraires dont ce livre est rempli, et qui sont comme autant de fleurs délicates sur un fond sérieux et assombri ; il faudrait rappeler et la Visite à l’école normale, et le général Foy assistant à une leçon de la Sorbonne, et l’aimable figure de l’abbé Féletz encadrée dans quelques salons de son temps. Ce sont là autant de chapitres ravissants, et que je ne me pardonnerais pas de passer sous silence, si je ne savais que le lecteur aimera mieux aller les trouver dans le livre même que venir les chercher dans mon article, L’espace me manque d’ailleurs, et, au lieu de multiplier mes louanges, qui, lorsqu’il s’agit de M. Villemain, sont presque du ressort de M. de la Palisse, je termine par une remarque.
Lorsque les écrivains de premier ordre, qui avaient passé de la littérature dans les affaires, ont été éloignés du gouvernement par nos dernières crises politiques, ceux qui applaudissaient à ce changement leur ont dit d’un air de sympathie et de déférence : « C’est un grand bonheur ! vous rentrez dans votre sphère ; vous revenez à ce qui fait nos délices et votre gloire : au lieu d’être des ministres contestés, des hommes d’État contestables, vous redevenez d’admirables écrivains : tout le monde y gagne, le public, l’État, et vous-mêmes. » — C’est très bien dit ; mais chaque fois que ces exilés de la politique, se consolant avec les Lettres de leurs regrets et de leurs mécomptes, publient un ouvrage, cet ouvrage est attaqué comme un manque de respect, comme une récidive, comme la secrète revanche d’esprits malades transportant dans la littérature les illusions et les rancunes de leur vie publique. Qu’aviez-vous donc espéré ? que ces hommes, résignés à leur retraite, mais fidèles à leurs affections, feraient de ces œuvres où se retrempe leur gloire et où s’abrite leur loisir, le démenti de tout ce qu’ils avaient aimé, pensé, cru, essayé, regretté ? Ils font de la littérature, de la pure et belle littérature, qui n’est ni séditieuse, ni servile, et vous les attaquez : que vouliez-vous donc ?
Oui, c’est là une inconséquence et une injustice ; mais, pour qu’elle paraisse plus révoltante, ou plutôt pour qu’elle devienne impossible, il faut que ces grands écrivains qui sont notre joie et notre gloire exercent sur eux-mêmes un contrôle encore plus sévère, et achèvent d’extirper de leurs ouvrages tout ce qui pourrait rappeler, même de loin, ces traditions que leurs ennemis s’efforcent de rattacher à Voltaire, c’est-à-dire à l’orgueil de l’esprit, se préférant à l’autorité et à la foi. Il faut qu’ils marquent d’une façon chaque jour plus évidente leur rupture avec toutes ces chimères, qui ◀commencent▶ dans les méditations inoffensives de quelques cerveaux d’élite, et finissent au milieu des agitations de la rue, préludant au règne de la force par l’abus de l’idée. Le jour où les dernières traces de ces illusions généreuses mais funestes, honorables mais décevantes, auront disparu de leurs livres, je ne leur dirai pas qu’ils n’auront plus à redouter d’attaques, car les Zoïles et les Séides sont incorrigibles ; mais les honnêtes geins auront plus de plaisir encore à les venger par leurs mépris, à les indemniser par leurs hommages.
M. Mignet14
Après les grandes défaites politiques, lorsque le sol est jonché de morts et de blessés de toutes les opinions et de tous les régimes, les vaincus, réunis souvent des points extrêmes de l’horizon intellectuel, ont à se défendre de deux excès contraires : trop de récriminations ou trop de concessions réciproques. Ces deux excès, également conformes au secret penchant de la nature humaine, suivant qu’elle apporte aux lendemains de la lutte plus d’amertume ou plus de lassitude, je voudrais les éviter aujourd’hui en parlant de M. Mignet et de ses Notices historiques, c’est-à-dire d’un écrivain supérieur et d’un ouvrage excellent.
M. Mignet, — qui l’ignore ? — est entré, il y a près de trente ans, dans les Lettres et dans la vie publique par un livre sur la Révolution française. Ce livre, qui reçut improprement le nom d’Histoire, et qui aurait dû plutôt s’appeler Discours préliminaire, Introduction générale à une Histoire de la Révolution, eut le malheur et le tort de donner le premier exemple de ces réhabilitations dangereuses qui présageaient et préparaient des révolutions nouvelles : il inaugura, avec un très grand talent et d’austères formes de langage, cette méthode philosophique et paradoxale qui réduit les événements et les faits à n’être plus que les pièces d’un échiquier gigantesque, combinées par l’historien pour les besoins de sa cause et le gain de sa partie. Rien ne manque à ces histoires, ni la grandiose simplicité du plan, ni l’ingénieuse variété des aperçus, ni l’art de grouper autour d’une seule pensée les éléments les plus divers, ni les déductions d’une logique spécieuse, ni les proportions harmonieuses d’un beau style ; rien n’y manque, excepté Dieu au sommet et l’homme à la base. L’auteur s’y substitue sans cesse à la Providence et à l’humanité, ou, en d’autres termes, à ce mélange de volonté souveraine et de libre arbitre dont les combinaisons infinies déjouent tous les systèmes dans le passé, tous les raisonnements dans le présent, toutes les prévisions dans l’avenir.
Malgré le succès de son premier ouvrage, bien que recommandé à la politique par ce grave et heureux début, par une illustre amitié, par l’avènement d’un régime qui répondait à ses prédilections et à ses vœux, M. Mignet, — on le sait encore, — eut le bon esprit de préférer à l’agitation et au tumulte des affaires une célébrité plus calme, une vie plus studieuse, un rôle moins brillant peut-être, mais plus recueilli et plus doux. Il resta le fidèle et paisible Pylade d’un ardent et orageux Oreste, trop souvent emporté par les Furies de l’Opposition ; ces idées de 1789, ces traditions révolutionnaires mitigées par des institutions monarchiques, et devenant la loi définitive des générations nouvelles, d’autres s’en étaient faits les ministres ; M. Mignet en resta l’académicien.
Ce trait si honorable de modestie et de sagesse, cette persistance à n’être
qu’un écrivain et un penseur au lieu de compromettre son repos et son nom dans des luttes
bruyantes et stériles, a eu pourtant un inconvénient qui se révèle dans les Notices historiques. Grâce à cet abri que M. Mignet s’était spirituellement ménagé
contre les intempéries du dehors, contre les vicissitudes politiques, il ne les a pas
subies d’assez près : il n’en a pas assez profondément ressenti les mécomptes, assez
directement reçu les leçons. Ses amis, ses émules, ceux qui, moins prudents que lui,
s’étaient pris corps à corps avec la pratique des affaires et le gouvernement des hommes,
sentant tout à coup manquer sous leurs pas le terrain qu’ils croyaient affermi, voyant se
briser entre leurs mains l’arme qu’ils croyaient invincible, se sont demandé, avec de
salutaires angoisses, s’ils ne s’étaient pas trompés, s’il n’y avait pas, en dehors du
calcul des sages et de l’accommodement des habiles, de grandes lois providentielles qui
défendent aux crimes politiques, non seulement de rien conquérir, mais même de rien
léguer. Des aveux douloureux et sincères se sont échappés de leurs poitrines avec le sang
de leurs blessures : M. Mignet, lui, n’était blessé que dans ses affections et ses
préférences ; il ne l’était pas dans ces œuvres vives du cœur humain qui
se composent d’ambition brisée, d’orgueil déçu, d’espérances trahies. Aussi, ce qui a été
pour les autres un enseignement et une date, n’a été à ses yeux qu’un incident et une
phase. Il n’a vu, dans les coups d’État de la Providence, qu’une combinaison nouvelle de
l’échiquier, un coup imprévu qui le dérange, mais qui ne lui fera pas perdre la partie.
« La grande cause du progrès intellectuel, nous dit-il, peut bien être exposée à
des revers passagers, mais son triomphe est certain, car il est l’inévitable loi de la
civilisation du monde. »
Et il reprend
sans trouble le fil de ses
discours : sérénité précieuse, qui ressemble presque à de l’impénitence ! De là le
principal défaut de son livre.
Il y a, dans ce livre, plusieurs parties bien distinctes ; il y a la partie biographique, à laquelle M. Mignet n’a peut-être pas donné assez de place, et qui aurait pu tempérer ce que l’ensemble de son ouvrage a de dogmatique et de froid ; il y a la partie académique, proprement dite, où l’auteur excelle ; il y a la partie scientifique, où il me paraît avoir admirablement réussi à mettre à la portée des lecteurs superficiels les questions les plus ardues et les plus abstraites ; il y a enfin, et c’est le plus essentiel, tout un côté qui, se rattachant à notre histoire philosophique et politique depuis soixante-cinq ans, est de nature à soulever des réflexions douloureuses et de graves objections.
Je n’étonnerai personne en affirmant que les discours purement académiques de M. Mignet, son discours de réception et ses réponses à MM. Flourens et Pasquier, remplaçant MM. Michaud et Frayssinous, sont des modèles de ce genre, aujourd’hui si perfectionné, où des esprits de premier ordre parviennent à introduire un vrai sentiment littéraire, de l’agrément, du naturel et de la vie, à travers les formes traditionnelles. M. Villemain a été le maître de de cette école de l’Académie humanisée, et M. Mignet la continue, avec moins de souplesse, d’abandon et de grâce familière, mais avec une irréprochable pureté de lignes et de contours. Par un rapprochement fortuit qui ne déplaît pas à la docte compagnie, et qui fait ressortir la flexibilité des talents et l’urbanité des caractères, M. Mignet a eu, dans deux de ces circonstances solennelles, à rendre un funèbre hommage à deux représentants de la tradition religieuse, chevaleresque et monarchique, à deux hommes éminents dont l’un avait prêté à ses opinions tout le charme de son esprit, dont l’autre avait mis au service de sa foi toute l’autorité de ses vertus. MM. Michaud et Frayssinous, le publiciste de la Quotidienne et l’instituteur d’une royale enfance, l’historien des Croisades et le prédicateur des Conférences, ont été très convenablement loués par M. Mignet. Ici j’en appellerai, chez lui, à cette bonne foi qui est, pour ainsi dire, la seconde conscience des hommes à systèmes : n’était-il pas plus à l’aise, en racontant la vie de ces deux royalistes, qu’il ne l’a été ; devant un autre auditoire, en louant les métaphysiciens, les savants et les héros de l’école philosophique et révolutionnaire ? Situation singulière et instructive, où l’on est plus sûr de sa pensée et de sa parole, plus certain d’être de son propre avis en rendant justice à ses adversaires qu’en rendant hommage à ses amis !
M. Mignet, on le comprend, n’a pu nous parler d’hommes tels que M. Flourens, tels que
Broussais, Cabanis, Destutt de Tracy, sans aborder des sujets qui risquaient de
désorienter un peu le public habituel des solennités académiques ; il s’est acquitté de
cette tâche ingrate avec une mesure et une lucidité parfaites. Il n’était pas très facile,
par exemple, d’expliquer, à propos de M. Flourens, la nature et les fonctions de
l’appareil nerveux, « de cette substance merveilleuse qui, de son tronc principal,
se rend par des rameaux symétriques aux divers membres du corps, où elle porte les
ordres de la volonté, commande les opérations du mouvement, dirige les actes de la vie,
etc., etc… »
— Les femmes qui assistaient à la séance, et il y en a toujours,
auraient eu quelque peine à reconnaître, dans cet appareil scientifique, l’explication de
leurs attaques de nerfs ; Broussais et sa doctrine de l’irritation, Cabanis et sa
sensibilité progressive, n’offraient pas de moindres difficultés : M. Mignet les a
vaincues à tous moments ; en le lisant, on
croit qu’on va cesser de
comprendre et s’écrier avec M. Jourdain qu’il y a là trop de brouillamini, trop de
tintamarre. Eh bien, par un prodige d’exposition nette et transparente, l’auteur de ces
Notices trouve moyen de rendre accessible aux intelligences
ordinaires, aux dilettantes de science et d’académie, ce qui semblait devoir rester
interdit aux profanes, et enveloppé, comme dit Fontenelle, des voiles d’une certaine
langue sacrée, entendue des seuls prêtres et de quelques initiés. Fontenelle ! il est
impossible de rappeler ce nom et ce souvenir sans songer à un inévitable parallèle. Lui
aussi, comme M. Mignet, sut rendre la science accommodante et familière. Il sut la faire
sortir de cette ombre mystérieuse où la retenaient quelques initiés, pour l’exposer au
grand jour, lui apprendre à parler la langue commune, et à faire servir ses découvertes au
progrès de la vie publique. Il y a, entre les Éloges de Fontenelle et
les Notices de M. Mignet, une parenté visible ; tous deux mériteront de
compter parmi les plus ingénieux conciliateurs des idiomes savants et du langage
littéraire, parmi ces initiateurs faciles qui font une monnaie courante d’une valeur
morte. Seulement Fontenelle a plus de grâce et d’élégance ; M. Mignet, plus de sérieux et
de profondeur : on sent que l’un écrit pour une société plus polie, l’autre pour un public
plus mûr. C’est qu’entre les deux hommes et les deux livres une révolution a passé, et il
n’en faut pas davantage pour expliquer, d’une part, toutes les grâces, de l’autre, toutes
les tristesses.
En effet, l’on aurait beau faire, l’on aurait beau chercher à s’abuser sur le principal élément d’intérêt de ces Notices historiques : c’est la Révolution, et la Philosophie, sa mère, que l’on y rencontre à chaque page ; c’est elle qui attriste et assombrit cette attachante lecture.
Comme secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences morales et politiques, M. Mignet a eu à parler d’hommes diversement célèbres qui, après avoir laissé leur empreinte dans le grand sillon révolutionnaire, après avoir été tour à tour élevés, renversés, proscrits, rappelés par nos innombrables vicissitudes, étaient venus enfin abriter leur vieillesse dans cette section de l’Institut, qu’on pourrait, sans trop d’épigramme, appeler l’Hôtel des Invalides de la politique et de la morale. Si peu intolérant et fanatique que l’on soit, il y avait, ce me semble, quelque chose de profondément triste à voir des régicides, des athées, des prêtres et des moines défroqués, ayant fait de leur vie tout entière le démenti et la profanation publique de leur caractère indélébile, figurer au premier rang de cette assemblée, dépositaire officielle des vérités qui servent à se gouverner soi-même ou à gouverner les hommes. Je comprends très bien l’Académie française, celle des Sciences, celle des Beaux-Arts ; nul, que je sache, ne peut songer à faire du style mieux que MM. Villemain ou Mignet, de l’astronomie mieux que M. Arago, de la peinture mieux que M. Ingres ; mais il n’est pas sage de montrer tout haut à un pays intelligent ses modèles de morale et de politique, et de lui donner le droit de dire tout bas que, pour être sûr de ne se tromper ni en politique ni en morale, il faut croire le contraire de ce qu’ils ont cru, et faire le contraire de ce qu’ils ont fait.
L’espace me manque pour suivre M. Mignet dans toutes ses Notices ; je me contenterai d’aborder un moment avec lui quatre de ses principaux personnages : Sieyès, Daunou, Talleyrand et Destutt de Tracy ; le métaphysicien, l’érudit, le diplomate et le philosophe de la Révolution française. Entre ces hommes si différents par le caractère, le génie et la destinée, je saisis pourtant une ressemblance générale. Homme du monde ou oratorien, gentilhomme ou prêtre, ils passent dix ans, quinze ans, vingt ans de leur vie à se raconter à eux-mêmes le plan d’une révolution future, à faire de leur cerveau le théâtre d’un gouvernement. Ce gouvernement et cette révolution, ils les arrangent à leur guise, ils les façonnent à leur gré, donnant à leurs théories toutes les perfections désirables, en écartant soigneusement l’imprévu, les passions humaines, créant à leur usage un nouveau monde, pur de toutes les souillures de l’ancien, vertueux, perfectible, équitable, tel, en un mot, qu’il le faut à des penseurs pour y introduire à leur suite la liberté, le bonheur et la paix. Ils se composent avec cela un petit modèle de société portative et mécanique, qu’ils mettent provisoirement dans leur poche, en attendant qu’ils puissent en faire jouir leurs semblables ; comme ces généraux qui gagnent des batailles sur le papier en attendant qu’ils les perdent sur le terrain. L’épreuve arrive ; les événements se pressent ; on dirait que la Providence veut donner à nos théoriciens l’occasion d’appliquer leur programme et leur plan : ils se mettent à l’œuvre, et ils y apportent cette sécurité superbe d’intelligences qui n’ont jamais été aux prises qu’avec leurs propres idées. Les premiers moments leur donnent raison ; il ne s’agit que d’abus à détruire, et cela est si doux, si beau, si facile ! Tout le monde s’y prête, même les abus, même ceux qui les personnifient et en profitent. Mais, hélas ! le temps marche ; la Révolution fait un pas ; les hommes d’action la saisissent, jeune et pure encore, entre les mains inquiètes des hommes de théorie, pour l’emporter avec eux vers les aventures et les précipices. C’en est fait, l’on ne s’entend plus ; le plan est déchiré, le programme roule dans la fange ; le fait donne un soufflet à l’idée. Que devient alors le penseur révolutionnaire ? Ce moment qui le met en présence des réalités brutales le corrige-t-il des utopies décevantes ? se repent-il ? demande-t-il pardon à ses victimes ? Non ; il se drape dans un silence plus orgueilleux peut-être que son système : il se complaît, il se console dans l’égoïste pensée que lui seul avait raison, et que ce peuple qui n’a pas voulu qu’on l’éclairât n’est pas digne qu’on le sauve. Ne lui demandez ni des aveux, ni des dévouements, ni des sacrifices ; il n’est pas fait pour cela ; c’est une intelligence, ce n’est pas un cœur : les douleurs de l’humanité ne l’atteignent que comme des déviations de ces vérités dont il se croit le gardien. Cette société qui se débat et se meurt entre les bras de ses bourreaux, ces ruisseaux de sang qui débordent, ces cris désolés qui s’élèvent du fond des cachots et des geôles, ce ne sont que des errata de cette Histoire de la Révolution qu’il s’est racontée d’avance à lui-même ; il ne tressaille pas, il ne saigne pas, il ne pleure pas ; il pense, il se tait et il attend. Plus tard, après la tempête apaisée, on le retrouvera seul, immobile, taciturne ; à qui lui demandera ce qu’il a fait, il répondra : J’ai vécu. Il sera prêt à saluer le despotisme, à coopérer à ses œuvres, à abdiquer sous ses pieds ses rêves de liberté. Telle est la métaphysique de la Révolution ; vous savez ce qu’est sa logique : l’une est condamnée à l’impuissance, l’autre au crime : l’une s’appelle Sieyès, l’autre s’appelle Robespierre.
Je cherche en vain dans le livre de M. Mignet une mention, même délicate et voilée, de ce
moment où les esprits hautains dont il nous parle virent tourner contre eux leurs
doctrines et leurs maximes, où le sophisme révolutionnaire, démuselé par eux, cessa de
leur lécher les mains, et se mit à déchirer et à mordre. J’y cherche en vain une
protestation, même discrète et mesurée, contre des crimes que ne réhabilitera jamais la
conscience humaine, et dont l’apologie, une des hontes de notre temps, a mérité une
punition nouvelle. L’éminent académicien se croit-il quitte
envers l’humanité
et la justice outragées lorsqu’il dit brièvement de Sieyès et de son vote célèbre :
« Dans une tragique circonstance, il n’ajouta point à son vote
les paroles qu’on lui a reprochées »
(la mort sans phrases) ;
— lorsqu’il dit, en parlant de Merlin : « Après s’être associé à la condamnation du
royal et infortuné vaincu du 10 août, il essaya de se soustraire à la violence des
luttes intérieures. »
— Se croit-il quitte envers d’autres lois sociales non
moins imprescriptibles et non moins sacrées, lorsqu’il termine une longue notice ou plutôt
un long panégyrique du prince de Talleyrand par cette satisfaction incomplète et tardive
donnée à la morale de l’histoire : « Toutefois, quels que soient les services qu’on
puisse rendre à son pays en conformant toujours sa conduite aux circonstances, il vaut
mieux n’avoir qu’une seule cause dans une longue révolution, et un seul rôle noblement
rempli dans l’histoire. »
— Se croit-il quitte envers les devoirs les plus
évidents de la philosophie en amnistiant le système de M. Destutt de Tracy, qui,
renchérissant encore sur Condillac comme Condillac avait renchéri sur Locke, réduisit tout
aux sensations, transporta dans le domaine philosophique l’analyse des chimistes et les
déductions des mathématiciens, dépouilla l’homme de tout principe actif, de
l’active intelligence et de la libre volonté, et « ne désirant connaître que
ce qu’il pouvait pleinement savoir, aima mieux demeurer dans
l’indifférence lorsqu’il était réduit aux hypothèses »
? Ainsi, pas une
lueur chrétienne ou même spiritualiste, pas une de de ces notions vivifiantes où se baigne
et se retrempe notre âme, foi, espérance, prière, amour, activité, liberté morale : telle
a été la philosophie, la législation et la politique de ces hommes qui se sont crus
appelés à régénérer le monde, et qui, après avoir fait les malheurs de leur temps, ont
préparé les angoisses du nôtre ; car tout se tient dans
ces misères
intellectuelles qui se succèdent depuis près d’un siècle. Donnez un but aux générations
que l’on destitue de toute loi morale sur la terre, de toute espérance dans le ciel, vous
en faites des révolutionnaires ; ôtez-leur ce but, vous en faites des rêveurs. Ici le
sang, là les larmes ; ici le couteau de Saint-Just, là les lamentations de René.
Et la Religion ? Peut-elle rester muette devant ces sombres tableaux ? Sieyès était
prêtre, Talleyrand était évêque, Daunou était moine : Ne sentez-vous pas en vous quelque
chose d’inexorable et d’inflexible qui se révolte à l’idée que ces hommes-là ont pu
déserter leur temple, profaner leur sanctuaire, déchirer leur robe, renier leur Dieu, et
que la société spirituelle et polie a eu encore des honneurs et des hommages pour ces
existences déclassées, sacrilèges, ◀commencées▶ dans l’apostasie et terminées dans la foi au
néant ? M. Mignet nous montre avec un accent presque respectueux, presque solennel,
« M. de Talleyrand montant sur l’autel élevé dans le champ de Mars pour inaugurer
en quelque sorte les destinées futures de la France »
. — Hélas ! quel autel !
quel pontife ! quelles prières ! quel encens ! Derrière ce simulacre de christianisme et
d’orthodoxie, j’aperçois la déesse Raison.
L’indication rapide et sommaire de ces vérités immortelles, c’est là ce qui manque aux Notices historiques de M. Mignet. Pour que l’on pût approuver ce livre sans restriction, et admirer avec l’auteur les personnages qu’il vante ; il faudrait deux choses, comme pour son Histoire de la Révolution : il faudrait que Dieu n’existât pas, et que l’homme fût parfait, c’est-à-dire n’existât pas davantage ; à ces deux conditions, Dieu absent et l’homme-mécanique, fabriqué par un Vaucanson de Sciences morales, la société pourrait accepter Sieyès pour dictateur, Merlin pour jurisconsulte, Daunou pour précepteur, Talleyrand pour grand-prêtre, Cabanis pour médecin, de Tracy pour philosophe. Jusque-là, l’épreuve serait dangereuse ; la première n’a pas réussi ; la seconde ne réussirait pas davantage.
Heureusement, à côté de ces figures ridées et froides, ensevelies dans le linceul révolutionnaire par ces trois mains de glace, le néant, le doute et la mort, M. Mignet nous a donné la biographie de Franklin. Cette biographie est un chef-d’œuvre ; et le héros, cette fois, est digne de l’historien. Quelle belle vie ! quel aimable grand homme ! et comme on est fier, en lisant ces pages, de cette noble et vaillante marine française qui contribua si puissamment à faire entrer un grand peuple dans son indépendance et ses destinées ! Pourtant, qu’on me permette encore une restriction chagrine : ce génie de Franklin, cette morale utilitaire, cet art de faire de la vertu par équation algébrique, cette volonté raisonnée d’être bon pour être heureux, cette préoccupation constante de la récompense immédiate et terrestre, tout cela peut être un idéal et un modèle pour l’esprit égal, positif et patient de la démocratie américaine ; mais nous, essayez de nous traiter d’après les mêmes procédés, de nous instruire d’après les mêmes leçons, de nous proposer les mêmes exemples : savez-vous ce que vous obtiendrez ? Des républicains de 1848. — J’aurais voulu que M. Mignet, au lieu de s’en tenir à une admiration légitime, mais stérile, indiquât cette nuance.
Quoi qu’il en soit, ces Notices historiques sont un beau livre, un
majestueux édifice auquel il ne manque que quelques fenêtres s’ouvrant sur le ciel. Il y a
six ans, cette lecture eût pu être dangereuse ; aujourd’hui elle ne l’est plus. En lisant
le récit des travaux de ces personnages, l’explication de leurs desseins et le panégyrique
de leurs actes, on se dit que, si Dieu avait prolongé au-delà des limites
ordinaires leurs existences déjà si longues, ils auraient vu s’écrouler une dernière
fois ce qu’ils regardaient comme l’héritage définitif de leurs labeurs, de leurs luttes et
de leurs pensées. Lorsque M. Mignet, en parlant de M. Daunou, laisse subsister cette
phrase : « Il offrit le secours de son expérience et de ses talents à la génération
nouvelle, qui devait entrer en possession définitive de ses droits, parce
qu’elle était devenue capable d’en user avec mesure et d’y tenir avec
constance »
, on sourit de ce passage, et de plusieurs autres qui semblent
antidatés, tant ils sont démentis par de récentes épreuves. Lisons donc avec respect, avec
profit, cette œuvre sérieuse et belle et, pour toute malice, écrivons au crayon, en marge
de ces biographies d’illustres révolutionnaires : « Pour faire suite à
l’histoire générale des Naufrages. »
M. Albert de Broglie15
À mesure que nous avançons dans ce siècle si chèrement instructif, et que nos révolutions innombrables morcellent les opinions, établissent d’utiles solidarités entre les esprits sages des divers partis, créent des murs mitoyens là où s’élevaient des barrières, et forment, pour ainsi dire, des enclaves où se touchent et s’avoisinent des doctrines autrefois contraires, un fait remarquable s’accomplit : tel livre qu’en d’autres temps nous aurions lu, apprécié et jugé comme l’œuvre d’un adversaire, et qui nous eût forcé de mêler à nos hommages des objections et des réserves, devient aujourd’hui pour nous un allié d’autant plus précieux, que, sorti d’un camp qui n’est pas tout à fait le nôtre, il marque avec plus d’éclat le pouvoir de la vérité sur les âmes dignes d’elle. Seulement, comme il faut que le cœur humain garde ses droits, même au moment où la vérité reprend les siens, ce n’est pas toujours d’une façon absolue et complète que s’opèrent ces rapprochements et ces alliances. Dans ce livre, qui apporte au service des bonnes causes l’autorité d’un grand talent, d’un nom illustre, d’un jeune et éminent esprit fortifié par de nobles exemples, nous rencontrons, à chaque page, tout ce que nous pensons, mille fois mieux dit que nous ne pourrions le dire ; et puis, tout à côté, comme dernier tribut payé au vieil homme, une phrase, une ligne, un mot, qui prouvent que cette intelligence, éclairée sur tant de points, n’est pas encore désabusée sur tous, qu’elle conserve, à son insu peut-être, quelques secrètes attaches, et tient par quelque endroit aux anciennes chimères. Les conversions politiques ne sauraient jamais être aussi parfaites que les conversions religieuses, et, parmi les nombreuses raisons que je pourrais en donner, il y en a une qui me paraît suffisante ; c’est que l’humilité est la première vertu que nous prêche la religion, et la dernière que nous enseigne la politique.
M. Albert de Broglie est bien jeune encore. Quoiqu’il ait ◀commencé▶ à écrire avant Février 1848, on peut regarder cette Révolution comme la date précise de son avènement et de ses débuts. Même, si je ne craignais de trop défigurer une idée juste sous une expression paradoxale, j’appellerais M. Albert de Broglie un des vainqueurs de Février, en ce sens que les enseignements et les angoisses de cette crise funeste, rencontrant dans cet esprit juvénile mille germes heureux et féconds, les ont tout à coup développés et mûris, comme ces vents d’orage qui fertilisent le sol en le bouleversant. Cette maturité précoce qui nous a dès l’abord frappé dans les écrits de M. Albert de Broglie, et qui, en des temps ordinaires, nous eût inquiété peut-être, la catastrophe de Février l’explique et la justifie. Elle a fait pénétrer l’air extérieur sous ce vitrage de serre chaude, où trop de soin et de culture risquait d’amener des floraisons trop hâtives. Il n’y a pas, on le sait, d’éducation complètement forte et virile sans un peu de lutte et d’adversité. La Révolution de 1 848 a été, pour l’auteur des Études morales et littéraires, cette adversité, cette lutte qui lui eût manqué dans un moment plus paisible. Il lui a dû ces années de campagne intellectuelle qui comptent double dans la vie de penseur, comme les années de campagne militaire comptent double dans la vie de soldat. Que dis-je ? Elle a fait plus : elle a accru la puissance et déterminé l’action de cette remarquable intelligence en lui donnant ce qu’elle eût difficilement trouvé pendant la période précédente : l’unité. Elle lui a permis, tout en demeurant fidèle à de glorieux exemples de famille et à des traditions héréditaires, de les transporter aux premiers rangs de l’armée conservatrice, et de n’en user que contre d’odieux excès et des théories destructives. N’y a-t-il pas quelque chose de piquant dans ces fortunes diverses d’un même principe, placé, sous trois générations successives, en face de circonstances si différentes, qu’il semble lui-même modifié et transformé à chacune de ces vicissitudes ? L’esprit de 1789, d’un 1789 modéré, intelligent, éloquent, s’arrêtant à jour fixe et à point nommé, restant maître de contenir ce qu’il excite et d’apaiser ce qu’il soulève, favorable à toutes les libertés, victorieux de tous les désordres, allant sans secousse de Mounier à Mirabeau pour revenir sans crise de Barnave à Malhouet, assiégeant les Bastilles, respectant les Tuileries, signant la déclaration des Droits de l’homme, déchirant la Constitution civile du clergé, aimant les illusions, évitant les fautes, abhorrant les crimes, répondant, en un mot, à l’idéal de toutes les âmes généreuses : telle a été, telle est encore, en tenant compte de la prise des événements sur les opinions et les caractères, l’inspiration traditionnelle qui va de madame de Staël à M. Albert de Broglie, des Considérations sur la Révolution française aux Études morales et littéraires. Changez les points de vue, mettez tour à tour en présence de cette inspiration primitive et homogène la tyrannie sanguinaire du comité de salut public, le despotisme guerrier de Napoléon, les injustes méfiances groupées par un libéralisme bâtard autour de la monarchie légitime, et, finalement, les hâbleries démagogiques et les folies sociales de 1848, et vous comprendrez que cet esprit de 1789, accepté par madame de Staël comme la conquête pacifique et féconde des temps nouveaux, continué, chez M. le duc de Broglie, comme une protestation plus raisonnée qu’impétueuse contre de prétendues velléités d’ancien régime, ne soit plus, chez son fils, qu’une sorte de regret respectueux, chevaleresque, accordé, par scrupule de conscience et convenance de famille, a des idées très honorables, très séduisantes, et dont la défaite a été à la fois un malheur et une leçon. Ainsi, grâce à la marche parallèle des événements dans la vie publique et des opinions dans les esprits justes, ce qui, au point de départ, nous eût séparés, nous rapproche aujourd’hui. Ce qui nous eût paru discutable, a été si bien mitigé, adouci, corrigé, amoindri au salutaire contact de l’expérience, que c’est à peine si nous pourrions trouver çà et là quelque menu détail à contredire dans l’œuvre du jeune écrivain, et que, sauf de légères nuances d’accent, nous parlons désormais la même langue. Un ingénieux chercheur de paradoxes nous disait récemment que les enfants sont plus vieux que leurs pères, parce qu’ils profitent de tout le trésor de sagesse et de lumière accumulé, à travers mille tâtonnements, par la génération qui les précède. N’est-ce pas un peu vrai lorsqu’il s’agit des partis politiques, et de tout ce que peuvent, d’une génération à l’autre, effacer de préventions et de dissidences les douloureuses épreuves que nous avons traversées ? Oui, nous sommes, sous ce rapport, plus vieux que nos pères. En serons-nous plus sages ? Sans oser y compter ni le prédire, mettons à profit ce moment de pacification intellectuelle pour rendre hommage à ceux qui relèvent encore et ennoblissent, en leur personne, ce rôle, si beau et si rare, de défenseur de la vérité !
Le livre de M. Albert de Broglie se divise en trois parties législation et économie sociale, critique littéraire, philosophie religieuse. Cette distribution, indiquée par les sujets mêmes de ces divers articles, est en quelque sorte chronologique ; elle se rapporte exactement et jour par jour au travail intérieur qui a dû s’accomplir chez M. Albert de Broglie, à mesure que de nouvelles péripéties donnaient à ses pensées une autre direction, à ses luttes un autre terrain, à sa polémique un autre but. Pendant l’année toute militante qui suit la Révolution de Février, nous le voyons marcher au plus pressé, se prendre corps à corps avec les utopies popularisées par cette absurde victoire, discuter tantôt l’œuvre des Constituants, tantôt l’inaliénable droit de propriété et d’héritage, tantôt cette question capitale de l’enseignement public, sur laquelle, après tant de récriminations et de querelles, les torches de Février avaient répandu leur brusque lueur. Un peu plus tard, lorsque le calme revient, sinon au fond des choses, au moins à la surface, lorsque le danger, sans disparaître, semble s’éloigner, l’auteur emploie cette fugitive et inquiète heure de trêve à rechercher et à poursuivre, sous une autre forme, les maladies morales de cette société qu’il vient de défendre, les plaies secrètes de cette littérature qui a une si large part dans nos souffrances et nos périls. Enfin, quand l’anarchie politique, sociale et morale, a porté les fruits que l’on devait en attendre, lorsque, faute de s’accorder, le pays n’a rien trouvé de mieux à faire qu’à se soumettre, lorsque la discussion n’a plus été ni nécessaire, ni possible, ni permise, l’écrivain s’est réfugié vers les grandes vérités religieuses comme vers un asile que ne sauraient atteindre ni les excès de liberté, ni les excès de pouvoir. — Et remarquez que cet ordre chronologique porte aussi avec soi une instruction d’un autre genre, constamment applicable aux travaux de l’esprit. Ce qui, dans le livre de M. Albert de Broglie, traite des questions politiques, a perdu, par le seul fait de nos dernières vicissitudes, presque tout son à-propos ; ce qui touche à l’étude littéraire, fécondée et agrandie par l’étude morale, reste aussi actuel que si rien n’était changé dans nos points de vue ; ce qui ramène au raisonnable et au vrai des discussions récentes où la Religion est intéressée, garde ces conditions de vie et de durée qu’elle communique à tout ce qui se pénètre de son esprit et se consacre à sa défense.
S’il fallait cependant chercher entre ces différents articles le lien d’une pensée commune, voici, ce me semble, comment on pourrait le définir :
La Révolution de Février désarmait la société ; elle faisait passer dans le monde officiel et visible cette anarchie qui, depuis longues années, se propageait dans les âmes. En renversant les remparts factices qui nous protégeaient contre de sourdes attaques, elle découvrait, sous nos pieds et au milieu des décombres, d’effroyables gouffres dont un seul suffisait à dévorer la raison et la fortune publiques. Eh bien, cette situation si claire et si menaçante avait au moins cet avantage qu’elle précisait nos devoirs et nous déléguait à tous, selon nos forces, une portion de la défense générale. Tout homme intéressé de cœur et de biens au maintien de l’ordre, ou, pour mieux dire, au salut de la France, ne pouvant plus s’en reposer sur rien et sur personne, dut faire sur lui-même un énergique retour, embrasser d’un coup d’œil sévère et rapide les points par où l’ennemi avait pénétré, et trouver, dans le sentiment de ce péril immédiat et pressant, ces ressources suprêmes qui sauvent les cas désespérés. Tout nous manquait : raison de plus pour ne pas nous manquer à nous-mêmes, et pour déterminer, avec une netteté plus rigoureuse, en religion et en politique, en morale et en littérature, ce qui avait fait notre malheur et ce qui pouvait faire notre salut, ce qui constituait pour nous un danger permanent, et ce qui pouvait nous aider à le conjurer. Telle a été la position dont s’est emparé M. Albert de Broglie, et nul n’y a mis plus de vigueur, de résolution et de talent. Mais à cette idée de défense personnelle directe, d’autant plus ferme qu’elle est privée de ses intermédiaires et de ses auxiliaires naturels, s’en ajoute une autre que M. Albert de Broglie devait considérer comme la conséquence logique de la première : c’est que, moyennant ce généreux effort à la fois individuel et collectif, ce retour loyal et sincère à des vérités négligées ou méconnues, cette restauration intérieure, essayée dans les esprits et les consciences en attendant qu’elle pût s’accomplir à l’extérieur, la société pourrait ne pas payer une rançon trop chère, et sauver du naufrage, non seulement ses conditions matérielles d’existence, mais encore ces libertés, fragiles conquêtes d’un autre temps, et, comme toutes les conquêtes, remises en question après chaque campagne malheureuse et à chaque nouveau traité de paix. Ainsi, d’une part, défense de la société, non plus par les institutions habituellement chargées de ce soin, mais par l’intrépide et intelligente coalition de tous les esprits droits, de tous les cœurs fermement attachés au pays ; garde nationale intellectuelle, se substituant, vu l’urgence, à l’armée régulière, et faisant sentinelle à chaque brèche ouverte ou abandonnée ; d’autre part, moyennant cet enrôlement volontaire du bien contre le mal, du bon sens contre la folie, de l’ordre contre le chaos, l’espoir de ne pas trop avoir à payer comme frais de capitulation et de guerre : voilà la double pensée qui se reflète et respire dans chaque page du livre de M. Albert de Broglie.
Cette pensée, si honorable et si belle au point de vue théorique, a un côté faible, plus aisé à pressentir qu’à indiquer, et pour lequel, bien que je ne sois pas un oracle, j’aurais besoin de m’envelopper de voiles et de nuées sibyllines. En donnant cette importance à la défense de la société par l’individu, en lui assignant comme prix et récompense le maintien de libertés fort précieuses sans doute, mais difficiles à concevoir d’une manière abstraite, le jeune et éminent publiciste a un peu trop oublié que tout le monde ne s’appelait pas Albert de Broglie, n’avait pas à dépenser, pour le service public, la même somme de talent, de courage, d’autorité morale, de qualités naturelles ou acquises, et n’était pas capable de se proposer à soi-même un programme de gouvernement anonyme, où entreraient par doses égales et savantes les éléments de pouvoir et les éléments de liberté. Il a un peu trop oublié que, pour agir puissamment sur les masses (et ce sont elles, après tout, qui font et défont les révolutions), pour les entraîner après soi dans la voie que l’on croit la meilleure, il ne suffit pas de leur présenter de nobles modèles, d’excellents conseils, de sages maximes ; mais qu’il faut encore ajouter à tout cela une conclusion, un couronnement, un mot d’ordre, un nom qui serve de garantie et de symbole à ces vérités réparatrices. Les esprits d’élite peuvent se rallier à des idées ; mais ils sont l’élite, c’est-à-dire l’exception. La multitude se rallie à un nom ; l’essentiel est que l’idée et le nom s’appuient et se complètent réciproquement. Bien que sincèrement religieux (son livre ne permet pas là-dessus le plus léger doute), M. Albert de Broglie n’a pas tenu assez de compte de ce dogme si chrétien et si humain tout ensemble, qui abaisse et mortifie les hommes pour mieux les sauver de leur impuissance et de leur misère, et leur demande d’abdiquer en son sein une partie de leur liberté et de leur intelligence, pour mieux assurer le reste. Un sentiment excessif, obstiné, du pouvoir des doctrines dans le gouvernement du monde, du côté métaphysique de la politique, et de ce que peuvent y ajouter de force et d’influence les talents et les caractères individuels, n’est-ce pas là le vague penchant, la secrète faiblesse de cette école d’où est sorti M. Albert de Broglie, et qui l’a bercé sur ses genoux comme son enfant le plus cher, comme la meilleure de ses gloires futures ? Les événements ont eu beau donner, de leur voix brutale, de douloureux démentis à la sagesse humaine, il reste toujours quelque chose des anciennes tendances :
……… Servat odoremTesta diu…
Dieu merci le mot testa n’a pas cette fois le sens irrévérencieux que lui donnerait une traduction littérale : il ne s’agit pas ici d’une cruche, mais d’un beau vase d’or, patiemment ciselé par une main habile, et rempli des plus purs, des plus salutaires parfums !
Une fois cette réserve faite, il n’y a plus qu’à louer ou plutôt à admirer dans ces Études morales et littéraires. Quelle raison ferme et lumineuse dans
l’examen de la Constitution de 1848, de cette œuvre informe dont le moindre
défaut était de renfermer en germe tout ce qui devait servir à la détruire ! Que
d’aperçus ingénieux à propos des Questions constitutionnelles de
M. de Barante, brochure qui, paraissant en mars 1849, ressemblait à un mémoire
archéologique recomposé avec des ruines ! Notons, en passant, dans cet article, une belle
page que devraient méditer tous les historiens de la Révolution, et où l’auteur établit
victorieusement que tout ce que la France militaire accomplit de glorieux et de grand en
92 et 93, se fit en dehors de la Convention, malgré elle, en dépit de son ombrageux
contrôle, et par le seul effort du pays réagissant à la fois contre l’ennemi du dehors et
contre l’exécrable assemblée qui l’ensanglantait et le déshonorait. Le livre de M. Thiers,
sur la Propriété, a été pour M. Albert de Broglie l’objet d’un travail
supérieur, selon nous, l’ouvrage même et où « les sources de l’hérédité de biens
dans la race humaine »
sont prises de plus haut et à une plus grande profondeur.
M. Thiers, dans toute cette discussion, s’était trop borné au droit naturel, et ses
judicieux arguments, prêchés des convertis et opposés à des passions enflammées, à de
dévorantes convoitises, faisaient un peu l’effet de soldats de plomb et de fer-blanc armés
en guerre contre des bandits ou des cannibales. M. Albert de Broglie rend à cette question
vitale toute sa grandeur ; il embrasse d’une plus large envergure les intérêts de
l’humanité ; il est aussi plus spontanément, plus primitivement chrétien : on sent que,
dans cette crise, qui déjouait tous les raisonnements et tous les calculs, M. Thiers a
fini par la religion, et que M. Albert de Broglie a ◀commencé▶ par elle.
Il faudrait citer encore, comme des modèles de critique historique ou littéraire, la notice funèbre sur M. Rossi, et les pages si attentives, si attendries, consacrées à la mémoire d’Alexis de Saint-Priest, cet esprit charmant, à jamais regrettable, qui allait, lui aussi, s’améliorant sans cesse, et personnifiant d’une façon exquise l’heureuse alliance d’une sincère vocation d’écrivain avec ces distinctions sociales qui ne donnent pas le talent, mais en augmentent l’autorité et l’influence. N’oublions, non plus, ni l’article sur l’Antonio Pérez de M. Mignet, ni le magnifique morceau intitulé le Moyen Âge et l’Église catholique, et inspiré par les diverses publications de l’abbé Gaume, du père Ventura, et de cet illustre Donoso Cortès, aujourd’hui pleuré par ceux-là mêmes qui, tout en admirant son génie, avaient cru trouver dans quelques-unes de ses doctrines, un sujet de controverse. C’est en vain que, dans cette revue rapide, et où il n’y a de place que pour l’éloge, j’essayerais d’éviter celle de toutes ces Études qui a fait le plus de bruit, qui devait en faire le plus, et qui a remué toute la littérature contemporaine, en touchant à son aïeul : je veux parler de l’étude sur Chateaubriand et ses Mémoires d’Outre-tombe. Il y a trois ans, quand cet article parut, je pris parti pour l’auteur de René contre le petit-fils de Corinne. J’étais surtout frappé, à cette époque, de ce qu’il y avait d’injuste ou au moins de cruel dans cette réaction subite, excessive, passionnée, s’exerçant sur une tombe à peine fermée, contre un homme que la jeune littérature entourait depuis vingt-cinq ans d’adulations et d’hommages. Voltaire, auquel il faut parfois revenir ; pourvu qu’il ne s’agisse ni de religion ni de tragédie, disait aux détracteurs de Racine et de Boileau : « Croyez-moi, ne touchez pas Jean et à Nicolas ; cela vous porterait malheur ! » — Notre Jean et notre Nicolas, à nous, enfants du dix-neuvième siècle, c’est, en attendant mieux, M. de Chateaubriand ; je n’aurais pas voulu que M. Albert de Broglie y touchât. Son article est rempli de vérités excellentes sur les incontestables défauts de l’homme et de l’œuvre, sur la vanité littéraire, sur cette malfaisante intervention du moi dans les écrits de nos illustres, sur ce funeste abus de personnalisme et de mémoire qui les amené à gâter, après coup, les plus attrayantes créations de leur génie et de leur jeunesse, en les détachant du cadre idéal où ils les avaient placées, pour les faire rentrer avec eux dans la vie réelle. Déclarant la guerre à toutes les maladies morales qui avaient conduit la société au bord de l’abîme, M. Albert de Broglie ne pouvait omettre et, plus ces mauvais exemples venaient de haut, plus il était utile de les dénoncer. J’en conviens, je m’y résigne : seulement, puisque la même époque voyait paraître d’autres œuvres où se trahissaient avec encore moins de retenue ces fâcheux symptômes, le jeune moraliste ne pouvait-il pas attacher sa pensée à un autre clou, dire les mêmes vérités sous un autre passe-port, faire au moins comme Chrysale, trouver quelque part un auteur de Mémoires ou de Confidences qui ne s’appelât pas Chateaubriand, et s’interrompre de temps en temps pour lui dire : « C’est à vous que je parle, ma sœur ! » — Les bienséances eussent été sauvées, et la morale n’y eût rien perdu.
À part cette légère tache, cette dissonance formée par un nom propre, l’impression générale que l’on garde de ces Études morales et littéraires est une sympathie profonde, un acquiescement qui touche au respect. On a raconté, vous le savez, qu’un homme politique, pressé d’accepter je ne sais quel poste officiel, s’en était défendu en disant : « Je veux conserver le droit de saluer le duc de Broglie. » C’est là, si le mot est vrai, un légitime hommage rendu à un noble caractère. Nous aussi, dans notre modeste domaine et notre milieu tout littéraire, nous aurions une ambition analogue : nous voudrions avoir le droit de saluer M. Albert de Broglie, non pas de ce banal coup de chapeau qui n’est que la politesse de l’indifférence, mais de ce geste amical et sympathique qui signifie l’estime parfaite, affermie plutôt que troublée par le désir de le voir faire encore un pas de plus sur ce chemin où nous sommes fier de nous rencontrer avec lui.
Les Historiens de l’illuminisme.
MM. Caro16, Henri Delaage17, Gérard de Nerval18
Un penseur judicieux et profond, un charmant songeur, un curieux et spirituel sceptique, n’y a-t-il pas là les trois sortes de juges, les trois ordres d’idées que peuvent rencontrer ou éveiller ces questions mystérieuses, inquiétantes pour la raison, alarmantes pour la foi, mais trop chères à certaines imaginations pour qu’il soit possible de les dédaigner tout à fait et de les passer sous silence ?
Jusqu’à présent, le nom, la réputation et les œuvres de Saint-Martin ne nous apparaissaient qu’à travers un voile. Cela est si vrai, que je me crois obligé d’avertir qu’il ne s’agit pas ici de ce grand saint qui coupa son manteau en deux pour en donner la moitié à un pauvre. Le manteau du Saint-Martin dont M. Caro nous raconte l’histoire, était d’une nature beaucoup plus éthérée, et il n’aimait à le partager avec personne. Lui-même s’intitulait le Philosophe inconnu, et ce titre, où l’orgueil se cachait peut-être sous un air d’humilité, caractérisait assez bien l’enseignement, la mission et la vie de cet homme aimable et étrange. Il y a, par malheur, dans ce seul mot, inconnu, je ne sais quelle secrète amorce qui séduit les âmes inquiètes, en leur offrant à la fois l’attrait d’une vérité et le charme d’un mystère. Pendant que le gros du public, celui qui personnifie le sens commun, et chez qui l’on trouve, hélas ! plus de commun que de sens, se détourne avec une fière indifférence, peu soucieux d’aborder l’homme ou le livre qui se donnent pour inconnus ou pour incompris, le petit nombre, celui que j’appellerai l’exception plutôt que l’élite, est, au contraire, trop enclin à en exagérer l’importance, à signaler comme un trésor enfoui ce qui n’est qu’un minerai mêlé d’alliage, et à sacrifier le vrai, l’applicable et l’utile, au plaisir d’avoir l’air de connaître ce que personne ne connaît et de comprendre ce que personne ne comprend. Le rôle d’initié a ses douceurs ; la vanité y trouve son compte la vanité, cette clef du cœur de l’homme ! Notre génération surtout, à la fois orgueilleuse et maladive, agitée et désabusée, associant le goût du superflu au mépris du nécessaire, a de vagues complaisances pour ces apôtres, ces prédicateurs, ces doctrines, où chacun peut apporter un peu de sa chimère et de son rêve. Qu’en résulte-t-il ? Qu’un homme, comme Saint-Martin par exemple, ignoré ou perdu pour la foule, malgré de belles pages et de magnifiques éclairs, a pris çà et là des proportions excessives sous des plumes hardies, fines, paradoxales, lesquelles, à peu près sûres de n’être pas contredites, ont réclamé pour l’auteur du Ministère de l’Homme-Esprit, de l’Esprit des choses et du Crocodile, un rang parmi les instituteurs et les bienfaiteurs de l’humanité. Remercions donc M. Caro d’être allé droit à cette renommée sibylline, d’avoir feuilleté sans trouble ces livres sacrés, et de nous en offrir aujourd’hui une large et lumineuse étude, attentive et sympathique pour la personne et les écrits de Saint-Martin, juste et sévère pour la portée et le sens caché de ses doctrines ; plus profitable à sa mémoire qu’une admiration irréfléchie, et plus utile à la vraie philosophie qu’un dénigrement systématique.
Voilà, en effet, ce qui m’a frappé tout d’abord dans le livre de M. Caro. Il a courageusement suivi Saint-Martin jusque sur ces cimes où l’on se croit beaucoup plus près du ciel parce qu’on est séparé du monde par un nuage ; et pourtant la tête ne lui a pas tourné, le pied ne lui a pas glissé ; il ne s’est pas laissé gagner un seul moment par ce contagieux vertige auquel peuvent être sujets les meilleurs esprits après une familiarité trop longue et trop intime avec des esprits visionnaires : il est revenu de ce dangereux pèlerinage, aussi sain, aussi calme, aussi clairvoyant qu’au point de départ, et il n’en a gardé aucune amertume contre ce singulier guide qui lui en avait imposé les fatigues et les périls. Il semble que, dans un pareil travail, la monographie d’un homme si en dehors du vrai et du possible, il n’y ait pas de milieu ; ou s’enthousiasmer ou se courroucer ; ou aspirer ces capiteuses vapeurs qui s’exhalent des cerveaux malades, ou réagir violemment contre elles ; élever jusqu’au génie le personnage dont on parle ou le rabattre jusqu’à la démence ; devenir son exécuteur ou son catéchumène. M. Caro a été mieux que cela : il a été l’interprète bienveillant, le critique sérieux, le juge impartial du Philosophe inconnu.
Saint-Martin naquit en 1743 ; il avait cinquante ans en 1793 ; il fut donc contemporain à la fois de Voltaire et de Robespierre. Si j’indique cette date et ces noms, c’est pour faire remarquer le synchronisme naturel, l’affinité clandestine et profonde qui existe entre les extrêmes les plus opposés de la pensée humaine. Voilà un siècle qui démolit toutes les croyances, qui fait de l’incrédulité un dogme, du doute un apostolat, de la raillerie un symbole, de l’irréligion une foi. Eh bien ! soyez sûrs qu’à deux pas de ces temples écroulés, en quelque coin laissé dans l’ombre par ces ouvriers de destruction, une main discrète élève, avec le ciment et les morceaux de ces ruines, un temple nouveau où toutes ces plaintives exilées, ces pieuses victimes du triomphe Voltairien, la rêverie, l’imagination, la prière, l’aspiration de l’âme vers Dieu, puissent trouver un refuge et se donner le change elles-mêmes sur leur passagère défaite. Seulement prenez garde ! Ce n’est plus la vérité divine, chrétienne, universelle, qui remplit et anime ce temple ; c’est la volonté, le caprice, la croyance individuelle d’un homme que l’impiété effraye, mais à qui l’orthodoxie ne suffit pas, qui dépasse l’une pour mieux échapper à l’autre, qui se fait le sectaire de l’esprit comme ses voisins se sont faits les sectaires de la matière, et qui proteste à sa façon contre les abus de la raison en touchant de près à la folie. De même, si nous passons de la vie intellectuelle à la vie pratique et de l’histoire des idées à celle des faits, voilà une époque qui fait couler le sang à flots et livre la conduite de ses affaires à cette féroce logique des révolutions, dont le premier anneau est une utopie et le dernier une guillotine. Eh bien ! soyez sûrs que, non loin de là, au moment même où Marat demande trois cent mille têtes et où Robespierre et Saint-Just sont bien près de les lui donner, se cache à demi quelque pieux et tendre rêveur, tendant vers le ciel des mains pures, et demandant à Dieu de l’absorber en lui pour mieux le dérober à la méchanceté des hommes. Seulement prenez garde : dans cette âme si étrangère aux passions et aux fureurs du moment, vous chercheriez en vain ces colères et ces flammes qui saisissent les grands cœurs en présence des grandes iniquités, ce besoin de se dévouer, d’agir, de lutter, de combattre, qui est la consigne des natures généreuses dans ces effrayantes mêlées : vous chercheriez en vain quelque chose d’applicable à l’intérêt immédiat et direct de cette société qui s’égorge et se tue. Non, le rêveur dont je parle n’a pas pied dans la vie réelle ; il se renferme et s’isole en lui-même, dans l’idée de Dieu, dans la possession de l’infini, dans le sentiment de cette vérité mystique dont il se croit seul dépositaire : ce n’est plus un homme assujetti à tous les devoirs, c’est un être immatériel doué de tous les privilèges. On conçoit aisément que ce don de penser, de parler et d’agir avec approbation et privilège de Dieu, lorsqu’il échoit à une âme exquise et délicate, comme Saint-Martin, se borne à la rendre inutile et stérile, mais que, dans une organisation moins inoffensive, il pourrait mener loin et autoriser toutes les folies comme tous les crimes. Donnez un mystique des goûts sanguinaires, des appétits sensuels, des raffinements d’orgueil, des caprices de despote, et vous en faites à votre choix Marat, Néron, Danton, Éliogabale !
Saint-Martin, fort heureusement, ne fut rien de tout cela ; en nous racontant sa vie,
M. Caro nous le fait aimer ; en analysant ses ouvrages et avant d’en condamner l’ensemble,
il en fait ressortir de charmantes beautés de détail. Si l’on voulait (et ce serait
peut-être le plus sage)
cesser de voir dans Saint-Martin le théosophe, le
chef de secte, l’apôtre, et ne plus chercher en lui que l’écrivain et le moraliste, il y
aurait une belle moisson à faire dans tous ces Homme de désir, Ecce Homo,
Homme-Esprit, Principes de l’essence divine, et autres livres dont les titres même
dénoncent une intelligence baignée dans un perpétuel crépuscule. Saint-Martin, à ce
nouveau point de vue, deviendrait simplement une sorte de Joubert, mais un Joubert agrandi
et obscurci, échangeant contre un Sinaï quelque peu allemand ce jardin français de
Savigny, dont Chateaubriand, dans ses Mémoires, nous a tracé une si
délicieuse peinture. « J’ai désiré faire du bien, nous dit Saint-Martin ; mais je
n’ai pas désiré faire du bruit, parce que j’ai senti que le bruit ne faisait pas de
bien, et que le bien ne faisait pas de bruit. »
— Et plus loin : « Les
faiblesses retardent, les passions égarent, les vices exterminent. »
— « L’orgueil est comme le ver : on a beau le couper en morceaux, chacun de ces
morceaux reprend la vie et devient un nouveau ver. »
— « La pièce d’or
que les anciens mettaient dans la bouche des morts, pour passer la barque, c’est l’âme
purifiée. »
— « Rien n’éclaircit l’esprit comme les larmes du
cœur. »
— Saint-Martin, convenons-en, aurait gagné à beaucoup pleurer.
Il avait un tendre penchant pour les femmes, ce qui est très naturel ; mais en même
temps, il se croyait revêtu d’un sacerdoce qui lui interdisait l’amour et le mariage ; il
en résultait sous sa plume des contradictions piquantes à propos des femmes : il en disait
un peu de mal, de peur d’être amené à en penser trop de bien, et cette lutte du penchant
vrai et du sacerdoce factice lui inspirait des confidences telles que celles-ci :
— « Je sens au fond de mon être que je suis d’un pays où il n’y a pas de
femmes. »
— « La matière de la femme ne vaut pas celle de
l’homme. »
— « L’homme est l’esprit de la femme et la femme est l’âme de
l’homme. »
— « La femme est meilleure, l’homme est plus vrai. »
— « L’homme a en propre le don des opérations et la femme celui de la
prière. »
— « Une des raisons qui s’opposèrent a mon mariage a été de
sentir que l’homme qui reste libre n’a à résoudre que le problème de sa propre personne,
mais que celui qui se marie a un double problème à résoudre. »
Je ne sais si je
me trompe, mais il me semble que ce n’est pas trop mal pour un théosophe.
Tout cela, vous le comprenez, n’est que la superficie de Saint-Martin, et, s’il revenait au monde, il se fâcherait de nous voir chercher sa gloire dans quelques traits épars qui n’ont rien de commun avec le fond de sa doctrine ; mais ce fond est-il bien facile à trouver, et appartient-il à un frivole causeur de se poser en docteur de Sorbonne ? Ces sujets philosophiques, illuminisme, mysticisme, germanisme, kantisme, panthéisme, me font l’effet de ces souterrains, de ces grottes, telles qu’on en rencontre dans les pays de montagnes. Elles sont remplies de choses magnifiques, cristallisations, stalactites, arabesques, simulacres de jaspe et de porphyre, formes splendides imitant, à s’y méprendre, des palais et des statues, des arbres et des figures humaines. Mais, pour voir tout cela et pour en jouir sans risquer de s’égarer et de se perdre, il faut ou la clarté du jour, qui est celle de tout le monde, et qui ne pénètre guère plus loin que l’entrée, ou la lueur des flambeaux que l’on fait porter devant soi, et qui vacillent souvent dans ces ténébreux méandres, si ferme que soit la main qui les porte. Moi qui, en face des grottes du mysticisme, n’ai à mon service que cette clarté du jour, c’est-à-dire du simple bon sens qui ne me mène pas beaucoup plus loin que le péristyle, j’emprunte le flambeau de M. Caro, et je ne pourrais assurément mieux choisir. Pénétré de la lecture de son livre, un des plus substantiels que je connaisse, voici, en résumé, non pas mon jugement, mais mon impression.
Il n’est pas de sentiment plus pur, plus naturel, plus irréprochable, que celui sur lequel repose le mysticisme que j’appellerai naïf pour le distinguer du mysticisme systématique. Tous, ou presque tous, quelles que soient d’ailleurs les préoccupations ou les attaches qui nous ramènent à la terre, nous connaissons de ces moments pleins de trouble, de frisson et de délices, où notre âme, se dégageant des liens matériels qui la retiennent captive, se sent tout à coup des ailes, s’élève d’un vol vers les régions célestes, et va s’y retremper, s’y plonger, s’y absorber dans l’idée de l’infini et de Dieu. Pour les âmes pieuses et ferventes, ces moments s’appellent des extases ; pour celles qu’assujettit et que souille la vie du monde, ce ne sont que des intermittences rapides, des éclairs de nostalgie divine qui nous font revoir, à travers l’espace et la nuit, les lointaines images de la patrie perdue. Ce mysticisme-là n’est pas, à Dieu ne plaise ! une hérésie, un paradoxe ou un mensonge, mais une légitime revanche de l’esprit contre la matière, une protestation soudaine de la plus noble portion de notre être contre la plus vile, un précieux débris de l’héritage détruit par la faute originelle, un gage de réhabilitation future, une lettre d’audience accordée par le Créateur à la créature pour la rapprocher de lui, la relever de sa misère, et lui rappeler que leur séparation ne doit pas être éternelle.
Ce mysticisme, les saints l’ont consacré de leurs prédications et de leurs exemples ; la
poésie chrétienne en a fait sa Muse, et partout où se rencontreront des âmes tendres, des
imaginations vives, des ciels étoilés, de grands
horizons noyés dans l’azur
et la brume, des soirs rustiques mêlant dans une vague harmonie les mille murmures de la
campagne, une suave odeur d’encens s’exhalant du sanctuaire à travers l’ombre des piliers
gothiques, partout il y aura des mystiques, ne fût-ce que pour une heure, une minute, une
seconde : le temps que met la flèche à atteindre le but, et l’âme à monter vers Dieu. Loin
de nous l’envie de condamner ou de proscrire ces élans, ces frissons sublimes, ces
aspirations précieuses, ces brusques victoires de l’être immatériel, ces ardents démentis
donnés par l’âme aux sens et à la chair ! Malheureusement le mysticisme tel que le
pratiquait Saint-Martin ne s’arrête pas là ; de ce qui n’était qu’un sentiment il fait un
système ; de ce qui n’était qu’un élan, il fait une doctrine ; de ce qui n’était qu’une
aspiration, il fait une science. Il prend l’âme à ce moment rapide où elle s’absorbe en ce
Dieu dont elle émane, et il fixe ce moment pour en faire l’état normal permanent,
officiel, dogmatique, de cette âme. Ce n’est pas tout encore : au lieu de voir dans cet
acte volontaire, spontané, de l’âme qui s’élève vers Dieu, une preuve qu’il y a là deux
termes distincts, l’âme et Dieu, l’être créé et le Créateur, il les confond en un seul
être ; et de cette prise de possession de la divinité par l’âme, il déduit sa doctrine,
qui fait de l’âme une portion intégrante de la Divinité. C’est tout simplement du
panthéisme sous une nouvelle forme, du panthéisme immatériel, spiritualisé, mais proche voisin de l’autre ; car, dès l’instant que l’âme est
Dieu, l’homme qui, d’après Saint-Martin, n’est qu’une âme, est aussi Dieu ; les objets
extérieurs qui, toujours d’après le théosophe, n’existent que par leurs rapports avec
l’âme, sont Dieu : le monde est Dieu ; le vieux Pan reparaît, tenant d’une main les mythes
sensuels de la Grèce, de l’autre l’immobile cosmogonie de l’Orient ; et cet excès, ce
raffinement, cette débauche de spiritualisme, tourne, en définitive, au profit
de la matière. Le pauvre Saint-Martin, j’en suis sûr, ne s’en doutait pas, et s’en serait
défendu comme d’un crime, lui, nature si aérienne, si ailée, si pure, si impalpable. Mais
une organisation exceptionnelle ne peut suffire à décider de la portée véritable d’un
système. Si, par son caractère et les conditions mêmes de sa doctrine, Saint-Martin avait
vécu plus en dehors, s’il se fût infiltré dans les masses, parmi les intelligences
vulgaires, asservies aux appétits matériels, cette doctrine, à sa grande surprise, eût été
pour ses néophytes la réhabilitation de la chair autant que de l’âme. Tout en disant comme
le bon Chrysale, ou plutôt, hélas ! comme nous disons tous,
ma
guenille m’est chère !
quelle joie et quel orgueil de pouvoir ajouter :
ma guenille est Dieu ! Tant il est vrai que tout se tient dans la
longue chaine des erreurs humaines ! C’est le propre de l’excès en toutes choses, d’être
également funeste, et par lui-même, et par l’excès contraire qu’il amène ou qu’il confine
en quelque point ; et c’est probablement pour les hérésies et les erreurs théurgiques,
mystiques, théosophiques et philosophiques, qu’a été fait le vieil adage « les extrêmes se touchent ».
Je serais encore plus ridicule qu’il n’est permis à un critique, si je m’imaginais vous avoir donné une idée, même sommaire et incomplète, de la doctrine de Saint-Martin. Ma prétention est à la fois moindre et meilleure : je prétends simplement vous faire lire le livre de M. Caro. Dans notre siècle, où la philosophie n’a rien inventé (qu’invente-t-elle ?) mais où elle a admirablement raconté les philosophies antérieures, je connais peu de pages plus solides, plus nettes, plus transparentes, que celles où M. Caro analyse le mysticisme, faisant la part des qualités de l’homme et des défauts du système, des faiblesses du penseur et des grâces de l’écrivain. Son ouvrage, je le répète, est un vrai service rendu à la science, et ceux que M. Caro appelle modestement ses maîtres pourraient déjà le traiter comme leur égal.
Rajeunissiez Saint-Martin de quatre-vingts ans, faites-lui lire en passant Hoffmann et Charles Nodier, égarez-le sur les trottoirs de notre jeune littérature, et vous aurez M. Henri Delaage, une physionomie charmante, un Novalis inachevé, que je suis fâché de voir écrire de petits livres sur les Tables tournantes, le Monde prophétique et la Chiromancie, au lieu de consacrer son imagination si jeune et si fraîche à de vrais travaux littéraires. N’importe ! roman pour roman, il en est peu de plus intéressants que le volume de M. Henri Delaage, sur les moyens de connaître l’avenir, ou, pour mieux dire, sur le Magnétisme. S’il suffisait des séductions de l’apôtre pour accréditer l’apostolat, je serais tout converti en lisant ou en écoutant M. Henri Delaage. Il est si sincère, si convaincu, qu’une partie de sa conviction passe, bon gré, mal gré, dans l’esprit de son auditeur, et que l’on finit par croire avec lui. Le moment serait d’ailleurs mal choisi pour renier la grâce magnétique, et j’aurais contre moi toutes les tables, tous les chapeaux, toutes les clefs et tous les saladiers de Paris. J’aime donc mieux recommander comme une attrayante lecture les récits merveilleux de M. Delaage, et surtout signaler en lui ce qui me paraît le distinguer des autres thaumaturges. Il ne voit dans les sciences occultes que des moyens de mortifier la chair, et il en conclut qu’elles sont compatibles avec le christianisme, et animées de l’esprit chrétien, de même que Saint-Martin ne voyait dans le mysticisme que la délivrance de l’âme, et en concluait qu’il était l’expression suprême, divinisée, de la foi catholique. Ces accommodements-là sont possibles, ou du moins spécieux avec des natures exquises comme l’était celle de Saint-Martin, comme l’est celle de Henri Delaage ; mais ne serait-il pas dangereux de vouloir trop généraliser ? Pour un spiritualiste de bonne foi, que de charlatans ! Que M. Delaage relise avec nous le livre, si spirituel et si curieux, où M. Gérard de Nerval nous raconte l’histoire des Illuminés, précurseurs du socialisme, et qu’il nous dise s’il n’y a pas eu, dans les sciences occultes, tout un côté dangereux, chimérique, véreux, taré, mêlé d’impudence, d’escroquerie et de mensonge, le côté des libertins comme Restif, des fous comme Raoul Spifame, des fripons comme Cagliostro, renfermant en germe le saint-simonisme, le fouriérisme, le communisme, c’est-à-dire, encore et toujours, la révolte, le dogme et l’apothéose de la matière.
C’est pourquoi, si vous m’en croyez, nous ne mépriserons pas le mysticisme, surtout quand il a M. Caro pour historien et pour interprète : nous ne repousserons pas le magnétisme, surtout quand il a M. Henri Delaage pour prédicateur et pour biographe ; nous ferons même, si cela nous amuse, tourner quelques tables et quelques chapeaux. Mais après, nous reviendrons au bon sens, à ce pauvre vieil ami que nous négligeons souvent, que nous oublions quelquefois, et que nous sommes pourtant heureux de retrouver à notre foyer, moins surpris qu’attristé de notre absence, moins courroucé qu’inquiet de notre abandon, bornant sa vengeance à nous offrir quelque volume de Bossuet ou de La Bruyère, de Molière ou de Lesage, et à nous redire tout bas que ce sont là les vrais patrons de l’esprit français, les vrais titres de noblesse de notre littérature.
Les Historiens de l’esprit.
MM. Jules Janin19, Edmond Texier20
Je respecte et j’admire, en littérature, ceux qui passent quinze ans préparer un volume, quinze autres à l’écrire, et quinze autres à jouir de son succès ; il n’en faut pas davantage pour assurer l’immortalité a un homme de génie, et ouvrir l’Académie à un homme de talent ; mais serons-nous sans pitié pour ces esprits infatigables, toujours prêts à la réplique, doués de cette faculté de vibration qui répond à chaque incident de la vie publique, à chaque épisode de la vie littéraire, par une page, une ligne, un mot : la page vraie, la ligne piquante, le mot juste ? S’ils ont en outre cet amour de leur art, ce goût du beau, ce sentiment du mieux, honneur et tourment de l’écrivain véritable, s’ils réussissent souvent, du premier coup, mieux que bien d’autres après vingt retouches et vingt ratures ; si enfin par la date de leurs débuts, le genre de leur initiative, par les idées qu’ils réveillent, par les souvenirs qu’ils rappellent, ces esprits se rattachent à un moment unique dans l’art moderne, à un moment qui fut le nôtre, qui rayonna de nos espérances, qui palpita de notre jeunesse, comment leur refuser une place, une grande place dans nos affections et nos sympathies ? Pour moi, je n’en ai pas le courage, surtout lorsqu’il s’agit de M. Jules Janin.
Oui, c’était là le bon temps : nous sortions à peine du collège ; l’orage de 1830 n’avait pas encore éclaté ; il grondait dans le lointain, il frémissait d’avance dans les pressentiments et les inquiétudes des habiles et des sages ; mais pour nous, heureux écoliers de ces années heureuses, ces rumeurs vagues se confondaient avec les harmonies du matin ;-avec les belles émotions de cet âge où toute illusion est un enthousiasme, toute opinion une foi, toute chanson un poëme ! — À l’époque dont je vous parle, tout le monde était en train d’inventer quelque chose, drame ou roman, chronique ou dialogue, élégie ou ode, tableau ou statue, religion ou orthographe. À cette phase de renouvellement général, de floraison printanière, éclose sous les douces influences d’un régime admirablement favorable au développement de la pensée, il fallait, quoi ? un historien ? C’était bien sérieux ; un critique ? C’était bien grave ; il fallait quelqu’un qui en écrivît, au jour le jour, les bulletins et les Mémoires, Mémoires vifs, sémillants, animés, reflétant la vie commune sous une forme originale, rendant en étincelles les rayons de toutes ces aurores. Ce qu’il fallait surtout, c’est que ce travail, mis au service de choses nouvelles, fût nouveau comme tout le reste ; qu’il ne ressemblât à rien de ce qui l’avait précédé ; — que, par le ton, le tour, l’accent et l’allure, il différât de ses devanciers autant que M. Hugo différait de M. Luce de Lancival, M. Sainte-Beuve de M. Dussault, M. de Musset de M. de Fontanes, M. Mérimée de madame Cottin, M. Barye de M. Bosio, et M. Delacroix de M. Gérard : sans quoi il y aurait eu disparate et dissonance, comme si l’on vous forçait d’admirer une robe d’après-demain avec une garniture d’avant-hier, ou d’entendre une cavatine de Rossini avec un accompagnement de Dalayrac.
Je me souviens encore — souvenir charmant de la seizième année ! — de l’impression que me causa le premier feuilleton de M. Jules Janin. C’était dans une allée du Luxembourg, jardin classique, allée littéraire, où passaient, en chapeau gris et en cravate noire, toutes nos admirations d’alors, tous nos regrets d’aujourd’hui. Il s’agissait d’une Manon Lescaut, jouée la veille à l’Odéon ; nous voulions savoir ce qu’en dirait M. Duviquet, le Mentor un peu arriéré de la littérature dramatique : à la quatrième ligne, nous reconnûmes une autre main ; à la dixième, un cri de joie éclata dans les rangs de notre petite troupe, composée de rhétoriciens honteux d’avoir été forts en thème, et pressés de perdre leur latin. Le feuilleton de 1830 était trouvé, et il faut qu’il ait été bien vivace puisqu’après un quart de siècle, après bien d’autres révolutions littéraires, poétiques, politiques, sociales, démocratiques, impériales, c’est encore, soyez-en bien sûrs, le feuilleton de 1854.
Pendant toute cette période, si longue et trop remplie, M. Jules Janin — il a le droit d’en être fier et de le dire, — n’a pas manqué une seule fois à sa tâche ; il a fait plus que créer un feuilleton, il a créé un jour ; il a créé le lundi ; ce lundi qui devait, vingt ans après, porter bonheur à une plume plus savante peut-être, mais moins vivante que la sienne. Ici, j’ai bien envie d’abandonner un moment la littérature pour l’arithmétique. Un article par semaine, pendant vingt-trois ans, cela fait onze cent quatre-vingt-seize articles de quinze colonnes chaque, c’est-à-dire ayant chacun l’étendue d’un dixième de gros volume ; total, cent dix-neuf gros volumes, écrits en se jouant, au vol de la plume, sans fatiguer un moment ni ses lecteurs ni même lui, sans préjudice d’ouvrages de plus longue haleine, d’histoires écrites avec le même bonheur et le même amour, de récits tour à tour sérieux et fantasques, depuis l’Âne mort, cette légende moqueuse et triste, faite avec les larmes de notre siècle, jusqu’aux Gaietés champêtres, cette légende mélancolique et railleuse, faite avec le rire du siècle dernier. N’importe ! l’Âne mort, le Chemin de Traverse, la Religieuse de Toulouse, les Gaietés champêtres, ne sont que des livres de Jules Janin ; l’Histoire de la Littérature dramatique, quintessence de ces douze cents feuilletons, c’est Jules Janin tout entier. Contester ses autres œuvres, ce ne serait que le critiquer ; attaquer celle-ci, ce serait le nier lui-même, et personne, Dieu merci ! n’y songera.
Pour cet esprit dispos, alerte, prompt, toujours en éveil, le rez-de-chaussée du Journal des Débats a eu sans cesse une porte ouverte sur ce qui se passait au dehors ; sur la vie de théâtre d’abord, et aussi sur bien des choses qui ne sont pas du théâtre ou qui ne ressemblent qu’involontairement à la comédie. Avant de se cantonner dans le feuilleton, M. Janin guerroya quelque peu à droite et à gauche, en tirailleur. Il mitrailla, du haut de formidables premiers-Paris, les ultras de ce temps-là, qui seraient, hélas ! les libéraux d’à présent. Il faut voir avec quelle humilité charmante il nous raconte ces grandes batailles, et comment il en remontrait aux plus habiles, aux financiers, aux ministres, aux architectes, aux hommes d’État, aux préfets, aux censeurs, à tous ceux qui gênaient alors cette pauvre liberté, soumise, depuis, à de si rudes épreuves :
O fortunatos nimium, sua si bona norint !…
pouvait-on dire de ces spirituels mécontents qui jouaient avec l’opposition comme les enfants avec le feu. M. Janin n’en disconvient pas, bien au contraire ! Il se demande naïvement ce qu’il allait faire dans cette galère politique. Aussi, comme il se hâta d’en sortir ! comme il profita de la première occasion pour revenir et se fixer à cette littérature qu’il aimait, à ce théâtre qu’il devait choisir pour centre de ses vives et ingénieuses échappées ! Par suite de l’abaissement du cens électoral, M. Duviquet, le chef d’emploi, devint électeur ; il alla voter, et, pendant ce temps, Jules Janin rendit compte d’un drame, intitulé le Nègre, dont l’auteur, M. Ozaneaux, grave inspecteur de l’Université, avait copié vingt ans d’avance, et sans se douter du plagiat, l’Oncle Tom et mistriss Harriet Beecher Stowe. M. Ozaneaux tomba ; la question nègre n’était probablement pas mûre ; on ne pensait pas alors, tant les novateurs littéraires avaient corrompu le goût ! que « bonne maîtresse à moi ! pauvre nègre à vous ! bonne petite blanche à nous ! » fût le dernier mot, le plus bel effort, la suprême merveille de l’esprit humain. Mais, si la chute du drame noir fut lourde, le succès du feuilleton blanc fut immense ; c’était, après celui de Manon Lescaut, qui avait fait moins de bruit, l’installation définitive d’un nouveau genre qui pouvait avoir ses inconvénients, ses exagérations et ses périls, mais qui rendait les genres anciens tout bonnement impossibles ; ils le comprirent si bien, qu’ils se le tinrent pour dit, et que M. Duviquet, au retour de son excursion électorale, se fit électeur une seconde fois, et vota pour que son successeur demeurât député de Paris et des quatre-vingt-six départements, pour la session hebdomadaire du feuilleton.
Ce fut donc à cette époque, en septembre 1830, que ◀commença▶ cette royauté dramatique et littéraire qui dure encore. Depuis ce moment, il n’y a pas eu une pièce, un livre, une œuvre d’art, un comédien, un grand homme, un événement, un succès, un malheur, une mode, un ridicule, un travers, une mort illustre, qui ne se soient reflétés dans ces pages rapides, sténographiées par une main que rien ne lasse, sous la dictée de chaque jour. Voyez plutôt ! Les trois journées de 1830, la trombe des solliciteurs, les lendemains de la victoire, les premiers excès du drame et du vaudeville affranchis de leurs salutaires entraves, le procès des ministres, les émeutes de décembre, le sac de l’archevêché et de Saint-Germain-l’Auxerrois, le choléra, Paganini, l’abbé Chatel, les jeunes France, les saints-simoniens, les duels, les suicides, les poëtes adolescents s’asphyxiant pour avoir été sifflés par un parterre de boulevard, toutes les émotions, tous les étonnements, toutes les fêtes, toutes les hontes, toutes les terreurs de cette année sinistre et troublée, tout cela a son chapitre dans le premier volume de M. Janin. Et ne croyez pas qu’il se soit borné à nous donner son texte primitif ! Non, il sait trop bien tout ce que les années peuvent enlever de fraîcheur aux créations les plus fraîches, de finesse aux fantaisies les plus fines, de coloris aux plus vifs pastels ! Pour unir le passé au présent et les ranimer l’un par l’autre, M. Janin s’est fait le commentateur de son commentaire, guindant lui-même le lecteur à travers ces capricieux méandres, le replaçant au vrai point de vue, ravivant d’un trait les linéaments effacés, et recomposant un livre nouveau avec les débris d’un vieux livre. Grâce à ce second travail, son ouvrage a tous les avantages des Mémoires sans en avoir les inconvénients. Il est vivant, comme tout ce qui s’écrit sous l’inspiration directe de ce qu’on ‘raconte, et avec mille affinités personnelles entre le narrateur et le récit ; il est équitable, comme tout ce que modifient et corrigent, dans un bon esprit, la réflexion et l’expérience. Comparez à cette première partie de l’Histoire de la littérature dramatique les Mémoires de M. Alexandre Dumas, qui touchent aux mêmes souvenirs et aux mêmes personnages. Quelle différence ! Ici, un homme tellement plein de lui, que rien ne semble arriver que par sa permission, qu’il a tout fait, tout inventé, tout découvert, et que son histoire s’absorbe dans son individualité fanfaronne et bruyante ; là, une intervention discrète, délicate, où l’historien ne tient que tout juste assez de place pour donner aux choses qu’il retrace la chaleur et la vie de ses propres impressions. Ici, une telle persistance dans de vieux préjugés et de vieilles haines, que le livre publié aujourd’hui paraît dater d’il y a vingt ans ; là, un retour si loyal à la vérité, à l’équité, à l’indulgence, que le livre écrit il y a vingt ans paraît dater d’aujourd’hui. Pour répéter une centième fois un des mots dont on a le plus abusé, je dirais volontiers que M. Dumas n’a rien appris et a tout oublié, et que M. Janin n’a rien oublié et a tout appris. C’est à ce signe infaillible qu’on peut discerner les esprits justes et les esprits faux en temps de révolution.
Dans son second volume, M. Jules Janin aborde plus décidément la littérature dramatique.
C’est par Molière qu’il ◀commence▶, et il ne pouvait mieux choisir. Cette œuvre, écrite dans
le vestibule de la maison de Molière, devait être inaugurée sous le patronage du maître de
la maison.
Mais vous connaissez trop bien la manière de M. Janin pour croire
qu’il se soit borné, dans ces ravissants chapitres, à l’appréciation didactique des
chefs-d’œuvre de l’auteur du Misanthrope. Il ne se contente pas de
commenter, d’analyser, d’admirer Molière ; il le ressuscite ; il fait circuler à travers
ses comédies le souffle même de son temps : il touche de sa baguette magique les originaux
qui figurent dans la galerie immortelle : marquis enrubannés, poëtes râpés, savantes et
précieuses, fines coquettes, bourgeois ridicules, sages raisonneurs, courtisans
spirituels, tout ce monde qui posa devant Molière, et qui disparut avec lui. Et les
chagrins domestiques de ce pauvre grand homme ! Et les galanteries de sa femme ! Et les
héros de cette troupe comique dont il fut la fortune et la gloire ! Et cette vie du
théâtre, telle que l’entendaient les contemporains de Scarron ! Et ces familiarités
charmantes de la royauté du génie avec le génie de la royauté ! Et les dîners d’Auteuil !
Et cette funèbre représentation du Malade imaginaire, où le comédien tua
le poëte, par dévouement pour ses camarades ! Comme tout cela revit et respire dans les
pages de Jules Janin ! Il y a, entre autres, un chapitre que je vous recommande, et où
Bossuet, — oui, Bossuet en personne, — est mis en présence de Molière. On pouvait
craindre, n’est-ce pas ? que le feuilleton, un peu trop passionné pour son patron naturel
et légitime, ne sacrifiât le grand évêque au grand comique ; oh ! que non pas ! ce
chapitre de l’histoire de Molière est tout à l’honneur de Bossuet. Il faut vous dire qu’un
très savant et très vénérable théatin, le père Caffaro, avait publié dans son temps une
dissertation métaphysique et latine sur la Comédie, et que cette dissertation avait été,
au grand étonnement du bon père, traduite en français et mise en tête d’une comédie de
Boursault. Là-dessus Bossuet, qui
n’avait pu voir sans inquiétude le succès
de Tartufe, et qui cherchait une occasion de publier sa pensée, prit à
partie ce père Caffaro, et lui adressa tout ce qu’il ne lui convenait pas d’adresser à
Molière lui-même. Quelle lettre ! quelle sublime colère ! quels magnifiques anathèmes !
Et, au milieu de ces foudres et de ces éclairs dignes d’un père de l’Église, quelle
intelligence profonde, quelle appréciation magistrale de cet art qu’il réprouve, de cet
amusement du théâtre, qui « n’est bon qu’à s’étourdir et à s’oublier soi-même, pour
calmer la persécution de cet inexorable ennui qui fait le fond de la vie
humaine »
! Quel génie que celui qui, deux siècles d’avance, perçait à jour,
d’un seul trait, tout ce que la Muse moderne a mis de raffinements mélancoliques et de
savantes tristesses sur les lèvres des Obermann et des René ! Et quel temps que celui où,
dans cette lutte entre l’orthodoxie et le théâtre, le théâtre s’appelait Molière et
l’orthodoxie Bossuet !
Après Molière, les types s’effacent, se morcellent ou s’éparpillent. M. Janin nous introduit, à la suite de Renard, de Dancourt, de Destouches et de Boissy, dans ce monde musqué, décoloré, amoindri, où les physionomies n’ont plus de relief, où les ridicules perdent leur carrure et les travers leur saillie, où la comédie, au lieu d’être creusée dans le vif et dans le vrai, n’est qu’un fugitif pastel, moitié peinture, moitié poussière, prêt à disparaître au premier souffle qui le touche, au premier doigt qui l’effleure. À côté de ces poëtes secondaires, de leurs pâles héros et de leurs héroïnes fardées, notre auteur fait revivre ces générations de comédiens et de comédiennes dont les noms brillent encore, à travers les âges, comme les étoiles d’un ciel plongé dans une éternelle nuit. Toutes ces figures élégantes ou joyeuses, tragiques ou mignardes, sérieuses ou bouffonnes, aboutissent à la plus parfaite, à la moins oubliée de celles qui n’existent plus, à mademoiselle Mars. Les pages de M. Jules Janin sur mademoiselle Mars sont d’une grâce et d’une mélancolie charmantes. Jamais on ne peignit mieux ce qu’il y a d’enivrant et de douloureux dans ces existences de reine et d’esclave, condamnées à ne point vieillir, trouvant dans la fuite des années le démenti de leur gloire et le châtiment de leurs joies, et venant, un dernier soir, dire un dernier adieu à un public attristé, sans que rien survive à tant d’éclat, d’enchantement et de bruit. M. Janin a été, dans ce chapitre, l’historiographe sincère et attendri de la comédie, de ses splendeurs et de ses misères.
Nous l’avons dit, un des charmes de cet ouvrage est de nous reporter vers le temps où nous étions tous jeunes, de nous replacer, après vingt-quatre ans d’expériences, de déchirements et de mécomptes, en face des illusions et des espérances qui n’eurent pas de lendemain. Il représente, il retrace tout ce que la société spirituelle et polie mêla de sécurités trompeuses, d’entraînements dangereux, de coupables tolérances aux événements qui précédèrent et suivirent 1830. Remarquons en effet qu’à cette époque la révolution ne se fit dans la rue qu’après s’être préparée dans les salons, au théâtre, dans les livres, dans les journaux, partout où l’on avait de l’esprit. La rue ne fit peur qu’un moment, après quoi la bourgeoisie intelligente, riche d’écus et d’idées, se croyant maîtresse du terrain et sûre de recueillir les bénéfices de la victoire, laissa faire, dire et écrire ce qu’elle n’eût certainement pas souffert si elle avait été plus effrayée. C’est alors que nous vîmes jouer ces pièces incroyables où n’étaient respectées ni la religion, ni la royauté, ni la grammaire, ni la morale, ni le bon goût, ni le bon sens ; œuvres monstrueuses que M. Janin racontait alors avec l’exactitude de l’historien, et qu’il flétrit aujourd’hui avec la sévérité du juge. C’est alors que le roman se faisait complice des passions les plus paradoxales et traduisait en récriminations éloquentes la souffrance ou l’orgueil des imaginations révoltées. C’est alors que la capitale du monde civilisé, éveillée brusquement après une nuit de plaisir et de fête, voyait de sang-froid et sans colère une foule, ivre de vin et de rage, se ruer sur les murs sacrés d’une église, sur la sainte demeure d’un archevêque, et jeter au courant du fleuve des trésors d’art et de science. On ne savait pas, on ne prévoyait pas alors jusqu’où pouvaient conduire ces emportements de la pensée humaine, de la liberté moderne, débarrassées de tout frein ; on s’amusait de ces folies criminelles comme de ces courtes bourrasques qui éclatent tout à coup entre deux rayons de soleil. Dix-huit ans plus tard, il n’en fut pas de même : ce n’était plus la société spirituelle, instruite, riche et polie qui avait vaincu ; c’était une autre classe en qui l’ivresse du triomphe devait nécessairement développer d’autres excitations, d’autres convoitises. Il fallait à celle-là non pas d’élégants paradoxes ennoblissant la révolte de l’imagination et des sens, de la raison et de l’esprit, mais des prédications plus positives conviant la multitude aux jouissances matérielles. Les sophismes et les mensonges, inévitable cortège de ces crises funestes, descendirent d’un degré l’échelle sociale ; ils ne s’adressèrent plus aux habits noirs, mais aux blouses ; et, par une réaction naturelle, les habits noirs s’avisèrent, un peu tard, du côté dangereux de ces idées qui rendaient les blouses si inquiétantes. De là le caractère si différent de ces deux Révolutions qui se sont suivies, et ne se sont pas ressemblé.
C’est à cette dernière phase que répondent les Critiques et Récits
littéraires de M. Edmond Texier. M. Texier est tout à fait de ce temps-ci, non
seulement par les sujets
qu’il traite, mais par le tour tout actuel de ses
idées et de son style ; car, ainsi qu’il le dit lui-même, « s’il y a au monde
quelque chose d’insaisissable, de variable et de fugitif, c’est l’esprit. L’esprit est
comme les modes ; il se transforme à chaque renouvellement de saison. La littérature a
son Longchamp aussi bien que les élégants et les tailleurs… »
. Ce que nous
pouvons du moins affirmer à l’auteur des Critiques et Récits
littéraires, c’est qu’il y aura bien des Longchamp, et que les tailleurs et les
élégants renouvelleront bien souvent la coupe de leurs habits ou de leurs gilets avant que
son esprit ait vieilli d’un printemps. M. Texier, si nous ne nous trompons (il faut bien
avoir un défaut !), est légèrement démocrate ; il appartient à la nuance, si honorable
d’ailleurs, du général Cavaignac. Comme tel, il attaque parfois les idées qui nous sont
chères ; mais, comme tel aussi, il flagelle, et avec quelle verve ! quel humour ! ces utopies extravagantes qui ont été, dès le premier jour, l’embarras,
le péril et le ridicule de la République. Le chapitre intitulé Olibrius,
le plus remarquable peut-être et le plus spirituel de ce livre où tout est spirituel et
remarquable, nous fait passer en revue, à vol d’oiseau, tous ces systèmes de Pierre
Leroux, de Proudhon, de Fourier, de Considérant, de Louis Blanc, de Cabet, de Jean
Journet, du Mapah, de l’inventeur des calottes organiques et de l’évadaïsme ; rêves d’un
peuple malade, ægri somnia, qui n’auraient jamais dû compter que dans la
clientèle du docteur Esquirol ou de Charenton, et dont la vogue passagère sera l’éternel
procès des événements et des doctrines dont ils parurent un moment les résultats suprêmes
et logiques. L’ironie de M. Edmond Texier a quelque chose de froid et d’acéré comme la
lame ; il ne redouble pas, mais il frappe si juste, que la pointe pénètre jusqu’au vif.
Cette manière sobre dans le sarcasme, laissant
les faits et les personnages
se ridiculiser par eux-mêmes sans que l’auteur ait l’air de s’en mêler, n’a rien de la
raillerie opulente et expansive de M. Jules Janin. L’esprit de l’un éclate, jaillit,
pétille et mousse sans cesse, comme un vin de Champagne qui se verserait toujours sans
s’épuiser jamais ; l’esprit de l’autre brûle à froid comme le vin du Rhin, qu’on boit à
petits coups, et dont on ne sent que par degrés la saveur vigoureuse et contenue. Quelles
jolies pages sur madame de Girardin, et sur M. Sainte-Beuve, et sur M. Granier de
Cassagnac, et sur M. Mürger, et sur M. de Musset, et sur la Bohème, et sur la vie
littéraire, et sur le banquier des auteurs dramatiques, et sur les coulisses du théâtre,
et sur l’Annuaire ! Quelle observation fine et vraie ! Quel talent pour
mettre en éveil et en relief, d’un seul mot, tout un groupe d’idées, pour rajeunir un
sujet où il semblait que tout était dit, pour en féconder un autre où il semblait qu’il
n’y eût rien à dire ! — Il y a pourtant, dans ces Critiques et Récits
littéraires, un chapitre sur lequel je veux faire l’auteur une grosse chicane. Il
s’agit des Lettres de Beauséant, qui parurent, il y a quatre ans, au
plus fort de nos agitations et de nos angoisses. Tous les hommes sérieux accueillirent ces
Lettres avec une vive sympathie, et M. Saint-Marc Girardin, qui ne
passe pas, que je sache, pour un ultramontain ou un absolutiste, leur rendit un éclatant
hommage dans la chronique de la Revue des Deux-Mondes. M. Edmond Texier
paraît croire qu’elles sont d’un Génevois morose, d’un protestant enragé, que les
souvenirs de Louis XVIII et de la Charte, les noms de Voltaire et de Béranger, jettent
dans des accès de colère noire. Je puis lui donner là-dessus les renseignements les plus
précis ; l’auteur des Lettres de Beauséant n’est ni un Génevois, ni un
protestant, ni un fanatique, ni un sacristain d’église orthodoxe ou réformée ;
c’est un gentilhomme français et catholique, d’un esprit supérieur, d’une conversation
ravissante, ayant acheté, au prix de beaucoup de mécomptes et de souffrances, le droit
d’avoir raison contre bien des gens, même contre Béranger et contre M. Edmond Texier. Je
ne me crois pas le droit de le nommer ici ; mais, si jamais M. Texier retourne en
Provence, où il aura, cette fois, autre chose à faire qu’à raconter le voyage du
Président, je lui imposerai comme pénitence une heure de causerie avec
ce farouche Beauséant ; il en sortira émerveillé… et peut-être converti.
Il n’y a qu’un mot juste dans cet injuste chapitre. M. Texier se demande si ces Lettres ne seraient pas d’un libéral désabusé. Eh bien !
oui, et pourquoi pas ? Des libéraux désabusés ! c’est ce que nous sommes
tous, et je ne connais pas, pour ma part, de meilleur titre à porter que celui qui
exprime, en deux mots, toutes les illusions du passé, toutes les tristesses du
présent !
Ceci, bien entendu, n’ôte rien au mérite du livre de M. Texier, ni de celui de M. Janin. Placez-les bien vite au rayon choisi de votre bibliothèque moderne, à côté de ces Causeries du Lundi, de ces Mélanges littéraires, de toute cette charmante monnaie de l’esprit contemporain, qui nous donne en pièces d’or ou en pièces blanches ce que nos pères nous donnaient en lingots. On a accusé, de nos jours, plusieurs de nos historiens les plus superbes de ne pas savoir l’histoire qu’ils nous racontaient. Jules Janin et Edmond Texier ne méritent pas ce reproche. Historiens de l’esprit, non seulement ils savent très bien ce qu’ils racontent, mais ils sont pleins de leur sujet.
Les Historiens de Paris.
MM. Edmond Texier21, Mercier22
Vous pouvez le haïr ; vous pouvez lui reprocher le mal qu’il vous fait et l’argent qu’il vous coûte ; vous pouvez lui jeter à la face ses heures de démence et de bêtise qui vous ont valu des années de détresse et d’angoisse ; vous pouvez demander avec amertume s’il est juste que votre économie paye son luxe, votre pauvreté ses richesses, votre travail ses plaisirs, votre sobriété ses orgies, votre vertu ses vices, votre repos ses émeutes ; vous pouvez signaler avec colère l’étrange abus de ce cerveau qui prend aux membres leur vie, et qui leur donne sa fièvre ; vous pouvez tout cela et bien d’autres choses encore ; mais il y en a une que vous ne pouvez pas : c’est que ce mot si simple, ces deux syllabes si courtes, PARIS, ne soient pas plus attractives que l’aimant, plus magiques que la baguette des fées, plus magnétiques que ce fluide dont vous faites le Musard de vos tables et le Strauss de vos chapeaux. Allez à Quimper ou à Tombouctou, à Saint-Flour ou à San-Francisco, à Pézenas ou à Pékin, et prononcez-y ce mot : Paris ! — À l’instant l’intérêt se ranime, la curiosité s’éveille, les fronts se relèvent, les regards s’allument, les lèvres interrogent, les imaginations se livrent à un paradoxe géographique et bâtissent des châteaux en Espagne aux bords de la Seine. Un éloquent orateur a appelé Rome la seconde patrie de tout le monde : sainte et sublime patrie où nous devrions tous être naturalisés par la foi ! — Mais, à un point de vue plus profane, hélas ! et plus vrai, la seconde patrie de tout le monde, c’est Paris. Voyez, dans cette petite ville de province, ce jeune homme au visage pâle, à la physionomie intelligente, qui semble se débattre sous le douloureux contraste de son ennui et de ses rêves : soyez sûr qu’il songe à Paris ! — Et cette femme élégante et oisive, fatiguée d’une longue idylle ou d’un tête-à-tête conjugal au milieu des délices de la vie champêtre, si elle tourne vers l’horizon un œil triste ou inquiet, croyez bien que ce n’est pas pour contempler les nuages ou l’azur, ou pour admirer le soleil couchant à travers les brumes flottantes, mais pour aspirer le souffle lointain et les vagues échos que Paris lui envoie ! — Et cet artiste qui essaye de donner une forme à sa pensée, que lui dit-on si ses premières ébauches trahissent un germe de talent, une étincelle du feu sacré ? — « Ne reste pas ici ; tu y étoufferais ; vas à Paris ! » — Encore Paris ! Paris toujours ! Sphinx redoutable que nul n’aborde sans péril et ne questionne impunément ! Avide minotaure, qui se sert chaque matin à lui-même un énorme festin d’illusions virginales, de juvéniles espérances, d’idées neuves, de fraîches amours, de pures croyances, de poétiques chimères ! Qu’es-tu donc, toi qu’on ne peut aimer ni détester à demi, toi qui n’as de comparable à tes charmes que tes perversités, à tes grandeurs que tes misères, à tes joies que tes douleurs, à tes baumes que tes poisons ; toi dont les profondeurs échappent à l’œil le plus pénétrant, dont les secrets déjouent les plus vives intelligences, dont les drames dépassent les inventions les plus hardies, dont les abîmes défient les plongeurs les plus intrépides ? Filles de marbre ! a-t-on dit de ces créatures malfaisantes qui sont ta parure et ta honte : — Femme de pierre ! dirai-je volontiers de toi, ville cruelle qui leur ressembles. Tu es belle et perfide comme elles ; comme elles tu fascines et tu épuises, tu enivres et tu dévores. Femme de pierre ! tu as leur prestige et leur grâce, leurs fines chatteries, leurs prodigieux caprices, leurs amours féroces, leurs suprêmes élégances, leurs délicieux mensonges, leurs froids dédains pour tout ce qui ne rayonne pas comme le diamant sur leurs épaules et le soleil dans la boue ! Ah ! oui, tu leur ressembles, sourire éternel, larme intarissable ! car il suffit de les avoir aimées pour ne plus pouvoir aimer rien, et il suffit de t’avoir connue pour mêler sans cesse à l’envie de te maudire le regret de vivre loin de toi et le secret désir de te retrouver !
Faut-il donc s’étonner si tant de plumes se sont évertuées à nous décrire Paris, et si les livres qui nous en parlent sont partout accueillis avec passion ? Qu’un théâtre annonce et affiche Paris dans un cadre quelconque, drame ou vaudeville, folie ou féerie, Paris diurne ou nocturne, veillant ou dormant, sombre ou gai, bonhomme ou querelleur, bourgeois ou bohème, ange ou démon, portant la cotte de mailles du moyen âge, le bonnet de coton de M. Prudhomme, la guenille du truand, le bourgeron de l’émeutier, la blouse du gamin, le frais jupon de la grisette, les dentelles de la grande dame, la hotte du chiffonnier, le tricorne du sergent de ville ; il n’en faut pas davantage pour un succès de cent représentations, traduisible à l’étranger et en province. Supposez que M. Eugène Sue eût débaptisé son roman le plus célèbre ; qu’il l’eût appelé, par exemple, les Vertus du Chourineur et l’innocente de la Goualeuse, certes, ce titre était bien beau encore ; et pourtant quelle différence ! le livre eût réussi peut-être comme Monte-Cristo, comme Mathilde, comme les Parents pauvres ; mais il n’eût pas réussi… comme les Mystères de Paris.
Il ne peut donc y avoir rien de plus intéressant et de plus curieux que de vrais Tableaux de Paris. Le texte est fécond, le sujet inépuisable, le modèle change sans cesse de physionomie et d’attitude, tout en gardant, sous ces surfaces mobiles, un fond qui ne varie pas ou qui varie moins ; ce qui offre au peintre le double avantage d’être toujours ressemblant sans être jamais monotone. Maintenant, comparerai-je le nouveau Tableau à l’ancien, Mercier à Edmond Texier ? La comparaison serait toute à l’honneur du nouveau Paris et de son nouvel historien. Edmond Texier est un esprit ferme et juste, sobre et fin, possédant à un haut degré le sentiment du vrai, voyant bien ce qu’il regarde, décrivant bien ce qu’il voit, et parfaitement préparé à tracer d’une plume élégante le commentaire animé, intelligent, pittoresque, des merveilles du crayon moderne, des charmants dessins chargés d’illustrer sa prose ou plutôt d’établir avec elle un échange de traits heureux, de vives silhouettes, d’amusantes figures, de types, de saillies, d’épigrammes, d’épisodes grotesques ou tristes, tour à tour racontés par le dessinateur et dessinés par l’écrivain. Quant à Mercier, je ne puis, en ce qui le concerne, partager entièrement l’avis de son très spirituel biographie et résurrectionniste, M. Gustave Desnoiresterres. Mercier appartient évidemment à l’innombrable famille des esprits faux ; en outre, il est déclamateur comme Rousseau, son maître, moins le génie de Rousseau. Rien de plus honorable, sans doute, que d’avoir pressenti, cinquante ans d’avance, le discrédit de la tragédie voltairienne, et d’avoir refusé d’admirer Voltaire, au moment où cet homme, qui ne laissait de Dieu à personne, était l’idole de tout le monde. Mais ce ne serait pas comprendre tout le ravage intellectuel qu’a produit et subi le dix-huitième siècle, que de le réduire au scepticisme démolisseur, à l’ironie destructive, au dissolvant éclat de rire de Voltaire et de son école : non, ce n’est là qu’un côté de cette phase funeste ; les excès de l’esprit amènent les maladies de l’imagination, et, pendant que ces esprits excessifs s’appellent Voltaire, d’Alembert, d’Holbach, Helvétius, ces imaginations malades s’appellent Rousseau, et, un peu plus bas, Mercier ou Restif de la Bretonne. Il peut y avoir, il y a souvent, entre ces deux races d’origines diverses, de vives antipathies, d’ardentes colères, des querelles bruyantes. Peut-être celle-ci sent-elle confusément que la plupart de ses maux lui viennent de celle-là, et lui en garde-t-elle rancune, comme à un complice, plus odieux parfois qu’un ennemi : au fond, soyez bien sûrs qu’elles concourent à la même œuvre, que l’une ne défend jamais ce que l’autre démolit, et que toute la différence est que l’attaque, sous sa première forme, se fait ironique et railleuse, et, sous la seconde, sentimentale et déclamatoire. Ouvrez le Tableau de Paris, lisez les chapitres intitulés : Abbés, Évêques, Messes, la Fête-Dieu, le Confessionnal, etc., et vous conviendrez qu’on peut être beaucoup moins spirituel que Voltaire sans être beaucoup plus orthodoxe. En me renfermant dans mes attributions littéraires, il m’est impossible de savoir gré à Mercier de son admiration pour Shakspeare, de son mépris pour la tradition classique, de toutes ses velléités de novateur en littérature, qui firent de lui le précurseur et l’ancêtre du romantisme. Si cette filiation était exacte, s’il fallait croire, avec M. Desnoiresterres, que Mercier est vraiment l’ancêtre de nos romantiques de 1828, les germes de renouvellement et de réforme qui s’agitaient dans ce cerveau bizarre ressembleraient à ces origines confuses que les généalogistes égarent dans la nuit des temps, de peur d’être forcés d’en avouer l’obscurité. Il y a deux manières d’admirer Shakspeare et de ne pas lui préférer Racine ; la première, la bonne, consiste à dire que le monde classique n’est qu’une forme trop restreinte et trop solennelle de l’art, et que l’art peut gagner quelque chose à s’étendre, se rapprocher davantage de la grande vérité historique et humaine. La seconde, la mauvaise, consiste à être soi-même assez ennemi du naturel et du vrai pour méconnaître tout ce que Racine sait en garder sous la draperie classique, et pour le dénigrer au profit de je ne sais quel idéal plein d’emphase et de chimère : je crains que Mercier n’ait choisi la mauvaise.
Soyons justes pourtant, et n’oublions pas que le Tableau de Paris de Mercier est de 1788, et celui d’Edmond Texier de 1855. Soixante-cinq années les séparent, et quelles années ! À peine la vie d’un homme, et dix fois, vingt fois, cent fois la vie d’un peuple, d’un siècle, d’un monde ! Années formidables qui ont embrassé la réforme de tous les abus et l’abus de toutes les réformes ; qui nous ont pris, donné, repris, rendu, repris encore toutes les libertés, tous les despotismes, toutes les gloires, toutes les hontes, toutes les fêtes, tous les deuils, toutes les constitutions, toutes les anarchies ! Années gigantesques dont l’étreinte enveloppe vingt révolutions, quatre royautés, deux républiques, trois empires ! Ne nous étonnons pas, après tout cela, que Paris ait changé d’aspect, et que ses historiens aient changé de ton. Au moment où Mercier tenait la plume, en cette dernière année de monarchie absolue, ébranlée déjà par le souffle révolutionnaire, à la veille de la prise de la Bastille et du serment du Jeu de paume, toutes les déclamations étaient permises, parce que toutes les illusions étaient possibles ; car la déclamation n’est qu’une illusion d’esprit servie par une illusion de style. Aujourd’hui il faut être simple ; comme il n’y a plus une idée qui n’ait apporté son mécompte, et une médaille son revers, on ne veut plus d’autres idées que des faits, et d’autres médailles que des monnaies courantes ; encore celles-là trompent-elles souvent, et deviennent-elles des gros sous en passant des mains délicates dans les mains vulgaires.
Mercier et Edmond Texier n’ont donc fait qu’obéir aux conditions de leur époque, en
étant, l’un l’historien troublé, inquiet, assombri, turbulent, mélodramatique, d’un Paris
qui penchait déjà vers les gouffres de l’avenir ; l’autre le monographe attentif, calme,
précis, clairvoyant, raisonnable, d’un Paris qui a su se faire un ornement, une beauté et
une richesse de chaque décombre du passé. On arrive, en lisant l’un après l’autre leurs
deux livres, à une remarque presque naïve à force d’être vraie : c’est qu’il est
impossible de subir des transformations plus nombreuses et plus radicales que n’en a subi
ce Paris révolutionnaire, républicain, monarchique, impérial ; qu’au milieu de ces
vicissitudes infinies, le Paris matériel, officiel, visible, pittoresque, est en effet
complètement changé, mais que, sous ce changement extérieur, bien des détails de mœurs
sont restés les mêmes ou ont conservé du moins d’évidentes
analogies. Chose
étrange, que le cœur de l’homme, ce je ne sais quoi si fugitif, si capricieux, si
insaisissable, soit cependant plus lent dans ses métamorphoses que ces immobiles géants de
pierre et de granit ! Ainsi, ouvrons le livre de Mercier, lisons ses chapitres des Cercles, des Bureaux d’esprit, des Liseurs
de gazettes, de l’Influence de la capitale sur les provinces, des
Femmes, de l’Agiotage, des Grisettes, des Demi-auteurs, Quarts d’auteurs, des Nouvellistes, Comment se fait un mariage : tout cela, à part l’enluminure de
l’époque, renferme encore bien des traits applicables à ce temps-ci. Il y a surtout un
chapitre fort curieux, et qui, aujourd’hui, paraîtrait tout à fait de circonstance : c’est
l’Amour du merveilleux. — « L’amour du merveilleux, nous dit
Mercier avec un bon sens inaccoutumé, nous séduit toujours, parce que, sentant
confusément combien nous ignorons les forces de la nature, tout ce qui nous conduit à
quelque découverte en ce genre est reçu avec transport. »
— Et il nous raconte
comme quoi les Parisiens ont cru très passionnément un homme qui avait annoncé qu’il
s’enfermerait dans une bouteille, puis un enfant qui voyait sous terre, puis un chanoine
qui avait déclaré que, tel jour, et à telle heure, il voyagerait dans l’air : il nous
parle du mystérieux baquet de Mesmer, et des convulsionnaires dont les tours de force et
les secrets jetaient dans les esprits une telle épouvante, qu’un poëte tragique, nommé
Guymond de la Touche, en devint fou comme l’Oreste de son Iphigénie en
Tauride, et en mourut de frayeur. Mercier ajoute, toujours dans sa veine de bon
sens :
— « Une secte nouvelle, composée surtout de jeunes gens, paraît
avoir adopté les visions répandues dans un livre intitulé les Erreurs et la
Vérité, ouvrage d’un mystique à tête échauffée (Saint-Martin), où brillent
néanmoins quelques éclairs de génie…… Cette secte est travaillée d’affections
vaporeuses/ maladie singulièrement commune en France depuis un demi-siècle (déjà ! en
1788 !), maladie qui favorise tous les écarts de l’imagination, et lui donne une
tendance vers ce qui tient du prodige et du surnaturel…… L’activité de l’esprit humain
qui s’indigne de son ignorance cette ardeur de connaître et de pénétrer les objets par
les propres forces de l’entendement ; ce sentiment confus que l’homme porte en lui-même,
et qui le détermine à croire qu’il a le germe des plus hautes connaissances, voilà ce
qui précipite les imaginations vers cette investigation des choses invisibles ; plus
elles sont voilées, plus l’homme faible et curieux appelle les prodiges et se confie aux
mystères : le monde imaginaire est pour lui le monde réel. »
— Tout cela, pour
être écrit par un amateur de paradoxes, n’en est pas moins sage et, pour dater de
soixante-cinq ans, n’en est pas moins actuel.
En résumé, pour revenir à notre texte et rendre justice à notre temps, redisons bien haut que s’il fallait choisir entre le Paris d’alors et celui d’aujourd’hui, entre le Paris de Mercier et celui d’Edmond Texier, notre choix ne saurait être douteux. Ce n’est pas seulement la matière et la forme qui s’est embellie ; ce ne sont pas seulement les rues qui sont devenues plus larges, les édifices plus splendides, les boulevards plus grandioses, les quais plus spacieux, la ville plus grande, la vie matérielle plus commode et plus facile ; c’est la vie morale et publique qui s’est purifiée et assainie, au moins à l’extérieur, et qui répond mieux, après tout, à l’idéal qu’on se forme de la capitale de l’intelligence, de la civilisation et du goût. Si l’agiotage, les tripots et la loterie se sont continués dans les jeux de Bourse, si les courtisanes et les impures peuvent se reconnaître dans les lorettes et les femmes entretenues, si les journaux mentent quelquefois comme mentaient les gazettes, si rien n’est changé dans tout ce qui tient aux ridicules et aux travers, aux crédulités et aux faiblesses de cette pauvre nature humaine, il y a, en revanche, bien des choses immondes qui ont disparu, bien des choses sacrées qui ont retrouvé leur pure et sainte auréole. Existe-t-il aujourd’hui, dans les nombreux rendez-vous du plaisir parisien, rien de comparable à ce bazar de toutes les basses voluptés, qui, sous le nom de Palais-Royal, sollicitait sans cesse les imaginations juvéniles, et que Mercier a peint avec des couleurs d’une crudité si vraie ? Et, en même temps, tout ce qu’il nous dit des abbés de cour, des évêques infidèles à leurs résidences, de l’indécence dans les églises, de la frivolité solennelle de ces pompes religieuses d’où l’esprit de Dieu semblait s’être retiré, n’est-il pas pour nous l’occasion d’un heureux retour vers notre clergé, vers nos évêques, vers l’admirable dignité de nos cérémonies, vers l’austère beauté de notre culte, retrempé dans ses souffrances, et trompant la haine de ses ennemis en se régénérant sous leurs coups ?
Quoi qu’il en soit, M. Desnoiresterres a très bien fait de ressusciter Mercier, de l’abréger, d’émonder d’une main habile tout ce que ce talent problématique avait de végétation exubérante et parasite, et de nous donner, en condensant son Tableau de Paris, un charmant volume, coquet, portatif, de physionomie nouvelle, où l’esprit de Mercier se retrouve avec celui de son biographe, c’est-à-dire en très bonne compagnie, ce qui ne lui était pas, je crois, très habituel. Le beau livre d’Edmond Texier, venant après celui-là, le continue, le complète, lui donne du prix, et en acquiert davantage, en permettant de mesurer de l’œil ce prodigieux intervalle, et de comparer, pour le Paris moderne, le point de départ au point d’arrivée.
Un des chapitres les plus curieux du livre de Mercier est intitulé : Que deviendra Paris ? L’auteur y accumule les prédictions les plus sinistres, et nous annonce que Paris périra comme Thèbes, Tyr, Persépolis, Carthage et Palmyre. J’espère bien que sa prédication ne se réalisera pas de sitôt ; mais si jamais Paris tombait en ruines, et si le touriste, venu pour visiter ce colosse écroulé, trouvait sous un chapiteau de la Madeleine, sous un pan de mur du Louvre, sous un pilier de Notre-Dame quelques pages de ces Tableaux, ensevelis avec leur modèle, il dirait : « Ce Paris était bien beau ! » Et il ajouterait : « Ces Parisiens avaient bien de l’esprit ! »
Sunt lacrymæ rerum
I. M. A. de Beauchesne23
Bien des fois, dans ces derniers temps, en lisant ces œuvres coupables où l’histoire, oubliant sa mission, se transformait en roman pour répandre sur d’horribles scélérats un décevant prestige, nous nous sommes demandé s’il ne se rencontrerait jamais un historien, un poëte, un cœur et un esprit d’élite, qui, fouillant à son tour dans de douloureux souvenirs, entreprendrait de faire pour les victimes ce que d’autres avaient fait pour les bourreaux, et de nous attendrir en faveur des martyrs du Temple, comme d’autres avaient essayé de nous émouvoir en l’honneur des misérables rhéteurs de la Gironde ou des féroces logiciens de la Montagne. Nous ne nous doutions pas alors que cette tâche sainte fût, tout près de nous, poursuivie avec un rare courage et une persévérance infatigable, par un homme que d’éclatants débuts poétiques avaient recommandé, il y a quinze ans, à l’attention publique, et qui avait paru, depuis, rentrer dans le silence et se résigner à l’oubli. Ce silence profond, cet oubli passager, M. de Beauchesne s’y était condamné pour travailler sans distraction et sans relâche au livre qu’il nous offre aujourd’hui, à l’histoire de Louis XVII, de sa vie, de son agonie et de sa mort.
Deux raisons principales devaient, selon nous, faire désirer ce livre, et démontrent son utilité. D’abord, il importait à l’équité de l’Histoire qu’une main dévouée et attentive ravivât les linéaments de cette douce et mélancolique figure qui ◀commençait▶ à s’estomper dans la brume et le lointain. Ensuite, il était nécessaire que la même main, en nous ramenant vers ces ineffables douleurs, en fixât nettement le terme, et ne laissât plus planer sur cette destinée si courte ce je ne sais quoi de mystérieux et de légendaire, qui a, de nos jours, égaré sur la trace de Louis XVII un certain nombre d’imaginations royalistes. Remarquez en effet l’étrange sort de cet enfant ! Pour que l’on accordât à sa vie un intérêt plus sérieux et une pitié plus ardente, il lui a manqué qu’on fût plus sûr de sa mort. Cet odieux travail de destruction silencieuse et clandestine entrepris par la Convention sur sa personne, s’est continué sur sa mémoire. On eût dit que ces monstres, qui n’ont voulu ni le tuer, ni le laisser vivre, mais s’en défaire 24, jouissaient encore, après coup, du bénéfice de leur œuvre infâme, et que l’Histoire s’était défaite de Louis XVII comme la Révolution ! Grâce à M. de Beauchesne, à ses recherches patientes, à ses preuves irrécusables, cette injustice ne sera plus possible ; le 8 juin 1795 deviendra une date aussi positive que le 21 janvier 1793, et le royal adolescent rentrera définitivement en possession de sa tombe.
Ce n’est ni un compte-rendu, ni une appréciation littéraire, ni une analyse historique, que nous prétendons faire ici. Qu’importent, en un sujet pareil, les préoccupations ordinaires de la critique, ou même les légitimes hommages de la louange ! M. de Beauchesne demande qu’on le croie, et non qu’on le vante. Nous allons le suivre pas à pas à travers les stations de ce long Calvaire ; et si l’on partage, en nous lisant, les convictions que nous avons puisées dans son livre ; si, en retenant comme lui les cris de colère et de haine qu’appelle sans cesse sur les lèvres et sous la plume le récit de ces atrocités et de ces souffrances, nous réussissons à faire naître quelques-unes des émotions qui s’élèvent en foule de chacune de ses pages, nous serons fier de nous être associé un moment à cette œuvre réparatrice.
L’Histoire de Louis XVII se divise naturellement en deux parties : l’une va du berceau de ce prince jusqu’à son entrée au Temple ; l’autre, de son entrée au Temple jusqu’à sa mort. Un récit rapide et pathétique des adieux de Marie-Thérèse à la France, et une courte notice sur cette tour du Temple, sombre et sinistre étape d’où Louis XVI sortit pour aller à l’échafaud, Marie-Antoinette à la Conciergerie, et Louis XVII au cimetière, tel est le complément du livre.
Dans sa première partie, de Versailles au Temple, M. de Beauchesne avait à combattre une difficulté qui a dû se présenter souvent à son esprit. Historiographe d’un prince qui venait de naître et dont il était forcé de nous raconter l’enfance, mêlée aux dernières splendeurs d’une cour brillante et aux premiers frémissements des catastrophes prochaines, il s’agissait de rester fidèle à son sujet, de ne pas laisser un moment son histoire se confondre avec celles de la Révolution ou même de Louis XVI, de ne pas perdre de vue ce frêle héros, destiné à servir de centre à ce drame, de fil conducteur à ce récit. Et en même temps (car l’art a ses lois immuables même en ces sujets solennels où il sied de paraître l’oublier), il ne fallait pas tomber dans les détails enfantins, les puérilités sentimentales, les bons mots au maillot, souvenirs touchants pour les cœurs fidèles, mais qui auraient pu détourner les gens à prétentions sérieuses ou à tendances sceptiques : il fallait que tout fût grave, et que le voisinage de ce cercueil fît une sorte de maturité précoce à ces langes et à ce berceau.
M. de Beauchesne nous semble avoir admirablement résolu cette difficulté. Dans son premier volume, Louis XVIl est toujours au premier plan, si bien lié aux événements et aux personnages, qu’on sent qu’il est appelé à jouer un rôle dans cette tragédie qui ◀commence▶. L’auteur nous peint son héros, tel qu’il était à l’âge de quatre ans, le 4 juin 1789, c’est-à-dire au moment où la mort de son frère ainé fit reporter sur lui le titre de Dauphin, l’avenir de la couronne et les espérances du pays.
« Il avait alors, nous dit son historien, un peu plus de quatre ans ; sa taille était fine, svelte, cambrée, et sa démarche pleine de grâce ; son front large et découvert, ses sourcils arqués. Je peindrais difficilement l’angélique beauté de ses grands yeux bleus, frangés de longs cils châtains ; son teint, d’une éblouissante pureté, se nuançait du plus frais incarnat ; ses cheveux, d’un blond cendré, bouclaient naturellement et descendaient en épais anneaux sur ses épaules ; il avait la bouche vermeille de sa mère, et, comme elle, une petite fossette au menton. On retrouvait dans sa physionomie, à la fois noble et douce, quelque chose de la dignité de Marie-Antoinette et de la bonté de Louis XVI. Tous ses mouvements étaient pleins de grâce et de vivacité ; il y avait dans ses manières, dans son maintien, une distinction exquise, et je ne sais quelle loyauté enfantine qui séduisait tous ceux qui l’approchaient. Sa bouche ne s’ouvrait que pour faire entendre les naïvetés les plus aimables. On l’admirait en le voyant, on l’aimait après l’avoir entendu25. »
Tel était, un mois avant la prise de la Bastille, Louis-Charles de France et de Bourbon, né à Versailles le 27 mars 1785, devenu Dauphin de France le 4 juin 1789, et destiné à avoir, quatre ans plus tard, le savetier Simon pour instituteur et la tour du Temple pour palais.
En retraçant avec complaisance cette charmante figure d’enfant, M. de Beauchesne ne s’est pas proposé seulement de faire un gracieux portrait. Il a voulu que notre attention s’arrêtât, dès le début, sur ces traits si suaves et si purs, afin de pouvoir mesurer le chemin parcouru et les ravages exercés, lorsque nous retrouverions dans sa cellule la victime de Simon. Il a voulu que chacune de ces grâces naïves et fraîches devînt la condamnation de ceux qui, plus cruels envers le fils qu’envers le père, s’attachèrent à flétrir la fraîcheur de ce visage, la pureté de cette âme, la candeur de ce regard : crime sans nom, qu’eût envié l’imagination inventive des Domitien et des Néron ! hideux raffinements du mal, dignes d’être pratiqués par les grands hommes de la première République, et amnistiés par les petits hommes de la seconde !
M. de Beauchesne nous fait assister aux premières scènes de la Révolution ; la prise de la Bastille, les alternatives de popularité mensongère et d’hostilités naissantes ; le départ de la famille royale pour les Tuileries, au milieu des massacres et des attentais du 6 octobre ; la mort des deux jeunes gardes du corps Deshuttes et Varicourt ; le célèbre et impardonnable sommeil de M. de Lafayette, Il nous montre l’enfant royal, travers toutes ces scènes dont il ne peut comprendre l’horreur ni la portée, tendant ses petites mains au peuple, et parfois, soulevé entre les bras de sa mère, désarmant pour quelques heures ces colères et ces haines, ou faisant ressortir, par le touchant contraste de sa beauté et de son innocence, tout ce qu’ont de menaçant et de farouche ces premiers groupes révolutionnaires. Il y a là une nuance délicate, qui tient au sujet même, et que M. de Beauchesne a merveilleusement sentie. Sans doute, un enfant de cinq ans ne peut jouer qu’un rôle bien secondaire dans ces luttes de l’insurrection et de la révolte contre la royauté mourante ; et cependant son historien l’y rattache sans cesse, soit en nous présentant les dangers qui l’environnent comme un surcroît d’inquiétude et de douleur pour sa mère, soit en faisant trouver à Marie-Antoinette quelques instants de consolation et de répit auprès de cette douce et souriante créature, soit enfin en groupant autour d’elle ses deux beaux enfants pour que les forcenés qui outragent la dignité royale, hésitent et reculent devant la dignité maternelle. C’est ainsi que le Dauphin est toujours présent dans ce récit, et que les événements qui se précipitent autour de lui, au lieu de nous dérober sa figure, lui servent d’accompagnement et de cadre.
Avant d’aller plus loin, et au seuil même de cette journée du 6 octobre, citons quelques lignes de M. de Beauchesne, qui jettent sur l’ensemble de ce qui va suivre une lumière préventive, et expliquent, en noms propres, comment les pouvoirs tombent, et comment les pouvoirs s’élèvent.
« Au moment où l’étrange procession de cette multitude avinée et sanglante, ramenant la famille royale comme le butin de sa journée, passait sur le quai qui longe le jardin des Tuileries, un jeune homme, au profil antique et à l’œil d’aigle, s’écriait avec un geste d’indignation
— « Comment ! le roi n’a pas de canon pour balayer cette canaille ?
« Ce jeune homme, prédestiné lui-même à balayer un jour la Révolution, s’appelait Napoléon Bonaparte26. »
Le temps marche, les catastrophes s’accumulent avec une rapidité formidable. Le funeste voyage de Varennes ouvre entre le roi et le pays un nouvel abîme : abîme infranchissable que les concessions et les faiblesses élargiront au lieu de le combler, où la Révolution victorieuse s’apprête à faire couler un fleuve de sang, et où elle jette, comme prélude, le cadavre du marquis de Dampierre. La journée du 20 juin annonce et prépare celle du 10 août ; chacune de ces dates resserre la captivité du roi, exalte les fureurs de la multitude, amplifie les exigences des meneurs, et finalement rapproche l’inévitable dénoûment. Le retour de Varennes avait livré Louis XVI à l’Assemblée ; le 20 juin le livra à l’émeute ; le 10 août le livra au bourreau. Il fut ramené par Drouet du Pont-de-l’Aire à la place de la Révolution, en passant par les Tuileries, le Manège et le Temple.
C’est au Temple (15 août 1792) que M. de Beauchesne entre, avec la famille royale, dans le cœur même de son sujet. Jusque-là, Louis XVII, même au milieu des sanglants épisodes qui l’environnent et l’enlacent, conserve encore quelques traits qui lui sont communs avec les autres fils de rois. Les angoisses de ses parents l’effleurent, le dépaysent et l’étonnent, sans qu’il puisse les partager, ni même tout fait les comprendre. Quelques mots heureux, quelques traits de présence d’esprit ou de courage, quelques réveils nocturnes, à peine explicables pour sa jeune intelligence, quelques images confuses de haine, de colère, de sédition, de foule ameutée, quelques cris insolites pour ses oreilles, quelques emblèmes nouveaux pour ses regards, tel a été le tribut qu’il a payé à la Révolution pendant cette première phase. Il a vu pleurer sa mère ; il a compris qu’il y avait là des douleurs cruelles, de vagues périls : mais ces douleurs et ces périls ne l’ont pas encore étreint d’assez près pour qu’il en ait pris sa part, pour qu’il soit devenu un des personnages du drame. C’est au Temple que cette personnalité ◀commence▶ pour ne plus finir qu’avec son dernier souffle. C’est là qu’il va être marqué de ce caractère distinctif, indélébile, unique, qui lui assure une place et une couronne à part dans le sombre royaume des afflictions humaines.
« Nous rencontrons ici le Temple. Le souvenir du Temple est si étroitement lié à celui du Dauphin, fils de Louis XVI, et sa mémoire se rattache si inévitablement à l’édifice où s’écoulèrent les dernières années de sa vie, qu’on ne peut songer au Temple sans songer au jeune prisonnier, et que réciproquement l’image du prisonnier évoque devant l’esprit attristé l’image de la prison. Ce fut là qu’il vécut, qu’il souffrit, qu’il régna, si l’on peut donner sans ironie le nom de règne à cette douloureuse agonie qui se prolongea de la mort du père jusqu’à la mort du fils. Louis XVII n’est point appelé dans l’histoire l’enfant de Versailles, l’enfant des Tuileries, mais l’enfant du Temple27. »
Quelques jours à peine après son entrée au Temple, la famille royale est déjà privée du petit groupe d’amis et de serviteurs qui avaient demandé à ne pas se séparer d’elle. Dès le 20 août, la Commune de Paris décide que madame de Lamballe, madame et mademoiselle de Tourzel, Chamilly et les femmes de chambre, ne rentreront pas au Temple. M. Hue revient seul ; bientôt on lui adjoint Tison et sa femme ; deux espions de la Commune, deux apprentis persécuteurs, que finiront pourtant par gagner à la cause de la vertu et du malheur les souffrances et les bontés de leurs victimes. Dans ce cadre qui se rétrécit sans cesse et d’où disparaissent successivement les personnages accessoires, on saisit mieux les principales figures dont la sainte et douloureuse auréole devient chaque jour plus lumineuse au milieu de ces ombres sanglantes. À cette première station dans la petite tour du Temple, le Dauphin, alors âgé de sept ans et demi, n’a plus pour instituteurs que le roi, la reine, la princesse Élisabeth et l’infortune. Malheur à celui qui pourrait lire d’un œil sec et analyser d’une main froide ces pages où M. de Beauchesne nous raconte l’éducation du jeune prince, la distribution de ses journées, partagées entre le travail, la prière et le pardon ! Si l’on a pu reprocher à Louis XVI quelques irrésolutions et quelques faiblesses ; si, pendant les premières vicissitudes où il était temps encore de dompter la Révolution, l’on s’attriste ou l’on se dépite de le voir se méprendre sur les vraies vertus royales et compromettre par la bonté ce qu’il aurait pu sauver par la force, comme il se transfigure et s’agrandit dans cette sphère nouvelle où le roi s’efface derrière l’homme et le père, en attendant que ceux-ci cèdent à leur tour la place au martyr et au saint ! Arrêtons-nous un moment, et voyons ce qu’était, à cette époque si rapide et si fugitive, cet enfant que le malheur avait mûri sans le dégrader encore !
« Dans cet enfant de sept ans et demi, il y avait un mélange de force et de grâce, bien rare chez les natures les plus heureuses. Parfois, le sérieux de sa pensée donnait à sa parole un caractère plein de noblesse ; parfois, le naïf enjouement de son âge rayonnait, au contraire, sans désirs et sans regrets. Il ne songeait déjà plus aux grandeurs passées ; il était heureux de vivre, et il n’était rappelé aux soucis que par les larmes qu’il apercevait quelquefois dans les yeux de sa mère. Jamais plus il ne parla de ses jeux et de ses promenades d’autrefois ; jamais il ne prononça le nom de Versailles ou celui des Tuileries. Il ne parut rien regretter. Il oublia, en apparence, ses hochets et ses goûts d’enfant. Sa précoce intelligence répondait parfaitement aux tendres soins du roi28. »
On le voit, les ombres grandissantes se sont déjà étendues sur ce jeune front. La
physionomie n’a pas changé, mais elle est plus grave ; c’est la même pureté de lignes,
la même suavité de contours, la même fraîcheur de teint ; le regard a conservé sa
limpidité et sa transparence ; mais, sur tout cela, il n’y a plus le rayon d’insouciance
et de gaîté. Cette âme d’enfant devine tout ce qu’on souffre autour d’elle et pressent
ce qu’elle-même va souffrir. M. de Beauchesne a très bien marqué cette transition.
Enfermé avec son héros dans le Temple, il nous fait entendre de loin le bruit des
massacres de septembre ; il fait passer devant ces fenêtres, à portée des regards de la
Reine, la tête de madame de Lamballe. La République est proclamée : encore un pas sur
cette voie funèbre, et nous voici au procès du roi. Nous croyons que les phases de ce
procès, l’arrêt de mort et l’exécution, n’ont été racontés par personne d’une façon plus
pathétique et plus saisissante que par M. de Beauchesne. Remercions-le d’avoir rendu au
crime
du 21 janvier son vrai nom, le Régicide, et d’avoir
inscrit ce nom en tête d’un de ses principaux chapitres. Il est bon de montrer que les
sophismes, les folies et les enluminures de notre temps n’ont, en définitive, rien
changé au dictionnaire de l’Histoire, et que les mots et les choses y gardent leur
signification véritable. Il est bon que la conscience des peuples soit constamment tenue
en éveil au sujet de ces événements, qui seraient deux fois funestes, si, après avoir
été accomplis dans le passé, ils étaient absous dans l’avenir. Des attentats comme le
meurtre de Louis XVI ne peuvent pas plus s’isoler de ce qui les suit que de ce qui les
précède ; ils pèsent d’un poids invisible sur les destinées de la nation qui les a
commis ou laissé commettre. Shakspeare l’a dit, le maître immortel dans tout ce qui
touche aux grandes lois de la conscience humaine29 : « La vie de qui
dépendent tant de vies, celle du souverain, est précieuse pour tous. La royauté ne
tombe pas seule. Un crime fait-il disparaître la majesté royale ? À la place qu’elle
occupait s’ouvre un gouffre, et tout ce qui l’environne y est entraîné30. »
Du 21 janvier au 5 juillet 1793, les tortures de la royale famille, privée de son chef,
vont toujours croissant ; mais, du moins, la plus cruelle de toutes, est épargnée à
Marie-Antoinette ; on lui laisse son fils. Occupés à se disputer, à s’arracher les
lambeaux du pouvoir qu’ils venaient de renverser, sûrs d’être immolés s’ils n’immolaient
pas, et glissant, par une irrésistible pente, de la tribune à
l’échafaud,
les directeurs de l’anarchie s’inquiétaient moins de ce qui se passait au Temple,
« des gémissements qui pouvaient sortir de ces tours, ou du rayon d’espérance
qui pouvait s’y glisser. Ils savaient la garde sûre, les verrous inflexibles, et cela
leur suffisait31 »
. Ce fut à la faveur
de cette passagère confiance que quelques consolations du dehors purent arriver
jusqu’aux prisonniers, que quelques tentatives de délivrance purent se combiner et
s’ourdir dans l’ombre : dernières lueurs, étouffées bien vite par la fatalité
révolutionnaire. Ne laissons pas tomber dans l’oubli les noms qui s’associèrent un
moment l’espoir et au soulagement des martyrs du Temple. Ce furent d’abord Lepître et
Toulan, municipaux, chargés comme les autres de surveiller et de persécuter les royales
victimes, et qui, vaincus par tant d’innocence et de douleur, se dévouèrent à leur cause
et travaillèrent à leur salut ; ce fut madame Cléry, la femme du valet de chambre qui a
mérité que son nom s’unît, dans toutes les mémoires, à celui de la sublime agonie et des
suprêmes volontés de son maître ; ce fut ensuite le chevalier de Jarjayes, homme habile,
déterminé, qui se mit à la tête du pieux complot, et possédait toutes les qualités
nécessaires pour le faire réussir. On sait ce qui le fit échouer : les premières
victoires des Vendéens, la défection de Dumouriez, les insurrections du Midi, les
émeutes presque journalières, excitées à Paris par la cherté des grains et par les
nouvelles extérieures, tout se réunit pour accroître les précautions et les rigueurs de
la Convention. Pour son malheur et celui de sa famille, Louis XVII ◀commençait▶, hélas ! à
devenir un personnage important : le 21 janvier l’avait fait roi ; l’Ouest et le Midi le
proclamaient ; quelques-uns de ses persécuteurs étaient
soupçonnés de rêver
une transaction entre la République, déjà vieille de crimes, et cette jeune royauté.
Enfin, pour ajouter à ces sujets de méfiance les prestiges du merveilleux, si puissants
dans les temps mauvais sur les imaginations troublées, on évoquait une prophétie,
attribuée, soit à saint Césaire, évêque d’Arles, soit à Jacques de Nostre-Dame, père du
célèbre Nostradamus, et dont voici le texte bizarre : « Juvenis
captivatus, qui recuperabit coronam lilii…… fundatus…… destruct filios
Bruti. »
Cette prophétie, extraite d’un livre imprimé en lettres
gothiques, et intitulé : Mirabilis Liber, qui prophetias revolutionesque,
necnon resmirandas præteritas, présentes ac futuras, apertè demonstrat, suffit à
attirer à la Bibliothèque Nationale une foule de curieux, et à faire arrêter ou
destituer la plupart des bibliothécaires, entre autres le célèbre Van-Praët, accusé
d’être trop savant, et de trop s’intéresser aux choses passées, présentes
et futures. Ce mélange de grotesque et de terrible dans la persécution, de
perversité et de bêtise chez les persécuteurs, est encore, rappelons-le en passant, un
des traits distinctifs de cette exécrable époque.
Quoi qu’il en soit, grâce à ce redoublement de surveillance, la généreuse entreprise de Jarjayes avorta, et ne servit qu’à faire ressortir le courage de la Reine, qui aurait pu être sauvée seule, et qui refusa énergiquement de se séparer de ses enfants. Deux mois s’écoulent ; la chute des Girondins signale la victoire définitive des Conventionnels Montagnards, coalisés avec la Commune de Paris. Les derniers rêves, les dernières illusions de modération républicaine tombent avec Vergniaud et ses complices, justement frappés par l’inflexible loi du talion. Le 31 mai venge le 21 janvier : Danton lui-même, soupçonné de tendances constitutionnelles, est débord : Robespierre règne, Marat triomphe, la Terreur ◀commence▶ : La France est livrée aux monstres, et les gladiateurs chrétiens n’ont plus qu’à dire à ce César aviné et sanglant qu’on ose appeler le peuple : — « Cæsar, morituri te salutant ! »
Les amis de la Reine prévoient le sort qui l’attend si elle reste au Temple, et un nouveau complot s’organise pour assurer son évasion. L’intrépide baron de Batz, celui-là même qui, le 21 janvier, avait essayé de sauver Louis XVI, s’associe Cortey, Michonis et vingt-huit autres braves, chargés de former une patrouille, toute composée d’hommes dévoués, et qui pourra cacher entre ses rangs la sortie nocturne des prisonniers. Tout est prêt, la délivrance est proche, les cœurs palpitent, l’heure va sonner. Au moment où cette patrouille va prendre son tour de garde, Simon, le savetier Simon, l’instituteur futur de Louis XVII, averti par un billet, ou peut-être par les pressentiments de la haine, se précipite dans le poste, en criant à la trahison. Batz comprend que tout est perdu ; inscrit au contrôle des hommes de service sous le nom de Forget, il échappe aux regards de Simon et parvient à se sauver. Michonis se disculpe ; le complot n’est pas découvert ; mais les postes sont doublés ; toute tentative d’évasion devient impossible, et, de l’alarme jetée par Simon, et combinée avec la surexcitation continue des violences révolutionnaires, résulte le décret suivant du Comité de Salut public (1er juillet 1793)
« Le Comité de Salut public arrête que le fils de Capet sera séparé de sa mère, et remis dans les mains d’un instituteur, au choix du conseil général de la Commune. »
Cet instituteur du fils de Capet, c’est le cordonnier Simon.
Il faut lire, dans M. de Beauchesne, les pages navrantes où il retrace cette scène de
séparation entre le fils et la mère ; cette arrivée des six municipaux, à dix heures du
soir, au moment où la reine et la princesse Élisabeth
prolongent leur
triste veillée en réparant les vêtements de la famille, et où Marie-Thérèse, assise
entre elles deux, fait une lecture de la Semaine Sainte ; le
saisissement de la reine, son premier cri : « M’enlever mon enfant ! non, ce
n’est pas possible ! »
D’une part, ce groupe féroce et hideux, répondant par
de grossiers refus aux supplications les plus ardentes qui aient jamais retenti à des
oreilles humaines ; de l’autre, ce groupe douloureux et charmant, cette jeune princesse
entre ses deux mères : Élisabeth et Marie-Antoinette ; cet enfant violemment réveillé,
et s’écriant de sa voix d’ange : « Maman, maman, ne me quittez pas ! »
— Puis, après les cris de désespoir et les transports de prière, la résignation
chrétienne descendant peu à peu sur cette scène sinistre pour l’éclairer d’une lueur
divine ; la Reine, ramassant toutes ses forces, prenant une dernière fois son fils sur
ses genoux, et lui disant d’un ton grave et solennel : « Mon enfant, nous allons
nous quitter. Souvenez-vous de vos devoirs quand je ne serai plus auprès de vous pour
vous les rappeler. N’oubliez jamais le bon Dieu, qui vous éprouve, ni votre mère, qui
vous aime. Soyez sage, patient et honnête, et votre père vous bénira du haut du
ciel ! »
— Elle dit, baise son fils au front, et le remet à ses geôliers.
Révolutionnaires et démagogues ! voilà nos saints, nos héros, nos souvenirs et nos dates. Où sont les vôtres ?
Ici, faisons encore une halte : c’est le moment où Louis XVII se détache de cette prison collective, dont les douleurs, mêlées aux siennes, détournaient une partie de l’attendrissement et de l’intérêt. C’est aussi le moment où le livre de M. de Beauchesne se détache des autres histoires, dont la vie de Louis XVII n’était qu’un épisode. Après la séparation de Marie-Antoinette et de son fils, ces histoires revenaient auprès de la reine, ou, sortant de la tour du Temple, ressaisissaient le panorama révolutionnaire, tel qu’il était au 3 juillet 1793. L’enfant de huit ans disparaissait dans cet immense tableau, et c’est à peine si, au bruit d’un monde croulant, au milieu du choc de la France et de l’Europe, à travers les gémissements des bourreaux et des victimes, on entendait encore, de temps à autre, un vague et mystérieux soupir s’exhalant de la cellule du Temple entre deux blasphèmes de Simon. L’importance historique et l’originalité véritable du livre de M. de Beauchesne ◀commencent▶ donc cette date du 3 juillet 1793, qui fait de Louis XVII un personnage à part, et inaugure pour lui cette période suprême sur laquelle planaient jusqu’ici le mystère et l’incertitude.
Louis XVII, à cette date, avait huit ans trois mois et six jours. L’enfant-roi, baptisé à Versailles par un prince de l’Église, sous le nom de Louis-Charles de France et de Bourbon, filleul de Louis-Stanislas-Xavier, comte de Provence, et de Marie-Charlotte-Louise de Lorraine, archiduchesse d’Autriche, avait reçu des mains de la Révolution un second baptême : il ne s’appelait plus que Capet. Le Montausier, le Bossuet, le Fénelon de ce Dauphin de France, de ce descendant de Louis XIV, c’était le cordonnier Simon.
Simon avait alors cinquante-sept ans, et sa femme, Marie-Jeanne Madame, était à peu près du même âge ; ils étaient pourtant de nouveaux mariés quand la révolution éclata, et la femme Simon regrettait si vivement de s’être mariée trop tard pour avoir des enfants, que ce regret se changea bientôt en une haine instinctive contre la charmante créature qui allait tomber en son pouvoir. Pour tout ce qui se rattache à ce hideux couple, M. de Beauchesne a été particulièrement renseigné par trois personnes, dont la trace, à peine indiquée et longtemps perdue, a été retrouvée par ses investigations patientes : ce sont la veuve Crévassin, mademoiselle Ménager, et mademoiselle Sémélé32.
La première était une amie de jeunesse de la femme Simon, de qui elle avait recueilli toutes les confidences, et à laquelle elle survécut pendant de longues années. Accablée de vieillesse et de misère, elle disait à M. de Beauchesne : « La Simon est plus heureuse que moi, elle est morte à l’hôpital. »
Mademoiselle Ménager, servante comme la femme Simon, conserva avec elle des relations très suivies pendant et après son séjour au Temple ; enfin, mademoiselle Sémélé, ouvrière-apprentie chez madame Dablemont, couturière logée dans la même maison que Simon, avait soin d’y revenir chaque fois que la geôlière de Louis XVII allait y passer quelques heures pour se délasser de ses fatigues ; beaucoup plus intelligente qu’elle, mademoiselle Sémélé réussissait à la faire causer sur l’état physique et moral de ce pauvre enfant, dont les mystérieuses souffrances ◀commençaient▶ à préoccuper l’imagination des Parisiens.
« Douées toutes trois d’une mémoire prodigieuse, ajoute de Beauchesne, ces trois femmes m’ont puissamment aidé à éclaircir, sur plusieurs points, cette phase ténébreuse de la vie du Dauphin, à distinguer le vrai du faux dans les rumeurs recueillies par les contemporains, et à compléter les documents authentiques déposés dans les registres de la commune et dans les archives nationales33. »
Simon instituteur, tel est le titre du livre XII de l’histoire de
M. de Beauchesne : pages terribles que l’on ne peut lire sans frémissement, et où l’œil
épouvanté voit
reculer les bornes de la perversité humaine. Simon (et
M. de Beauchesne a soin de nous le rappeler) n’est que l’agent brutal, l’instrument
aveugle, le fanatique metteur en œuvre de la pensée intime de la Révolution. Son
intelligence, « candidement révolutionnaire », n’avait pas pénétré le plan impitoyable
du Comité ; il n’avait aperçu que ce but stupide de transformer le fils de
Tarquin en enfants de Brutus. Humilier en cet enfant la majesté royale, venger en
le maltraitant ce peuple dont il attribuait toutes les misères à la monarchie, le punir
de cette supériorité morale qu’il sentait vaguement et contre laquelle il se débattait,
cet homme ne voyait rien au-delà. Plus tard, d’après les instructions qu’il reçut, il
finit par concevoir je ne sais quel doute sur l’avenir que l’on destinait à son élève :
avec cette allure des gens de sa sorte, il interrogea sans détour les intentions de ses
chefs qui le visitaient, et leur adressa ces brusques questions
« Citoyens, que décidez-vous du louveteau ? il était appris pour être insolent : je
saurai le mater, tant pis s’il en crève ! je n’en réponds pas. Après tout, que
veut-on ? le déporter ? — Réponse : Non. — Le
tuer ? — Non. — L’empoisonner ? — Non. — Mais quoi donc ? — Réponse : S’en défaire. »
Après avoir lu ce passage, on comprend que M. de Beauchesne se soit écarté de la vague tradition qui laissait à Simon tout l’odieux des traitements exercés sur Louis XVII. Simon est un grossier scélérat, mais il nous semble un prodige d’honnêteté et de droiture, si nous le comparons aux Chaumette, aux Hébert, aux Barrère, aux vrais meneurs qui lui dictèrent son rôle. On sait jusqu’où alla leur infamie ; non contents de torturer séparément la mère et le fils, ils voulurent faire du fils l’accusateur de la mère… N’en disons pas davantage ! Cette idée infernale, éclose dans des cerveaux enfiévrés de crime et de haine, porte avec elle une sorte d’étrange droit à l’impunité ; pour oser la flétrir, il faudrait oser la redire ; pour oser la redire, il faudrait oser y penser.
Les persécutions de Simon ont ◀commencé▶ et ne s’arrêtent plus : dans les premiers temps
l’enfant avait encore toute son énergie physique ; il résistait : « Montrez-moi,
disait-il, la loi qui ordonne que je sois séparé de ma mère. »
— Et Simon
répondait : « Le louveteau est dur à museler ; il voudrait connaître la loi.
Allons, Capet, silence ! ou je vas montrer aux citoyens comment je te travaille quand tu le mérites ! »
Et, parmi les municipaux présents à
ces scènes, il n’y en avait pas un qui prît parti pour cet enfant de neuf ans qu’un
misérable accablait de coups !
D’autres fois, l’enfant, révolté de ces traitements atroces, refusait de parler ou de manger ; alors c’étaient de nouveaux coups, jusqu’à ce que cette frêle nature, énervée, abattue, brisée par cette lutte inégale, donnât gain de cause à Simon. La nouvelle de la mort de Marat, celle de la défaite de l’armée républicaine près de Saumur, ajoutèrent à l’exaspération du féroce instituteur et amenèrent de nouvelles violences. Déjà le visage de Louis XVII avait perdu toute sa fraîcheur ; ses yeux, ternis et cernés par les larmes, se baissaient habituellement vers la terre pour ne pas rencontrer les yeux de son horrible maître : une pâleur mate, des chairs flasques et amollies, dénonçaient les premiers symptômes du mal qui allait le miner lentement et le conduire au tombeau après deux ans d’agonie. Plus de sourire sur ces lèvres décolorées ! plus de livres, plus de jouets, plus rien de ce qui concourait à cette éducation si douce et si pure, continuée sous les verrous par Louis XVI, Marie-Antoinette et la princesse Élisabeth ! Allumer la pipe du savetier, porter l’infecte chaufferette de la femme Simon, prendre le deuil de Marat, se vêtir de la carmagnole, se coiffer du bonnet rouge, entendre les jurons et les blasphèmes de son instituteur, se voir forcé de les répéter sous peine d’être battu, telle est la vie, telle est l’éducation nouvelle du Dauphin de France. L’austère et morale République fait chanter devant lui des chansons obscènes, et il faut que sa voix enfantine chante à son tour ces refrains qui souillent son imagination et son cœur ! Il semble que la dépravation et la cruauté ne puissent aller plus loin : eh bien ! ceci n’est que le prélude. Pour extorquer à cet enfant l’infâme accusation contre sa mère, on le confronte avec sa sœur, avec sa tante, Marie-Thérèse et Élisabeth, les deux anges sans tache ; on fait monter la rougeur ces fronts ; on bouleverse ces âmes qui ne s’étaient jamais arrêtées qu’à des images nobles et chastes comme elles : mais silence encore une fois ! De tout cela il ne doit rester que le sublime appel de Marie-Antoinette à toutes les mères, et le martyre du 16 octobre, ◀commencé▶ dans cette fange, va s’achever dans le ciel.
Les fonctions de Simon auprès de son élève durèrent jusqu’au 19 janvier 1794, six mois et demi ! On peut suivre, jour par jour, dans le récit de M. de Beauchesne, l’épouvantable crescendo de ces tortures, de ces misères, de ces destructions du corps par l’âme et de l’âme par le corps ; on assiste aux altérations graduelles de cette figure que nous avons vue si fraîche et si belle au commencement du récit, et qui, dans cette atmosphère à la fois meurtrière et corruptrice, s’étiole, s’alanguit, s’hébète, n’obéissant plus qu’à une sorte d’instinct maladif et fébrile, ne retrouvant plus que par éclairs le sentiment ou le souvenir de sa dignité primitive. Cette décomposition d’une créature de Dieu, née pour vivre, pour être heureuse et pour régner ; ce poison intellectuel, matériel et moral, distillé goutte à goutte ; cette œuvre de dissolution et de mort accomplie sans relâche sur un enfant de neuf ans, c’est là un spectacle fait pour glacer les plus intrépides, attendrir les plus indifférents, et qui n’a l’équivalent ni dans la tragédie, ni dans l’histoire. Quand on songe à Hébert et à Louis XVII, on aime Richard III et l’on envie les enfants d’Édouard.
Jusqu’à présent, dans le souvenir légendaire que nous gardions de
Louis XVII, nous n’allions pas au-delà de Simon. Ces deux noms semblaient si intimement
liés l’un à l’autre, que la mémoire ne les séparait pas, et que, une fois Simon disparu,
les souffrances de sa victime disparaissaient aussi, ou, du moins, se perdaient dans
cette vague demi-teinte que M. de Beauchesne a entrepris de dissiper. Nous savons
maintenant (et ici les dates sont plus éloquentes que tout le reste) que Simon est sorti
du Temple le 19 janvier 1794, et que, jusqu’au 27 juillet de la même année, l’enfant
martyr est resté seul, absolument seul, subissant, dans toute sa rigueur, ce système
cellulaire qui brise ou épouvante les organisations le plus fortement trempées. Lorsque
le savetier instituteur, lassé, malade, dégoûté de son rôle de tortionnaire, fut enfin
relevé de cette faction de sept mois par ses dignes chefs, Chaumette et Hébert, ils
décidèrent qu’il ne serait pas remplacé, et que « l’on demanderait à la force des
choses, à des moyens matériels, la sûreté qu’on avait trouvée jusque-là dans la
vigilance du gardien permanent »
.
« Dès le lendemain, nous dit M. de Beauchesne, ils firent restreindre à une pièce le logement du prisonnier : il fut relégué dans la chambre du fond ; la porte de communication entre l’antichambre et cette pièce fut coupée à hauteur d’appui, scellée à clous et à vis, et grillée du haut en bas avec des barreaux de fer. À la hauteur d’appui fut posée une tablette sur laquelle les barreaux, en s’écartant, formaient un guichet fermé lui-même avec d’autres barreaux mobiles que fixait un énorme cadenas. C’est par ce guichet qu’on faisait parvenir au petit Capet ses mets grossiers, et c’est sur ce rebord qu’il devait remettre ce qu’il avait à renvoyer. Bien que restreint, son appartement était encore vaste pour une tombe. On ne lui donnait ni feu ni lumière ; sa chambre n’était chauffée que par le tuyau d’un poêle placé dans la première pièce ; elle n’était éclairée que par la lueur d’un réverbère suspendu vis-à-vis des barreaux ; c’est entre ces barreaux aussi que passait le tuyau du poêle. Soit calcul atroce, soit fatale coïncidence, le royal Orphelin inaugura sa nouvelle prison le 21 janvier 1794 !
« Mais il n’y avait plus pour lui ni date ni anniversaire ; l’année, les mois, les semaines, tout était confondu dans sa pensée ; le temps, semblable à un lac aux eaux troubles et dormantes, avait cessé de couler. Les jours ne se marquaient pour lui que par les souffrances ; ils ne se distinguaient plus les uns des autres, puisqu’il souffrait tous les jours34. »
Ici, il faudrait tout citer. Ce treizième livre, Solitude de
Louis XVII, nous fait descendre encore un degré dans cette sombre spirale. Tout à
l’heure, il nous semblait que rien ne pouvait dépasser les tortures renfermées dans ces
deux mots : Simon instituteur ; nous nous trompions : ceci est plus
cruel, plus poignait encore. Qu’on lise, dans M. de Beauchesne, les pages 219 et
suivantes, à dater de l’exécution de la princesse Élisabeth. Jamais historien convaincu
et sincère ne réalisa plus complètement le
sunt lacrymæ
rerum
du poëte. Les yeux se voilent de larmes, le livre tremble entre les
mains, lorsqu’on voit, d’une part, Marie-Thérèse seule, frissonnante encore des célestes
adieux de sa tante, sachant que son frère est malade, et demandant
en vain
d’être rapprochée de lui pour le soigner et le consoler ; de l’autre, Louis XVII, seul
aussi, plus seul encore, « retranché de tout contact avec l’humanité, comme le
lépreux du moyen âge, ne connaissant pas même la figure des bourreaux qui le
réveillent la nuit, ou qui, le jouer, lui apportent des aliments pour lui donner la
force de souffrir encore »
.
Au dehors, la Terreur est à son apogée ; les héros de 95 continuent à s’entre-tuer, et,
sur toute la surface de la France, vainqueurs et vaincus, républicains et suspects,
maîtres de la veille et proscrits du lendemain, tombent et meurent ensemble, parfois sur
le même échafaud. Cet enfant, qui n’a plus qu’un grabat, une cruche d’eau et un pain
noir, effraye et irrite encore ses persécuteurs, car il personnifie l’idée de royauté,
et ces monstres comprennent que, malgré tous leurs crimes, ils n’ont pu déraciner cette
idées ni dans le pays ni dans les âmes. Aussi redoublent-ils d’atrocités et de fureurs.
Le louveteau, comme ils l’appellent, en arrive à cet excès de
souffrance où tout devient indifférent ; il n’a plus la force de balayer sa chambre, qui
se remplit d’immondices ; il n’a plus la force de se traîner jusqu’au morceau de pain et
à la cruche qu’une main inconnue renouvelle chaque soir. Son grabat n’est plus que
pourriture ; des rats, des insectes malfaisants ou immondes s’emparent de sa cellule,
lui disputent ses provisions, courent sur sa couverture et sur son corps. Il prête
l’oreille ; il n’entend que les énormes clefs grinçant dans les serrures ou remuées par
les guichetiers. Parfois, au milieu de ce bruit ou de ce silence, une voix rauque
s’élève : « Capet, Capet ! où es-tu ? dors-tu ? Race de vipère,
lève-toi »
L’enfant, réveillé en sursaut, descend du lit et arrive tremblant
au guichet, les pieds plus froids que le plancher humide sur lequel il se traîne :
« Me voilà, citoyen, répond-il d’une voix douce. — Viens ici, que je
te voie. — Me voici, que me voulez-vous ? — Te voir ! c’est bon, va te coucher,
housse ! décanille ! »
Bientôt la veille et le sommeil se ressemblent pour cet enfant : d’étranges fantômes
traversent son intelligence. Il ne sait plus ni s’il vit ni s’il meurt ; sa vie a toute
l’immobilité glacée de la mort ; sa mort a toutes les fiévreuses angoisses de la vie. Il
n’ôte plus, ni jour ni nuit, son pantalon déchiré et sa carmagnole en toques ; une sueur
froide ruisselle sur ses tempes ; ses yeux restent fixes et béants, comme devant une
apparition funèbre. Joie et larmes, prière et désespoir, tout est fini ; il n’y a plus
là qu’un corps qui se décompose et un esprit qui s’éteint. Des débris de sa nourriture
sont répandus par terre ou s’amoncellent sur son lit… Horreur ! horreur ! n’allons pas
plus loin : vous souvenez-vous du gracieux pastel qu’a tracé de Louis XVII
M. de Beauchesne, de cet enfant rose et frais, entouré de respect et d’amour, joie et
orgueil de sa mère, grandissant sous le doux abri de suaves et délicates tendresses ?
Qui le reconnaîtrait maintenant ? « Ce n’est plus une forme humaine ; c’est
quelque chose qui végète, des os et de la peau qui bougent ; frappé d’atonie, rongé de
vermine, s’il se soulève un moment de sa couche infecte, c’est pour montrer un visage
hâve et blême, aux joues pendantes, aux yeux morts, à la bouche livide, surmontant un
dos voûté, un torse gonflé, que terminent des jambes démesurément longues, sillonnées
de plaies, gorgées d’enflures, bosselées de tumeurs… »« Et tout ce que je vous dis là
est vrai ! s’écrie M. de Beauchesne en s’interrompant ; ces outrages, ces tortures ont
été accumulés sur la tête d’un enfant. Je vous les dépeints tels qu’ils étaient,
au-dessous de ce qu’ils étaient ; car, pour les représenter dans toute leur réalité
terrible, il faudrait le pinceau de Tacite, la verve satirique de Pétrone ou la voix
gémissante de Job35. »
Enfin, le 9 thermidor amène, non pas un retour au bien, comme on se l’imagine parfois à distance, mais une sorte de relâche et d’amoindrissement dans le mal. Le lendemain, (28 juillet 1794), Barras confia la garde de la tour du Temple et des enfants de Louis XVI au citoyen Laurent, membre du comité révolutionnaire, républicain ardent, mais accessible à la pitié. Un peu d’adoucissement est apporté à la situation de Louis XVII : hélas ! il est trop tard. Pendant les premiers jours, l’enfant, accoutumé à ne voir que des persécuteurs et à n’entendre que des injures, ne répond même pas aux bienveillantes paroles qu’on lui adresse ; ces paroles n’ont plus de sens pour lui, il ne connaît plus de la langue française que ce que lui en ont appris Simon et les geôliers. On est obligé d’entrer de force dans sa chambre, et c’est alors qu’apparaît aux regards épouvantés cet affreux spectacle que l’historien nous a décrit d’une façon si navrante, quoique si inférieure à la réalité. Les bourreaux mitigés du 9 thermidor rougissent de l’œuvre de leurs prédécesseurs, et Laurent, bien qu’entravé encore par les frayeurs de la Convention, ◀commence▶ auprès de Louis XVII une tâche de réparation, tâche incomplète et tardive qui ne peut plus rien réparer !
Et cependant, l’orphelin a encore onze mois à vivre : onze mois, pendant lesquels le sentiment de ses souffrances se réveillera dans son intelligence assoupie ; onze mois pendant lesquels la maladie achèvera ce qu’ont préparé les tortures.
Effrayé, comme l’avait été Simon, de la responsabilité et de la contrainte que lui imposent ses fonctions de gardien, Laurent demande qu’on lui donne un collègue. On fait droit à sa demande ; on lui adjoint Gomin. L’apparition de Gomin dans le livre de M. de Beauchesne en augmente encore l’intérêt ; car Gomin n’est mort qu’à quatre-vingts ans passés, M. de Beauchesne l’a connu ; il a eu avec lui de longues conversations : cette âme craintive, mais compatissante, cette mémoire octogénaire, mais fidèle, s’est ouverte sans réserve à l’historien de Louis XVII, et lorsque, plus tard, M. de Beauchesne a fait passer sous les yeux de Gomin ce qu’il avait écrit presque sous sa dictée, voici ce que le vieillard lui a répondu :
« Monsieur de Beauchesne,
« Il n’y a rien de plus vrai que ce que vous venez d’écrire sur les derniers moments du Dauphin, sur ses conversations et sur sa mort. Vous vous êtes bien rendu compte aussi de tous mes sentiments, et je vous en remercie de tout mon cœur.
« Gomin 36.
« Paris, ce 23 avril 1840. »
Ce document en chair et en os, M. de Beauchesne l’a trouvé une seconde fois, dans la personne de Lasne, qui fut adjoint à Gomin, le 29 mars 1795, lorsque Laurent quitta le Temple. Comme Gomin, Lasne a atteint un âge très avancé. M. de Beauchesne l’a recherché, comme il avait recherché Gomin, comme il avait voulu voir et entendre les trois pauvres femmes dont les souvenirs l’aidaient à pénétrer dans l’intérieur du ménage Simon et dans le douloureux mystère de cette longue agonie.
« Ce fut, nous dit M. de Beauchesne, le jeudi 16 février 1837, que je vis Lasne pour la première fois, et la pensée que j’allais me trouver en présence du celui qui avait donné les derniers soins au fils de Louis XVI et l’avait tenu agonisant entre ses bras, me remplissait de mélancoliques émotions. Ce fut Lasne lui-même qui vint m’ouvrir. Je le reconnus à son âge, à sa tenue, à tout son extérieur, grave et sévère comme celui d’un homme jadis mêlé à de grands et tristes événements qui lui ont laissé d’ineffaçables souvenirs. Les portraits de la famille royale, plusieurs portraits de Louis XVII, décoraient la pièce où il me reçut. Il était, à cette époque, dans sa quatre-vingtième année, et très vert pour ce grand âge. Ce ne fut que peu à peu que j’obtins la confiance de ce dernier et solennel témoin des souffrances du Temple. Je le trouvai sobre de paroles dans nos premières entrevues, et je fus moi-même sobre de questions. Lorsque après des relations plus longues, il vit que ce n’était pas une froide curiosité qui m’avait amené chez lui, mais un intérêt de cœur et un culte pieux pour le noble enfant qu’il avait aimé et vu mourir, son cœur s’ouvrit tout entier37. »
Reproduisons ici un document bien essentiel l’attestation de la mort de Louis XVII, écrite tout entière de la main de Lasne, et délivrée par lui à M. de Beauchesne :
« Monsieur de Beauchesne,
« Ainsi que je l’ai toujours dit et que je le dirai toujours, je déclare, sur l’honneur et devant Dieu, que le fils de Louis XVI est mort entre mes bras, dans la tour du Temple. Il n’y a que des imposteurs qui peuvent prétendre le contraire. J’avais vu souvent le malheureux Dauphin aux Tuileries, et je l’ai bien reconnu dans sa prison. Vous vous êtes parfaitement souvenu des détails que je vous ai donnés. La rédaction que vous en avez faite et que vous m’avez lue est de la plus scrupuleuse exactitude.
« Toute ma vie, j’ai dit la vérité ; ce n’est pas quand j’arrive au terme que je la trahirai.
« Lasne.
« Dernier gardien des Enfants
de France, et le seul qui ait soigné
Louis XVII pendant les deux
derniers mois de sa vie.
L.« Paris, ce 21 octobre 1836.
Et plus bas :
« Écrit à quatre-vingts ans et un mois. »
On le voit, il est impossible de recueillir des renseignements plus positifs, plus irrécusables que ne l’a fait M. de Beauchesne. À l’âge où l’on ne ment plus et où la mémoire acquiert une lucidité singulière, comme si l’approche de la mort et de ses ombres reportait vers le passé tout ce que l’intelligence garde de lumière et de clarté, deux vieillards, vivant depuis près d’un demi-siècle enfermés dans leurs souvenirs, deux hommes de bien à qui il avait été donné d’adoucir les derniers moments de la jeune victime, sont devenus les amis du futur historien de leur prince bien-aimé, et se sont penchés sur son épaule, pour dicter, contrôler, redresser et certifier ce qu’il écrivait. Il y là une authenticité vivante, animée, attendrie, mille fois préférable, selon nous, à celle qu’on puise dans la froide poussière des archives ou le muet témoignage des monuments. Gomin et Lasne, voilà les deux infirmiers du pauvre malade, auquel leurs soins et leur dévouement arrachent encore un pâle sourire ; voilà les humbles courtisans qui servent de cortège à son agonie, et au bras desquels il fait ses derniers pas sur la terre, jusqu’au moment où il se couche dans le cimetière Sainte-Marguerite, dernière étape d’une vie de dix ans, bien longue par les douleurs.
Les pages de M. de Beauchesne, qui nous donnent, d’après Gomin et Lasne, les détails des six mois qui précédèrent la mort de Louis XVII, ont un intérêt mélancolique et tendre, où l’âme se repose de ces deux horribles visions : Simon instituteur et la Solitude. On sent que l’enfant va mourir, qu’il n’est plus au pouvoir des hommes de ramener la santé et la vie dans ces organes minés par d’indicibles tortures. Pourtant, lorsque l’on voit ses deux fidèles gardiens, aidés du brave tabletier Debierne, chercher à l’amuser, à le distraire, charmer son oreille de quelque doux refrain de Sedaine, profiter d’un rayon de soleil pour le promener sur la plate-forme, ou lui apporter quelques-unes de ces fleurs qu’il aimait tant pendant les jours si rapides de son heureuse enfance, on éprouve une sensation de soulagement et de bien-être, comme si, après avoir traversé un affreux désert, hanté seulement par des bêtes féroces et des monstres, on se retrouvait enfin au milieu de figures humaines.
Bientôt, hélas ! le mal qui consumait Louis XVII, et dont les progrès avaient d’abord
été lents, quoique continus, prend des allures plus rapides. La crise suprême approche :
le 4 mai 1795, Gomin et Lasne écrivent sur le registre :
Le petit
Capet est indisposé.
On ne tient aucun compte de cet avertissement (et
remarquez cependant que dix mois s’étaient écoulés depuis le 9 thermidor !). Le
lendemain, ils écrivent :
Le petit Capet est dangereusement
malade.
— Même silence. — Enfin, le lendemain, 6 mai, ils ajoutent :
Il y a crainte pour ses jours.
Alors, le gouvernement, à peu près sûr que le médecin
arrivera trop tard,
se décide à envoyer M. Desault, avec mission
de donner au malade les
soins de son art
. Un premier examen suffit à M. Desault pour constater
que l’état du jeune prince est presque désespéré ; il ne voit d’autre remède que le
changement d’air, la campagne, le mouvement, l’exercice, un traitement assidu. Non
seulement on ne lui accorde pas ces demandes, mais on ne paraît pas même les avoir
entendues.
C’est que cet enfant est encore et toujours pour les dictateurs un sujet d’inquiétude et de gêne. Les Vendéens, à demi vaincus déjà, s’engagent à mettre bas les armes si on leur remet le fils de leur roi. Le gouvernement ne veut pas accepter cette clause ; il sait qu’en attendant quelques semaines, la mort se chargera de la biffer.
En effet, le mal augmente ; le vieux et illustre médecin ne peut employer que des
palliatifs dont il reconnaît lui-même l’impuissance. Madame Royale, apprenant que l’état
de son frère s’aggrave, demande, une fois encore, à le voir, à le soigner : on la
repousse ; M. Hue n’est pas plus heureux. Le comité de sûreté générale persiste dans le
système adopté dès l’origine par la Convention, et proclamé par le régicide Mathieu :
« Rester étrangers à toute idée d’améliorer la captivité des
enfants de Capet
38. »
Pourtant M. Desault parvient à amener, chez son malade, sinon une amélioration
physique, au moins une amélioration morale. L’intelligence de l’enfant sort de ces
limbes douloureux où l’avait plongé la souffrance ; il sourit à son médecin, une
sympathie secrète s’établit entre eux. Chaque jour, M. Desault s’attache davantage à
cette frêle plante qu’il ne peut pas faire revivre. Le 30 mai, redescendant l’escalier
après la visite, il entend dire autour de
lui : — « C’est un enfant
perdu, n’est-ce pas ? » — « Je le crains, répond-il, les larmes aux yeux ; mais il y a
peut-être dans le monde des gens qui l’espèrent. »
Ce furent ses dernières
paroles.
Le lendemain, M. Desault ne revint pas ; et, dans la journée, on apprit qu’il était mort. Les imaginations, disposées au merveilleux, surtout à cette époque et pour tout ce qui se rattachait aux prisonniers du Temple, trouvèrent naturellement dans cette mort presque subite une occasion de s’exercer. Quoi qu’il en soit, telle était l’insouciance systématique du gouvernement, tel était l’abandon dans lequel il laissait Louis XVII, qu’après la mort de M. Desault, il y eut six jours pendant lesquels l’agonisant ne reçut d’autres soins que ceux que lui prodiguait la pitié stérile de ses pauvres gardiens. Enfin, le 5 juin 1795, le Comité de sûreté générale envoya au Temple, pour continuer le traitement du fils de Capet, M. Pelletan, chirurgien en chef du grand hospice de l’Humanité. Ce titre fastueux et bizarre ressemblait à une ironie : Le grand hospice de l’Humanité ! Il y avait longtemps que la Révolution en avait exclu cet enfant royal, qui n’avait plus que trois jours à vivre !
M. Pelletan le trouva si mal qu’il demanda immédiatement qu’on lui associât un autre
médecin. En attendant, avec cette décision rapide que donnent le dévouement et la
science, il prit sur lui de supprimer les verrous et les abat-jour, puis de faire
transporter le moribond dans une autre chambre : « chambre aérée, avec une grande
fenêtre sans barreaux, ornée de grands rideaux blancs qui laissaient voir le ciel et
le soleil »
. Il fallait que cette agonie fût arrivée à son dernier terme, pour
qu’un médecin courageux pût impunément lui donner ce rayon de soleil et cette bouffée
d’air.
La mort de Louis XVIl est racontée par M. de Beauchesne avec une émotion profonde, contenue, communicative, qui dépasse de bien loin toutes les combinaisons de l’art. Ce récit simple et pathétique, sans déclamation et sans invective, complète l’effet général du livre, qui n’est pas une œuvre de vengeance, de récrimination ou de parti, mais de tendre et fidèle piété. Un enfant, un enfant né pour être roi, et qui meurt, à dix ans, dans une prison, sous les yeux d’un médecin appelé trop tard, entre les bras de deux gardiens, destinés à servir de témoins à l’histoire : voilà tout le sujet. Qu’il y ait à l’entour des passions politiques qui grondent ou s’apaisent, des horizons nouveaux qui s’ouvrent à la société retrempée dans le sang et dans les larmes, de grandes victoires illuminant de leurs splendeurs ce chaos et cette nuit funèbre, M. de Beauchesne n’en sait rien à ne veut pas le savoir. Incliné au chevet de cet enfant, entre Lasne et Gomin, il le voit mourir et il nous le dit : il pleure, et il fait pleurer. Citons une de ces pages, en dépit de ceux qui seraient tentés d’en sourire ou de nous accuser de faire de la légende sentimentale. Ceux-là, nous l’espérons bien, ne liront ni M. de Beauchesne ni notre article :
« …… Vous nous demanderez sans doute quelles ont été les dernières paroles du mourant ; car vous avez connu celles de son père, qui, du haut de l’échafaud, dont sa vertu avait fait un trône, envoyait le pardon à ses assassins. Vous avez connu celles de sa mère, qui, impatiente de quitter la terre où elle avait tant souffert, priait le bourreau de se dépêcher. Vous avez connu celles de sa tante, de cette vierge chrétienne qui, d’un œil suppliant, lorsqu’on lui enlevait son vêtement pour mieux la frapper, demandait au nom de la pudeur qu’on lui couvrît le sein. Et maintenant oserai-je vous répéter les paroles suprêmes de l’orphelin ? Ceux qui recueillirent son dernier souffle me les ont rapportées, et je viens fidèlement les inscrire dans le Martyrologe royal.
« Gomin, voyant l’enfant calme, immobile, muet, lui dit : “J’espère que vous ne souffrez pas dans ce moment ? — Oh ! si, je souffre encore, mais beaucoup moins ; la musique est si belle”
« Or, on ne faisait aucune musique ni dans la Tour, ni dans les environs ; aucun bruit du dehors n’arrivait en ce moment à cette chambre où le jeune martyr s’éteignait. Gomin étonné lui dit : “De quel côté entendez-vous cette musique ? — De là-haut. — Y a-t-il longtemps ? — Depuis que vous êtes à genoux : est-ce que vous n’avez pas entendu ? Écoutez ! écoutez !” Et l’enfant souleva par un mouvement nerveux sa main défaillante, en ouvrant ses grands yeux illuminés par l’extase. Son pauvre gardien, ne voulant pas détruire cette douce et suprême illusion, se prit à écouter aussi avec le pieux désir d’entendre ce qui ne pouvait être entendu.
« Après quelques instants d’attention, l’enfant tressaillit de nouveau, ses yeux étincelèrent, et il s’écria dans un transport indicible : “Au milieu de toutes les voix, j’ai reconnu celle de ma mère !”
« Ce nom tombé des lèvres de l’orphelin semblait lui enlever toute douleur. Ses sourcils froncés se détendirent, et son regard s’alluma de ce rayonnement serein que donne la certitude de la délivrance. L’œil attaché sur un spectacle invisible, l’oreille ouverte au bruit lointain d’un mystérieux concert, il sentait éclater dans sa jeune âme une existence nouvelle39. »
Ce fut quelques heures après, le lundi 8 juin 1795, que Louis XVII rendit le dernier soupir.
La tâche de l’historien n’est pas terminée avec la vie de l’enfant-martyr. Il enregistre tous les rapports officiels, toutes les pièces authentiques qui ont prouvé son décès, et qu’ont signées plus de vingt personnes. Ensuite il nous conduit à ses funérailles, dont il nous donne avec un soin scrupuleux tous les tristes détails. Louis XVII fut inhumé, le 10 juin 1795, dans le cimetière Sainte-Marguerite, contigu à la rue Saint-Bernard. Son convoi, formé de ses deux gardiens, de quelques commissaires civils et d’un peloton de soldats, eut lieu en plein jour, et fut escorté par une foule considérable, qui le suivit jusqu’au cimetière avec des marques d’attendrissement et de regret. Pour quelques-uns, l’enfant que l’on portait ainsi dans la fosse commune s’appelait le fils de Capet ; pour plusieurs, il s’appelait le Dauphin.
Toujours véridique et n’affirmant que ce qu’il sait, M. de Beauchesne n’a pu nous fournir sur la place où repose Louis XVII des renseignements aussi positifs que sur sa mort. Ce n’est pas faute d’avoir bien souvent visité le cimetière Sainte-Marguerite, fouillé les pierres qui le couvrent, questionné avec une infatigable persistance tous ceux qui pouvaient lui apporter quelque lumière, gardiens, commissaires, desservants, bedeaux, fossoyeurs. Malheureusement les témoignages ne s’accordent pas, et les efforts de M. de Beauchesne n’ont pu aboutir qu’à des probabilités. Ce qui est incontestable, et ce qui, après tout, suffit à l’histoire, c’est que la dépouille mortelle de Louis XVIl est restée sur un point quelconque de ce cimetière Sainte-Marguerite, presque inconnu à Paris, à peu près oublié de tous, que M. de Beauchesne, dans ses pieux pèlerinages, a eu beaucoup de peine à trouver, et que personne n’a pu nous indiquer, l’autre jour, lorsque nous avons voulu, sur les traces de l’historien, visiter le théâtre de ce drame lugubre, et suivre les rues traversées par le convoi funèbre. Privilège bizarre de cette destinée, que tout ce qui s’y rattache par quelque endroit prenne un air de mystère, et cherche à se perdre dans le silence et l’ombre, comme ces âmes plaintives de la vision du Dante, qui ne pouvaient supporter la lumière, et s’enfuyaient, avec un vague gémissement, vers les sphères ténébreuses !
M. de Beauchesne a été bien inspiré en ajoutant à son histoire, comme une sorte de mélancolique épilogue, le récit de la sortie et du voyage de Madame Royale, et la monographie de cette tour du Temple, dont les illustrations passées se sont effacées et anéanties dans la douloureuse grandeur de ses derniers souvenirs. Nous parler de Madame Royale, c’était encore nous parler de ce frère qu’elle avait tant aimé, et dont elle n’apprit la mort que le jour où elle dit adieu à sa prison : c’était nous rappeler un autre martyre, aussi saint et plus long celui-là, car il n’a fini qu’en 1851, et Marie-Thérèse a eu plus d’un demi-siècle pour prier, pleurer, souffrir, pardonner, souffrir de nouveau et pardonner encore !
La tour du Temple n’existe plus ; le Temple même n’offre plus à l’insouciante population parisienne que l’image d’une grande friperie dont les magasins en plein vent étalent des habits, des haillons, des broderies, des uniformes, des oripeaux de tous les temps et de tous les régimes : témoignages bouffons ou sinistres des vicissitudes humaines, des dérisions de la fortune et de la fuite des années. À l’église et au cimetière Sainte-Marguerite, vous ne trouvez personne qui vous réponde quand vous parlez de Louis XVII, du 8 juin 1795, de l’inhumation de cet enfant-roi, descendant de tant de rois. Ces échos abandonnés ne savent ni cette date, ni ce nom ; ces ruines, ces pierres, se sont faites les complices de l’indifférence et de l’oubli des hommes. Mais à la place de ces témoins anéantis ou taciturnes, M. de Beauchesne vient d’élever un monument qui ne périra pas, et qui fixe à jamais une sainte et triste mémoire. Achevé, après vingt années de silencieux travail, par une main fidèle, ce monument restera parmi nous, au milieu de nos collisions passagères, à l’abri des bouleversements et des orages qui viennent tour à tour nous effrayer et nous instruire : car il a demandé ses conditions de vie et de durée, non pas à ces éléments mobiles qu’on appelle la passion, la haine, l’esprit de parti, mais à ce qui ne saurait changer, la pitié, le respect, le culte de l’infortune, et cet attendrissement immense qui s’attache à d’incomparables souffrances, saintement souffertes et saintement pardonnées. À force de vivre dans la familiarité des événements qu’il retrace, des tortures qu’il rappelle et de la victime qu’il pleure, M. de Beauchesne a fini par donner à son histoire quelque chose du caractère même de ceux dont il nous a peint l’agonie. Louis XVI, Marie-Antoinette, Élisabeth, Marie-Thérèse, Louis XVII surtout, revivent et respirent dans son livre, avec toute la majesté sereine de leur couronne immortelle. On entre dans ce livre admirable comme les martyrs du Temple entrèrent sous le guichet de leur prison, le front courbé, l’esprit troublé du bruit de ces passions et de ces fureurs qui grondent et mugissent aux portes. Peu à peu l’on se sent pénétré de cette atmosphère de résignation et de clémence que M. de Beauchesne a fait circuler comme une première auréole autour de ces figures sacrées ; et l’on en sort l’âme tendrement émue, les yeux voilés de larmes, pardonnant, comme les victimes, à ce pauvre peuple qui a payé tant d’égarements par tant d’expiations, et conservant au fond du cœur, dépôt précieux et inaliénable, le souvenir des plus grandes douleurs qui aient épouvanté le monde, et des plus grandes vertus qui aient mérité le ciel.
II. La baronne d’Oberkirch40
« … Je n’ai plus que quelques mots à dire. Les événements de cette année (1789), ceux qu’on prévoit dans l’avenir, m’arrachent la plume des mains. Le 14 juillet, jour de la prise de la Bastille, a vu tomber l’ancienne monarchie. La nouvelle, que l’on veut fonder, n’a pas de racines et ne prendra jamais en France. À la suite de cet événement déplorable, des désordres ont eu lieu partout… L’effroi se répand dans le pays ; chacun se renferme chez soi, chacun tremble. Nous en verrons bien d’autres !
« … Maintenant, ma tâche est finie. Je n’en veux, je n’en puis dire davantage. J’ai la douleur dans l’âme et la mort dans le cœur. Tout ce que je vénère succombe ; ce que j’aime est menacé ; il ne me reste plus de force que pour souffrir, et, pour rien dans le monde, je ne voudrais éterniser le souvenir de ces affreux jours. Adieu donc à ce passe-temps si doux ! Adieu donc à ces heures écoulées à faire revivre le passé ! Il faut songer au présent. Quant à l’avenir, que Dieu le garde ! qu’il éloigne le mal et qu’il nous sauve ! Qu’il ait pitié de l’humanité et qu’il lui pardonne, c’est mon vœu le plus cher. Nos enfants sont venus au monde dans un triste moment ! »
Telle est la dernière page de ces Mémoires, ◀commencés▶ au milieu des élégances et des joies de la cour la plus brillante de l’univers, et terminés, ou plutôt, hélas ! interrompus au moment où tout cet ensemble de majesté et de grâce, de bonté et de grandeur, s’écroule et tombe dans le plus sanglant des abîmes. À part ces lignes mélancoliques et attristées, servant d’épilogue à ce livre charmant comme une frange de deuil au bas d’une robe de fête, les Mémoires de la baronne d’Oberkirch ne renferment pas un mot qui se rapporte directement aux causes et aux préludes de la Révolution française : c’est à peine si, de temps à autre, une réflexion, une remarque, un trait rapide, s’entremêlant au récit, avertissent le lecteur qu’au-dessous de cette surface polie où se reflètent les rayons de la Royauté mourante se prépare et s’amasse, à d’effrayantes profondeurs, l’orage précurseur des catastrophes et des crimes. Une femme du monde, d’un esprit supérieur, placée par deux illustres amitiés au cœur même de cette société qu’elle observe d’un coup d’œil si juste et décrit d’un crayon si fin, n’affichant aucune prétention politique ou historique, mais relevant çà et là ses jugements et ses esquisses de ce grain de pruderie protestante qui, chez les personnes très spirituelles, ne manque ni de piquant ni de grâce, voilà ce qui nous frappe tout d’abord dans ces deux élégants volumes, et peut-être est-ce là un des charmes et une des originalités de cet ouvrage. Assez d’autres nous ont raconté et nous raconteront encore, ab ovo, les prolégomènes de la Révolution : — l’irritation des parlements, le désordre des finances, la turbulence du tiers-état, les irrésolutions de la cour, le ministère Maurepas, les fautes de la noblesse et du clergé, les abus, les privilèges, la dîme, la corvée, tout, jusqu’à ces malheureuses grenouilles que les paysans étaient forcés de faire taire en battant les fossés grands coups de verges, pour les empêcher de troubler par leurs coassements le sommeil de leurs seigneurs et maîtres41. En présence de ces éternelles redites, les lecteurs superficiels finissaient par croire que rien n’avait existé, pendant ces quinze dernières années, excepté une espèce de chaos monarchique, préface du chaos révolutionnaire ; que tout s’était passé en luttes maladroites ou inégales entre les pouvoirs chancelants et les courants de l’opinion victorieuse, et que les Tuileries, Versailles, Trianon, la Cour, les salons où se réunissait l’élite de la société d’alors, n’avaient eu d’autre occupation, d’autre agrément ni d’autre pensée qu’une conspiration permanente contre la nation, ou une frayeur croissante devant les menaces de la liberté. Les Mémoires de la baronne d’Oberkirch leur apprendront que cette société calomniée avec tant d’amertume, cette royauté attaquée avec tant de fureur, n’eurent jamais peut-être un éclat plus vif, plus pur et plus doux que pendant cette période fugitive où tout conspirait contre elles ; grâce aux vertus du couple royal, aux mœurs irréprochables du roi, aux exquises qualités de la jeune reine, elles retrouvèrent quelque chose de la majesté de Louis XIV, avec moins de galanterie coupable que pendant la jeunesse du grand monarque, avec moins de rigorisme officiel que pendant sa sombre vieillesse. Elles gardèrent quelque chose de l’abandon spirituel et charmant de Louis XV, en purifiant ce que ses impardonnables exemples avaient amené de licence et de désordre. Joignez à cela assez d’étiquette pour prévenir les familiarités banales et maintenir la distinction des rangs ; pas assez pour refroidir l’agrément des relations et des caractères, et vous comprendrez qu’il y ait eu là, de 1772 à 1787, une phase rapide, pareille au dernier éclair d’une lampe qui s’éteint, au dernier sourire d’une bouche qui se meurt, au dernier scintillement d’une étoile qui s’en va ! — Cet enchantement passager, attristé dans notre souvenir par le voisinage de tant d’angoisses et de douleurs, la lecture de ces Mémoires nous l’a rendu, et c’est assez pour que nous devions de sincères remercîments à M. le comte de Montbrison, qui a recueilli avec la piété d’un fils et le discernement d’un homme d’esprit ces précieux récits de sa noble aïeule. Ce n’est pas là le seul titre des Mémoires de la baronne d’Oberkirch à nos empressements et à nos sympathies : non seulement ils rétablissent sous son vrai jour cette dernière médaille de la royauté française, dont les Histoires de la Révolution ne nous montraient que le revers ; non seulement ils remettent en lumière ce côté de la société monarchique, que le dogmatisme révolutionnaire avait laissé dans l’ombre ; mais ils rendent à ses conditions véritables et réhabilitent en un aimable exemple ce genre de littérature si attrayant, si français, qui nous a donné des chefs-d’œuvre, et dont la physionomie originale a été si cruellement altérée par la vanité des écrivains modernes. Les Mémoires, ces commentaires familiers et animés de l’histoire, ces notes écrites en marge de chaque événement par des mains encore chaudes des émotions qu’il a causées ou de la part qu’elles y ont prise, ces sources intarissables d’anecdotes, de portraits, de satires, de croquis, d’impressions, d’épigrammes, d’où la vie jaillissait et s’épanchait à flots dans les pages arides de l’historien didactique, comme l’eau dans les champs desséchés par la canicule, — étaient devenus, sous la plume de nos illustres chroniqueurs, des prétextes à des apothéoses personnelles décernées par le narrateur à lui-même, des encensoirs intimes dont il gardait soigneusement pour lui la fumée et le parfum, des cadres complaisants où sa figure tenait tant de place qu’il n’en restait plus pour ses contemporains, et que les événements dont il nous parlait semblaient ne s’être accomplis que pour sa gloire et par sa permission. Ainsi disparaissait tout le côté instructif, vivant et piquant des Mémoires, sacrifié à un long et superbe monologue, trop surchargé de détails pour avoir le charme d’un roman, trop personnel pour offrir l’intérêt de l’histoire, et bon tout au plus à nous apprendre combien l’orgueil humain peut trouver en soi de ressources et de subterfuges pour se donner en spectacle, en exemple ou en modèle. Dieu merci, le livre de madame d’Oberkirch nous délivre de ces monographies fatigantes, pour nous ramener au vrai genre, à madame de Motteville, entre autres, dont elle a l’observation pénétrante et délicate, le ton véridique et sincère, le trait vif et spirituel sans méchanceté, la bienveillance de bon goût sans enivrement et sans complaisance : double mérite, on le voit, de cet intéressant ouvrage, de rectifier et de démentir, en une juste mesure, les Histoires de la Révolution dans ce qu’elles omettent de nécessaire et d’équitable, et les Mémoires d’école moderne dans ce qu’ils racontent de fastidieux et d’inutile !
Maintenant, un mot sur l’héroïne et l’auteur de ce livre.
Il ne faut pas,
en l’ouvrant, s’effrayer des noms à tournure germanique qui en hérissent les premières
pages. Il y a là, au début, et forcément, quelque peu de Schweigausen, de
Waldner-Freustein, de Wurmser-Vendenheim-Sondhausen, de Rathsamhausen, d’Ehenweyer, de
Glaubitz, de Shoppenwir, et autres désinences tudesques qui rappellent le nom de ce
compositeur de ballets, mort récemment, dont on ne pouvait ni compter, ni prononcer
toutes les consonnes. Patience ! Si le frontispice a l’air allemand, le livre est
français et très bon français : l’important est de savoir que la baronne d’Oberkirch,
née de Waldner, de vieille noblesse alsacienne, fut admise, dès sa plus tendre enfance,
dans l’intimité de la petite cour des ducs de Wurtemberg-Montbelliard ; qu’elle y devint
la compagne et l’amie de la princesse Dorothée de Wurtemberg, qui fut plus tard, sous le
nom de Marie Fœdorowna, grande-duchesse, puis impératrice de Russie, femme de
l’infortuné Paul Ier, et mère des empereurs Alexandre et Nicolas ;
et que cette vive amitié, à laquelle s’ajouta plus tard celle de la duchesse de Bourbon,
mère du duc d’Enghien, le martyr de Vincennes, amena la baronne à Paris, à Versailles, à
Trianon, lui donna ses grandes et ses petites entrées auprès de notre famille royale, et
la plaça dans une situation merveilleusement favorable à ce rôle d’observatrice à la
fois respectueuse et clairvoyante, impartiale et attentive, que nous retrouvons à chaque
page de ses Mémoires. Remarquez en effet qu’admise à cette Cour, elle
n’en était pas, qu’aucun intérêt personnel ne pouvait lui en cacher les imperfections et
les travers, que, malgré sa qualité de Française et de sujette dévouée, elle tenait
pourtant aux pays étrangers par son origine, ses parentés, par sa religion surtout, qui,
sous la monarchie de Louis XIV, supposait toujours une nuance d’opposition ou du moins
de
réserve, et qui, dans un passage de son livre, l’a rendue sévère jusqu’à
l’injustice pour le grand roi et pour madame de Maintenon. De là le caractère
particulier des appréciations de madame d’Oberkirch : on sent que dans ce monde brillant
et frivole, rempli de corruptions élégantes, et où parfois éclatent de déplorables
scandales, bien des choses l’affligent et la blessent. — « J’ai eu, nous dit-elle
elle-même, à raconter des faits que mon éducation et mes principes
condamnent. »
Ces faits, elle les retrace et les juge, sinon en censeur
hostile, au moins en moraliste austère. Mais en même temps son regard, s’élevant
au-dessus de ces images de galanterie futile ou coupable, s’arrête avec un tendre et
pieux respect sur les marches du trône, et ne trouve plus là qu’à admirer, à louer et à
aimer. Les suaves et mélancoliques figures du roi, de la reine, de madame Élisabeth la
sainte, de ces beaux enfants prédestinés à tant de douleurs, du duc de Penthièvre, de la
princesse de Lamballe, revivent dans ses récits avec un charme incomparable, et nul
n’est tenté de se méfier de cet irrésistible attrait, puisque celle-là même qui les
peint sous des couleurs si pures et si belles, ne se laisse ni fasciner ni séduire par
cette société qui leur sert de cortège et de cadre. Tout au plus, lorsque l’amitié de
ses deux chères princesses, ou plutôt la supériorité de son esprit, lui vaut une de ces
bonnes fortunes de Cour auxquelles personne alors n’était insensible, notre spirituelle
protestante trahit-elle un mouvement de joie intime et contenue, dans le genre de celui
qui faisait dire à madame de Sévigné, accueillie et fêtée à Saint-Cyr : « Racine
a bien de l’esprit, mais ces jeunes filles n’en ont pas moins ! »
Et d’ailleurs, quel lecteur, fût-il de la race
Myrmidonûm, Dolopûmve, aut duri miles Ulyssei,
pourrait, en s’abandonnant aux impressions gracieuses et délicates qui se succèdent dans ces Mémoires, oublier ce que sont devenues ces existences si brillamment ◀commencées▶, et perdre de vue ce dénoûment terrible qui s’approche d’un pas rapide et va tout engloutir dans un pli de son large suaire, bons et méchants, innocents et coupables, sérieux et frivoles, maîtres et serviteurs, défenseurs et ennemis, victimes et bourreaux ? Quelle pensée, si insouciante qu’elle soit, peut se détourner de cette tragédie immense, mer sanglante vers laquelle se précipite, à travers ces derniers sentiers encore tapissés de gazons et de fleurs, toute une génération, tout un siècle, tout un monde ? Je sais bien qu’il suffit de remettre un pied dans le passé pour se heurter à des tombeaux, et que l’histoire n’est qu’une vaste nécropole ; mais ici la nécropole est peuplée de figures belles et jeunes qui ne semblent pas faites pour elle ; les tombeaux s’ouvrent avant le temps, et dévorent leur proie toute frémissante encore des étreintes de la vie ; les têtes sont séparées des corps ; les poitrines laissent échapper de leurs plaies béantes un flot de sang intarissable : ici la mort rapproche les âges, confond les sexes, nivelle les rangs, associe les crimes et les innocences, et fait succéder aux hiérarchies de la société qu’elle brise le pêle-mêle de sa formidable et sinistre égalité. Qu’on juge de l’effet de ces Mémoires, lus à l’ombre de pareils souvenirs ! On dirait un Décaméron honnête et de bonne compagnie, il quelques pas de cette peste des temps modernes qu’on appelle la Révolution. Il y a, dans ce livre, des pages où se rencontrent, sans nulle préméditation de l’auteur, Louis XVI, la Reine, la princesse Élisabeth, le Dauphin, la princesse de Lamballe, le grand-duc Paul, le duc d’Enghien, le comte de Haga, c’est-à-dire Gustave III, roi de Suède : Qu’en dites-vous ? Du Temple à la Conciergerie, de la Conciergerie à l’échafaud, des piques des septembriseurs aux lanières du savetier Simon, des fossés de Vincennes au pistolet d’Ancastroëm ou aux poignards des Soubow, ne trouvez-vous pas qu’il y a là toute l’histoire des douleurs royales en quelques ligues, en quelques heures, en quelques noms ?
Mais ces funèbres réflexions, ces sombres images, ne sont suggérées au lecteur que par ses propres souvenirs ; un des mérites du livre de la baronne d’Oberkirch est d’y préparer sans en parler, de les faire pressentir sans les imposer, et d’emprunter à ce voisinage un intérêt de plus, une sorte d’attendrissement involontaire qui se mêle, après coup, à chaque sourire. Pris en lui-même, et abstraction faite de cet accompagnement sinistre qui ressemble à l’orchestre de Don Juan contredisant par des notes plaintives l’amoureuse mélodie de la romance, ce livre est une série de délicieux récits où passent tour à tour tous les héros du moment : princes et généraux, sorciers et comédiens, grandes dames et danseuses, académiciens et modistes, musiciens et poëtes ; l’histoire et le roman, le drame et le vaudeville, l’élégie et la chanson, le dithyrambe et le pamphlet ; les officiers de Fontenoy et les amiraux de la guerre d’Amérique, Biron et Suffren, de Stainville et d’Harcourt, le prince de Ligne et M. de Ségur, Cagliostro et le cardinal de Rohan, Beaumarchais et La Harpe, le Mariage de Figaro et les Barmécides, madame Bertin et mademoiselle Clairon, la Duthé et la Guimard, Clairval et Préville, Contat et Dazincourt, la maréchale de Luxembourg et la duchesse de Bouillon ; toute la gloire, tout l’esprit, toute la malice, tout le luxe, toute la folie, toute la grâce, toute l’élégance, tout l’atticisme, toutes les mouches, tout le fard, toute la gaze, tout le clinquant et tout l’or d’un temps où Paris et la France donnaient le ton l’Europe entière, et lui enseignaient comment on s’habille, comment on salue et comment on cause, avant de lui apprendre comment on meurt ; leçon suprême qui devait clore cette phase étrange, et où les plus frivoles ne furent pas les moins héroïques !
Je ne citerai rien, il faudrait trop citer. J’aime mieux renvoyer mes lecteurs à ces
Mémoires : une fois qu’ils les auront ouverts, ils ne pourront plus
les quitter, et la baronne d’Oberkirch les réconciliera, au moins pour quelques heures,
avec cet ancien régime dont on ne s’obstine à dire tant de mal que de peur d’être obligé
d’en penser un peu de bien. — « Cette ville-ci est charmante, écrivait d’une de
ses garnisons le chevalier de Boufflers a sa mère ; la bonne compagnie y est comme
partout, et la mauvaise y est excellente. »
— Chez madame d’Oberkirch, il n’y
a pas de mauvaise compagnie, et la bonne y est parfaite ; au risque de passer pour
arriéré, j’avoue que je préfère cette variante.
Et au milieu de ces vives silhouettes, de ces mots fins, de ces piquantes reparties, de ces croquis ingénieux, de ces appréciations pénétrantes, de ces sveltes épigrammes, dominent çà et là quelques grandes et solennelles images : Chantilly, par exemple, et la magnifique hospitalité des Condé ; noble race dont le dernier rejeton promettait un héros, et dont le sang a tant de fois coulé pour la France……
Et à ces souvenirs qui rappellent des personnages historiques, s’entremêlent des anecdotes émouvantes, mystérieuses, romanesques, terribles, qui, sous une main un peu exercée, deviendraient d’excellentes trouvailles pour les feuilletons et les Revues : je recommande à nos dramaturges et à nos conteurs le Bourreau de Colmar, un Roman à faire, la Duchesse de Kingston, les Baronnes de l’Espérance, les Amours de Joseph II, et les Scènes magnétiques chez M. de Puységur.
Si, comme je le crois, ces Mémoires ont plusieurs éditions, il faudra faire disparaître
quelques légères taches qui ne sont visibles, Dieu merci ! qu’à l’inexorable loupe du
critique. J’ai déjà parlé du passage relatif à Madame de Maintenon : bien qu’il soit
atténué par une note de l’éditeur, il conviendrait de l’effacer. Madame d’Oberkirch
appelant madame de Maintenon
une femme honteusement
célèbre
, c’est quelque chose de choquant comme un gros mot dans la bouche
d’une duchesse. Je comprends très bien qu’une protestante s’en prenne, de la révocation
de l’édit de Nantes, à l’Égérie catholique du grand roi ; mais je ne veux pas qu’une
grande dame en parle comme un commis voyageur. Elle cite aussi un peu trop de vers et
des vers horriblement plats ; quelle que fût l’indigence de la poésie française, dans
cette période qui va de Voltaire à l’abbé Delille, il est impossible que l’esprit
français n’ait pas trouvé mieux que ces sottises mal rimées : j’ai même remarqué une de
ces pièces où le mot muses, mis à la place de sœurs,
rend le vers tout à fait faux, ce qui n’était pas nécessaire pour le rendre ridicule :
enfin, je signale une note trop naïve pour une femme aussi spirituelle. En parlant de
deux personnes dont l’une était de cinq ans plus âgée que l’autre, elle dit :
— « Elle avait dès lors cinq ans de plus. »
— Il me
semble que ce dès lors est au moins inutile ; mais, encore une fois,
qu’on juge du mérite de ce livre par l’imperceptible ténuité de ces chicanes !
Un des hommes les plus distingués de cette intelligente bourgeoisie parisienne, qui
serait la reine du monde si elle avait su défendre son sceptre, me disait après avoir lu
le manuscrit de ces Mémoires : « Quelle société charmante ! quelle
cour adorable ! quels êtres angéliques que
cette reine, ces princesses ces
enfants ! Comme tout cela a été indignement défiguré ! C’est du miel et du
sucre ! » — Oui, c’est du miel et du sucre, et on y trouve plus
de douceur, à mesure qu’on le compare au fiel et au brouet révolutionnaires. Cette
surprise, qui s’exprimait en termes si sincères et si honorables, elle sera partagée par
tous ceux qui, sur la foi d’historiens passionnés ou systématiques, ne voyaient dans les
quinze ans qui précédèrent la Révolution qu’une longue et orageuse humiliation du passé
devant l’avenir, du pouvoir devant la liberté, de la défaite devant la victoire, de tout
ce qui allait tomber devant tout ce qui allait prévaloir. Associons-nous à ce sentiment
réparateur mais, pour le rendre plus complet et plus efficace, rivalisons de franchise
avec nos adversaires d’autrefois, nos amis d’aujourd’hui. Oui, cette société et cette
Cour étaient charmantes ; ce régime, tant calomnié, avait toutes les majestés et toutes
les grâces. Et pourtant, lorsqu’on y revient à travers cet immense abîme creusé par nos
révolutions, on conçoit que, lorsque les représentants de cette société, de ce régime et
de cette cour, débris échappés au naufrage, se sont retrouvés en présence de la France
nouvelle, d’énormes malentendus aient été possibles, de grandes méfiances inévitables,
et que ces deux mondes, une dernière fois placés en face l’un de l’autre, n’aient pu ni
se comprendre, ni s’aimer : — « Que voulez-vous ? disait Charles X à
M. de Chateaubriand, un an ou deux avant les journées de juillet : le mari est vieux, la femme est jeune, et vous savez ce qui
arrive en pareil cas. »
— Aujourd’hui, hélas ! la femme
n’est plus jeune ; elle a assez souffert pour avoir appris la sagesse à ses dépens ; ces
immenses séparations entre le passé et le présent se sont amoindries et effacées
d’elles-mêmes ; il n’y aurait plus lieu ni matière ces incompatibilités d’âge, de
tempérament et d’humeur,
et, pour me résumer ou me répéter en quelques
mots, l’agrément de ces Mémoires de la baronne d’Oberkirch est à la
fois de nous faire connaître tout ce qu’il y avait de suave et d’enchanteur dans ce
monde diffamé par tant de sophismes après avoir été brisé par tant de violences, de nous
faire comprendre comment il a pu être en butte à des haines, à des injustices, et de
nous faire remarquer que les prétextes de ces injustices et de ces haines n’existent
plus.
III. M. Camille Paganel42
On a dit avec raison que la vie des gens heureux ne se racontait pas. En généralisant cette pensée, et en l’appliquant à l’histoire, ne peut-on pas ajouter ceci : Les hommes illustres, les souverains, les grands capitaines, qui ont mené à bien leurs entreprises, à qui leur génie a rendu tout ce qu’il pouvait rendre, et même quelque chose de plus, et qui sont devenus les favoris de la postérité après avoir été les arbitres de leur siècle, ont sans doute de quoi captiver l’attention de l’historien et celle de ses lecteurs. Pourtant, il y a peut-être quelque chose de plus attrayant encore dans la biographie des hommes qui, par suite de circonstances fatales, d’obstacles imprévus, quelquefois faute d’une qualité, souvent faute d’un vice, n’ont réussi qu’à moitié ou ont échoué dans l’œuvre à laquelle ils se sont efforcés d’attacher leur souvenir et leur nom. Ceux-là laissent le champ plus libre à l’imagination, aux conjectures, à tout ce qui excite la curiosité et tient l’esprit en éveil dans le récit des actions humaines ; ils n’éblouissent pas comme la gloire, mais ils offrent un mélange d’obscurité et de lumière qui sollicite le regard et lui donne plus à chercher et à découvrir. Il semble que l’écrivain qui les a pris pour sujets de ses études et héros de ses livres ait plus à mettre du sien dans ce travail de résurrection historique, qu’il soit plus engagé dans l’intérêt de leur renommée, et que la justice tardive qu’il demande pour eux soit plus étroitement liée au succès de son ouvrage. Dans le roman, qui tient par tant d’affinités à l’histoire, et qui fait pour les sentiments, les passions et la vie intime, ce que sa majestueuse sœur aînée fait pour les événements et la vie publique, n’est-il pas vrai qu’on s’intéresse davantage aux amants malheureux, à ceux qui voient l’objet de leur tendresse s’échapper de leurs mains frémissantes au moment même où ils croyaient l’avoir mérité et conquis ? Eh bien, les grands hommes manqués sont aussi des amants malheureux, des amants de la gloire, de la liberté, du pouvoir, de la patrie, à qui il n’a pas été donné de réaliser leurs rêves, de satisfaire leur noble et ardente passion. De leur vivant, c’est une condition d’infériorité : mais, à distance, c’est une sorte d’auréole romanesque ; c’est au moins une injustice du sort, pour laquelle une indemnité leur est due, et souvent un esprit généreux se rencontre, qui acquitte cette dette bizarre, d’autant plus forte, que le succès a été moindre, les revers plus décisifs et les fautes plus graves.
Ce sont ces sentiments, j’en suis sûr ; qui ont dicté à M. Camille Paganel cette excellente Histoire de l’empereur Joseph II, dont on vient de publier une seconde édition. M. Paganel ne s’est dissimulé aucune des erreurs et des imprudences de son héros, mais il s’est senti attiré vers lui par le douloureux contraste renfermé dans la destinée de ce prince qui a rêvé tant de grandes choses, et n’a réussi à en accomplir aucune ; qui a voulu être conquérant, et a fait perdre à l’Autriche une partie de ses provinces ; qui a voulu être législateur, et n’a produit que le chaos ; qui a voulu être réformateur religieux, et serait mort excommunié et schismatique sans la modération de Pie VI. On conçoit qu’avec un pareil homme un historien ait eu beaucoup à faire pour réparer ses torts et ceux de sa fortune ; M. Paganel n’a pas désespéré de sa tâche, et il a eu raison ; il a aimé Joseph II, parce qu’au milieu de ce pêle-mêle d’idées hasardeuses, de réformes hâtives, de périlleuses utopies qui encombraient son cerveau, il a senti battre dans sa poitrine un cœur noble et bon, épris de toutes les grandes choses et sincèrement dévoué à ses semblables et à son pays. Saluons chez ce malheureux prince ces qualités de l’âme qui demandent et obtiennent grâce pour les égarements de l’esprit ; saluons surtout chez son historien cette mesure parfaite, cette remarquable clairvoyance, qui, tout en le laissant peut-être un peu partial pour Joseph, le remettent sans cesse en présence des grands principes, des vérités générales auxquelles attentait, à son insu, cet auguste amoureux de l’impossible. Mais qu’il soit permis la critique, qui est le revers de l’histoire et qui en continue le côté sévère et inflexible, d’aller un peu plus loin que M. Paganel, et de signaler les mauvais exemples que Joseph II a donnés cette fin du dix-huitième siècle, trop portée déjà vers les révolutions et les aventures, le caractère officiel et monarchique dont il a revêtu des idées destructives, et enfin cette anomalie singulière d’un souverain absolu abusant de son pouvoir sans bornes pour forcer ses sujets de subir des réformes libérales.
Il arriva à Joseph II, dans la position suprême à laquelle l’appelait sa naissance, ce qui arrive, dans des situations plus modestes, aux jeunes gens qu’a longtemps comprimés et annulés une éducation trop despotique. Sa mère, la grande Marie-Thérèse, qui eut au plus haut degré le génie du gouvernement, en eut aussi le goût, et n’aima à le partager avec personne ; elle le concentra tout entier dans ses mains viriles, tenant son fils éloigné des affaires, et l’amenant ainsi à en rêver la théorie avant d’en connaître la pratique. Qu’en résulta-t-il ? Doué d’une imagination vive, d’une activité dévorante, contraint de renfermer dans son intelligence ce continuel mouvement d’idées qu’il ne pouvait transporter encore dans sa vie, voyant sa mère ◀commencer▶ ou méditer de grands desseins dont sa sagesse retardait l’accomplissement, cédant peut-être à cette pente du génie allemand qui s’accommode volontiers de songes et de chimères, Joseph II eut à traverser, pendant toutes les belles années de sa jeunesse, une sorte de noviciat intérieur, spéculatif, où il se prépara à l’impérieuse réalité du pouvoir par l’inquiète divagation de la pensée. Plus tard, il fallut qu’il jetât sa gourme de souverain, de réformateur, de législateur longtemps réduit à l’inaction, pressé de répandre au dehors le trop-plein de ses idées impatientes, et disposé à regarder comme exécutable tout ce qu’il avait conçu. Au risque d’être accusé de paradoxe, savez-vous à qui je le compare, toutes proportions gardées d’ailleurs entre les intentions, les positions et les points de départ ? Aux métaphysiciens de l’Assemblée constituante et de la Révolution française. Je vois, des deux parts, même hâte de faire passer dans le gouvernement., dans la société, dans la loi, ce qui n’avait été d’abord que le rêve de hardies intelligences, condamnées aux méditations solitaires, ici, par le désœuvrement forcé de l’héritier présomptif d’un trône, là, par des existences inférieures, n’ayant pas encore leur place au soleil. Des deux parts aussi, je vois même tendance à croire que les événements et les hommes vont se faire les enrôlés volontaires de cette campagne intellectuelle et sociale, préparée dans le silence complaisant du cabinet ; que les faits vont s’accommoder et s’assouplir pour servir de cadre à ce plan tracé d’avance, et qu’il n’y a plus, pour le penseur, qu’à traiter le pays livré à ces expériences comme les pièces d’un échiquier que sa tête combine et que sa main conduit. — Seulement, et c’est ce qui explique la différence des résultats et du dénoûment, les réformes, les changements, la guerre aux abus et aux privilèges, les démolitions du passé, les innovations prématurées ou téméraires, tout cela, chez l’empereur Joseph, venait d’en haut, et se répandait dans les masses en s’adoucissant, soit par suite de sa bonté naturelle, soit par les modifications que la nécessité apportait à ses tentatives, soit par la confiance qui existe en Autriche entre le souverain et son peuple, soit enfin par ce principe de conservation et de salut que garde, jusque dans ses excès et ses fautes, l’autorité légitime, comparable à la lance d’Achille, qui, à mesure qu’elle blessait, guérissait les blessures. Dans la France révolutionnaire de 89, tout cela, au contraire, venait d’en bas, et montait de l’Assemblée au trône, en s’aigrissant, en s’envenimant par les obstacles inévitables, par les méfiances réciproques, par l’accroissement des exigences se heurtant contre des faiblesses, et surtout par ce qu’entraîne avec soi de destructif et de dissolvant toute réforme que subit celui qui devrait ordonner, et qu’imposent ceux qui devraient obéir. En d’autres termes, ces essais de transformation sociale furent, de la part de l’empereur d’Autriche, des initiatives ; de la part du roi de France, des concessions. Voilà pourquoi Louis XVI, malgré ses vertus, est mort sur l’échafaud, et pourquoi Joseph II, malgré ses imprudences, est mort dans son lit ; voilà aussi pourquoi M. de Metternich a pu dire de Joseph II qu’il avait sauvé l’Autriche de la Révolution en la lui inoculant.
Telles sont les vérités qui ressortent du livre de M. Paganel, et qui n’empêchent pas
son héros d’être toujours intéressant et sympathique, même quand il se trompe :
ajouterai-je qu’il se trompe presque toujours ? Ce serait une malice bien oiseuse, après
que tant d’autres, depuis Joseph II, se sont trompés et se trompent encore. J’aime mieux
faire remarquer tout ce qu’il a fallu à son historien de gravité et de franchise, de
raison calme et lumineuse pour réussir à isoler la belle âme de Joseph de son
impardonnable politique, à nous montrer sans cesse l’honnête homme dans le monarque
imprévoyant, et à ne jamais déserter tout à fait sa cause, même en restant fidèle à
celle du passé qu’il démolissait, des vieilles mœurs qu’il essayait d’anéantir, des
nationalités qu’il froissait, et de la religion catholique, dont il offensait le chef
vénérable et méconnaissait l’inviolable unité. Ce perpétuel antagonisme est exposé par
M. Paganel avec une loyauté qui ajoute encore à l’intérêt de son ouvrage. Puis,
lorsqu’arrive la phase des expiations lorsque Joseph II voit son rêve de fusion et d’homogénéité autrichienne se briser contre
l’inflexible différence des origines et des caractères, des coutumes et des races ;
lorsque la Hongrie et les Pays-Bas répondent à ses
innovations violentes
par un cri de révolte et d’indépendance ; lorsque la Turquie même lui échappe dans une
nuit de déroute et de panique où s’engloutit sa réputation militaire ; lorsqu’il voit
son œuvre à peine ◀commencée▶ se disloquer de toutes parts, et qu’il ressent en outre les
premières et rapides atteintes d’une maladie mortelle, alors le récit s’attendrit et
s’élève ; on oublie les fautes de cet infortuné monarque, qui a eu le droit de s’écrier
de bonne foi et avec une douleur profonde : « Vouloir le bien, et recueillir la
haine ! La haine de ceux-là même pour lesquels je lutte ! »
Alors aussi on
s’abandonne, avec l’éloquent narrateur, aux émotions de cette agonie digne d’un prince
et d’un chrétien, où des souffrances courageusement subies effacent et réparent tout, où
Joseph, étendu sur son lit de mort, adresse de touchants adieux à tout ce qu’il a aimé,
demande pardon au ciel et au monde du mal qu’il a fait sans le vouloir, et, écoutant les
échos de haine et d’outrage que lui envoie la France de 1790, murmure d’une voix
affaiblie : — « Je n’ignore point que les ennemis de ma bien-aimée sœur,
Marie-Antoinette, ont osé l’accuser de m’avoir fait passer des sommes considérables ;
près de paraître devant Dieu, je déclare que cette inculpation est une horrible
calomnie ! »
Ces dernières pages du livre de M. Camille Paganel sont d’une beauté mélancolique et solennelle, qui mérite mieux qu’un éloge littéraire, et qui va au cœur parce qu’elle en vient. Elles suffiraient faire amnistier Joseph II, quand même on se sentirait moins disposé que son historien à lui pardonner les actes de sa vie publique en faveur des mérites de sa vie privée. Son principal tort, après tout, fut d’avoir voulu faire des essais de liberté avec des abus d’autorité, et de n’avoir pas compris qu’un souverain révolutionnaire est un contre-sens et un sophisme vivant, c’est-à-dire quelque chose d’essentiellement stérile et funeste. Son erreur fut de regarder les hommes comme préparés d’avance à apprécier, à seconder, à compléter par leur bon vouloir le bien qu’on essaye de leur faire, et à entrer avec convenance et mesure dans l’esprit des innovations et des réformes que l’on entreprend pour les rendre plus libres et plus heureux. Cette erreur et ce tort, il les paya de son repos, de sa santé et de sa gloire ; n’ajoutons pas, par un jugement trop sévère, aux rigueurs de sa fortune. Quant à sa faute la plus grave, celle d’avoir touché à l’arche sainte et d’avoir eu un moment envie de devenir l’autocrate d’une religion qui ne doit compter que des fidèles, Pie VI la lui pardonna ; ne nous montrons pas plus intolérants que le pape ; ce ne serait ni humain ni orthodoxe.
J’aurais peut-être une dernière chicane à adresser à Joseph II ; celle-là m’est inspirée par le tendre et douloureux respect qui s’attache aux saintes mémoires de Louis XVI est de Marie-Antoinette. Joseph, on le sait, fit, pendant leur règne, deux voyages en France sous le nom de comte de Falkenstein : incognito transparent et commode qui permet aux princes d’être simples, d’être populaires, de se rapprocher de la foule, d’en recueillir directement les suffrages, et d’échapper à tous les ennuis de leur rang sans abdiquer une seule jouissance de leur vanité. Beau, spirituel, bienveillant, affable, il obtint un de ces succès d’engouement que notre humeur vive et mobile refuse rarement aux choses et aux figures nouvelles. J’ai sous les yeux des brochures du temps, remplies de prose fort plate et de vers plus plats encore, qui constatent ce triomphe, et où il est facile de voir que l’étiquette de Versailles, la physionomie austère du Roi avaient servi de texte à un fâcheux parallèle avec la bonhomie et le sans-façon du comte de Falkenstein. Songez que la Révolution approchait, et que déjà les calomnies et les haines s’emparaient avec empressement de tout ce qui pouvait discréditer la monarchie et détacher la France de son roi. Ce n’était rien de trouver Joseph aimable : il fallut, et on y réussit, faire de cette amabilité une satire contre les manières froides et un peu gauches de son beau-frère. Le peuple français, en cette occasion, préféra le clinquant à l’or ; ce ne fut ni la première fois, ni la dernière. Je suis fâché que Joseph II ait joué un rôle, même accessoire et involontaire, parmi ces innombrables prétextes de dénigrement et d’attaque contre ce couple royal qui lui tenait de si près, et auquel il rendit plus tard une si éclatante justice. Et puis, je l’avoue, j’ai une répulsion invincible pour les princes qui jouent à la popularité. On assure que, pendant ce voyage, l’empereur d’Autriche répondit a une femme qui lui demandait son avis sur la guerre de l’Angleterre avec les colonies américaines : « Madame, mon métier est d’être royaliste. » Oui, c’était son métier, mais il ne le fit pas toujours, et c’est pour cela qu’en définitive sa place restera contestable entre ceux qui ont fait trop de mal pour qu’on en dise du bien, et ceux qui ont voulu trop de bien pour qu’on en dise du mal.
Louis XIV.
MM. le comte de Locmaria43, Pierre Clément44, Ernest Moret45,
Eugène Despois46
Peu d’époques ont été plus fertiles que la nôtre en recherches, en renseignements, ou, pour parler le langage du jour, en informations historiques. Il semble que la société moderne, arrivée à un de ces moments où l’on n’est plus très sûr de ce qu’on a devant soi, reporte ses regards en arrière, et, à défaut d’autre certitude plus applicable et plus prochaine, essaye au moins de recueillir quelque chose de vrai et de positif dans le passé. Supposons, par exemple, un homme studieux, peu disposé à accepter les idées toutes faites et à se payer en vieille monnaie, désireux de rassembler sous ses yeux et sous sa main tout ce qu’on peut penser ou dire de Louis XIV, et de recomposer, à l’aide de traits épars, cette majestueuse figure, il lui suffira, pour y parvenir, de feuilleter quelques publications de ces derniers temps. Après s’être préalablement lesté d’une centaine de pages de Saint-Simon, comme on boit un verre de liqueur séculaire avant d’entrer en campagne, il ◀commencera▶ par lire, en guise de correctif, l’œuvre respectueuse et timorée de M. le comte de Locmaria. Puis, pour mieux approfondir les délicates et graves questions des finances, du gouvernement intérieur et de la révocation de l’édit de Nantes, il consultera le livre très remarquable de M. Pierre Clément. Ensuite, s’il veut bien connaître la guerre de la succession, la paix d’Utrecht et ces dernières années du grand règne, mélancoliques et belles comme le coucher d’un soleil d’automne glissant son rayon suprême entre le nuage noir qui en assombrit le déclin et les cimes éternelles où il va disparaître, il aura recours à l’intéressant ouvrage de M. Ernest Moret : afin que pas une pièce ne manque au procès, il aura soin en même temps de tenir ouverts sur sa table, d’une part, l’introduction placée par M. Mignet en tête des correspondances diplomatiques de Louis XIV ; de l’autre, le récent travail de M. Charles de Rémusat sur Bolingbroke et le dernier ministère de la reine Anne47. Enfin, pour grouper autour de ces questions essentielles des sujets moins graves, mais qui s’y rattachent par plus d’un point et complètent la physionomie et le personnage, il se permettra, comme débauche d’esprit, le paradoxal article de M. Eugène Despois sur les Influences royales en général et Louis XIV en particulier. Toutefois, je ne lui accorde cette licence qu’à la condition de terminer cette série de lectures par la sage et aimable causerie de M. Sainte-Beuve sur Saint-Cyr, madame de Maintenon et Louis XIV, à propos de l’Histoire de Saint-Cyr, par M. Th. Lavallée48.
Quant à moi, forcé de me restreindre au milieu de toutes ces richesses, je m’en tiendrai aux quatre publications que j’ai précédemment annoncées. M. de Locmaria, c’est le règne entier de Louis XIV, jugé de haut et un peu à la surface par un gentilhomme de bonne souche, craignant avant tout de manquer de respect à la mémoire de son héros, et adoucissant, pour les estomacs débiles, les crudités de Saint-Simon. M. Pierre Clément, l’historien de Colbert, c’est le lourd héritage de ce grand ministre, et l’explication des fautes de ses successeurs. M. Ernest Moret, c’est l’agonie du grand roi, entrant dans un siècle qui n’est plus le sien, et ne sentant plus sa gloire et son génie y respirer à l’aise. M. Eugène Despois, c’est la littérature du dix-septième siècle, envisagée d’une manière trop fausse pour être tout à fait neuve, mais trop piquante pour ne pas mériter d’être discutée.
L’épigraphe choisie par M. de Locmaria indique suffisamment l’esprit général de son
livre : — « Homo, sed magnus. »
— Peut-être eût-il mieux
fait d’écrire : « Homo, sed rex » ; — car ce fut là la vraie grandeur,
la véritable originalité de Louis XIV. D’autres lui sont supérieurs par le génie, par
l’héroïsme, par les hauts faits militaires, par la bonté, par le mérite des difficultés
vaincues. Saint Louis eut plus de vertu, Henri IV eut plus d’esprit. Il n’est de la
taille ni d’Alexandre, ni de César, ni de Charlemagne, ni de Bonaparte ; mais
nul ne fut plus roi que lui, et ne le fut plus longtemps, Remarquez, en effet, que ces
hommes fastiques, comme Chateaubriand les appelle, ces conquérants
magnifiques qui apparaissent de loin en loin pour éblouir le monde et parfois pour le
désoler, ont l’éclat du météore et en ont aussi la brièveté. Ils parcourent la terre en
quelques pas ; mais, au bout de leur marche rapide et triomphale, ils tombent et
s’éteignent sans laisser d’autres traces de leur passage que des gouttes de sang sur leur
chemin et un grand nom sur leur tombeau. On dirait que la mesure des facultés et des
destinées de l’homme est violée en leur personne, et qu’elle a hâte de se rétablir en
abrégeant leur vie et en détruisant leur œuvre. Louis XIV, lui, est grand avec lenteur,
avec la solennité tranquille du principe qu’il représente, et qu’il conduit à son apogée.
Roi à cinq ans, mort à soixante-dix-sept, il règne près de trois quarts de siècle, et s’il
a des éclipses fâcheuses, il n’a pas de chute irréparable. Ses défauts mêmes, ses
faiblesses, ses fautes, ne sont que le côté excessif de la royauté dont il est le type, et
qui finit, à la longue, par s’adorer elle-même, à force de se voir entourée de l’adoration
universelle. S’il ordonne que ses bâtards soient des princes et que sa cour s’incline
devant eux, c’est qu’il sent en lui comme une sève de légitimité monarchique, assez
exubérante pour légitimer tout ce qu’il touche et ennoblir tout ce qui vient de lui. S’il
ne résiste pas à la joie souveraine de poser la couronne d’Espagne sur la tête de son
petit-fils, c’est qu’il lui semble tout naturel de couper un second manteau royal dans
l’ampleur du sien. S’il révoque l’édit de Nantes, c’est que, comme tous les hommes doués
de l’instinct du pouvoir, il aspire à l’unité, et que, trop orthodoxe pour chercher cette
unité dans un schisme religieux dont il eût été le chef, il veut
au moins que
tous ses sujets professent le même culte et prient aux mêmes autels ; — c’est aussi,
M. Clément nous le prouve, et nous le répétons d’après lui, — parce que le protestantisme
d’alors était tout simplement la démocratie renaissante et préludant à ses modernes élans
de patriotisme par des velléités ou des tentatives d’alliance avec les ennemis du royaume.
Enfin, si, par une faiblesse plus mesquine dans ses motifs et plus funeste encore dans ses
conséquences, Louis XIV confia le commandement de ses armées à des généraux courtisans et
inhabiles, c’est encore parce que, dans cet accroissement continu de la royauté aux dépens
de tout le reste, il ne pouvait manquer d’arriver un moment où toute grandeur voisine
devait l’effaroucher comme un larcin fait à sa propre grandeur, et où le nivellement
général, non seulement des positions et des fortunes, mais des talents et des caractères,
devait lui paraître une condition importante de son élévation sans fin et sans bornes.
Aussi l’Europe ne s’y trompa point. Malgré la sagesse et le génie de Guillaume III, malgré
la chevaleresque renommée de Charles XII, malgré les romanesques et courageuses épreuves
par lesquelles Pierre le Grand préludait au développement de son empire et de sa gloire,
Louis XIV, vieilli, vaincu, attristé, frappé au dedans et au dehors, n’en resta pas moins,
aux yeux de ses contemporains, en tête de ce groupe royal qui s’acheminait à ses côtés ou
derrière lui vers la postérité et l’histoire, et, le 1er septembre 1715, lorsqu’on apprit qu’il venait d’expirer, l’Europe entière dit :
— Le roi est mort ! comme s’il n’y en avait qu’un seul, et comme si
personne ne pouvait se méprendre à ce mot qui disait tout ! Et, cent quarante ans plus
tard, après bien des luttes et des controverses, après que cette glorieuse mémoire a été
tour à tour calomniée, exaltée, amoindrie, après que l’idée résumée dans cette vie
et dans ce nom a laissé de ses lambeaux sanglants aux ronces révolutionnaires,
quiconque garde encore intact le sentiment monarchique, doit regarder comme sien l’honneur
de Louis XIV, et ne pas laisser entamer une pierre de son piédestal ou de sa statue.
C’est ce sentiment qui respire dans le livre de M. de Locmaria, et que nous y louerons
sans réserve. Mais, chose remarquable ! dans les ouvrages de MM. Clément et Moret, écrits
à un point de vue moins panégyriste et consacrés aux années de déclin, Louis XIV ne nous
paraît pas moins grand. Ses ministres commettent des fautes, ses maréchaux perdent des
batailles Colbert ne s’appelle plus que Le Peletier, Turenne et Condé se nomment Villeroi
et Lafeuillade ; le vent de l’adversité passe sur sa tête inclinée sous le double poids
des ans et de la couronne, et balaye, ici ses armées, là les princes et les princesses qui
faisaient l’ornement de sa cour et l’espoir de sa vieillesse. N’importe ! il s’assombrit,
mais il ne se rapetisse pas. Il ne dit point comme Auguste, d’une voix lugubre ou
furieuse : « Varus, rends-moi mes légions ! »
Il tend noblement la main au
général vaincu, et lui dit ces paroles touchantes : — « À notre âge, monsieur le
maréchal, on n’a plus de bonheur ! »
— Il désire ardemment la paix pour son
peuple épuisé ; et pourtant, chaque fois qu’on la lui propose à des conditions
humiliantes, il se relève de toute sa hauteur, et répond par une de ces fières paroles où
vibrent le génie même de la France et le cri de la patrie indignée. En définitive,
Oudenarde, Malplaquet, Ramillies, toutes ces fatales journées qui semblent l’envers de
Rocroy, de Nordlingen et de Lens, déchirent son cœur sans l’abattre, ébranlent son
courtage sans le renverser. Il ne laisse pas tomber le sceptre de l’Espagne et des Indes
des mains juvéniles de Philippe V ; peut-être, si la reine Anne avait vécu six mois de
plus, aurait-il
eu l’honneur et la joie de voir la race des Stuarts remonter
sur le trône d’Angleterre. Il profite du moins des tendances françaises et pacifiques de
Harley et de Bolingbroke pour signer ce traité d’Utrecht, le plus avantageux et le plus
honorable qu’ait jamais obtenu un pays éprouvé par la défaite. Il meurt laissant la France
agrandie, ses frontières reculées ; et si le prince Eugène et Marlborough, enivrés de
leurs victoires, ont conçu un moment l’espoir insolent d’arriver jusqu’à Paris et d’y
dicter leurs volontés souveraines, un de nos plus éminents écrivains49 a pu dire « que la Providence réservait cette humiliation
à un autre orgueil que celui de Louis XIV »
.
Après cette grande question de politique et de guerre extérieure, parlerai-je de cet acte tant reproché à Louis XIV, de cette révocation de l’édit de Nantes, qui eut en effet de funestes résultats, mais dont il est permis de discuter l’inspiration primitive ? Ici je prendrai M. Clément pour guide. Sans doute, au point où nous sommes aujourd’hui, après tant de leçons de tolérance et d’amnistie réciproque, lorsque les diverses communions religieuses, retirées peu à peu dans les consciences, ont perdu ce caractère officiel, militant, qui les mêlait à la vie publique, aux passions de parti, aux luttes de peuple à peuple, lorsqu’on ne pourrait sans absurdité supposer que les différences ou les similitudes de culte dominent dans les âmes les similitudes ou les différences de nationalité, sans doute on est porté à juger sévèrement cette mesure, qui répond si peu à nos idées et à nos mœurs actuelles. Cependant, qu’on y prenne garde ! La révocation de l’édit de Nantes ne fut pas, comme on l’a trop dit, l’œuvre d’un roi devenu dévot, soufflé par un jésuite et une prude, et travaillant à se faire pardonner ses péchés de jeunesse. Non, ce fut surtout un acte politique. Il n’était pas difficile à Louis XIV de pressentir qu’il allait avoir sur les bras une guerre avec les puissances protestantes, l’Angleterre et la Hollande. Le protestantisme venait de changer la dynastie et de transformer la Constitution anglaises. Ami et allié des Stuarts, possédant trop bien son métier de monarque absolu pour aimer ou comprendre le gouvernement constitutionnel et tempéré, le roi de France devait s’en prendre à la Réforme d’un changement qui froissait ses affections, menaçait ses alliances, importunait son génie. Si le protestantisme lui était odieux et suspect au dehors, il ne s’offrait pas au dedans sous des formes plus rassurantes. Écoutons un homme qu’on n’accusera certainement pas de fanatisme, M. Prosper Mérimée :
« La Réforme, nous dit-il à son apparition en France, ressemblait un peu à une révolte de la haute noblesse contre l’autorité royale.
« Bientôt les grands seigneurs huguenots, mauvais théologiens, avaient appelé des ministres dans leurs conseils pour leur fournir des arguments, rédiger leurs manifestes et leur recruter des soldats. De là un élément démocratique tout nouveau et quelque peu embarrassant. Les ministres devinrent des espèces de tribuns du peuple, sortis de ses rangs, interprètes de ses plaintes et de ses passions. Les synodes provinciaux, où les ministres dominaient par leur éloquence et leur caractère sacerdotal, étaient plus dangereux et plus irritants pour les rois que les grandes compagnies telles que les parlements50. »
Ainsi, de l’aveu même des esprits les plus impartiaux, la Réforme réunissait les deux éléments qui devaient le plus particulièrement déplaire à un roi tel que Louis XIV ; en haut, les souvenirs de rébellion chez les grands ; en bas, les germes d’insurrection chez les petits. Ajoutez à ces griefs la certitude qu’en cas de guerre ils recommenceraient, comme ils l’avaient déjà fait, à s’appuyer sur l’étranger, à entretenir avec lui des intelligences, et peut-être à fomenter des complots intérieurs, et vous comprendrez que Louis XIV n’ait eu besoin ni des conseils du P. Le Tellier, ni de l’influence de madame de Maintenon, ni du secret désir de racheter ses galanteries passées, pour user de rigueur envers les protestants. Maintenant, que ces rigueurs aient porté un coup mortel à notre commerce en amenant l’émigration ou l’exil d’un grand nombre d’hommes actifs et de familles industrieuses ; qu’elles aient, par la faute des intendants de province, dégénéré en persécutions cruelles ou en conversions dérisoires ; que l’application en ait été excessive, violente, quelquefois atroce, et qu’il en ait résulté cette guerre des Cévennes qui divisa les forces militaires de la France, fit perdre à Villars un temps mieux employé à Denain, et eut l’inconvénient de créer des martyrs là où il n’y avait d’abord que des factieux, ce n’est que trop vrai. Aussi n’ai-je pas la prétention d’absoudre ce grand acte, mais de l’expliquer ; et surtout je répète avec M. Pierre Clément que le roi fut trompé par ses ministres, qu’il ne connut ni le mensonge des conversions, ni les excès des persécuteurs, et que partout où il put soupçonner la vérité, il tempéra ou défendit les violences51.
Mais je ne dois pas oublier qu’un causeur littéraire n’est pas un casuiste ; j’ai hâte de
rentrer dans ma spécialité, d’arriver à M. Eugène Despois et de relever, si je le puis,
Louis XIV de cette déchéance littéraire prononcée contre lui par le
spirituel écrivain. M. Despois ressemble un peu à ce tailleur de Gulliver, qui lui prit
mesure d’un habit d’après les règles de mathématiques, et manqua l’habit malgré toute sa
géométrie. Il procède par dates et par chiffres. — « Louis XIV, nous dit-il, est né
le 5 septembre 1638 ; donc un bon tiers du dix-septième siècle était déjà passé : il n’a
◀commencé▶ à régner réellement qu’après la mort de Mazarin, c’est-à-dire en 1661, autre
tiers. À cette date, Molière, Bossuet, La Fontaine, avaient de trente-cinq à quarante
ans. Racine et Boileau n’avaient plus rien à apprendre. Madame de Sévigné n’est allée
que fort peu à la cour ; le cardinal de Retz et la Rochefoucauld ont été presque des
ennemis personnels du grand roi. Fénelon, venu un peu plus tard, a fait de chacun de ses
ouvrages une protestation permanente contre le gouvernement de Louis XIV, qui l’appelait
le plus bel esprit et le plus chimérique de son royaume : La Bruyère
vivait isolé et n’avait aucun rapport avec le monarque. Quant à Pascal, Descartes et
Corneille, les vrais grands hommes du dix-septième siècle, les deux premiers étaient
morts, le troisième en était à la phrase d’Agésilas et d’Attila. Par conséquent, l’influence de Louis XIV sur les grands écrivains de son
siècle est nulle ; car les uns furent ses aînés, les autres échappèrent à l’ascendant
qu’il exerçait sur son entourage ; il n’enseigna à aucun à avoir du génie et à écrire
des chefs-d’œuvre. »
Ici, on le voit, il y a deux choses à discuter, la date et l’influence.
La date, M. Despois nous permettra de le lui dire, est chose quelque peu puérile. ◀Commençons▶ par mettre à part Descartes, Pascal et Corneille, et, pour être justes, ajoutons-y Balzac et Voiture. Ceux-là évidemment sont d’un groupe très antérieur, très étranger à Louis XIV. Qu’il soit de mode aujourd’hui de les préférer à ceux qui suivirent, j’y consens ; que, pour déprécier Louis XIV, on se prenne d’une tendresse subite et bizarre pour Richelieu et même pour Mazarin, je m’y résigne. Pourtant il n’y a là que le glorieux berceau d’une littérature ; la littérature elle-même n’y est pas encore. Ces hommes illustres ont créé la langue française ; ils lui ont imprimé le cachet de leurs robustes génies ; ils ont eu en partage l’originalité, la force et la grandeur. Jamais aurore ne fut plus magnifique, mais le jour viendra plus tard : le jour, quoi qu’on en puisse dire, c’est Bossuet, c’est Racine, c’est Molière, c’est La Fontaine, c’est Sévigné, c’est Boileau, c’est Fénelon, c’est Bourdaloue, c’est Massillon, c’est La Bruyère, c’est ce groupe incomparable qui, aux premiers dons de création et d’initiative, ajoute le goût, la correction, l’élégance, la régularité, la mesure, le sentiment de la perfection, le culte réfléchi de la beauté, l’art, en un mot, substitué à l’élan et le dirigeant sans l’amoindrir. Vous aurez beau faire, vous aurez beau compulser les actes de naissance, celui-là restera le contemporain de Louis XIV, et chaque rayon de ces diverses gloires se confondra avec la sienne. Vous me dites que Bossuet et Molière avaient quelques années de plus que Louis XIV, que l’éducation de leur génie était faite lorsque Mazarin est mort. Et que m’importe ? Les Oraisons funèbres, l’Histoire universelle, les Variations, le Misanthrope, Tartufe, les admirables farces, les délicieux divertissements de Molière, ne sont-ils pas liés au grand règne par des nœuds indissolubles ? Vous figurez-vous Bossuet et Molière sans Louis XIV pour s’incliner devant l’un et applaudir l’autre ? Et Racine ! Le regard de son roi est une partie de son génie, et le jour où ce regard se détourne, il languit et meurt. Ses tragédies les plus touchantes sont pleines de ce monarque, qu’il aime et qui l’encourage, depuis Bérénice jusqu’à Esther, cette œuvre exquise que de bons juges ont préférée même à Athalie. Et Boileau ! S’il a mérité un reproche, c’est d’être un peu trop le Louis XIV de l’art des vers, d’avoir voulu mettre dans la poésie la régularité et l’étiquette que Louis XIV imposait à sa cour. Cet esprit correct et sévère a-t-il jamais été plus simple Et plus charmant que lorsqu’il a de ce roi parlé comme l’histoire ?
D’autres génies ont été plus indépendants, plus originaux ; ils se sont isolés davantage de l’esprit du règne, et il est facile de trouver çà et là dans leurs ouvrages une satire à demi voilée des tendances du gouvernement. Ceci nous amène à la seconde question, la question d’influence. De grâce, comment l’entendez-vous ? Voudriez-vous par hasard que Louis XIV se fût fait le précepteur des écrivains de son temps, qu’il leur eût enseigné la prose et les vers, qu’il eût dicté à La Fontaine les Animaux malades de la peste, à Racine le récit de Théramène, à Boileau les Embarras de Paris, à Molière les Femmes savantes ? C’est alors que vous tonneriez, — et vous auriez raison ! — contre l’abus de cette discipline royale introduite dans l’art comme dans l’armée, contre cette littérature uniforme, officielle, tirée au cordeau, entravant le libre essor et effaçant l’originalité de tous ces divers talents ! L’honneur, l’honneur immortel de Louis XIV est d’avoir permis à tous ces hommes si différents qui gravitaient autour de lui de rester eux-mêmes, de garder leur physionomie et leur allure, et de ne se faire reconnaître comme siens que par ces qualités de noblesse, de simplicité et de grandeur, qui leur donnent à tous, à travers d’extrêmes différences, un air de famille et de parenté. Croyez-moi, le bon sens public ne s’abuse pas lorsqu’il dit : le siècle de Louis XIV. C’est qu’en effet Louis XIV a mérité d’être regardé comme le centre de tout ce qui s’est fait, dit, écrit pour lui, par lui, autour de lui. À ne consulter que le chiffre exact des dates, Louis XV, né en 1710, roi en 1715, mort en 1774, remplit bien mieux le dix-huitième siècle que son splendide aïeul n’a rempli le dix-septième ; et pourtant qui songe à dire : le siècle de Louis XV ? C’est que, dans cette nouvelle phase, on sent que tout est changé. La littérature et la royauté se sont détachées l’une de l’autre ; il n’y a plus entre elles cette solidarité, cette alliance dont elles profitent toutes deux, et qui marquent dans la vie des sociétés ces moments uniques, radieux, objets de l’éternel regret de ceux qui aiment à la fois la monarchie et les lettres : deux affections qui, par bonheur, ne s’excluent pas !
Respectons ce que nous lègue le passé dans ce qu’il a de plus majestueux et de plus illustre. Qu’un incorrigible goût de paradoxe ne nous ramène pas aux injustices et aux folies que nous commettions il y a trente ans. À cette époque, c’était au nom de Shakspeare et de Schlegel que nous démolissions Louis XIV : cette tentative, après tout, ne nous a fait ni honneur ni profit. Aujourd’hui, si on la recommençait, ce serait au nom de je ne sais quel nivellement démocratique, qui n’a pas porté non plus des fruits bien savoureux ni bien sains. Tant qu’un fils de famille se borne à gaspiller son patrimoine, à se compromettre par des profusions imprudentes, à vivre dans le désordre et le décousu, à se dégoûter le lendemain de ce qu’il a aimé la veille, on peut encore n’en pas désespérer : mais le jour où, pour échapper à des reproches muets, à des comparaisons humiliantes, à des souvenirs importuns, il jette ou déchire les portraits de ses ancêtres, ce jour-là l’on peut conclure à la dégradation complète, à l’impénitence finale.
Honoré de Balzac,
à propos de MM. Clément de Ris et Armand Baschet52
Il faut s’y résigner, il y a aujourd’hui des critiques qui ne s’appellent plus Sainte-Beuve et Gustave Planche, comme il y a des poëtes et des conteurs qui ne s’appellent plus Victor Hugo ou Lamartine, Alfred de Musset ou George Sand. Pourtant ce passage d’une génération littéraire à l’autre n’est jamais si brusque ni si absolu qu’on ne reconnaisse, dans celle qui suit, les débris ou les traces de celle qui précède. De même que le premier soin des parvenus, une fois leur fortune faite, est de se chercher des ancêtres, de même aussi, en littérature, ceux qui arrivent ou se croient arrivés ne manquent pas de choisir, dans le passé d’hier, de quoi établir leur filiation, fixer leurs points de départ, déterminer leur but, se rattacher à une école, une œuvre ou à un nom. Parfois même, grâce à ce goût de réaction qui est un des caractères distinctifs, sinon de l’esprit humain, au moins de l’esprit français, il leur arrive de réhabiliter, de glorifier, d’exalter outre mesure ceux que leurs adversaires avaient le plus discutés, contestés et attaqués. C’est ce qui a lieu en ce moment pour M. de Balzac. Nul n’a mieux justifié que lui le mot célèbre de Victor Hugo : « Voulez-vous avoir raison demain ? mourez aujourd’hui ! » — De son vivant, des bizarreries de caractère, des inégalités de talent, des prétentions trop légitimes à cette fécondité superlative que d’autres ont dépassée depuis, des preuves fréquentes d’une absence complète de sens moral, d’interminables querelles avec les éditeurs, les revues, les journaux et les libraires, des allures de Chicaneau littéraire peu compatibles avec la dignité des lettres, et aussi, — car il faut tout dire, — un dédain profond, une antipathie superbe pour ce parti radical., révolutionnaire, à qui nous laissions alors le privilège de distribuer à sa guise la gloire et le ridicule, tout cela, sans rien ôter à la célébrité bruyante de M. de Balzac, le maintenait dans une situation mixte, équivoque, indéfinie, entre l’hommage et le sarcasme, entre l’admiration et le doute, entre l’aveu de ses facultés éclatantes et le regret de lui en voir faire un mauvais usage. À présent, tout est changé : homme d’un talent immense, mais compliqué et inquiétant aux yeux de ses contemporains, M. de Balzac est devenu, pour les jeunes gens qui se pressent autour de son monument inachevé, un homme de génie, un révélateur, un maître, un modèle : il a des commentateurs et des scoliastes comme Homère et comme le Dante. Toute notre petite école de réalistes se prétend arrière-nièce de l’auteur des Parents pauvres, et c’est en effet, si l’on s’en tient au titre, l’œuvre qui peut le mieux servir à désigner sa parenté. Un de mes récents articles, qui contenait une page un peu sévère sur M. de Balzac, m’a valu des réclamations amicales de plusieurs de ses admirateurs, et, ce qui est beaucoup plus grave, de quelques-unes de ses admiratrices. En même temps, voici deux jeunes volumes qui m’arrivent comme pour rouvrir la lice et accepter le tournoi en l’honneur de l’illustre romancier ; l’un consacré tout entier à sa gloire, l’autre se terminant par une étude qui est presque un panégyrique ; si bien que, pour rendre compte de ces deux ouvrages et relever ce gant, brodé peut-être par la duchesse de Langeais ou madame de Mortsauf, je suis forcé, quel désavantage ! de riposter par un sermon ; et, pour que rien ne manque à la ressemblance, mon sermon finira par une quête.
Je veux d’abord dire un mot des Portraits à la plume de M. Clément de Ris. Si M. de Balzac y figure, il n’y est pas seul, et l’on doit rendre justice aux intentions qui se révèlent dans ce livre. L’auteur, c’est lui qui nous le dit dans sa trop courte préface, a été frappé, comme tous les esprits sages, des tristes avortements de la littérature romantique d’il y a trente ans. Il attribue avec raison cette défaillance au culte exagéré de la forme, et il veut prendre parti pour l’école des idées contre celle des mots. — On ne peut qu’applaudir à cette résolution, d’autant plus méritoire chez M. Clément de Ris, que, par le milieu où il vit, le groupe auquel il tient, les amitiés qu’il proclame et les recueils où il écrit, on pouvait le croire plus éloigné de cette noble bannière du spiritualisme dans l’art. Mais est-il bien sûr que l’ensemble de son livre réponde parfaitement au programme inscrit sur sa première page, et que le vieil homme, ou, si l’on veut, l’homme trop nouveau, ne s’y trahisse pas par bien des échappées et des rechutes ? Si M. Clément de Ris était résolument et sans réserve le champion de l’esprit contre la matière, de l’idée contre le mot, du sentiment contre l’image, serait-il aussi indulgent pour M. Théophile Gautier ? se contenterait-il de discuter, au lieu de la flétrir, cette œuvre immonde qu’on appelle Mademoiselle de Maupin ? Après avoir rendu de vifs et légitimes hommages à M. de Musset, à M. Octave Feuillet, à M. Henri Mürger, ne croirait-il pas en gâter ou en amoindrir l’effet en ayant l’air de placer sur la même ligne MM. Arsène Houssaye et Alphonse Karr ? Enfin aurait-il réimprimé son article contre M. Saint-Marc Girardin, article qu’on dirait écrit par le rapin le plus chevelu de la littérature Champfleury ? Quoi ! vous touchez du doigt les plaies de l’art contemporain, et vous outragez un de ses meilleurs, un de ses plus aimables médecins ? vous mesurez du regard le mal que nous a fait, depuis trente ans, l’humiliation perpétuelle du sentiment et de la pensée au profit de la fantaisie et de la ciselure, et vous attaquez l’homme qui a mis dans son enseignement écrit ou parlé le plus de sentiments vrais et de pensées justes ? Hélas que votre orthodoxie de fraîche date est encore voisine du schisme et de l’hérésie !
Ce défaut d’unité et de consistance ne m’empêche pas de reconnaître d’excellentes parties dans le livre de M. Clément de Ris. Ainsi, pour rentrer dans le vif de mon sujet, il s’en faut de bien peu que son étude sur M. de Balzac ne soit un modèle d’équité. Il suffirait d’amortir çà et là quelques éloges, d’accentuer quelques critiques, pour que ce portrait fût à la fois très fin et très ressemblant. Seulement, quand on prétend à une part dans la direction du goût public, il y a de petits détails d’histoire littéraire qu’il n’est pas permis d’ignorer ; et, sans attacher à ma remarque plus d’importance qu’elle n’en mérite, je rappellerai a M. Clément de Ris que ce n’est pas le duc de Béthune, mais le chevalier de Rohan qui fit donner par ses gens des coups de bâton à Voltaire : suum cuique.
Me voici en présence de M. Armand Baschet, le spirituel historiographe de M. de Balzac. Ici l’admiration coule à pleins bords ; elle a ces ardeurs juvéniles qui ne sont ni sans excuse ni sans grâce, même quand elles paraissent excessives et irréfléchies. L’enthousiasme, on le sait, est un des plus heureux dons de la jeunesse ; mieux vaut le mal appliquer que l’éteindre ; mieux valent les jeunes gens qui dressent des statues que ceux qui en abattent. M. Baschet n’eût-il fait que nous fournir cet utile sujet d’étude, — une imagination de vingt ans, vive et sincère, se laissant surprendre et gagner par ce magnétisme bizarre qui est le genre d’influence et de charme particulier à M. de Balzac ; attirée vers lui comme l’oiseau vers l’alligator, et y absorbant ses impressions naturelles pour leur substituer le monde factice créé par ce cerveau puissant, mais déréglé, — ne nous eût-il, je le répète, offert que ce curieux spectacle, ce serait assez pour mériter qu’on s’occupe de son livre, et qu’on en fasse une des pièces essentielles du procès encore pendant entre les détracteurs et les fanatiques de l’auteur d’Eugénie Grandet. Je sais d’ailleurs que M. Armand Baschet, mécontent de la première forme donnée à son œuvre, se prépare à la refondre, et qu’il nous demande à tous, pour ce nouveau travail, des matériaux et des renseignements. Qu’il me permette donc quelques réflexions inspirées par la lecture attentive des ouvrages de son héros. Je ne le convertirai pas, mais je le prie de se souvenir que l’enthousiasme, qui sied si bien son âge, conviendrait beaucoup moins au mien, et que nous restons tous deux dans nos rôles.
Parmi les nombreux moyens que l’esprit de l’homme possède pour s’égarer, il en est deux qui sembleraient devoir s’exclure, et qui pourtant se touchent de bien plus près qu’on ne pense : le sensualisme et le mysticisme. On croirait, au premier abord, que l’âme, parvenant à se détacher de tous les liens d’ici-bas, nageant dans les régions éthérées, absorbée dans le sein de Dieu et devenant elle-même une portion de la Divinité, est à mille lieues des grossières suggestions de la matière. Erreur ! il n’est pas donné à l’homme de rompre l’équilibre de ses facultés sans que toutes perdent également le sentiment de leurs limites. Le rêveur qui, dans ses séraphiques extases, se croit en possession de Dieu, ne tarde pas à se croire Dieu. Peut-être, s’il est vraiment pieux et sincère, se débattra-t-il contre cette conclusion logique ; il s’imaginera ne diviniser en lui et n’adorer que cette émanation céleste dont il possède l’intimité et le privilège ; il s’efforcera de ne déifier que son âme. Mais le gros des disciples et des néophytes, moins pur et moins délicat, déifiera l’être tout entier, ses sens, ses convoitises, ses fantaisies, ses caprices. Il est facile de comprendre tout ce que cette alliance inévitable du sensualisme et du mysticisme a de dissolvant et de funeste en un temps comme le nôtre, à la fois agité et blasé, positif et chimérique, rempli de fièvres et de lassitudes, dédaigneux du nécessaire, amoureux du superflu, et ravi de pouvoir placer ses instincts et ses raffinements matériels sous l’invocation d’une croyance commode qui caresse l’orgueil sans gêner la conscience ni assujettir la volonté. Eh bien ! c’est à cette double tendance que répond M. de Balzac ; il est sensuel et il est mystique ; il donne une main à Swedemborg, l’autre à Cabanis : le même paquet de plumes lui sert à écrire Séraphita, Louis Lambert, — et la Physiologie du mariage, les Contes drôlatiques. Génie immodéré et malsain, il flatte, il chatouille, il surexcite en nous l’appétit et la rêverie, le côté bestial et le côté extatique, l’ange et la bête, sans s’occuper de l’homme, qui est au milieu, et que le vrai moraliste a soin de tenir également éloigné de ces deux extrêmes. Je me hâte d’ajouter que Balzac mystique est beaucoup moins dangereux que Balzac sensuel. Dieu merci ! Louis Lambert, et surtout Séraphita, quoi qu’en disent les panégyristes, sont des livres trop ennuyeux pour exercer de grands ravages. Mais la Physiologie du mariage ! et les Contes drôlatiques ! et la Torpille ! et les Parents pauvres ! Est-ce bien sérieusement que M. Armand Baschet et même M. Clément de Ris contestent l’immoralité de ces ouvrages ? S’il suffit, pour innocenter un livre, de crier au rigorisme, à la pruderie, aux hypocrisies de salon, aux exagérations de sacristie, le procédé est bien simple et le moyen bien facile. Seulement, prenez garde ; d’échelon en échelon, vous arriverez, par cette méthode, à délivrer au marquis de Sade un certificat d’honnêteté. Quant à moi, j’appelle immorale toute œuvre faite pour troubler les âmes pures et pour complaire aux âmes corrompues ; et si l’on ne peut pas même invoquer, en guise de circonstances atténuantes, la naïveté grossière de l’époque où elle s’est produite, ou la naïveté primesautière de l’homme qui l’a écrite, je dis que l’auteur de cette œuvre est doublement, triplement impardonnable. Ce qu’on peut alléguer de plus favorable à M. de Balzac, c’est que le sens moral n’existait pas chez lui, ou, mieux encore, que l’excès de production et de travail amenait dans son esprit une sorte de vertige qui déplaçait et bouleversait à ses yeux non seulement les notions du simple, du raisonnable et du vrai dans le domaine de l’art, mais encore les conditions du bien et du mal dans le domaine de la conscience. Cette fascination étrange qu’il exerçait sur les autres réagissait sur lui-même, et le rendait incapable de discerner où devait s’arrêter sa plume, soit en matière de morale, soit en matière de goût. Ceci excuserait tout au plus ses intentions sans amoindrir le mal qu’il a fait. L’homme ivre qui commet un meurtre est assurément moins coupable que l’assassin de sang-froid ; mais sa victime n’est pas moins morte.
Si de cette immoralité générale nous passons à une application plus directe, plus contemporaine, nous trouverons dans les œuvres de M. de Balzac un aliment, et, pour ainsi parler, une note correspondante à tous les vices, à toutes les erreurs particulières à notre époque. Ce culte du succès, de la fortune, de l’or rapidement acquis, du luxe follement exagéré, de ces existences démesurées, fabuleuses, excessives, où la puissance de l’homme semble un défi jeté la puissance divine, je le rencontre, à toutes les pages, dans les Illusions perdues, dans Un grand homme de province à Paris, dans le Père Goriot, dans tous ces types auxquels l’auteur s’est efforcé de donner la réalité de personnages historiques, de Marsay, Rastignac, Lucien de Rubempré, Vandenesse. Cette propension dangereuse à rêver quelque chose de plus élevé que le devoir et de plus chaste que la vertu, à jouer avec la passion comme avec un tigre dompté, à lui dire comme Dieu aux flots de la mer : Tu n’iras pas plus loin, et a lui accorder la moitié de ce qu’elle demande, pour avoir le droit de s’enorgueillir de ce qu’on lui refuse, j’en aperçois le reflet dans la Femme de trente ans, dans l’Amour à Saint-Thomas-d’Aquin, dans l’Histoire des Treize, chez la duchesse de Langeais, chez madame de Beauséant, et surtout chez cette impossible madame de Mortsauf, beaucoup trop vantée par les admirateurs du Lys dans la Vallée. Cette facilité à croire que, parmi les forces que la société refuse d’employer, il en est d’immenses, de magnifiques, qui sauveraient l’État et régénéreraient le monde ; que nos écoles et nos mansardes, nos ateliers et nos trottoirs regorgent d’hommes politiques qui n’ont d’autre défaut que leur jeunesse, et qui dépasseraient de bien loin les Pitt et les Canning, les Villèle et les Martignac, cette facilité funeste, absurde, qui nous a rendus si accommodants en fait d’opposition et d’émeute, je la reconnais, trait pour trait, dans les Rabourdin, les Michel Chrestien, les Marcas, hommes de dix pieds de haut, à qui il ne manque qu’un portefeuille pour prodiguer à la France toutes les prospérités et toutes les gloires. Plus heureuse que la partie romanesque de l’œuvre de M. de Balzac, cette partie politique a pu se croire un moment transportée dans la vie réelle. La révolution de Février en a été le commentaire en action, et s’est chargée de mettre en lumière tous ces milliers de Michel Chrestien, de Marcas et de Rabourdin ; or, il s’est trouvé qu’après avoir fait passer, pendant quelques mois, le pouvoir entre les mains de jeunes gens tels que MM. Dupont (de l’Eure), Arago, Lamartine et Crémieux, cette féconde révolution a produit, en définitive… M. de Falloux ! c’est-à-dire un jeune royaliste d’un grand cœur et d’un grand talent, qui n’avait rien de commun avec le sublime Marcas, et qui, dans toute société régulière, n’en aurait pas moins fait son chemin.
Nous voilà bien loin de M. de Balzac. L’espace me manque pour suivre et signaler, dans chacun de ses romans, ces germes de dissolution morale, intellectuelle, politique, sociale, pour lesquels notre époque n’a été qu’un terrain trop fertile et trop bien préparé. Resterait à traiter la question littéraire ; mais celle-là est tout aussi vaste, et je la sens déjà déborder mon cadre.
À coup sûr, il serait injuste ou plutôt insensé de refuser à M. de Balzac quelques-unes des qualités du génie : la patience, la force, la persévérance, l’intuition pénétrante et profonde, et surtout la faculté de donner la vie à tout ce qu’il touche, depuis les personnages qu’il invente jusqu’aux maisons où il les loge ; mais il manque d’autres qualités non moins essentielles : le goût., la proportion, la mesure, le naturel, l’art de s’arrêter à ce moment précis, unique, décisif, où l’effet s’altère en se grossissant, où la situation se gâte en se prolongeant, où l’analyse se change en alchimie, l’observateur en maniaque et le voyant en visionnaire. On a dit avec raison qu’il y avait deux hommes en M. de Balzac : l’un, artiste supérieur, conteur incomparable, hardi et heureux trouveur ; l’autre, tout à côté, occupé à pousser au noir le dessin primitif, à entortiller l’invention originale, à importer dans le récit et la description, dans la digression et le dialogue, je ne sais quoi de subtil, d’embarrassé et de pénible qui sent la retouche et la surcharge. M. de Balzac est-il vrai ? Oui, mais d’une vérité relative, accidentelle, locale, qui réside dans le détail plutôt que dans l’ensemble. Ainsi, dans une de ses plus attrayantes histoires, la Fleur des Pois, les deux notaires, Mathias et Solonet, sont admirablement vrais ; les figures principales, madame Évangelista, Nathalie, Paul de Manerville, Henri de Marsay, sont d’une fausseté désespérante. Ainsi, dans les Illusions perdues, la peinture du monde aristocratique d’Angoulême (les Lolotte, les Fifine, les Astolphe, les Lili) n’est qu’une mauvaise caricature ; le roman ne ◀commence▶ à être vrai que dans les cinquante dernières pages, c’est-à-dire lorsque les deux héros, Lucien et madame de Bargeton, arrivés ensemble à Paris, s’y comparent mutuellement aux gens d’esprit et aux jolies femmes qu’ils rencontrent, et s’y renient l’un l’autre avec toute la dureté de l’égoïsme romanesque. Je pourrais multiplier ces citations à l’infini ; mais je m’arrête : je ne fais pas une étude sur M. de Balzac, je résume à la hâte quelques objections propres à tempérer l’enthousiasme de ses biographes. Et que serait-ce si j’abordais tout ce côté intolérable et inintelligible de son œuvre, les Nucingen, les Gobseck, les Gigonnet, ces ténébreuses régions de l’usure, de la lettre de change et des industries clandestines, où l’auteur rivalise de compétence et de procédé didactique avec les procureurs, les huissiers et les recors, mais qui attristent de leur fastidieux voisinage ses plus charmantes créations ? Que serait-ce, enfin, si je parlais de son style ? Non pas qu’il n’y ait çà et là, dans ses bons romans, de très belles pages mais tout auprès, quel encombrement ! que de phrases estropiées ! que de pages hydropiques que d’obscurités ! que d’afféteries ! que d’emphase ! que de néologismes inacceptables ! que de métaphores incohérentes ! que d’analogies impossibles ! sous cette richesse apparente, que d’embarras et de gêne ! Quelle fatigue pour arriver si faire moins bien en voulant mieux faire, à tout embrouiller en voulant tout dire ? Ce style est comme un vin qui dépose ; allez au fond, vous trouvez la lie. Est-ce ainsi, je vous le demande, qu’écrivent, non pas Pascal et Bossuet, Rousseau et Voltaire ; mais nos contemporains, MM. Cousin. Guizot, Vitet, Mignet, Villemain, Mérimée ? Et dites-moi si en leur comparant M. de Balzac, il est possible de l’appeler un grand écrivain ?
Voilà mon sermon fini, maintenant voici ma quête. M. Armand Baschet, je l’ai déjà dit, encouragé par le succès de son ouvrage, en prépare une seconde édition, ou plutôt il se propose de le refondre en entier et d’ajouter à son étude biographique et littéraire toute une correspondance inédite, destinée à jeter un jour nouveau sur cette vie extraordinaire et cette physionomie étrange. Pour lui rendre plus facile cette partie de sa tâche, je viens faire, en son nom, un appel européen à tous ceux, et surtout à toutes celles qui possèdent des lettres du célèbre romancier. Il est bien entendu que nous ne leur demandons pas de se dessaisir de ces précieux autographes, mais seulement d’en envoyer une copie à l’éditeur de M. Baschet. C’est aux femmes que nous nous adressons avec le plus de confiance, et, pour être plus dignes de leurs libéralités, nous nous engageons à ignorer leur âge, ou, si le hasard nous l’apprend, à n’en parler à personne. On conçoit aisément tout ce que ce supplément épistolaire peut ajouter de piquant à un travail sur M. de Balzac. Autant je serais fâché de voir les jeunes gens le prendre pour professeur de morale et de style, autant on doit désirer, à titre de document, tout ce qui peut servir à recomposer d’une façon à la fois exacte et familière cette figure que la littérature française n’a pas le droit de bannir de sa galerie : si je conteste le monument, je souscris au portrait ; si je suis revêche au panégyrique, je serai avide des Mémoires. Que M. Baschet nous donne donc les Mémoires d’Honoré de Balzac ; qu’il y mêle, comme pièces justificatives, cette correspondance aujourd’hui éparse en Europe, et qui, réunie sous sa main, serait à Eugénie Grandet et à Balthazar Ciaës ce que la correspondance de Voltaire est à Zadig et à Candide ; qu’il tienne compte, dans l’ensemble de son œuvre, de ces restrictions et de ces réserves que soulèvera toujours, auprès des esprits sages, le nom de M. de Balzac ; et, au lieu d’un hommage juvénile à une gloire contestable, il nous aura donné un excellent livre, plein d’éclaircissements curieux et authentiques sur la plus prodigieuse existence littéraire d’une époque dont la destinée bizarre a été de tout conquérir et de tout gaspiller, de tout posséder et de tout perdre.
La Muse populaire en Provence.
Réveil de la poésie provençale. — Le dernier
congrès des troubadours. — M. Roumanille53
Je voudrais, de loin en loin, sans en abuser, et sans donner à mes sympathies un faux air d’enthousiasme, appeler l’attention sur ce réveil de la poésie provençale, qui contraste si singulièrement avec les tendances générales d’une société dont le génie centralisateur est encore secondé par la rapidité des communications, le mouvement des idées, l’accroissement des industries, et l’inévitable abandon des mœurs, des traditions, des physionomies locales. Ressusciter une langue qu’on ne parle que de Marseille à Montélimart, au moment même où s’achève le chemin qui placera Marseille à huit heures de Lyon et à vingt heures de Paris, n’est-ce pas un anachronisme et un contre-sens ? Eh bien ! non ! Sans conter l’esprit de réaction qui n’abdique jamais, et qui se débat contre les idées envahissantes tant qu’il lui reste un coin pour s’y blottir, on peut dire, et je crois l’avoir déjà dit, que ces résurrections du passé sont surtout possibles, acceptées, sûres de rencontrer accueil et succès, aux époques où ce passé n’effraye plus personne, et, dans ses conditions essentielles, semble décidément vaincu. Un de ces spirituels troubadours (ils le sont tous), M. Gaut, a cru devoir, en rendant compte de la dernière séance de ce poétique congrès, protester, en son nom et au nom de ses collègues, contre toute pensée de retour à l’ancien régime, contre tout désir de ramener la féodalité par le patois. Cette précaution était superflue : à ceux qui n’avaient pas craint de formuler cet étrange soupçon, il aurait pu répondre que ces innocentes fêtes de la Muse provençale, ce pacifique et agréable tournoi des trouvères de 1853, ces jeux floraux de la poésie indigène, présidés par le préfet, le maire, la gendarmerie, et pavoisés de drapeaux tricolores, étaient la preuve que tout le monde regardait comme fini le procès entre la féodalité et l’égalité, entre l’ancien régime et le nouveau.
… Et le combat finit faute de combattants,
pourrait-on ajouter pour rassurer tout à fait ces farouches ennemis de la dîme et de la corvée, sournoisement déguisées en élégies, en idylles et en virelais. Et même remarquez ceci, car tout se tient et s’enchaîne à travers les contradictions apparentes : le rôle de la poésie est d’adoucir les mœurs, de rasséréner les âmes, de maintenir les imaginations dans ces sphères élevées, paisibles, délicates, idéales, où tout s’ennoblit et s’épure. Cette mission civilisatrice, les troubadours des douzième et treizième siècles la remplissaient, lorsque leurs chansons amoureuses et charmantes, s’élevant tout à coup au milieu des ténèbres de la barbarie et du moyen âge, créaient une sorte de chevalerie mélodieuse et sentimentale, sœur cadette de la chevalerie active et militante. Les troubadours actuels peuvent, sans trop d’outrecuidance, se proposer un but analogue ; ils peuvent lutter contre l’extrême civilisation comme leurs devanciers luttaient contre l’extrême barbarie. Dans ce triomphe universel des intérêts positifs, des découvertes matérielles, des Genséric et des Attila de la spéculation et de l’agiotage, triomphe qui a aussi ses duretés, ses fureurs brutales, ses ivresses sauvages, ses massacres et ses victimes, nos modernes Raimbaud, nos Bertrand de Born, nos Bernard de Ventadour, ont le droit d’intervenir, de demander à leur époque quelques minutes d’audience, de mêler un peu d’harmonie, de sentiment et d’élégance au bruit des forges ou des sacs d’écus, et d’adoucir, non plus les rudes âpretés d’une société qui ◀commence▶, mais les cruautés polies d’une société qui finit. Cette tâche, on le voit, a sa dignité et son charme, et ils la rendent plus efficace et plus populaire en persistant dans l’idiome local. S’ils écrivaient en français, leurs vers perdraient immédiatement leurs grâces originales et naturelles pour y substituer ce je ne sais quoi d’académique, de guindé et de vide, qui est le caractère de la poésie française quand elle n’est pas excellente ; ils ressembleraient à de fraîches et jolies Arlésiennes affublées de chapeaux à plumes et de robes à volants. Ceux d’entre eux qui feraient des choses médiocres seraient insupportables ; ceux qui réussiraient, entraînés bientôt par l’irrésistible aimant, iraient à Paris, s’y absorberaient, et deviendraient, hélas ! comme nous tous, membres de la Société des gens de lettres.
Par malheur, toute médaille a son revers, et nous rencontrons ici
l’objection collective qu’on peut adresser à ce rassemblement de troubadours. Tant qu’il
s’est agi de Jasmin tout seul, on a dit : Jasmin a du génie, ce qui est rare, mais ce qui
peut arriver à un Gascon et à un coiffeur, tout comme à un enfant de Mâcon ou de Paris. On
a donc accepté sans restriction le génie de Jasmin, et, l’engouement de quelques salons se
mettant de la partie, peu s’en est fallu qu’on ne le proclamât supérieur à Lamartine et à
Victor Hugo. Mais, maintenant, voici qui se complique. En trois ans, trois départements du
Midi ont vu éclore des centaines de poëtes, et, si l’on en croit le bulletin de leur Roumavagi ou congrès annuel, ils ont fait assaut de verve, de talent, de
fraîcheur, en un mot, de belle et bonne poésie. Celui-ci a lu une élégie délicieuse ;
celui-là, une fable digne de La Fontaine ; cet autre, une ode magnifique, et, ainsi de
suite : partout le
fortemque Gyan, fortemque Cloanthum
,
de Virgile. Or, recrutez dans les quatre-vingt-trois autres départements, la Corse et
l’Algérie non comprises, tout le contingent de poëtes qu’ils peuvent fournir ;
demandez-leur à tous de vous lire une pièce, et si, dans le nombre, il y en a huit ou dix
de belles, nous aurons lieu de nous tenir pour très heureux et très riches. D’où vient
cette différence ? Évidemment cette brillante pléiade, groupée avec amour autour de la
Muse méridionale, qu’elle fait sortir de sa tombe où la scellaient six siècles d’oubli,
recueille les avantages et subit les inconvénients des langues mortes. Il en est de ses
vers comme des vers latins du père Rapin ou du père Vanière. Pourvu que les dilettantes, les érudits du patois y retrouvent le tour, le sentiment, l’image
appropriés au génie de cette langue, pourvu que des traits de couleur locale y viennent
réveiller l’attention, que la vie rustique de nos provinces s’y reflète avec exactitude,
il
n’en faut, pas davantage. L’intérêt et le piquant de la plupart de ces
pièces résident dans le perpétuel effort du poëte pour rester à la fois poétique et
populaire, agreste et lettré, pour élever son œuvre à des conditions d’élégance et de
culture littéraire sans lui faire perdre le goût du terroir et la saveur originale. Qu’il
réussisse à combiner, à dose convenable, ces deux éléments divers, qu’on aperçoive sans
cesse la collerette et le pourpoint du troubadour sous la blouse du métayer ou la veste de
l’artisan, et on le tiendra quitte du reste. Dès lors, ce n’est plus qu’un jeu d’esprit,
fort attrayant pour les initiés, mais dispensé d’obéir aux lois suprêmes de la poésie
véritable : la nouveauté et la vie ! C’est l’honneur et l’écueil, la gloire et l’infirmité
de la poésie française, que, parlant la langue universelle, se mesurant au grand jour avec
des sentiments et des idées qui ont fait le tour du monde et produit d’admirables
chefs-d’œuvre, elle soit forcée, pour se faire écouter, de dire ce que personne n’a dit,
ou de dire, mieux que personne, ce que nous bégayons tous. Bien peu de gens y
parviennent ; mais aussi, lorsqu’on y parvient, on s’appelle André Chénier ou Lamartine,
Victor Hugo ou Alfred de Musset.
Pourtant, plus je suis disposé à croire qu’on peut cultiver avec succès la poésie provençale sans être précisément un poëte, plus je dois rendre hommage à ceux en qui se révèle assez d’inspiration et d’originalité pour prouver qu’ils pourraient écrire d’excellents vers français, s’ils n’avaient aspiré à descendre. C’est ainsi que, dans ce Roumavagi, on a signalé la Mort du Capoulier (chef des moissonneurs), par M. Mistral, et la Mort du Mineur, par Mathieu Lacroix, simple maçon de la Grande-Combe, que je louerais davantage si son talent et son triomphe ne me faisaient invinciblement songer à cette quantité d’ouvriers, de potiers, de cordonniers, de corroyeurs, de tisserands et de menuisiers qui devaient, d’après Sand et l’école socialiste, nous écraser de leurs merveilles poétiques, et en remontrer à tous les pauvres rimailleurs, atteints et convaincus d’avoir fait leurs classes et de porter un habit. Mais celui qui, au milieu de ses nombreux émules, se détache de la façon la plus vive, et à qui l’on peut le mieux appliquer le primus inter pares, celui dont la physionomie et le talent unissent, dans le plus gracieux ensemble, ce double trait de simplicité rustique et de culture littéraire, c’est M. Roumanille. Selon moi, il ne manque à M. Roumanille, pour être tout à fait le Jasmin de notre Midi provençal, fort différent du Midi languedocien et gascon, que le patronage de trois ou quatre académiciens ; j’ajouterais : et un peu de charlatanisme, si je ne craignais d’être traité de sacrilège par l’illustre coiffeur agenais et ses fervents admirateurs.
Je connais peu d’existences plus pures et plus nobles que celle de Roumanille. Pendant les années d’agitation et d’angoisses qui suivirent la révolution de Février, et où la fièvre démocratique, chauffée au feu des imaginations méridionales, propageait dans nos campagnes, sous leurs formes les plus brutales, toutes les théories communistes, Roumanille, fils d’un jardinier et modeste employé dans une imprimerie d’Avignon, renonçant aux douces familiarités de sa Muse bien-aimée, se mit à écrire en provençal, de petits livres populaires qui firent plus, dans nos départements, pour la cause de l’ordre et du bon sens, que toutes les publications de la rue de Poitiers. Rien n’égalait la verve, la sève, l’entrain tour à tour sérieux et goguenard de ces écrits de Roumanille : Li Club (les Clubs), Li Partéjaire (les Partageux), Quan dévé, fau paga (Quand vous devez, il faut payer), Un Rouge et un Blanc ; La Férigoulo (le Thym) : ce dernier titre mérite explication. Comme le thym est une fleur de montagne, nos montagnardes avaient trouvé ingénieux d’en faire leur emblème, et ce calembour démagogique avait momentanément compromis cette jolie plante que Janot Lapin aimait tant, et qui sent si bon. Roumanille s’emparait de leurs emblèmes, de leurs devises, de leurs chansons, de leurs facéties ridicules ou sinistres ; il leur ripostait dans leur langue, leur jetait à la figure des poignées de sel provençal et mettait les rieurs de son côté.
Depuis que le calme s’est rétabli, au moins à la surface, et que les espérances de nos communistes sont supprimées ou ajournées, Roumanille est revenu à la poésie. C’est lui qui a pris l’initiative de ce grand mouvement dont je parlais tout à l’heure, et qui, après avoir fait un appel tous ses confrères du Comtat et de la Provence, a réuni leurs œuvres et les siennes dans un charmant recueil intitulé Li Prouvençalo. Ce volume a fait son chemin parmi les érudits et les lettrés, et M. Saint-René Taillandier, un des collaborateurs les plus distingués de la Revue des Deux-Mondes, n’a pas dédaigné d’y mettre une préface, remarquable morceau de critique, excellent mémoire à consulter sur les titres de noblesse de ce pauvre patois qui est devenu gardeur de moutons après avoir régenté les cours d’amour, interprété la gaie science, manié le luth et la mandoline, pendant que le français, ce parvenu d’hier, se débattait encore dans ses langes.
Aujourd’hui Roumanille nous offre deux nouveaux poëmes : li Sounjarello (les Rêveuses), et la Part dau bon Diéu (la Part du bon Dieu).
Rien de plus frais et de plus touchant que li Sounjarello. C’est fête au village, une fête méridionale, qui a pour orchestre le tambourin, et pour lustre le soleil. Le ciel est bleu, et là-bas, derrière un rideau de pins et de tamaris, on aperçoit, comme une ligne d’azur, la mer, dont le vague murmure se mêle aux cris de joie, et dont la brise attiédie cueille les gouttes de sueur sur le front des danseuses.
Au milieu de la joie générale, deux jeunes filles, deux belles rêveuses, se tiennent à
l’écart, Marguerite et Lélète : c’est que le bonheur cherche la solitude comme le
chagrin ; et Marguerite est si triste ! et Lélète est si heureuse ! Le fiancé de l’une,
brave maçon épuisé de travail, a fini par tomber malade, et la cloche sonne ses heures
d’agonie. Le fiancé de l’autre, intrépide marin, doit revenir dans trois jours, et l’on a
déjà signalé le vaisseau qui le ramène. La joie de Lélète, la douleur de Marguerite,
s’exhalent dans un dialogue amoureux et rustique, chaste et passionné, qui vaut bien le
berrichon de madame Sand. Le poëte a parfaitement saisi, dans le personnage de Lélète, ce
qu’il y a à la fois de tendre et d’égoïste dans le bonheur, qui voudrait voir tout le
monde heureux, mais qui s’épanche malgré lui et rayonne à travers l’affliction des autres.
Hélas ! qu’arrive-t-il ? Celle qui consolait a besoin d’être consolée, et Marguerite, à
son tour, est forcée de faire taire sa joie devant le désespoir de sa compagne. Son amant
guérit miraculeusement, et l’épouse quelques mois après ; tandis que Paul, le marin,
l’amant de Lélète, est mort dans la traversée. — « Longtemps, nous dit l’auteur en
finissant, la pauvre fille vint pleurer le long de la mer, et, jusqu’à sa mort, elle
aima à voir, de loin, arriver les navires. Rien ne put jamais la distraire de ses
douloureuses pensées, si profonde en son cœur était entrée l’épine ! »
— Que ne
puis-je, au lieu de cette prose littérale, vous faire savourer la douceur, la mélodie, le
suave et mélancolique parfum de la poésie originale !
La Part dau bon Diéu touche de plus près encore à cette
morale domestique et familière où excelle Roumanille, et qui donne à l’ensemble de ses
ouvrages le caractère d’un enseignement populaire. Deux jeunes mariés, Tounin et Goutoun
(Antoine et Marguerite), entrent en ménage avec leurs bras pour toute richesse, la santé,
l’économie et l’amour du travail. L’auteur peint d’une manière ravissante et avec une
fidélité photographique les détails de cette pauvreté laborieuse, gaie, honnête, bénie de
Dieu. Mais un beau matin, Tounin, en creusant un trou pour y planter un mûrier, trouva une
cassette remplie de louis d’or. Cette cassette, il peut se l’approprier sans scrupule ;
car elle renferme, outre les louis, le testament du propriétaire, qui, au milieu des
horribles massacres de Bédoin54 (30 mai 1794), s’attendant à être égorgé comme ses parents et ses amis,
n’a pas voulu que son or tombât entre les mains de ses bourreaux, et l’a enfoui au pied
d’un arbre,
per aquéu que l’atrouvara
, au profit de qui
le trouvera. Vous voyez d’ici la joie du pauvre ménage ! Seulement Goutoun, beaucoup plus
spirituelle et plus raisonnable que son mari, voudrait ne rien changer à leurs habitudes,
et faire de cette somme un capital dont l’intérêt leur servirait dans les grandes
occasions ; mais bah ! Tounin a perdu la tête ; à son compte, il y a là neuf mille francs,
et il s’imagine qu’il n’en verra jamais la fin. L’enivrement de ce nouveau riche est d’un
comique achevé. Il part pour la ville et se livre à des emplettes fabuleuses ; deux
chapeaux gris, un noir, des souliers vernis, une montre Bréguet, une chaîne d’or, une
cravate de satin, une redingote, un habit, une canne à
pommeau, une
lorgnette, six foulards, une épingle, des lunettes vertes, dix pots de pommade, une pipe
turque avec son long tuyau, une douzaine de faux cols puis il entre chez un restaurateur.
Ici la scène est à la fois d’une bouffonnerie charmante et d’une frappante vérité. Qui de
nous, pendant ces années néfastes, n’a entendu quelqu’un de ces pauvres égarés s’écrier
qu’il allait enfin connaître le goût des bonnes choses, et faire de
cette grossière convoitise le commentaire des chimériques utopies du socialisme et du
phalanstère ? Roumanille n’a eu garde d’omettre ce trait de mœurs ; Tounin se fait servir
un festin de Gargantua démocratique un lièvre, des truffes, du beefsteak, des perdrix, des
cailles, des bécasses, du poisson, trois bouteilles de vin ; il paye la carte sans
regarder l’addition, et salue le garçon d’un : « Bonsoir, monsieur ! mille
compliments au traiteur ! »
Ce qui en advient, vous le devinez sans peine : Tounin est ivre, Tounin bat sa femme ;
les cris et les gros mots retentissent dans cette petite maison naguère si calme et si
riante. Il ne se lasse pas de puiser à son trésor et de faire bombance, et, pendant ce
temps, il perd l’habitude du travail, il devient fainéant, glouton, ivrogne, quinteux,
tapageur ; sa femme pleure, ses enfants sanglotent, ses voisins s’indignent. Le trésor est
bientôt épuisé ; voici la misère, compagne de la paresse ; voici la faim, compagne de la
misère. Cependant Tounin, à tout prendre, est plus bête que méchant, et ses mauvaises
habitudes n’ont pas encore dégénéré en impénitence finale. Honteux, désespéré de ne
pouvoir plus donner de pain à ses marmots, il prend résolûment ses outils et se remet au
travail. Goutoun attend qu’il soit bien converti, et alors elle lui avoue qu’il avait mal
compté le premier jour ; que la cassette ne renfermait pas neuf mille francs, mais bien
seize mille ; qu’elle a profité
de cette faute d’arithmétique pour mettre
sous clef ces derniers sept mille francs, bien sûre qu’il aurait vite dévoré le reste. Ce
retour de fortune n’ébranle pas les bonnes résolutions de Tounin ; il persiste dans sa vie
de travail et d’économie, et les sept mille francs servent plus tard à faire entrer au
séminaire Jacques, son second fils ; c’est ainsi qu’ils deviennent la
part dau bon Diéu
. Jacques, bon et pieux curé de village, désigne
souvent, sans la nommer, son excellente mère Goutoun, et c’est avec des larmes dans la
voix qu’il dit à ses paroissiens :
« Mes frères,
« O ! qu’una bravo femo es un riche tresor !
« Oh ! qu’une brave femme est un riche trésor ! »
Cette froide analyse ne peut donner qu’une bien imparfaite idée de tout ce qu’il y a de grâce, de vérité, de gaieté naïve, d’attendrissement irrésistible dans ce charmant petit poëme. Comprise ainsi, la poésie provençale n’est plus cette récréation littéraire dont j’ai timidement indiqué le côté artificiel et futile ; elle est la Muse de nos campagnes ; Muse chrétienne, qui seconde de ses douces influences les graves leçons du catéchisme et du curé. Elle s’empare de ces thèmes champêtres où Pierre Dupont et ses émules ont eu le tort de chercher des inspirations démocratiques, et elle y met tout ce qu’elle a de résignation, de foi, de bon sens, de sympathie affectueuse pour les joies, les travaux et les souffrances du pauvre. Ces plaies que d’autres ont envenimées, elle les cicatrise et les guérit. Ces coupables espérances que d’autres ont surexcitées, elle les ramène à Dieu, au foyer domestique, aux légitimes récompenses de la bonne conduite et du travail. Elle s’acquitte ainsi de ces austères devoirs qu’a trop souvent méconnus la littérature moderne, dans ses personnifications les plus hautes : plusieurs de nos illustres, édités par les libraires à la mode et célébrés à son de trompe par nos plus bruyants journaux, auraient à profiter de son exemple. C’est parce que cet exemple est particulièrement salutaire eu un temps de désarroi et de lassitude comme le nôtre, que j’ai cru pouvoir donner à Roumanille une place dans ma modeste galerie, et montrer en lui, non pas le troubadour de légende, d’opéra-comique et de vignette, mais l’homme de bien, le poëte de talent, se résignant à parler la langue de ceux qu’il veut convertir, et à renfermer sa popularité dans un étroit espace pour la rendre plus utile et plus solide.
M. le docteur Véron55
Hélas ! voilà ce qui arrive vous avez un peu d’esprit, beaucoup de bonheur ; vous passez avec un égal succès de la pharmacie à la littérature, de la littérature à l’Opéra, de l’Opéra à l’industrie, de l’industrie à la politique, de la politique au gouvernement ; tout vous réussit, fictions pectorales et pâtes littéraires, jupes raccourcies et sociétés en commandite, romans socialistes et premiers-Paris conservateurs, spéculations sur le vice et encouragements à la vertu ; et à chacune de vos étapes sur cette route jonchée de ronces pour les autres et de roses pour vous, votre fortune grandit d’un million et votre cravate d’un étage ; si bien que vous vous dites un beau matin, au milieu des riches loisirs de votre majestueux automne : Voyons ! quelle est la gloire qui me manque ? Je ◀commence▶ à me blaser sur celle de grand capitaliste ; celle d’homme heureux m’ennuie au point que je jetterais mon anneau dans la Seine, si je n’étais sûr de le retrouver dans une carpe ou un éperlan du Café de Paris ; celle de Lovelace a ses charmes, mais aussi ses traverses et ses périls ; celle de grand seigneur viendra plus tard, et, d’ailleurs, je n’en aurais que faire dans notre siècle d’égalité. Pourquoi n’essayerais-je pas de celle d’écrivain ? J’ai beaucoup vu, beaucoup retenu ; j’ai coudoyé beaucoup d’événements et de personnages, protégé des hommes d’État et des premiers sujets de la danse, connu le fort et le faible des consciences parlementaires et des grâces chorégraphiques ; j’ai dîné avec des ministres, joué avec des ambassadeurs, soupé avec des comédiennes, observé de mon œil gauche la vie des coulisses, et de mon œil droit les coulisses de la vie : pourquoi ne raconterais-je pas tout cela ; et qui mieux que moi saurait le raconter ? Depuis Philippe de Comines jusqu’à M. de Chateaubriand, depuis ce petit cardinal de Retz jusqu’à ce colossal Alexandre Dumas, n’est-ce pas le privilège des gens illustres de narrer aux autres ce qu’ils ont fait ou vu faire, d’exposer aux regards d’un public idolâtre tout ce côté intime et familier de l’histoire, qui, pour les esprits curieux et délicats, constitue l’histoire véritable ? Allons, courage ! mettons-nous à l’œuvre ! Quo non ascendam ? disait ce surintendant qui, comme moi, ne connaissait pas de cruelles, ce Fouquet qui, s’il eût vécu de nos jours, eût voulu s’appeler Véron, comme je me fusse appelé Fouquet si j’eusse vécu de son temps. Mes commensaux m’assurent que, si j’ai payé jusqu’ici la copie d’autrui au lieu de publier la mienne, c’était pure modestie ; et, dans le fait, quand on a écrit la France nouvelle, de quoi n’est-on pas capable ? La société, à qui j’ai déjà rendu tant de services, attend encore de moi celui-là ! Soyons son historien après avoir été son droguiste ; soyons son Tallemant des Réaux après avoir été son Fleurant. Ouvrons à nos contemporains ce trésor d’anecdotes et de souvenirs, de bons mots et de vives silhouettes, de documents inédits et de mystères biographiques, qui, sans nous, seraient perdus pour notre siècle et pour la postérité. Je veux qu’on dise de moi : Il a ◀commencé▶ sa bienfaisante carrière en guérissant les rhumes de cerveau, et il l’a finie en réhabilitant les mémoires d’apothicaire.
Hélas ! hélas ! la roche Tarpéienne est près du Capitole ; le courroux du grand roi sert d’épilogue aux fêtes de Vaux ; le dédain du public obscurcit l’auréole du favori de la fortune. Ingrat public ! dédain injuste ! Je ne me charge, pour ma part, ni de le justifier, ni de le comprendre, et il y a, ce me semble, quelque chose de bien inconséquent dans cette bordée d’épigrammes et de quolibets, dans cette unanimité de sarcasmes et de satires sous laquelle risque de succomber l’exegi monumentum d’un de nos modernes héros. Que signifie donc, messieurs, cette sévérité tardive, cette réaction d’un jeune rigorisme contre une vieille renommée ? À chaque époque sa littérature, et surtout, entendez-vous bien ? à chaque époque ses Mémoires ; car les Mémoires, ce n’est pas seulement cette partie de la littérature qu’inspirent les mœurs, les tendances, les goûts et les travers d’une société, mais qui se modifie et se transforme en passant par quelques cerveaux privilégiés ou en se soumettant aux procédés de l’art ; c’est la société elle-même, la société en robe de chambre et en déshabillé, prise sur le fait par une plume indiscrète et réalisant, à ses dépens ; le vieux proverbe qu’on n’est jamais trahi que par les siens. Eh bien ! aux époques dominées et vivifiées par de grands intérêts politiques et guerriers, et où, la part faite des humaines faiblesses, il restait au moins de nobles passions et des caractères élevés, les Mémoires étaient écrits par des hommes d’État, par des capitaines, par d’illustres négociateurs, qui, étroitement mêlés aux affaires et aux événements de leur temps, en reprenaient le récit pendant leurs années de repos et de retraite, et complétaient par leurs souvenirs personnels ce que l’histoire officielle pouvait avoir de trop extérieur, de trop convenu. Plus tard, lorsque la Cour devint le centre unique de la vie sociale et imposa à toutes les physionomies son cérémonial et son étiquette, les Mémoires devinrent les confidents et les refuges d’esprits moins disciplinés que froissait ce joug uniforme, ce solennel effacement des saillies de chaque caractère, et qui, seuls à seuls avec leurs pensées, préparaient pour l’avenir ces révélations posthumes, non plus seulement comme un complément ou une rectification de l’histoire, mais comme une revanche pour tout ce qu’ils avaient été forcés de taire, de comprimer ou de feindre. Plus tard encore, lorsque le gouvernement des intelligences et la publique initiative passa des sommets du pouvoir à un groupe de penseurs, de philosophes et de gens de lettres, lorsque la supériorité de l’esprit et de la culture littéraire substitua une sorte de dictature intellectuelle et morale aux autorités établies, ces philosophes, ces auteurs, se crurent naturellement des gens assez intéressants dans l’État pour avoir le droit de nous raconter l’histoire de leur vie, mêlée à celle de leur siècle. Enfin, lorsque ces supériorités littéraires, au lieu de garder un rôle actif et militant, au lieu de poursuivre le triomphe ou la défaite d’une idée, l’avènement ou la chute d’un régime, se sont renfermées dans une contemplation superbe et complaisante d’elles-mêmes et de leurs propres mérites, les écrivains, les poëtes, ont pensé que le public, qui avait pris goût à leurs fictions, en prendrait bien davantage à leurs souvenirs, et que, pour captiver l’attention et la sympathie universelles, ils n’avaient rien de mieux à faire qu’à écrire en marge de leurs livres les détails de leur existence, à transformer leurs personnes en commentaires de leurs ouvrages. Vous le voyez, c’est toujours en raison de l’importance qu’un temps a donné ou a laissé prendre à un homme que cet homme s’est cru autorisé à publier ses Mémoires. Maintenant, dites-moi, ce nouveau chroniqueur, qui vous semble aujourd’hui si ridicule, n’est-il pas parfaitement dans son droit quand il s’imagine posséder toutes les conditions du genre ? N’y a-t-il pas entre lui et la société qu’il a sous les yeux la même proportion qu’entre le cardinal de Retz et la Fronde, entre Saint-Simon et la cour de Louis XIV, entre Marmontel et le monde philosophique du dix-huitième siècle, entre Lamartine et la poétique jeunesse du dix-neuvième ? Quels sont, je vous le demande, les grands intérêts, les grandes passions du moment ? L’argent d’abord, l’argent, ce Dieu des âmes qui n’en adorent plus d’autre, ce blason suprême d’une génération nivelée ; l’argent gagné rapidement, à la pointe d’une idée, entre un scrupule qui s’éteint et une convoitise qui s’éveille. Or, notre homme est riche, très riche, et il s’est enrichi d’une façon leste, cavalière, spirituelle, comme se serait enrichi un Grec, mais un Grec du temps d’Alcibiade et de Périclès. Après l’argent, quelle est votre idole ? Le plaisir ; or, n’est-ce pas le plaisir que notre homme a chargé du soin de sa fortune ? Et, pour passer du doux au grave, quel a été le dernier mot, le souverain arbitre, la solution définitive de nos agitations politiques ? Le suffrage universel ; or, n’oubliez pas, n’oubliez jamais que le même homme a été nommé, par le suffrage universel, par plus de vingt-quatre mille voix, député du département de la Seine. Ainsi, il réunit, il cumule tout ce qui fait le sérieux de la vie publique et le charme de la vie privée : la dignité et l’élégance, l’influence et l’amusement, les fêtes joyeuses du théâtre et les graves honneurs de la politique, l’eau sucrée de l’orateur et le vin de Champagne de l’épicurien, les lauriers de la tribune et les myrtes du boudoir, Mirabeau et Montesquieu croisés de Vestris et de d’Aigrefeuille : et vous vous étonnez que cet enfant gâté de la société et du destin, qui possède des autographes de M. Thiers et de madame Sand, qui, aujourd’hui encore, est le créancier de M. Dumas pour douze mille lignes, à qui le docte Cabarrus, l’étincelante Esther Guimon, l’ingénieux Girardin, ont délivré un brevet d’esprit, que vous avez assis au premier rang de vos avant-scènes, pêle-mêle avec des fils de ducs et de maréchaux, et que le suffrage de ses concitoyens, libre enfin de toute corruption et de toute entrave, a posé sur une chaise curule, — vous vous étonnez qu’il regarde comme une partie essentielle de son rôle, un attribut de ses grandeurs, une conséquence logique de ses glorieux antécédents, le droit — que dis-je ? — le devoir qui lui met la plume à la main pour vous raconter ses faits et gestes, depuis sa naissance jusqu’à nos jours, depuis son premier lustre jusqu’à son douzième, depuis la femme grasse qu’il a effrayée de sa lancette jusqu’à la femme maigre qu’il a éblouie de son faux-col ? C’est de la fatuité, dites-vous, de l’outrecuidance ; non, c’est de la naïveté ; car les extrêmes se touchent, et le contraire de l’innocence est parfois aussi naïf que l’innocence elle-même. Mais vous qui avez passé dix ans, quinze ans, vingt ans à encourager, à caresser, à affermir, à autoriser, à justifier cette naïve présomption, cet ingénu contentement de soi, cette candide certitude d’être un grand personnage, d’où viennent donc vos mépris et vos risées ? Ô Athéniens ! qu’il est difficile de vous plaire, et que vous vous lassez vite de vos favoris !
Aussi bien, ce n’est pas là, j’en suis sûr, la vraie cause de la disgrâce de ces Mémoires : si l’on jette avec dédain la page ◀commencée▶, si le silence et le vide, interrompus à peine par quelques aigres sifflets, se font déjà autour de ce monument dédié à la Vénus pudique et aux Grâces décentes, ce n’est pas que l’auteur n’ait point semblé de taille à nous intéresser à ses récits. C’est, au contraire, qu’on attendait trop, qu’on espérait des confidences imprévues, des révélations palpitantes, tout un monde mystérieux d’impressions et de souvenirs, Alhambra peuplé de houris, dont notre hôte nous ferait les honneurs avec sa magnificence accoutumée. Les Mémoires de M. Véron ! chuchotions-nous à voix basse ; oh ! que nous allons y trouver d’anecdotes neuves, de scandales apocryphes, d’indiscrétions piquantes, de chapitres inédits, d’énormités biographiques, littéraires, théâtrales, industrielles, politiques, mondaines, médicales, gastronomiques, artistiques, galantes ! Quelle pâture ou plutôt quelle friandise pour cette curiosité passionnée, inquiète, questionneuse, qui veut connaître le pourquoi des choses, le revers des médailles, les secrets de la comédie ! Peut-être bien y aura-t-il çà et là quelque détail un peu risqué, quelque familiarité un peu hardie, quelque gaze un peu diaphane mais, bah ! si notre auteur couronne des rosières, il n’est pas tenu d’écrire pour elles ; donnons-nous cette lecture comme nous nous donnons une représentation de la Dame aux Camélias ou de Diane de Lys. Et l’on ferme bien sa porte, et l’on met un abat-jour à sa lampe, et l’on ouvre le livre avec cette émotion bizarre qui est la saveur et le parfum du fruit défendu ; et on se prépare à sourire en dedans et à rougir en dehors, aux passages trop curieux, trop neufs, trop audacieux, trop amusants ; et le regard charmé tombe sur des révélations dans le genre de celles-ci
« Napoléon gagna la bataille d’Austrrlitz, mais il perdit celle de Waterloo ; j’ai été en position de connaître quelques mots de lui, que je crois être le premier à publier. Lors de la campagne d’Égypte, il dit à ses soldats en leur montrant les Pyramides : “Du haut de ces monuments, quarante siècles vous contemplent !” Plus tard, à Sainte-Hélène, il lui arriva de dire : “Dans cinquante ans, la France sera républicaine ou cosaque.”
« Mes liaisons avec la plupart de nos hommes politiques m’ont appris, sur M. de Talleyrand, des détails totalement inconnus jusqu’à présent. Il avait été évêque d’Autun ; il était plein d’esprit, mais il boitait un peu. Un jour qu’il était harcelé par un de ses créanciers qui lui demandait avec instance quand il se déciderait enfin à le payer, il lui répondit froidement : — “Vous êtes bien curieux !” Une autre fois, madame de Staël (auteur de Corinne) lui ayant demandé s’il lui trouvait plus d’esprit qu’à l’Empereur, il lui répliqua sans se déconcerter : — “Madame, l’Empereur a autant d’esprit que vous, mais vous êtes plus intrépide.”
« … On a beaucoup écrit sur la Restauration et les Cent-Jours ; mais ce que l’on ne sait pas, et ce que j’ai surpris dans l’intimité de nos hommes d’État, c’est que Napoléon passa l’île d’Elbe le temps qui s’écoula entre la première Restauration et les Cent-Jours, et que ce ne fut qu’après 1815 qu’il fut envoyé à Sainte-Hélène. »
« … Talma jouait la tragédie avec beaucoup de talent ; il obtint son premier succès dans Charles IX, et son dernier dans Charles VI. Cette particularité si remarquable et si généralement ignorée m’a été révélée, sous le sceau du secret, par le sous-moucheur de chandelles de la Comédie-Française, dont j’avais fait plus tard mon garçon de caisse à l’Opéra ; comme il est mort depuis plus de dix ans, j’ai cru pouvoir me permettre cette indiscrétion. Mais je serai plus sobre à l’égard de mademoiselle Mars, car on ne saurait avoir trop de réserve en parlant des femmes. Pourtant, au risque de manquer aux convenances, et pour montrer tout ce que mes souvenirs ont de piquant et d’inédit, je vous apprends, d’après les renseignements les plus intimes, qu’elle excellait dans les comédies de Molière et surtout dans celles de Marivaux. »
« … Jules Janin est un écrivain très spirituel, et Prosper Mérimée un conteur incomparable ; c’est moi qui les ai découverts, et je profite de l’occasion pour consigner ici un fait dont j’ai dû la connaissance à des circonstances exceptionnelles : c’est que Mérimée a écrit le Vase étrusque, et que Jules Janin a été, vers 1830, chargé du feuilleton des théâtres dans le Journal des Débats. »
« … Les haines politiques rendent souvent injuste ; les ennemis de M. Guizot ont cherché à le déprécier ; quant moi, je me plais à reconnaître sa haute valeur intellectuelle. »
« … J’ai été très lié avec MM. Auber et Halévy, et ils n’ont eu aucun secret pour moi ; ces relations amicales m’ont servi à découvrir ce que vous ignorez sans doute, c’est que l’un est l’auteur de la Muette de Portici, et l’autre de la Juive, etc., etc… »
Voilà, ou peu s’en faut, les nouveautés, les hardiesses, les paradoxes, les indiscrétions, les confidences, les scandales, les émotions imprévues et scabreuses, les tressaillements de curiosité surexcitée et satisfaite, que nous avons rencontrés dans ces Mémoires. Quel mécompte ! Ouvrir un livre avec l’espoir de se fâcher, de s’indigner, de s’étonner, de se récrier, et le fermer avec le regret de ne s’être ni récrié, ni étonné, ni fâché, ni indigné ! S’armer de courage pour vaincre ses scrupules, et ne trouver l’emploi ni de ses scrupules ni de son courage ! Se résigner d’avance à rougir, et ne réussir qu’à bâiller ! Espérer de l’alcool, et n’avaler que de la tisane ! Il est vrai que par là l’auteur rentrait dans sa spécialité primitive, et revenait à son dessein original : de quoi se plaignait-on jadis à l’endroit des mémoires d’apothicaire ? D’y trouver plus qu’on ne s’y attendait. Cette fois, c’est le contraire ; l’amélioration est évidente.
Le grand malheur de M. Véron, c’est que des gens trop pressés se soient, depuis quarante ans, concertés pour déflorer son sujet avec une hâte que je ne m’expliquais pas, mais que j’attribue maintenant à la crainte de se rencontrer avec un si rude concurrent. Je vous assure que si M. Thiers n’avait pas écrit son Histoire du Consulat et de l’Empire, M. Alfred Nettement son Histoire de la Littérature sous la branche aînée des Bourbons, M. Jules Janin son Histoire de la Littérature dramatique, M. de Chateaubriand ses Mémoires, M. de Bourrienne et madame d’Abrantès leurs Mémoires, M. Marco Saint-Hilaire ses Souvenirs du temps de l’Empire, M. Audibert ses anecdotes sur Talma, M. de Lamartine son Histoire de la Restauration ; si, par un impardonnable abus de confiance, les hommes que M. Véron a tour à tour honorés de son amitié ne l’avaient gagné de vitesse en publiant avant lui, sous une forme quelconque, ce qu’il nous raconte aujourd’hui ; si nous ne possédions pas à peu près cinq ou six cents ouvrages, plus ou moins longs, détaillés, intimes, indiscrets, sérieux, instructifs, amusants, sur les événements et les personnages dont nous entretient M. Véron, ses Mémoires seraient très intéressants : ce n’est donc pas une question de talent, mais de date, et il lui reste la ressource de copier ce héros de vaudeville, à qui l’on reproche de donner comme sien un bon mot de Louis XIV : « Reste à savoir qui l’a dit le premier. »
Et puis, comme un malheur n’arrive jamais seul, comme la fortune, une fois en train de faire niche à ses favoris, ne s’arrête pas en si beau chemin, voilà que, à l’autre bout de l’horizon, deux hommes d’esprit, deux de ces ingénieux satirists qui ont la parole vive, la repartie prompte, la lame vive et acérée, deux athlètes rompus à cette dangereuse escrime où il est plus facile de blesser que de parer, s’avisent de déterrer quelque part, dans le répertoire et sous la défroque d’un petit théâtre qui n’est que le serviteur très humble du grand Opéra, un type dont personne n’avait entendu parler, un certain Bilboquet, héros de parade et de tréteaux ; ils font défiler devant nous un groupe bizarre, fantasque, dont les modèles n’ont jamais existé, Cabochard, Gringalet, Sosthènes, le père Ducantal, Zéphirine, Atala ; et ils placent aussi leurs aventures sous l’élastique patronage d’un bourgeois de Paris si bien que les oisifs, les badauds, les cokneys de la Nouvelle à la main et de la littérature courante disent à qui veut l’entendre : « Mais il y a donc deux bourgeois de Paris ? » — De là à dire : « Mais il y a donc deux Bilboquet ? » voyez comme la distance est mince, la pente rapide, le sentier glissant. Tant il est vrai que tout conspire en ce moment contre cet heureux qui n’est plus heureux ; ce qui s’est écrit avant lui, ce qu’on écrit après lui, et surtout ce qu’il écrit lui-même !
Et nous, qui voyons avec peine flagellé par la moquerie, le dédain ou la satire, un bonhomme dont les travers et les ridicules sont notre œuvre plutôt que la sienne, faisons des vœux, non pas pour qu’il n’y ait plus de parvenu bouffi, présomptueux et ennuyeux comme le premier bourgeois de Paris, ni de banquiste, de fripon et de charlatan comme le second, mais pour que la société, complice des fatuités de l’un et des légèretés de l’autre, profitant enfin des petites leçons comme des grandes, revienne à des conditions d’honnêteté, de moralité et de dignité qui ôtent à M. Véron le droit de s’exagérer son importance, et à Bilboquet l’envie de se vanter de ses fredaines.
M. Théophile Gautier56
Il y a trois choses que notre siècle aime beaucoup : la musique, la campagne et les voyages, et l’on pourrait aisément assigner à ces trois goûts différents des causes analogues. Sans doute, il y a eu de tout temps des campagnards, des mélomanes et des voyageurs ; mais jamais peut-être on n’a si bien compris, si bien pratiqué que de nos jours la poésie rustique, l’excursion lointaine, et l’intimité de cette langue divine où chacun peut, à son gré, reconnaître son rêve, son regret ou sa chimère dans une phrase de Mozart ou de Rossini. Si je voulais donner à ma remarque un air de satire ou de pessimisme, ce serait, hélas ! trop facile. Ce sont les mêmes causes de désenchantement et de lassitude, d’irritation et de tristesse, qui nous poussent ainsi vers ces horizons vagues, chers aux imaginations malades, parce qu’elles y trouvent à la fois à s’assouvir et il se distraire. — Heureux, a-t-on dit, les peuples dont l’histoire est ennuyeuse ! Malheureuse, dirais-je volontiers, les époques qui éprouvent ce besoin de se dérober à elles-mêmes, de chercher des terrains neutres où les esprits fatigués, aigris, désabusés, puissent se reposer et se rapprocher, sans craindre d’avoir à se heurter aussitôt contre une idée qui divise, une opinion qui froisse, un souvenir qui afflige, un nom qui contrarie, une réalité qui blesse ! N’appuyons pas trop cependant, et surtout ne tournons pas à l’élégie sociale au moment où nous venons de nous chauffer à l’orientale palette de M. Théophile Gautier. Ce goût de voyages que je constate, et qui peut-être tient tout simplement à cette merveilleuse facilité de communications qui donne à la vie moderne quelque chose de cosmopolite, nous ne pouvons pas tous le satisfaire ; cette soif de voir, que M. Gautier décrit si bien, et qu’il étanche chaque année dans des flots de soleil et de mer bleue, nous n’avons trop souvent pour l’apaiser que le mince filet d’eau de quelque pèlerinage dans la banlieue, de quelque forêt bourguignonne ou normande, amincie par les chemins de fer. Ceux-là même qui ont le tort d’un peu s’ennuyer au logis sont parfois forcés d’y rester et de se faire des liens de leurs ennuis. Eh bien grâce à Constantinople, on a, non pas le Spectacle dans un fauteuil, que nous offrait en son beau temps M. de Musset, mais le Voyage dans un fauteuil ; et on l’a complet, vivant, pittoresque, chatoyant de toutes les couleurs, caractérisé de tous les traits qui se sont fixés dans la mémoire de l’auteur, et qui reparaissent sous sa plume avec la fidélité d’une épreuve photographique : singulier cerveau en qui les tons et les contours tiennent la place des sentiments et des pensées ! étrange talent qui vibre par le regard, comme d’autres par l’oreille, par l’imagination et par l’âme ! La répercussion des choses qui se voient, telle serait, si j’osais, ma définition de ce genre d’aptitude.
Je désire d’autant plus vivement ne pas être injuste envers M. Gautier, que, si je pouvais jamais aspirer à un rôle quelconque en littérature, je le voudrais diamétralement contraire au sien. Pour une pensée fine, délicate, pour un sentiment vrai, pour une analyse attentive et pénétrante des ténuités du cœur humain, pour une étude psychologique me livrant un nouvel aperçu de passions et de caractères, le tout en style grisâtre et même un peu janséniste, je donnerais toutes les perles et tous les rubis que l’école matérialiste enchâsse dans l’or ciselé de ses métaphores. Je crois, en outre, que les différents arts ont leurs attributions déterminées, qu’ils ne doivent point empiéter les uns sur les autres. Le ut pictura poesis d’Horace signifie bien que la peinture et la poésie sont sœurs, qu’elles ont le même but, charmer ou émouvoir les hommes ; mais il ne s’ensuit pas qu’une page d’écriture puisse se changer en toile et en palette. Ceci posé, je me sens plus à l’aise pour reconnaître dans M. Gautier, et surtout dans son livre de Constantinople, des côtés excellents. Disciple avoué de M. Hugo, devenu maître à son tour, il n’a ni les airs rogues et hautains des Olympios enragés, ni les hâbleries fatigantes des Olympios grotesques. Ses haines ne s’adressent qu’à des êtres abstraits, à la tragédie, à l’alexandrin symétrique, à la versification froide et compassée des poëtes de l’Empire, et, pour lui en vouloir beaucoup de ces peccadilles, il faudrait ne pas avoir soi-même, bien qu’à un degré moindre, les mêmes antipathies sur la conscience. Chez lui, le paradoxe, la fantaisie, et, pour tout dire, l’énormité, s’ébruitent avec un flegme, un naturel, une bonhomie qui désarme. Ce n’est ni un sophiste, ni un homme à systèmes, s’efforçant de ramener vos opinions aux siennes et de faire peser sa personnalité sur la vôtre ; c’est une nature exceptionnelle en qui un sens s’est développé aux dépens des autres, et chez qui la faculté de voir et de peindre a absorbé celle de penser, de sentir et de croire. Son indifférence absolue en matière de religion, de politique ou de morale n’est ni de l’impiété, ni de l’immoralité, ni du scepticisme, mais quelque chose de pareil à l’infirmité relative d’un homme qui, ayant l’ouïe trop fine, en deviendrait myope, ou qui, ayant la vue trop perçante, en deviendrait sourd. Si l’on pouvait faire une religion avec des couleurs, une politique avec des formes et une morale avec des lignes, M. Gautier serait dévot, chevaleresque et rigoriste.
Au point de vue purement littéraire, il est curieux de suivre, dans le talent de M. Théophile Gautier, la gradation décroissante, selon qu’il s’exerce dans un genre moins favorable à ses prodigieuses facultés descriptives et plus étroitement lié à l’étude des phénomènes de l’âme. Ainsi, au théâtre, où toute la partie pittoresque devient affaire de décorateur et où le poëte est forcé de se mesurer corps à corps avec ce monde invisible qu’on appelle le cœur de l’homme, M. Gautier a peu essayé et toujours échoué. Il en est réduit à envier naïvement, sincèrement, les dramaturges qui, sans style et peut-être sans orthographe, savent manier ces grosses cordes dont la vibration retentit dans la foule, et mettre en scène des personnages vulgaires, mais acceptables. Dans le roman, où la description reprend ses droits, à condition pourtant de rester secondaire et de s’accorder, en une juste proportion, avec les éléments réels d’émotion et d’intérêt, M. Gautier a eu des pages brillantes, d’excellents morceaux de ton local, mais pas une Nouvelle, pas une épisode, pas un chapitre qui lui donne rang parmi les inventeurs ou les analystes. La poésie proprement dite est plus accommodante ; un paysage bien fait, une silhouette bien saisie, peuvent suffire à défrayer quelques strophes : là, M. Gautier retrouve une partie de ses avantages ; il y a, dans ses différents recueils de vers, de vrais chefs-d’œuvre d’art matérialiste, où l’exactitude des images le dispute à la richesse des rimes ; des friandises de gourmet auprès desquelles le haut goût de M. Hugo semble tisane aristotélique ; des bijoux d’orfèvrerie poétique à humilier Benvenuto, à désespérer Froment Meurice. Seulement, on pourrait lui dire, comme M. Planche à l’auteur de Notre-Dame de Paris : Où est l’homme ! — Où est l’âme ? Pas un de ses vers ne restera, autrement que comme curiosité littéraire, parce que pas un ne répond à ce sentiment universel qui sert d’interprète entre le poëte et le lecteur, et que Lamartine, avec un instrument bien inférieur, réveilla dans toutes les âmes par ses premières Méditations. Enfin, pour clore la série des genres qui ne conviennent pas à M. Gautier, il ne saurait réussir dans la critique littéraire, parce qu’il se bornera toujours à faire de la fantaisie et de la paillette autour de son sujet, et n’y entrera jamais ; il aurait trop peur d’y rencontrer ce qu’il redoute presque autant qu’un bonnet de coton sur la tête d’un Palicare : une idée, une croyance, un sentiment, un principe. Que lui reste-t-il donc ? La critique d’art et les voyages ; — là, il est maître, il est créateur ; et, si l’on regrette de ne pas rencontrer de temps à autre sous sa plume quelques-uns de ces traits qui vont chercher au fond de l’âme tout un trésor d’affections, de pensées et de souvenirs, il offre de telles compensations, que le lecteur ébloui ne songe pas à s’apercevoir de ce qui lui manque. Quelquefois même, — et cela lui est arrivé dans ce livre de Constantinople, — M. Gautier a des distractions ; il oublie d’être exclusivement pittoresque, pour laisser échapper quelques lignes empreintes d’une sensibilité involontaire dont on lui sait d’autant plus de gré, qu’il en abuse moins ; et ces bouffées inespérées, s’élevant tout à coup à travers des pages roides d’empâtements descriptifs, les assouplissent et les allègent, comme ces brises de mer qui rafraîchissent un paysage chaud de lumière et de soleil.
Et puis, il faut tout dire, cette insouciance superbe de M. Gautier pour tout ce qui ne
peut pas se traduire sur une palette nous vaut, ainsi qu’à lui, d’inappréciables bonnes
fortunes. N’est-ce rien, par exemple, que de se trouver en vue de la Corse, et d’écrire
ceci : « — Ce serait peut-être ici le lieu de placer un morceau brillant sur
Napoléon ; mais j’aime mieux éviter ce lieu commun facile. »
N’est-ce rien que
de dater de 1854 un livre sur Constantinople, de nous conduire à Péra, de nous faire
passer les Dardanelles, de nous donner de vivantes descriptions du sérail et de
Sainte-Sophie, de la mer Noire et du Bosphore, et de ne pas souffler mot de la question
d’Orient : si bien que nous avons l’Orient sans être mis à la question ! Je l’avoue, ce
dernier trait me va au cœur, et je ◀commence▶ à croire que l’école pittoresque a du bon. Il
y a aussi, dans l’œuvre de M. Gautier, un genre de mérite un peu en dehors de ses
habitudes et qu’il est juste de signaler : l’érudition classique y est admise, à petites
doses, il est vrai ; mais cette sobriété même a son charme, et marque, pour ainsi dire, sa
date. On sent qu’une nouvelle génération littéraire est née et a grandi depuis l’Itinéraire, depuis le temps où la description des sites immortalisés par
la poésie antique était un texte à souvenirs, à digressions, à paraphrases, fort
éloquentes assurément, quand elles étaient signées Chateaubriand, mais tombant aisément
dans le commun et le convenu. J’aime mieux, pour ma part, cette brièveté sans irrévérence
et sans emphase, qui, à propos du Taygète, me rappelle Virgile et passe outre ; qui, me
montrant un ruisseau, me dit :
« C’est le Mélès, d’où Homère à pris le
nom de Mélésigène ; le divin aveugle a lavé ses pieds poudreux dans cette eau que trois
mille ans n’ont pas tarie. »
— Soyez tranquille ; pourvu que l’on ait dans
l’imagination ou dans la mémoire quelques-uns de ces échos mystérieux, toujours prêts à
tressaillir aux souffles lointains de l’antiquité poétique, ces noms magiques de Virgile
et d’Homère, ces magiques souvenirs de l’Ionie et de la Grèce sauront bien se contenter de
cette indication rapide, sans l’aide de ces commentaires dithyrambiques, qui n’apprennent
rien aux délicats, et peuvent devenir redoutables entre les mains des Philistins.
D’ailleurs, ce n’est pas là l’affaire de M. Gautier ; ce n’est pas pour cela qu’il a cédé
à la nostalgie pittoresque qui domine son talent et sa vie. Ce qu’il entend, ce qu’il
chercher, ce qu’il veut, ce qu’il sait, c’est voir et peindre ; voir et peindre quoi ?
Tout, depuis le célèbre panorama de Constantinople, dont il nous a donné un crayon
vraiment admirable ; depuis cette nuit dans le Bosphore, dont les étoiles et les vagues,
les splendeurs et les phosphorescences semblent s’être fixées dans son style, jusqu’aux
murailles « empâtées, égratignées, lépreuses, chancies, moisies,
effritées »
; jusqu’aux vieilles mendiantes « reployées comme des
articulations de sauterelles, et dont les yeux de chouette tachaient de deux trous bruns
la loque de mousseline, bossuée par l’arqûre de leur bec d’oiseau de proie, et jetée
comme un suaire sur leur visage hideux »
. On rencontre à chaque pas dans le
livre de M. Gautier de ces morceaux qu’il appelle truculents, et dont le
réalisme effrayant arrive à des effets que lui envieraient les peintres les plus crûs de
l’école espagnole. Ces détails sont laids, affreux, repoussants ; ils donnent envie de se
laver les mains après les avoir lus, d’accord ; mais M. Gautier ne les en estime que
davantage ; il aime passionnément le laid,
pourvu qu’il soit fidèle à la
couleur locale. Ce qui le désole et l’irrite, ce sont les accrocs que le progrès de la
civilisation moderne fait subir au costume et aux mœurs indigènes : quelques années
encore, et les Turcs, les Grecs, les Arnautes, les Palicares, les Croates, seront tous
vêtus comme des bourgeois de la rue Saint-Denis. Déjà, et sans une horreur profonde il ne
peut le redire, M. Théophile Gautier a vu poindre « ces exécrables cotonnades de
Rouen, de Roubaix et de Mulhouse »
, qui ◀commencent à inonder l’Orient, et que
les Orientaux ont le mauvais goût de préférer à leurs belles étoffes. Rien ne saurait
rendre l’indignation de notre voyageur en face de ces attentats de l’Occident sur le pays
du soleil. S’il pouvait, il se ferait Turc lui-même, comme dans le Bourgeois
gentilhomme ; il endosserait le caftan, le turban ou la fustanelle ; il chausserait
les babouches et invoquerait Allah ! afin qu’il fût dit qu’il reste encore en ce monde un
Turc convaincu et costumé. Quant aux menus détails de physionomie, à manger avec ses
doigts, à refuser la fourchette qu’on lui offre par politesse, à se croiser les jambes, à
se coiffer du fez, à fumer le narghilé et à prendre des sorbets dans un cimetière,
M. Gautier s’y entend mieux qu’un enfant du Bosphore ou des Cyclades, et, grâce à la
couche de hâte que son teint finit par contracter dans ces voyages annuels, il espère
n’avoir pas l’air trop scandaleusement parisien. N’est-il pas piquant de
voir un homme qui personnifie la dernière expression de l’école moderne se faire ainsi le
champion du passé ? Il est vrai que c’est le passé turc : n’importe ! il y aurait lieu, en
cet endroit, non pas à un morceau brillant sur Napoléon, mais à quelques réflexions un peu
plus sérieuses que ne semblent le comporter ces détails de chiboucks et de narghilés.
Chacun ici-bas a sa chimère, sa manie, son dada, et il y a plaisir à
ramener
aux conditions générales une originalité aussi tranchée, aussi
fougueuse que celle-là. L’homme qui regrette du passé une croyance, une vertu, un
héroïsme, une tradition, une autorité, un point d’appui pour la conscience et pour le
cœur, vous paraît-il beaucoup plus puéril que celui qui regrette une veste d’une certaine
couleur ou une coiffure d’une certaine forme ? Parcourons d’un bond les deux extrêmes de
l’échelle intellectuelle, les deux pôles de la pensée écrite et imprimée : Théophile
Gautier est le Joseph de Maistre de la couleur locale. Au moment où les grands principes
sur lesquels la société repose s’écroulaient au contact des idées nouvelles, l’auteur des
Soirées de Saint-Pétersbourg protestait contre ces dissolvants qui
allaient détruire la royauté, le pouvoir, l’ordre, l’autorité, la famille. Au moment où
les physionomies nationales et les traits de mœurs indigènes s’altèrent et s’émoussent
sous le niveau du cosmopolitisme contemporain, l’auteur de Constantinople proteste contre les courants qui vont emporter la fustanelle, le
tarbouch, le sayon, le mach’la, la dalmatique et le caftan. Se passionner pour une étoffe
au lieu de se passionner pour une idée ! Lequel des deux vous semble le plus noble, le
plus légitime, le plus conforme à la dignité humaine ?
Mais voilà que je pérore au lieu de causer, et que je perds de vue cet agréable livre qui, en dépit des loques effritées et des murailles lépreuses, nous fait voyager d’une façon si charmante dans les plus beaux pays du monde. Aussi bien, il ne faut pas croire que tout soit de ce ton truculent, dans le Constantinople de M. Gautier. Il abonde en aimables pages, d’où je ne voudrais effacer que quelques mots d’un ragoût inquiétant, pour plaire aux lecteurs les plus scrupuleux. On y rencontre même, je le répète, des passages où une sensibilité vraie, un enjouement attendri, une note prise dans les meilleurs registres du cœur, nous reposent de ces excès de brosse, de ces férocités de pinceau : je choisis deux exemples qui donneront une idée de la manière de M. Gautier dans les moments où elle a autant de qualités et aussi peu de défauts que possible :
— « Un détail charmant et tout oriental poétise ce café aux yeux d’un Européen.
« Des hirondelles ont maçonné leur nid à la voûte, et, comme la devanture est toujours ouverte, elles entrent et sortent d’un rapide coup d’aile, en poussant de petits cris joyeux et en apportant des moucherons à leurs petits, sans s’effrayer autrement de la fumée et de la présence des consommateurs, dont leurs pennes brunes effleurent quelquefois le fez ou le turban. Les oisillons, la tête passée hors de l’ouverture du nid, regardent tranquillement, de leurs yeux semblables à de petits clous noirs, les pratiques qui vont et viennent, et s’endorment aux ronflements de l’eau dans les carafes des narghilés.
« C’est un spectacle touchant que cette confiance de l’oiseau dans l’homme et que ce nid dans ce café : les Orientaux, souvent cruels pour les hommes, sont très doux pour les animaux et savent s’en faire aimer ; aussi les bêtes viennent-elles volontiers à eux. Ils ne les inquiètent pas, comme les Européens, par leur turbulence, leurs éclats de voix et leurs rires perpétuels. — Les peuples réglés par la loi du fatalisme ont quelque chose de la passivité sereine de l’animal. »
Et plus loin :
« Je pris place parmi les rangs du cortège, et nous accompagnâmes M. de la Valette jusqu’au palais de l’ambassade, situé dans la grande rue de Péra : cette cérémonie a quelque chose de touchant ; cette poignée d’hommes perdus dans cette ville immense, où règne une religion différente, où se parle une langue dont les racines nous sont inconnues, où tout est différent de nos usages, lois, mœurs, costumes, se rassemblant et formant une petite patrie autour de l’ambassadeur, en qui se personnifie la France, avait une poésie sentie des moins susceptibles de ce genre d’impression. — Il y avait là des gens qui marchaient tête nue sous un soleil brûlant, et qui, certes, professaient des opinions opposées à celles du gouvernement représenté par M. de la Valette, des républicains, des exilés même ; mais à cette distance, toute hostilité particulière disparaît : on ne se souvient plus que de l’alma mater, de la mère commune. »
Ah ! monsieur Gautier, je vous y prends ! Vous voilà écrivant avec votre cœur au lieu
d’écrire avec vos yeux ! Voyons ! en conscience et toute prévention à part, cela ne
vaut-il pas mieux que les vieilles reployées en articulations de sauterelles et tachant de
deux trous bruns la loque de leur mousseline ? Je finirai par une troisième citation que
l’on pourrait, si l’on y mettait un peu de malice, appliquer au talent même de
M. Théophile Gautier : « Acceptez, nous dit-il, tous ces petits détails
caractéristiques, habituellement négligés par les voyageurs, comme des verroteries de
couleurs diverses, réunies sans symétrie par le même fil, et qui, si elles sont sans
valeur, ont au moins le mérite d’une certaine baroquerie sauvage. »
Baroquerie sauvage, verroteries de couleurs diverses, il serait injuste
de ne voir que cela dans l’écrin de l’auteur de Tra-los-Montes et de Constantinople : il mériterait mieux, n’eût-il écrit que ces deux livres,
qui sont, au reste, les meilleurs de tout son bagage littéraire, et qui, marquant dans la
littérature actuelle un nec plus ultra de leur façon, doivent, à ce
titre, trouver place dans le répertoire des lettrés, sinon tout à fait comme
chefs-d’œuvre, au moins comme tours de force.
Je dirais plutôt que l’art, tel
que l’entend et le pratique M. Gautier, est un joyau dont la savante monture déguise en
partie l’alliage, un objet de luxe, taillé, ciselé, chatoyant, fantasque, relevé de fines
arabesques, amusant à regarder, mais, au demeurant, sans autre valeur que celle que lui
donne la curiosité ou le caprice ; fragile, inutile, n’ayant pas cours, tel, en un mot,
que son propriétaire, s’il est sage, doit songer à s’en débarrasser dès qu’arrivent les
jours d’épreuve, de lutte et de pauvreté.
La Société et le Théâtre
Loin de nous l’idée de nous poser en censeur morose, d’imiter le laudator temporis acti d’Horace, et de nier de parti-pris tout ce qui s’est fait ou essayé au Théâtre-Français depuis cinquante ans ! Nous avons vu, nous voyons encore s’y produire, de temps à autre, d’agréables et ingénieux ouvrages, et, même en mettant à part les tentatives révolutionnaires de l’école romantique, il y aurait pessimisme et injustice à oublier ces succès très réels et très légitimes qui vont de l’École des Vieillards à Mademoiselle de la Seiglière. Toutefois, ce qui nous semble incontestable, c’est que ces ouvrages n’entrent pas dans le vif des mœurs de leur temps, qu’ils ne représentent que d’une façon bien superficielle et d’un trait bien léguer la société actuelle, et qu’ils rompent par là ou du moins altèrent les traditions de la comédie des deux derniers siècles. Supposez, en effet, que la civilisation française fût un jour engloutie par quelque cataclysme imprévu, à l’instar de ces sociétés antiques dont l’archéologie et l’histoire cherchent çà et là les monuments et les débris supposez que, pour en retrouver la trace, on consultât nos pièces de théâtre : assurément, et sans même tenir compte de son génie, les comédies de Molière, ses marquis, ses médecins, ses précieuses, ses philosophes discoureurs, son bourgeois gentilhomme, son don Juan, son Tartufe, en diraient beaucoup sur les mœurs de ses contemporains. Plus tard, sous un aspect moins profond et avec une portée plus restreinte, les financiers et les débauchés de Lesage, de Regnard et de Dancourt, leurs jeunes libertins spéculant sur la vanité de coquettes bourgeoises, ces premiers échecs de la noblesse se débattant contre l’argent ou pactisant avec lui, marqueraient fidèlement les vicissitudes d’une société qui se corrompt et s’amoindrit. Un peu plus loin, les Aramintes et les Cidalises révéleraient, dans ses mobiles et élégantes surfaces, ce monde prétentieux et musqué dont les grâces mignardes masquaient de si redoutables abîmes et préludaient à de si sanglantes secousses ! Enfin le dernier venu de ces nombreuses générations dramatiques, où se reflétaient tour à tour nos diverses phases sociales, le dernier anneau de cette chaîne qui tenait par un bout à la vie publique et privée de toute une époque, Figaro, avec son bizarre entourage et les singulières complications de son avènement, résumerait trop fidèlement, hélas ! et d’une manière toute prophétique, la suprême attitude d’un monde qu’enivrait d’avance le sentiment de sa destruction prochaine, et qui semblait prendre un plaisir fébrile à se passer de main en main les armes qui allaient servir à sa perte. En un mot, ce serait toujours au répertoire de la Comédie-Française qu’il faudrait recourir pour se faire une idée complète ou approximative des mœurs et des tendances de tel ou tel moment, pour suivre pas à pas les vestiges de notre histoire intime et familière, et reconstruire par la pensée une civilisation disparue.
En serait-il de même pour notre époque ? En retrouverait-on aussi aisément l’empreinte dans les œuvres qui se jouent depuis quelques années sur notre première scène. Ce fil indicateur, qui, pendant une période de près de deux cents ans, pourrait guider les recherches des savants et des studieux, dépasserait-il le seuil du théâtre moderne ? Nous ne le croyons pas. Si l’on s’en tient à la Comédie-Française, il est évident que les mœurs contemporaines, la vie de notre temps, la société actuelle, n’y sont plus ou presque plus représentées.
Est-ce à dire qu’on ne les retrouve nulle part, que d’autres théâtres, des scènes secondaires, n’aient pas cherché et parfois réussi à en retracer les incidents, à en reproduire les types ? Il suffit, pour répondre à cette question, de jeter un coup d’œil sur les ouvrages qui, dans ces dernières années, ont le plus vivement éveillé la curiosité publique et passionné les esprits. Seulement, pour être juste, pour que personne ne puisse se méprendre et nous accuser de paradoxe, constatons avant tout que dans ces pièces, jouées en général sur des théâtres qui passent pour peu littéraires et qui sont bien dignes de leur réputation, la faiblesse de l’exécution, les fautes choquantes de détail et de style gâtent presque toujours ce que l’intention et l’idée première ont de vivant et de vrai. Ajoutons que le mal, la plaie de notre théâtre pourrait s’expliquer et se définir par le contraste de talents élégants et fins dépensant leurs qualités aimables en des œuvres où l’on ne sent battre aucune des fibres de la vie moderne, et de mains hardies, mais grossières, s’emparant de ces sujets dont les modèles respirent sous nos yeux, traduisant sur la scène les originaux des salons, de l’atelier et de la rue, mais inférieures à leur tâche et ne nous donnant que d’informes ébauches là où de sérieux écrivains sauraient transformer la réalité et l’élever aux véritables conditions de la poésie et de l’art.
Il n’est sans doute pas besoin de rappeler pour mémoire, à l’appui de nos remarques, ces étranges héros de quelques pièces d’une date déjà éloignée, qui, adoptés par le caprice des artistes et des oisifs, prêtant leur esprit et leur argot à la langue d’un certain monde, propagés par le dessin et la caricature, ont fini par faire partie de la légende populaire du dix-neuvième siècle. — Robert Macaire, ce type des industries véreuses et tarées dont l’avènement était attribué par l’opposition d’alors au régime constitutionnel, et qui, par malheur, lui a survécu ; Bilboquet, le charlatan bel-esprit, dont les fantasques saillies défraient encore la petite littérature, et à qui l’on songe en présence de ces grotesques parades que ne nous épargnent guère nos célébrités déchues ; Joseph Prudhomme, cette silhouette du bourgeois dont la sottise originelle se confond avec le sentiment de son importance, légalisé par les institutions nouvelles : tous ces types ont été trop souvent étudiés, analysés, commentés, paraphrasés, pour qu’il y ait lieu d’en reparler, et si nous nous y arrêtons un moment, c’est parce qu’ils se rattachent à notre sujet. Comparez, en effet, la célébrité de ces personnages, leur notoriété bruyante, universelle, avec l’extrême obscurité de leurs auteurs primitifs. Autrefois, lorsqu’on mentionnait un de ces caractères créés par la comédie et popularisés par le succès, Tartufe, Jourdain, Turcaret, Figaro, le nom de l’auteur venait aussitôt à l’esprit, et ce nom était aussi célèbre qu’eux. Mais ces créations de la comédie moderne, quel en est le premier inventeur ? sur quelles planches ont-elles pris naissance ? quelle en est la filiation, l’origine ? à quel nom, à quel talent peut-on en faire honneur ? On le sait à peine, et l’on s’en préoccupe encore moins. Il y a une telle disproportion entre l’idée et l’œuvre, entre l’intention du portrait et le talent du peintre, qu’il nous semble, non sans raison, que l’idée est tout le monde, et que l’œuvre n’est de personne.
Des réflexions plus sérieuses nous sont suggérées par quelques pièces récentes dont le succès a été trop retentissant pour qu’il soit possible de les passer sous silence.
Des modifications profondes et fâcheuses se sont accomplies, de nos jours, dans les relations qui ont existé de tout temps entre la société polie et le monde des écrivains ou des artistes. Dans les deux derniers siècles, lorsqu’un homme de lettres s’élevait par son talent et méritait d’attirer l’attention publique, le premier usage qu’il faisait de son esprit et de sa célébrité naissante était de s’introduire dans les salons de bonne compagnie, d’y prendre une place d’autant plus significative qu’elle était moins officielle, et il s’établissait des rapports, sinon d’une cordialité bien franche, au moins d’une utile réciprocité, entre ces deux puissances qui peuvent tour à tour s’allier et se combattre, mais qui ne devraient jamais devenir étrangères l’une à l’autre : les supériorités sociales et les supériorités littéraires. Les deux camps, s’ils ne s’aimaient pas toujours, se mêlaient sans cesse, et ils y gagnaient tous les deux. La littérature de Racine et de La Bruyère était aussi celle de La Rochefoucauld, d’Hamilton et de Saint-Évremond. Ce qui, dans les ouvrages de l’esprit, charmait le maréchal de Richelieu, le chevalier de Boufflers et le prince de Ligne, était aussi ce qui plaisait à Voltaire, à Beaumarchais et à Suard. Ces deux mondes distincts, mais non séparés, avaient constamment vue et ouverture l’un sur l’autre, et si le premier a été renversé par le second, c’est pour s’être trop laissé observer, étudier, pénétrer, et finalement absorber par lui.
Aujourd’hui ces conditions sont changées. Avertie et attristée par de douloureuses épreuves, placée par nos catastrophes politiques en dehors du mouvement des affaires et de la vie publique, la société polie, dans sa portion la plus élevée et la plus pure, s’est fermée, pour ainsi dire, à tout ce qui n’était pas elle. Le souvenir de ses malheurs l’a rendue méfiante envers ces plaisirs, ces raffinements de l’esprit qu’à tort ou à raison elle accusait d’une partie de ce qu’elle avait souffert. Le haut clergé, si spirituel autrefois, si enclin à mettre au service des Lettres la culture de son intelligence et l’urbanité de ses manières, est resté spirituel mais, vivant sous l’impression toujours présente de cette crise terrible et sanglante où il s’est régénéré, il a volontairement abdiqué cette part d’influence mondaine pour se retirer dans le sanctuaire et se restreindre aux austères attributions du sacerdoce. Les femmes, dont la souveraineté incontestée avait eu pour auxiliaire le génie même de notre pays, et marquait de sa gracieuse empreinte chaque détail de notre littérature et de nos mœurs, se sont démises, elles aussi, de cette royauté charmante. Soit ressentiment lointain de tout ce qu’avaient amené d’épouvantes et d’angoisses les brillantes futilités d’un autre siècle, soit envahissement des habitudes britanniques et parlementaires, elles se sont préoccupées beaucoup plus de leurs devoirs, un peu moins de nos plaisirs ; elles ont rapporté au foyer domestique ce qu’elles donnaient jadis aux salons, et si la morale en a profité, la civilisation en a souffert. Partout, en un mot, il y a eu scission, inavouée ou formelle, entre la littérature et le monde où elle cherchait autrefois ses inspirations, ses conseils et ses modèles.
Qu’est-il arrivé ? À côté et au-dessous de cette société qui s’assombrissait
en s’épurant, et qui, portes closes et rideaux fermés, aurait voulu pouvoir assourdir le
bruit croissant des idées nouvelles, il s’en est formé une autre composée d’éléments
hétérogènes, compliqués, et que des yeux distraits ou prévenus peuvent parfois prendre
pour la véritable. Comme l’imagination, la fantaisie, le goût du plaisir, l’attrait de
l’inconnu et de l’imprévu gardent toujours leurs droits et leurs revanches, comme il y
aura toujours, quoi qu’on fasse, des organisations passionnées, juvéniles, amoureuses de
bruit et de fêtes, d’amusement et de caprice, — les jeunes gens, les causeurs aimables,
les esprits indépendants, les viveurs de toute condition et de tout âge,
se sont habitués à chercher dans une autre sphère ce qu’ils ne trouvaient plus dans la
bonne compagnie. À ce premier groupe de transfuges se sont joints les poêles, les
écrivains, les artistes, qu’aucun lien ne rattachait plus à la société polie, qui ne
savaient plus ni l’aimer, ni la comprendre, et qui, ne reconnaissant d’autre loi que leur
fantaisie, la développaient bien plus librement dans cette aventureuse bohème dont ils
devenaient les maîtres, les ordonnateurs et les arbitres. De là le rôle et, la place
donnés, dans ces mœurs nouvelles, à ces femmes qui auraient bonne envie de recommencer
Aspasie, mais qui n’ont pu réussir encore à faire des Phidias et des Périclès ; de là
cette bizarre renaissance d’un petit monde néo-païen en plein dix-neuvième siècle, d’un
monde où le domum mansit, lanam fecit, semble redevenu l’apanage des
épouses et des mères, et où l’éclat, la parure, les fêtes de l’imagination et de l’art,
l’hommage des heureux et des beaux-esprits, appartiennent aux courtisanes. De là aussi le
penchant de nos poëtes et de nos conteurs à s’occuper de ces femmes, à étudier l’orageux
contraste de leurs joies et de leurs
misères, à les relever de leur fange, et
à leur décerner, dans leurs paradoxales antithèses, une suprême réhabilitation, — non pas
cette réhabilitation évangélique et chrétienne qui s’appuie sur le repentir et le pardon,
mais cette réhabilitation profane et superbe qui marche tête haute, et croit racheter par
un amour vrai une vie de désordre et d’infamie. Ce poétique paradoxe, après avoir séduit
de nos jours des talents bien divers, manquait encore du sceau d’un de ces succès
populaires qu’on obtient souvent avec quelques qualités de moins et quelques vulgarités de
plus. Le mérite ou le bonheur de la Dame aux Camélias a été justement de
s’emparer de ce thème, maintenu jusqu’ici dans les régions de l’art proprement dit et à
l’usage des initiés, pour l’accommoder aux goûts de ce public qui devait l’applaudir en
s’y reconnaissant. Marguerite Gautier, c’est Manon, c’est Marion, c’est Bernerette, mais
vues travers cette optique théâtrale et ce verre grossissant qui s’arrangent assez bien,
il faut le dire, de tout ce qui ôte à un sujet ses délicates finesses, pour le rendre
accessible à la moyenne des intelligences. Napoléon offrit un jour à
Talma un parterre de rois, et ce jour-là Auguste et Nicomède purent se croire écoutés par
leurs pairs. Lorsque M. de Vigny traduisit sur la scène les intimes douleurs de
Chatterton, on fit la critique et l’éloge de son œuvre en disant qu’elle aurait dû n’être
jugée que par des poëtes. Marguerite Gautier a eu une fortune analogue : elle s’est
produite devant ses pareilles : quand elle dit à son amant jaloux de son passé :
« Je croyais avoir choisi un homme assez supérieur pour me comprendre »
; quand une de ses amies, inclinée sur son lit de
mort, murmure à son oreille la phrase sacramentelle : Il te sera beaucoup
pardonné, parce que tu as beaucoup aimé ! ces niaiseries, au lieu de nuire au
succès des scènes vraies et senties dont la pièce n’est pas
dépourvue, ne
faisaient que le rendre plus électrique et plus éclatant ; car elles répondaient à la
pensée secrète, au vague désir, au dada de presque toutes les femmes qui
se trouvaient là. Plus tard, après qu’elles eurent inauguré de leurs bravos la vogue de ce
drame, on y vit arriver, dans une sorte de demi-incognito, des femmes d’un tout autre
monde, attirées par la proverbiale curiosité des filles d’Ève, et aussi par ce sentiment
confus et bizarre qui pousse parfois les existences régulières à s’approcher de ces
horizons inconnus, à en respirer un moment les exhalaisons chaudes et malsaines, à mesurer
du regard ces fées malfaisantes dont on leur vante les séductions et les grâces. Ne
fallait-il pas d’ailleurs pouvoir donner la réplique à leurs frères, à leurs maris, tous
ceux qui leur parlaient sans cesse de cette merveilleuse dame, et leur
en racontaient la véritable histoire, si fidèlement transportée sur le théâtre ? Elles y
vinrent donc, et le succès de la pièce s’en accrut. Cependant, au milieu des protestations
qui s’élevèrent contre cette glorification du désordre et du vice, parmi les incrédules
que rencontrait forcément le spectacle invraisemblable de cet amour si pur, si dévoué,
fleurissant tout coup dans une âme flétrie, une idée devait naturellement surgir parmi les
gens qui, par état, sont à la piste de sujets propres à piquer au vif et à remuer un
public blasé : l’idée d’écrire la contre-partie de la Dame aux Camélias,
de réhabiliter à leur tour les honnêtes femmes, et de nous montrer un
jeune homme, un artiste, avili, déchiré et perdu pour avoir voulu chercher une perle dans
ce fumier, et n’avoir rencontré que le fumier sans la perle. Les Filles de
Marbre, en dépit de leur titre prétentieux et de leurs déclamations sonores, n’ont
été que l’exploitation plus ou moins ingénieuse de l’envers d’un grand succès, et, travers
les invectives libéralement prodiguées aux
courtisanes, elles prouvaient la
singulière puissance de ce personnage qui deux fois en un an avait, tous ses deux aspects
différents, le privilège de passionner la foule ; ce n’était pas une réaction, c’était un
pendant.
Les Filles de Marbre sont, comme mérite d’exécution, très inférieures à la Dame aux Camélias, et, si l’on doit savoir gré aux auteurs de leurs intentions, on a le droit de leur en vouloir d’avoir gâté un beau sujet, ou plutôt de s’être contentés de l’entrevoir sans y entrer. N’importe ! l’idée seule a suffi pour faire réussir la pièce ; il a suffi qu’elle répondît aux préoccupations et aux habitudes de ce même public qui avait applaudi la Dame aux Camélias, et qui n’était pas fâché peut-être de voir humilier le lendemain ce qu’on avait exalté la veille. Glorifiée ou rabaissée, couronnée de son amour ou replongée dans son ignominie, c’était toujours la courtisane ; c’était toujours cette pâle et orageuse figure aux mystérieuses amorces, redevenue une puissance, grâce aux mœurs païennes de ce monde où elle règne.
Néanmoins ce monde compte encore d’autres éléments, d’autres influences. Les passions, nous l’avons dit, les secrètes révoltes de l’imagination et des sens ont constamment leur part à se faire, quelles que soient d’ailleurs les variations extérieures et l’attitude officielle de la société. Plus contenues, plus gênées qu’autrefois dans la bonne compagnie, y cherchant en vain les accommodements polis, les empressements mondains qui réussissaient souvent à les sauver d’elles-mêmes, ces passions éclatent de temps à ante, et avec d’autant plus de force qu’elles ont été plus comprimées. On assiste alors à une de ces explosions fatales qui détachent violemment une femme des cimes sociales pour lesquelles elle était née, et qui, commentées de proche en proche par la malice et la curiosité publiques, servent plus tard de texte à des plumes hostiles ou envenimées pour refaire aux dépens des femmes du monde ce qu’elles ont fait en l’honneur des courtisanes, c’est-à-dire pour confondre l’exception avec la règle. Ces patriciennes déchues ou émancipées, comme on les appelle, séparées par un abîme de l’ordre régulier et paisible où elles avaient vécu, entrent alors dans ces sphères troublées qu’elles pressentaient de loin et où les appelaient leur vocation et leurs instincts. Elles y entrent en cachant sous un sourire hautain la plaie de leur orgueil et le regret de leur passé. Enrôlées volontaires de l’abaissement et du désordre, on dirait qu’elles se plaisent à déchirer de leurs mains frémissantes les derniers lambeaux de leur noblesse reniée, de leur dignité déchue. Grâce à cette verve d’immolation, à cette fièvre de sacrifice, elles aussi deviennent des puissances dans cette société équivoque qui s’enrichit des épaves de la bonne compagnie comme des conquêtes de la mauvaise. Ajoutez-y, dans un brillant pêle-mêle, des artistes incompris, des grands hommes méconnus, des diplomates chamarrés de rubans problématiques, des étranger venus à Paris pour s’amuser à tout prix, et cherchant leur bien où ils le trouvent, — et vous aurez ce monde bigarré, frelaté, paradoxal, vrai pourtant, où doivent naître et s’épanouir des héroïnes telles que Diane de Lys.
Diane de Lys, la dernière de ces légendes murmurée par les échos des salons aux échos de la bohème, n’est pas, à beaucoup près, une œuvre méprisable ; elle possède la qualité la plus essentielle de tout ouvrage dramatique, la vie. Que cette vie soit fébrile et comme traversée de miasmes ; qu’il se mêle à cette curiosité un peu de ce malaise qu’éprouve tout honnête homme en face de mœurs douteuses et de personnages suspects ; qu’à dater du troisième acte la pièce trahisse sa parenté avec la lamentable famille des Antonys, cela ne fait pas doute ; ce que nous voulons constater, c’est qu’il y a çà et là, dans cette œuvre violente, des choses vraies, prises sur le fait, hardiment fouillées dans ce monde mi-partie de boudoir et d’atelier par une main qui paraît en connaître les ressorts et les secrets. N’aurions-nous à relever dans Diane de Lys que la figure épisodique du vieux rapin, — la scène où Diane, ayant, par étourderie ou par ennui, accordé un rendez-vous au jeune diplomate, dissipe une à une toutes les illusions de sa fatuité, — et le dialogue monosyllabique et glacé où les deux époux se disent adieu en se séparant pour quelques jours, ce serait assez pour donner à ce drame une physionomie originale. Il ne s’agit pas, — avons-nous besoin de le dire ? — de discuter la vraisemblance des moyens, la logique des caractères, la moralité de l’œuvre, mais seulement de signaler les affinités profondes qui unissent la pièce de M. Dumas fils aux passions qu’il a voulu peindre, aux types qu’il a observés, au milieu où il a vécu.
À quoi bon multiplier les exemples ? Il est clair que le mouvement et la vie se sont déplacés dans la société et dans la littérature dramatique comme ils se déplacent parfois dans les grandes villes. L’esprit, le bon mot, l’arbitrage littéraire, l’entrain d’imagination et d’intelligence, l’idée de la pièce de demain, le jugement de la pièce d’hier, tout ce qui se trouvait autrefois chez les gens du monde se trouve maintenant, à quelques étages plus bas, dans une zone torride qui a ses peintres et ses poëtes. L’observation vraie, l’étude piquante, le reflet exact, la personnification animée des physionomies sociales, ne se rencontrent plus au Théâtre-Français, mais sur les scènes secondaires, où se produisent et s’étalent plus librement les mœurs que nous venons d’indiquer. Tout ce qui se perd dans le trajet, en fait d’élégance et de distinction, d’atticisme et de convenance, il est facile de le concevoir : c’est là le premier châtiment des sociétés et des littératures qui ne se respectent plus. Ce châtiment n’est pas le seul dans ces pièces si fêtées, il est bien rare que les personnages, hommes ou femmes, empruntés à la vie aristocratique et régulière, ne soient pas défigurés et travestis, souvent même outragés. Comment en serait-il autrement ? On ne connaît pas, on voit à peine ceux qui pourraient servir de modèles ; on ne les juge que par ces exceptions désastreuses ou risibles, par ces déserteurs de la bonne compagnie qui portent dans le camp ennemi leurs révoltes, leurs humiliations et leurs colères. Ce sont ceux-là que l’on peint, et, en présence de leurs portraits à la fois fidèles et menteurs, nul ne se dit que c’est justement le contraste de leurs goûts et de leurs instincts avec ceux de leurs égaux qui les en a séparés : nul ne se dit que le spectacle même de leur déchéance est un hommage involontaire à l’honnêteté et à la sagesse de ce qu’ils ont quitté. En revanche, les artistes, les grandes dames compromises par d’apocryphes héritiers de Byron ou de Beethoven, les coryphées de cette gentilhommerie factice qui s’est formée sur les ruines de la véritable, les femmes galantes ou perdues, les existences déclassées, les héros de ces fausses élégances qui mêlent aux senteurs de musc et d’ambre un vague parfum de cour d’assises, ceux-là sont placés en pleine lumière, sous le jour le plus favorable ; ils ont le premier rang et le premier rôle ; ils posent complaisamment devant l’homme qui se fait le complice de leurs vanités, et s’apprête à les traduire sur la scène avec toutes leurs splendeurs et toutes leurs grâces : ils sourient d’avance à leur statue, et, si la statue n’est pas assez haute, ils se chargent eux-mêmes du piédestal. On les flatte, on les encense, on les divinise, et, le jour où cette apothéose se déploie au feu de la rampe, rien ne manque à leur triomphe, pas même un public juge et partie, empressé de saluer en autrui ses propres perfections et sa propre gloire,
Le mal est-il sans remède ? Peut-être se trouvera-t-il dans son excès même. Ce déplacement des forces vitales et intellectuelles de la société, cette déification de l’artiste fanfaron et vantard qui n’a rien de commun avec l’art véritable, celui des Delacroix et des Meyerbeer, mais qui presque toujours allie la rage de l’impuissance au délire de la vanité, cette surexcitation du cerveau aux dépens de la conscience et du cœur, cette complicité de la littérature et du théâtre avec des désordres qui abaissent en définitive le niveau moral d’un peuple, ce mélange de coupables complaisances et de coupables folies produit, sous nos yeux et en ce moment même, de telles conséquences, qu’il en sera, nous l’espérons, de ces orgies littéraires comme il en a été de ces orgies démagogiques, dont l’extravagance a abrégé la durée. Les honnêtes gens se détournent avec dégoût de ce scandaleux spectacle, de ce tréteau échafaudé sur un bourbier. Ce n’est pas assez s’ils veulent en finir avec cette littérature de trottoir, laver jusqu’au marbre où ses pas ont touché, et ramener le théâtre dans ses voies véritables, il faut qu’ils reprennent leur rang dans la vie sociale de leur temps, qu’ils relèvent du même coup ce monde dont ils devraient être les premiers arbitres, et cette scène dont ils devraient être les premiers juges. Au lieu de laisser à d’autres le soin de représenter la civilisation moderne dans ses rapports avec les Lettres et avec l’art, il faut qu’ils ressaisissent leur initiative, qu’ils rétablissent entre le théâtre et le salon ces communications, ces alliances de bon goût, également profitables à tous deux. Le jour où ils seront rentrés en possession de tous leurs privilèges, l’art dramatique, réintégré avec eux, ira chercher à leurs côtés ses études et ses fêtes. Peut-être, ce jour-là, n’aurons-nous pas encore d’Alceste, ni de Figaro, car le bon vouloir ne suffit pas à enfanter des chefs-d’œuvre ; mais du moins l’observation vraie, vivante, ne s’exilera plus de notre première scène pour s’éparpiller sur nos petits théâtres en d’incomplètes ébauches sans distinction et sans style, et, si elle réussit à inspirer quelques bons ouvrages, il y aura des auteurs capables de les écrire et un public digne de les juger.