(1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Leopardi »
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(1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Leopardi »

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I

Si son nom disait vrai, à celui-là, au lieu d’un triste-à-pattes, ce devrait être un terrible-à-griffes littéraire ; car il s’appelle Leopardi ! Leopardi ! Le comte Leopardi ! Quel nom pour faire rêver les imaginations vives à distance ! Quelle appellation superbe et commode pour les cent mille bouches de la Gloire ! À ce nom, tous les rapports surgissent entre l’animal royal, sultanesque (Sultan Léopard, dit La Fontaine), tout-puissant, magnifique, cruel et gracieux, que ce nom exprime, et le génie du poète à qui le Hasard l’a donné, le Hasard, cet imbécille, qui n’en fait jamais d’autres, qui appelle Renard le franc, le joyeux, le généreux Fox, l’homme le moins vulpin qui ait certainement jamais existé ! Eh bien, c’est ce nom (et quelques circonstances) qui a fait (chez nous du moins) à Leopardi son commencement de renommée… Les poètes, comme on le sait, sont rarement des critiques, et, dans tous les cas, Alfred de Musset n’était que poète. Or, c’est lui, Alfred de Musset, qui le premier, en France, nous apprit le nom fascinant et menteur de Leopardi, qui cache en ses huit lettres tout ce qu’il y a de moins léopard au monde… Sous le rayon de quelques vers de de Musset, lueur de lampe dans un caveau funèbre, le poète italien brillait mystérieusement, depuis ce temps-là, dans la pénombre d’une langue étrangère, toujours d’accès plus ou moins difficile ou désagréable à l’esprit français. Protégé par cette demi-obscurité et peu éclairé par ce lampadaire, le nom, violemment pittoresque, ne se détachait que mieux, et tous les ignorants, qui rivalisent parfois avec les savants en pédantisme, ne manquaient jamais l’occasion, quand elle se présentait, de citer ce nom de Leopardi qui faisait bien dans la phrase et qui surtout faisait croire qu’ils l’avaient lu… Telle était, en France, la position de Leopardi. Elle n’était pas mauvaise… Sa gloire mijotait… La gloire se fait comme du bouillon, quand elle n’éclate pas comme la poudre. Mais voici une traduction des poésies complètes de Leopardi, et nous allons voir ce que va devenir son commencement de renommée, dans le plein jour d’un texte facilement accessible à tous. Nous allons voir si le Leopardi d’imagination que nous avions tous dans la tête et qui nous avait griffé la cervelle, n’est, pas tué net sur place, — non par la trahison, mais par la fidélité de son traducteur.

C’est M. Valéry Vernier qui s’est chargé de l’exécution du Marsyas italien. Il ne l’a pas écorché de la tête aux talons avec des mains d’Apollon irrité, mais il l’a moulé des pieds à la tête, avec des mains innocentes et presque pieuses, dans le plâtre d’une prose blafarde comme l’est le plâtre et d’autant plus exacte qu’elle est plus blafarde. Je ne reproche point cette pâleur à M. Valéry Vernier. Je sais qu’il aime la couleur et qu’il est capable d’en broyer. C’est un mussetien. Mais précisément parce qu’il est mussetien, il a pris l’ordre chez de Musset pour traduire Leopardi, vanté par son maître, ce qui, par parenthèse, a dû cruellement l’ennuyer ; car je le connais, M. Vernier… Poète, romancier, fantaisiste et sceptique, ayant dans l’esprit le je ne sais quoi de français qui répugne, non pas à la tristesse d’une heure, mais à la lamentation éternelle, à la complainte infinie, au Jobisme à poste fixe et bête, — qui n’a pas même Dieu pour excuse, car Leopardi est athée, — comme il a dû souvent s’interrompre, M. Vernier, dans ce pensum d’une traduction de Leopardi imposé par de Musset, qui l’aurait chanté tant qu’on aurait voulu, et transfiguré en le chantant, mais qui, lui, ne l’eût pas traduit, certes ! Une fois la chose achevée, M. Vernier ne pouvait mieux se venger de l’ennui qu’elle lui avait causé qu’en la publiant. C’était de la vengeance pour lui ; de l’éducation pour les autres. Rien de mieux. Seulement, j’aurais voulu qu’il l’eût fait précéder d’une autre préface. J’aurais voulu qu’il eût dit du poète italien, avec l’autorité d’un artiste qui vient de mouler la piètre anatomie d’un homme : « Il n’était pas plus grand que cela ! » et il ne l’a pas dit. Au contraire, il a persévéré imperturbablement à trouver Leopardi un grand homme, comme tout traducteur trouve d’ordinaire son traduit ! Son traduit, dans l’ordre littéraire, est à peu près ce qu’est son petit, dans l’ordre sentimental et paternel.

II

Mais moi qui ne l’ai pas traduit, moi qui viens de le lire, je ne dirai pas tout chaud, mais tout froid, dans la traduction de M. Valéry Vernier, moi qui ne mêle point la politique à la littérature et qui ne trouve pas l’Italie de ces derniers temps grande dans autre chose que dans l’opéra et dans le ballet, je me permets de nier résolument le grand poète qu’on nous fait de Leopardi. Dans un pays de la forte nationalité du nôtre, qui est tout l’univers avant d’être français, et dont les gentilshommes — s’il y a encore des gentilshommes — mettent pour courir les culottes d’un jockey anglais, il y a dix poètes pour le moins, à cette heure, de la force ou plutôt de la faiblesse de Leopardi, et dont on ne s’occupe pas, avec raison, du reste, mais par la seule raison qu’ils ne sont pas des Italiens ! Dans cette préface de M. Vernier, qui m’étonne, je l’avoue :

Pour un homme d’esprit, vraiment, vous m’étonnez !

on parle de l’âme grande et désolée de Leopardi ; on le compare au Dante et aux Prophètes. Oimè ! Mais on n’est pas Dante, on n’est pas un prophète, on n’est pas un grand poète, de cela seul qu’on est un grand triste. Il faut encore que la tristesse ait un caractère, une puissance, une fécondité. La tristesse de l’aigle, dans son aire, n’est pas celle du pingouin, et Leopardi n’est qu’un pingouin. C’est un triste-à-pattes littéraire. Et entendez-moi bien ! Je dis littéraire : je ne dis pas poétique. Être poétique dans un degré quelconque, c’est avoir dans un degré quelconque quelque chose de spontané, d’élancé et d’involontaire dans la pensée. Et Leopardi n’a rien de tout cela, C’est un rhétoricien qui fait des vers à la petite mécanique de l’habitude et du souvenir. Cette grande âme n’a rien de vivant. S’il n’y avait pas une littérature en Italie, Leopardi ne la commencerait pas… C’est un lettré de la Renaissance attardé dans l’époque moderne, rêvant pour l’Italie des réveils comme on en rêvait dans ce temps-là, païen, mythologue, athée, comme on l’était alors. Il avait, dit-on, la science de la Renaissance, et M. Vernier le compare à Pic de la Mirandole, cet hydrocéphale de connaissances vaines, qui est mort de sa monstruosité stérile. Helléniste de premier ordre, il faisait des vers italiens comme il eût pu faire des vers grecs. Dans les uns et dans les autres, il aurait mis identiquement la même chose. Venu après Alfieri, l’autre païen, le stoïque de la pensée en fer creux, et après Ugo Foscolo, ce faux Goethe, qui refit Werther en italien, il fut un triste comme eux, et même la tristesse de ses poésies ne lui appartient pas…

Il était né triste, cependant. Rien n’est plus triste que l’impuissance. Il appartenait à ceux-là que j’ai nommés en le nommant : les « triste-à-pattes de l’humanité ». Il n’y a dans le monde que deux familles d’esprits, ceux qui ont la puissance du rire, les légers, les aériens, les fiers, les ironiques et les charmants, qui sonnent les fanfares de l’esprit et la marche triomphale des sentiments humains les plus vainqueurs, et les plaintifs, les gémissants, les lourds, les ténébreux, les accroupis dans la lamentation et dans les larmes, les Job enfin, avec plus ou moins de femmes, d’amis, de lèpre et de fumier ! Quand chez ces derniers un homme a vraiment du génie il pousse, à sa façon, le cri du génie, et c’est le Dante quand le génie est mâle, et c’est Lamartine quand le génie est femelle. Mais dans le Dante comme dans Lamartine, — dans le Dante, l’encapuchonné, malgré les ailes d’archange exterminateur que le catholicisme a données à son génie ; dans Lamartine, malgré sa grâce molle et racinienne, — ne vous y trompez pas ! il y a au fond un triste-à-pattes, tandis que dans Leopardi il n’y a que le triste-à-pattes. C’est le génie qui a manqué.

Tenez ! cherchez ! — Voilà le volume. Trouvez-moi seulement en cet homme une pensée, un sentiment ou une image d’une intensité assez passionnée pour que nous puissions dire tous deux : ceci véritablement est d’un poète. Pour ce blême Leopardi, ce Pierrot mélancolique de la poésie italienne qui chante au clair de lune romantique de son temps, la vie est mal faite et la vieillesse épouvantable, et c’est entre ces deux inspirations monotones que se balance éternellement le triste pantin ! Ah ! je comprends la misanthropie. Je comprends l’impiété, cette misanthropie contre Dieu ! Ce n’est pas moi qui repousserai jamais un sentiment quand son expression sera énergique, le plus haut point de sa vérité ! Mais, enfin, en tant qu’on maudit tout, la création et le créateur, en tant qu’on a des sentiments d’enragé, en tant qu’on s’en prend au Néron céleste, qu’on se révolte et qu’on blasphème, on peut avoir de la grandeur. Satan est grand dans Milton. Un poète peut être Satan pour son propre compte. Mais Leopardi ! Il ne sait pas pourquoi la vie est mal faite, et il a la peur (qui le ratatine déjà) d’être vieux ! Ne voilà-t-il pas des sources de poésie bien fières ? Ne voilà-t-il pas de quoi faire accepter le trembleur devant la vieillesse comme le successeur de ce Dante, qui fait tout trembler ?…

III

Et ne dites point qu’il ne faut pas croire au plâtre de M. Vernier. Ne dites point que, fût-elle fidèle, sa traduction (et elle est fidèle), ce n’est toujours là qu’une traduction, dans laquelle, comme dans toute traduction, la meilleure moitié d’un poète s’évapore ! Je connais trop ces vieilles fins de non-recevoir pour les admettre, ces bâtons mis dans les roues de la Critique pour l’arrêter et qui les cassent si elfe est un peu vigoureuse. Cela n’est pas vrai du tout que les grands poètes ne puissent être traduits d’une langue dans une autre. Les grands poètes ne sont pas que dans les mots et les attitudes et les finesses d’un langage. Il y a des écrivains très raffinés, très subtils et tellement dans la langue, dans les fils les plus déliés de la langue, qu’en voulant les faire passer dans une autre on ne sait plus ce qu’ils deviennent… Mais les grands poètes, non ! Avant que nous sussions l’anglais, Shakespeare, dans Le Tourneur, nous paraissait superbe ; Byron, sublime, dans Amédée Pichot ; Walter Scott, dans Defauconpret, de la plus incomparable bonhomie. En somme, ils nous paraissaient ce qu’ils étaient… L’original, quand nous l’avons connu, ne nous a pas donné beaucoup plus… Quelques sens, oui ! qui faisaient contre-sens, mais le grand sens, le sens humain, l’émotion, la profondeur de la pensée, le grandiose de l’image, fût-elle exprimée par une mauvaise plume, comme une tête de buste qu’on déterre est cassée par un extracteur maladroit, nous l’avions pourtant, nous pouvions en juger, — et il y a plus : ce n’est peut-être que dans de mauvaises traductions que l’on peut avoir l’essentiel, l’indestructible, la partie irréductible des grands poètes. La traduction de M. Valéry Vernier serait donc suffisante alors qu’elle serait inférieure à ce qu’elle est, pour juger de Leopardi et de son prétendu génie. Comme invention, pensée et expression, il faut savoir le dire, ce génie est nul. En Italie, une coterie d’amis, dont M. Vernier nomme plusieurs, essaya de lui composer une petite gloire posthume ; mais cet élégiaque artificiel, au désespoir mollasse et terne, répugnait à ce peuple italien, amoureux de concetti et de mots sonores. Cette gloire essayée se perdit bientôt dans des phrases absurdes : « Leopardi chanta l’enfer avec les mélodies du paradis », ce qui devait, par parenthèse, donner de l’enfer une fameuse idée ! C’était aussi bête, n’est-il pas vrai ? que si on avait dit : « Ce fut un Dante couleur de rose ». En France, où l’on avale les étrangers sans les mâcher, comme des hosties, et où les ennuyeux paraissent des majestueux et imposent, je l’ai dit, il réussit davantage en sa double qualité d’ennuyeux et d’étranger, ce valétudinaire studieux, — qui, malgré son nom, ne fut un léopard d’aucune manière, pas même un chat, ce cadet des cadets de la race féline, mais tout simplement et pacifiquement un rat de bibliothèque qui faisait des vers comme il faisait un commentaire sur Épictète, et par le même procédé !

C’était, en vérité, bien la peine de s’appeler du beau nom de Leopardi !