(1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Jules Vallès » pp. 259-268
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(1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Jules Vallès » pp. 259-268

Jules Vallès

Les Réfractaires.

Étudier la raison d’un succès est toujours une belle question en critique… S’il est un livre pour lequel le journalisme ait battu de tous ses tambours, — et aux champs encore, — c’est ce livre des Réfractaires 24… L’auteur en fut un, m’a-t-on dit ; ce qui prouve, Dieu merci ! qu’ils ne s’en vont pas tous finir à la Morgue et à Bicêtre, mais qu’il en est qui se décident à emboîter le pas… gymnastique, pour aller plus vite, derrière cette société en marche qu’ils ne voulaient ni servir ni suivre, et même à avoir avec elle de ces manières très peu sauvages à l’aide desquelles on prend le succès à Paris.

Et j’en fais mon compliment à Jules Vallès, et mon compliment très sincère. Le Sicambre de la misère bravée et de la vanité folle des premiers jours de la vie a baissé la tête parce qu’il l’avait intelligente. Il l’a baissée au lieu de se la casser. Cela valait mieux. Le réfractaire n’a été qu’un retardataire. Le conscrit social en révolte, qui ne voulait pas être soldat parce qu’on ne le faisait pas tout d’abord Maréchal de France, a rejoint le régiment, sans gendarmes, et il ne s’est pas coupé le doigt qui tire la languette dans le coup de fusil, pour se rendre impropre au service… Non ! de par Dieu ! il a le doigt, la languette, le fusil, et il sait tirer ! et il tire aujourd’hui sur ses troupes ! et il entend à merveille le petit ménage de sa poire à poudre ! et il ne perdra pas un seul grain de la charge de son fusil ! et il dit à ceux qui le regardent ou qui ne le regardent pas, il leur dit, avec ce besoin d’être vu qui est l’âme de ces Insurgés solitaires : « Tenez ! c’est ainsi que je tire ! Comment trouvez-vous ce coup-là ?… »

Nous le trouvons tiré en ligne et pas mal ajusté, monsieur. Mais pourquoi n’est-il pas mortel ?… Est-ce donc que l’ancien réfractaire aurait encore l’involontaire émotion du passé, la larme à l’œil qui empêche de bien voir et le tremblement de la main, quand il tire sur ses camarades d’indiscipline et de débandade ?… En d’autres termes, si le peintre est dans ces Réfractaires, le peintre amer, âpre et féroce, qui nous les a faits si cruellement ressemblants, pourquoi le moraliste n’y est-il pas, le moraliste qui jugerait en dernier ressort tous ces Bohèmes de l’orgueil et de la paresse, tous ces Échappés de la Loi Sociale, et qui les internerait au bagne du Mépris, à perpétuité, pour leur peine d’avoir lâchement refusé de prendre leur part des travaux forcés de la vie ?… Assurément, c’est très bien que de fusiller toutes ses sottises, quand on est un homme ; mais il ne faut pas qu’une seule en réchappe… Il faut les laisser toutes bien réellement mortes sur la place. Et si elles n’étaient que blessées, il faut les achever !

Eh bien, Jules Vallès ne les achève pas !… et voilà la grande critique à faire de son livre, qui ne conclut point, qui n’a aucune des conséquences sévères et absolues auxquelles je m’attendais en ouvrant cet ouvrage, dont le titre est plus grand que l’idée. En effet, Les Réfractaires tout court impliquent les grands comme les petits réfractaires, et ici je ne vois que les petits.

Oui ! les petits, — et encore les petits de Paris, visibles seulement à Paris, connus uniquement entre le Gros-Caillou et les Buttes-Montmartre, et dont l’espèce est perdue — entièrement perdue — et n’existe plus passé la banlieue et ses derniers cabarets. Les réfractaires de Jules Vallès n’appartiennent pas à la grande nature humaine. Ils sont aussi particuliers et locaux à leur manière que les plus corrompus, les plus dépravés des Chinois le sont à la leur. Ils sont exclusivement de Paris, et du Paris du xixe  siècle. Ils sont de Paris comme les chiffonniers, qui valent mieux qu’eux, — comme les cocottes, ces autres réfractaires, qui ont aussi leurs historiens et leurs Vallès, non dégoûtés et quittant la place comme le Vallès, d’aujourd’hui, mais, au contraire, voulant y entrer ! En dehors de Paris, en dehors de cette espèce de cuve qui a ses sorcières, comme la marmite de Macbeth, mais plus jolies, et où tous les champignons gâtés du fumier civilisé bouillonnent incessamment sous le feu des plus diaboliques vanités, on ne sait pas et on ne comprendrait pas un seul mot de l’histoire que Jules Vallès a écrite avec une verve poignante. Pour cela, il est nécessaire de connaître la vie de Paris, les bouges de Paris, et surtout la littérature de Paris ; car, ne vous y trompez pas ! ces réfractaires de Paris et de Vallès ont le rêve et la prétention littéraires… Ils sont nés de cette démangeaison.

Cette tarentule dont on meurt, la plume, les a piqués. Ils ont pourri par cette piqûre. Tous ou presque tous, si vous voulez y regarder, ils sont plus ou moins les frères en bâtardise des Bohèmes célèbres et surfaits, les Edgar Poe25, les Mürger, les Gérard de Nerval. Seulement, eux ! ils ont raté avant le coup. Lazzaroni dépenaillés et beaux diseurs, ce sont les Fiers-à-bras de la Médiocrité, avec l’insolence du génie que n’a pas le génie, des don César de Bazan sans naissance, ruinés avant de venir au monde, et dont les haillons dans lesquels ils se drapent n’ont jamais eu assez d’étoffe pour faire un manteau. Sans la prétention littéraire qui les distingue et qui est leur caractéristique, ils ne seraient que des pauvres, non pas de ceux-là que l’admirable Église catholique appelle « les membres de Jésus-Christ », titre sublime qui révolterait leur orgueil ; non pas de ces pauvres honteux qui sont si touchants ; mais des pauvres sans honte, faméliques, paresseux, envieux, impudents, enragés, comme il en existe partout, dans toutes les sociétés du monde, — le fond commun de l’humanité, qui se répète, hélas ! comme la mer se balance, à nous donner le mal de cœur, et qui n’est pas, la rabâcheuse, originale tous les jours !

Ainsi, trop circonscrit et trop local, pas assez vaste, pas assez historique ; car j’en connais, de beaux réfractaires, dans l’Histoire ! le sujet de Vallès a l’inconvénient de tous les sujets circonscrits : il manque de l’intérêt qui prend, d’emblée, tous les esprits et tous les cœurs ! Je crois bien que son livre pourra très vivement intéresser dans un siècle ou deux les Mérimées de l’avenir, les archéologues et les antiquaires de l’histoire (qui demanderaient qu’on leur servît tout chaud un Tallemant des Réaux du temps de Périclès, afin de faire un feuilleton piquant de ses commérages de mœurs mortes et de singularités sociales oubliées), mais pour nous, qui sommes encore de ce siècle, et qui n’avons que trop frotté nos coudes au coude percé de ces fainéants de l’orgueil et de la jactance, lesquels disent à la société, dure parfois, je le sais ! mais, au bout du compte, toujours leur mère : « Je ne suis pas fait pour entrer dans tes catégories ; je suis trop grand pour passer, même en courbant la tête, sous tes misérables portes Saint-Denis ! » pour nous, enfin, qui avons connu à fond cette race de drôles, spéciale aux cabarets du Paris du xixe  siècle, il n’y a guères d’intérêt dans la peinture de Vallès que sa peinture. Or, cette peinture trouve son cadre trop tôt. Quand le grand Callot, qui, lui aussi, peignait des réfractaires, nous donnait ses fameux pauvres et ses bandits, c’était toute la société délabrée de son temps qu’il étreignait et qu’il maîtrisait sous

son observation puissante, c’étaient toutes les misères lamentables ou grotesques, abjectes ou terribles, que l’épouvantable guerre de Trente Ans et les vices de cent avaient faites ! Il n’avait pas que quelques types, que deux ou trois curiosités, deux ou trois variétés de la même figure. Mais Vallès n’a pas vu autant que Callot, et il ne peint que ce qu’il a vu. Ce n’est pas sa faute… mais c’est là peu de chose. Comme Callot, il a mis dans sa peinture ses souvenirs personnels, et il a raison. Je ne l’en blâme pas ! Les meilleures couleurs de nos palettes ne sont jamais que le sang qui coula de nos cœurs… Seulement, ce que je lui reproche, c’est de n’avoir pas assez de souvenirs. Lui qui crie un peu trop : place aux jeunes ! a le tort ici de n’être pas assez vieux. L’homme ébauché borne l’artiste. Ce que je lui reproche, c’est de ne traîner dans tout son livre, qui commence par cette eau-forte des Réfractaires suivie de l’eau faible des Irréguliers de Paris, qui sont encore des réfractaires, mais des clairs de lune de réfractaires, et qui finit par ce roman de pitres et de monstres, qui sont des réfractaires encore, mais, ceux-là, descendus à la plus basse puissance du dégoût ; oui ! ce que je lui reproche, c’est de ne traîner jamais que le boulet, trop lourd et trop rivé, d’un seul souvenir personnel. Le cas est triste. J’en voudrais au moins deux ! Un ombilic à regarder, ce n’est pas le tour du monde, quand vous le prendriez dans la panse même de Falstaff ! À force de se regarder le bout du nez, le plus beau visage finit par se donner un genre de regard qui ne doit pas faire beaucoup de conquêtes, et il faut se défier de la grimace, à poste fixe, du talent.

Car Jules Vallès a du talent, et je tiens à ce qu’il ne nous le gâte pas et qu’il nous le conserve… Puisque j’ai parlé de Callot, je ne dirai pas, certes ! que Vallès a les immenses qualités pittoresques de ce peintre de réfractaires, ou sa noblesse inouïe quand l’objet qu’il retrace est bas, ou son idéalité restée toujours pure dans l’observation la plus exacte. Je ne dirai pas non plus qu’il ait la tragique impassibilité d’Hogarth, de cet autre peintre de vices et de misères, qui fut un moraliste comme Vallès ne l’est pas ; mais je dis avec bonheur qu’il a la verve sombre, le feu noir, le nerf, le mordant, le trait brutal, qui viole, mais féconde, et l’amertume de la caricature, s’il n’en a pas toujours la gaîté. Évidemment, ce sont des dons, cela, et je lui en sais d’autres encore ! Ce meurt-de-faim d’hier qui n’en mourra pas (heureusement !) et qui s’est repris par l’énergie à la famine, a dans son livre peut-être trop de cris d’estomac, mais il a aussi des cris de cœur. Les intestins n’empêchent pas les entrailles. Il est sensible, et il a souffert. On trouve chez lui de ces mots qui ressemblent à des sanglots qui crèvent, mais qu’il étouffe vite dans sa phrase crispée et rapide. En écrivant toute cette histoire, qui fut un peu la sienne, il renfonce les larmes que Diderot laisserait couler : Diderot, qui écrivit l’histoire du réfractaire Neveu de Rameau, Diderot, qui fit des sermons à un louis pièce pour manger, qui fut un réfractaire comme Vallès, et qui n’en devint pas moins bourgeois de Paris, académicien, père de famille, un gros bonhomme en robe de chambre et en serre-tête, comme un jour le sera peut-être Vallès. Dieu a tant d’esprit ! C’est une de ses meilleures plaisanteries que de faire, de ces crânes indomptés de réfractaires, tout bonnement de braves bourgeois de Paris !

Seulement, ce n’est pas tout que d’être sensible, il faut être élevé ; il faut que, chez l’artiste qui sent et qui fait sentir, la pensée ennoblisse l’émotion, et s’il se peut la sublimise. Eh bien, franchement ! est-ce bien cela chez Vallès ?… Quand il nous expose ses réfractaires, ses irréguliers, ses pitres et ses monstres de foire, tout ce monde de toqués, de tiqués, de contrefaits par le vice, l’insanité et la sottise, dont son livre est la vitrine en cristal, Vallès nous relève-t-il l’âme de cette boue, et n’est-il pas un peu trop un de ces peintres dont parle Chamfort, qui, dans un palais, choisissent les latrines pour les peindre ?… La source de l’inspiration de Vallès est-elle bien tout ce qu’elle doit être ?… J’ai déjà dit que le moraliste, l’homme plus haut que ce qu’il voit et qui le juge, n’était pas en lui. Il n’y a pas une place dans tout ce livre des Réfractaires, une seule place ! où souffle le vent d’un principe, une ligne où l’on sente que l’auteur a en lui ce point fixe des notions premières qui sont comme les gonds de la vie et sur lesquels elle tourne, mais sans jamais s’en détacher… Eh bien, à part cette nécessité d’être moraliste pour être vraiment supérieur dans un livre comme Les Réfractaires, y a-t-il même dans le coup de pinceau de Vallès, qui est énergique, autre chose que de la force qui fait montre de ses biceps, comme messieurs ces Hercules qu’il aime ?… J’y ai cherché vainement une phrase qui eût de la grâce, de la grâce, ce dernier développement de la force qui lève sa massue avec légèreté ! Comme écrivain (uniquement comme écrivain, bien entendu), Vallès est le jeune homme dont Proudhon est l’homme fait. Il a ce style ferme, sain, robuste, qui plaît en France et porte l’idée ; mais, que diable ! il faut une idée à porter. Ce style, très certainement, Vallès en tirerait parti s’il le mettait au service de quelque chose de grand. Il ne doit pas s’en servir pour nous peindre la Cour des Miracles, dans des livres qui pourraient être signés très bien « Clopin Trouillefou ». Assez comme cela de Cours de Miracles ! Jules Vallès pourra peut-être en faire, mais à condition d’en sortir !