Chapitre VII.
D’Isocrate et de ses éloges.
Tandis que les orateurs dans la tribune, les poètes dans leurs vers, les musiciens dans leurs chants, célébraient publiquement les guerriers, les athlètes et les grands hommes, d’autres écrivains composaient, dans la retraite, des éloges qui étaient écrits et rarement prononcés. Il paraît que le premier qui travailla dans ce genre fut Isocrate ; cet orateur, comme on sait, eut la plus grande réputation dans son siècle ; il était digne d’avoir des talents, car il eut des vertus. Très jeune encore, comme les trente oppresseurs qui régnaient dans sa patrie faisaient traîner au supplice un citoyen vertueux, il osa seul paraître pour le défendre, et donna l’exemple du courage quand tout donnait l’exemple de l’avilissement. Après la mort de Socrate, dont il avait été le disciple, il osa paraître en deuil dans Athènes, aux yeux de ce même peuple assassin de son maître ; et des hommes qui parlaient de vertus et des lois en les outrageant, ne manquèrent pas de le nommer séditieux, lorsqu’il n’était que sensible. Ayant perdu des biens considérables, il ouvrit une école et y acquit des richesses immenses ; le fils d’un roi lui paya soixante mille écus un discours ou il prouvait très bien qu’il faut obéir au prince ; mais bientôt après, il en composa un autre, où il prouvait au prince qu’il devait faire le bonheur des sujets. Plusieurs de ses disciples devinrent de grands hommes ; et comme partout le succès fait le mérite, leur gloire ajouta à la sienne. Il avait eu le malheur d’être l’ami de Philippe, de ce Philippe le plus adroit des conquérants et le plus politique des princes ; aimé de l’oppresseur de son pays, il s’en justifia en mourant, car il ne put survivre à la bataille de Chéronée ; voilà pour sa personne. À l’égard de son éloquence, si nous en jugeons par la célébrité, il fut du nombre des hommes qui honorèrent leur patrie et la Grèce. Les calomnies de ses rivaux nous attestent sa gloire, car l’envie ne tourmente point ce qui est obscur ; nous savons qu’on venait l’entendre de tous les pays, et il compta parmi ses auditeurs, des généraux et des rois. Aux hommages de la foule, qui flattent d’autant plus qu’ils tiennent toujours un peu de la superstition et de l’enthousiasme d’un culte, il joignit le suffrage de quelques-uns de ces hommes qu’on pourrait, au besoin, opposer à un peuple entier. On prétend que Démosthène l’admirait ; il fut loué par Socrate ; Platon en a fait un magnifique éloge ; Cicéron l’appelle le père de l’éloquence ; Quintilien le met au rang des grands écrivains Denys d’Halicarnasse le vante comme orateur, philosophe et homme d’État ; enfin, après sa mort, on lui érigea deux statues, et sur son mausolée on éleva une colonne de quarante pieds, au haut de laquelle était placée une sirène, image et symbole de son éloquence. Il est difficile que dans les plus beaux temps de la Grèce, on ait rendu ces honneurs à un homme médiocre ; d’un autre côté, Aristote n’en parlait qu’avec mépris :
Il est honteux de se taire, disait-il, lorsqu’Isocrate parle.
Faut-il penser qu’un grand homme connût l’envie ? et l’âme qui forma Alexandre eut-elle un sentiment bas ? ou bien un philosophe qui était tout à la fois physicien, géomètre, naturaliste, politique, dialecticien, qui avait porté l’analyse dans toutes les opérations de l’esprit, assigné l’origine et la marche de nos idées, cherché dans les passions humaines toutes les règles de l’éloquence et du goût, et en qui le concours et l’union de toutes ces connaissances devaient former un esprit vaste et une imagination qui agrandissait tous les arts en réfléchissant leur lumière les uns sur les autres, ne devait-il pas en effet avoir moins d’estime pour un orateur qui avait plus d’harmonie que d’idées, et pour un maître d’éloquence qui savait mieux les règles de l’art, que l’origine et le fondement des arts même et des règles ? Mais Aristote n’a pas été le seul à penser ainsi. Au siècle de César et d’Auguste, plusieurs Romains célèbres ne goûtaient point du tout les ouvrages d’Isocrate, et sûrement Brutus était de ce nombre ; au siècle de Trajan, Plutarque le peignait comme un orateur faible et un citoyen inutile, qui passait sa vie à arranger des mots et compasser froidement des périodes ; au siècle de Louis XIV, Fénelon le traitait encore plus mal ; Isocrate, selon lui, n’est qu’un déclamateur oisif qui se tourmente pour des sons, avide de petites grâces et de faux ornements, plein de mollesse dans son style, sans philosophie et sans force dans ses idées. Ainsi presque toutes les réputations sont des procès indécis, qu’on perd d’un côté et qu’on gagne de l’autre ; l’un méprise, l’autre admire. Je me rappelle ce Français pendu en effigie à Paris, et dans le même temps, ministre de France en Allemagne.
Pour lever ces contradictions, il faut avoir recours aux ouvrages mêmes. Je ne parlerai ici que des éloges de cet orateur ; ils sont au nombre de six.
Et d’abord, qui croirait que l’homme qui prit le deuil à la mort de Socrate, ait composé un éloge d’Hélène ? Cet ouvrage, comme on le voit par le titre, n’est et ne peut être qu’un misérable abus de l’esprit. On y fait sérieusement la comparaison d’Hélène avec Hercule, à peu près comme Fontenelle dans ses dialogues compare Alexandre et Phryné ! Cette manière de chercher de petits rapports qui étonnent l’esprit sans l’éclairer, n’a dû être approuvée dans aucun siècle. Cet éloge en vingt pages ne vaut pas les trois vers d’Homère, ou deux vieillards qui s’affligeaient ensemble des maux de la guerre, en voyant passer Hélène auprès d’eux, cessent tout à coup de s’étonner que l’Europe et l’Asie combattent depuis dix ans. Les trois vers sont d’un grand homme, les vingt pages sont d’un rhéteur.
On trouve ensuite l’éloge de Busiris, roi d’Égypte ; c’est à peu près comme l’éloge de Domitien ou de Néron. Comment un écrivain est-il assez malheureux pour se dire à lui-même de sang-froid : essayons de faire l’éloge d’un tyran. Ce n’est pas qu’Isocrate ne blâme ce sujet ; mais il le traite, dit-il, pour faire voir à un rhéteur qui l’avait manqué, comment il aurait dû le traiter lui-même. Il faut en vérité estimer bien peu l’art d’écrire et de parler aux hommes pour donner de pareilles leçons.
Le troisième éloge est, pour l’exécution et le sujet, d’un mérite fort supérieur à celui-là ; c’est l’éloge funèbre d’un roi, adressé à son fils : ce roi, grand homme assez obscur, se nommait Évagoras, et était souverain de l’île de Chypre. Ligué avec les Athéniens et les Perses, il contribua à abattre les Lacédémoniens, oppresseurs de la Grèce et tyrans d’Athènes. Il servit assez bien le roi de Perse pour mériter d’en être craint ; et ayant essuyé l’ingratitude et l’orgueil ordinaire aux grandes puissances contre les petites, il osa combattre le roi qu’il avait servi ; et avec ses seules forces, soutint pendant dix ans les forces de l’Asie. Isocrate ajoute qu’il eut le talent de gouverner ; qu’avant lui les habitants de l’île de Chypre, entièrement séparés des Grecs, étaient tout à la fois efféminés et sauvages, ignorant également la guerre et les arts, et joignant la barbarie à la mollesse ; que ce roi leur donna et le courage qui élève l’âme, et les arts qui l’adoucissent ; qu’il créa parmi eux un commerce et une marine, et de ces barbares voluptueux, fit tout à la fois des guerriers et des hommes instruits. C’est à la tête de ce discours qu’Isocrate se plaint que de son temps on aimait à louer des héros, qui peut-être n’avaient jamais existé, tandis qu’on refusait quelques éloges à d’excellents citoyens avec qui on avait vécu. « Accoutumons, dit-il, les hommes et l’envie à entendre louer ceux qui l’ont mérité, et pardonnons aux grands hommes d’avoir été nos contemporains. »
Le quatrième éloge, et en même temps le plus fameux discours d’Isocrate, est celui qui est intitulé le Panégyrique. On a prétendu qu’Isocrate avait été dix ans, et selon d’autres, quinze à le composer. Malheur à un ouvrage d’éloquence qui aurait coûté quinze ans ! Plus il serait travaillé, moins il serait lu. Quoi qu’il en soit, jamais peut-être orateur, dans aucun pays, ne traita un si beau sujet. Athènes et Lacédémone se disputaient l’empire de la Grèce ; elles se déchiraient pour commander, et la Perse profitait de leurs divisions pour les rendre esclaves. L’orateur entreprend de prouver, en faisant l’éloge d’Athènes, que c’est à elle qu’appartient naturellement l’empire, et il exhorte les Grecs à s’unir tous ensemble, pour porter la guerre chez leurs communs ennemis. On a dit que c’était la lecture de ce discours qui avait décidé Alexandre à conquérir l’Asie. Je n’en crois rien ; celui qui pleurait enfant, en apprenant les conquêtes de son père, n’avait pas besoin d’une harangue pour renverser le trône de Darius. Il y a d’ailleurs certaines lectures analogues à des âmes de héros ; et pour un homme tel qu’Alexandre, il n’y avait d’écrivain qu’Homère.
Isocrate, dans une vieillesse avancée, composa un autre éloge, c’était le sien. Il avait quatre-vingt-deux ans, et depuis cinquante ans peut-être, l’envie le poursuivait dans Athènes. Des sophistes qui avaient l’orgueil d’être ses rivaux, sans en avoir le droit, et qui s’indignaient d’une réputation qu’ils n’avaient pas, lui faisaient un crime de ses succès. Calomniateurs, parce qu’ils n’avaient pu réussir à être éloquents, ils l’accusaient en particulier, en public, dans les conversations, dans les tribunaux. Isocrate prit enfin le parti de répondre ; ce discours d’un vieillard, qui, pour réfuter l’envie, fait la revue de ses pensées depuis quatre-vingts ans, et avant de descendre au tombeau, rend compte à la patrie et aux lois, de l’usage qu’il a fait de son éloquence, n’était pas moins susceptible de pathétique que de force ; mais l’ouvrage, avec des beautés, est bien loin d’avoir ce caractère ; le sujet est grand, l’exécution est faible.
Enfin, à quatre-vingt-quatorze ans, il eut le courage de commencer un sixième et dernier éloge, et il le finit à quatre-vingt-dix-sept : c’est le Panathénée. On peut le regarder comme un adieu qu’il voulut faire à ses concitoyens, car c’est un second éloge d’Athènes. Sans cesse il y compare Lacédémone et sa patrie ; il n’est pas nécessaire de dire à qui il donne la préférence : l’âme de l’orateur n’était pas susceptible d’enthousiasme pour Sparte. Les arts et les plaisirs d’Athènes, un peuple facile, un caractère brillant, les grâces jointes à la valeur, la volupté mêlée quelquefois à l’héroïsme, de grands hommes populaires, des lois qui dirigeaient plus la nature qu’elles ne la forçaient, enfin des vertus douces et des vices même tempérés par l’agrément, devaient plaire bien davantage à un genre d’esprit qui ordonnait tout, et préférait la grâce à la force. Au reste, cet éloge, comme on s’en doute bien, porte le caractère de l’âge où il fut composé ; c’est l’abandon de l’âme dans un songe tranquille ; on voit se succéder lentement et doucement les mouvements de l’orateur ; on voit les impressions arriver jusqu’à lui par des secousses insensibles, et ses idées ressemblent à ces lumières affaiblies et pâles qui se réfléchissent de loin, et conservent de la clarté sans chaleur.
Tels sont, à peu près, les éloges que nous avons d’Isocrate. Malgré le fanatisme des réputations, il faut convenir de bonne foi que l’effet qu’on éprouve en les lisant est bien au-dessous de l’ancienne célébrité de l’orateur.
Tâchons d’en trouver les raisons. D’abord, un des principaux mérites d’Isocrate, était l’harmonie ; on sait combien les Grecs y étaient sensibles ; nés avec une prodigieuse délicatesse d’organes, leur âme s’ouvrait par tous les sens à des impressions vives et rapides ; la mélodie des sons excitait chez eux le même enthousiasme que la vue de la beauté ; la musique faisait partie de leurs institutions politiques et morales ; le courage même et la vertu s’inspiraient par les sons. Qu’on juge, chez un peuple ainsi organisé, combien devait être estimé un orateur, qui, le premier, créa l’harmonie de la prose. Pour nous, ce mérite est presque étranger ; nous sommes des Scythes qui voyageons, un bandeau sur les yeux, à travers les ruines de la Grèce.
Un autre grand mérite de cet orateur, c’étaient des finesses et des grâces de style ; or, ces finesses et ces grâces tiennent ou à des idées ou à des liaisons d’idées qui nous échappent ; elles supposent l’art de choisir précisément le mot qui correspond à une sensation ou délicate, ou fine ; d’exprimer une nuance de sentiment bien distincte de la nuance qui la précède ou qui la suit ; d’indiquer par un mot un rapport, ou convenu, ou réel entre plusieurs objets ; de réveiller à la fois plusieurs idées qui se touchent. Il en est d’un peuple qui entend parfaitement une langue, et de l’orateur qui lui parle, comme de deux amis qui ont passé leur vie ensemble, et qui conversent ; les lieux, les temps, les souvenirs attachent pour eux, à chaque mot, une foule d’idées dont une seule est exprimée, et dont les autres se développent rapidement dans l’âme sensible. Admettez un tiers à cette conversation, il ne concevra point ce que ces mots ont de touchant, ni pourquoi ils excitent une émotion si tendre, et font peut-être verser les plus douces larmes : telle est l’image du différent effet que produisent les beautés accessoires et les finesses d’expression dans une langue vivante ou dans une langue morte ; plus un écrivain a de ce genre de beautés, plus il doit perdre.
Enfin, le philosophe attache par l’étendue et la profondeur des idées ; l’orateur ne peut attacher que par les passions fortes ; l’effet des mouvements doux et tranquilles se perd, et n’arrive à la postérité que comme le ressouvenir d’un songe à demi effacé. Les passions seules raniment tout ; les passions traversent les siècles et se communiquent, après des milliers d’années, sans s’affaiblir ; l’homme a besoin d’orages ; il veut être agité : c’est pour cela que Démosthène a encore des admirateurs, et qu’Isocrate n’en a plus. Je sens l’un ; il me poursuit, il me presse ; je vais lui répondre. L’autre me parle toujours de loin ; j’aperçois sans cesse deux mille ans entre lui et moi.