(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Troisième partie — Section 14, de la danse ou de la saltation théatrale. Comment l’acteur qui faisoit les gestes pouvoit s’accorder avec l’acteur qui récitoit, de la danse des choeurs » pp. 234-247
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(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Troisième partie — Section 14, de la danse ou de la saltation théatrale. Comment l’acteur qui faisoit les gestes pouvoit s’accorder avec l’acteur qui récitoit, de la danse des choeurs » pp. 234-247

Section 14, de la danse ou de la saltation théatrale. Comment l’acteur qui faisoit les gestes pouvoit s’accorder avec l’acteur qui récitoit, de la danse des choeurs

L’art du geste convenable à la déclamation théatrale étoit partagé en trois méthodes. Il étoit subdivisé en trois arts differens. La premiere méthode enseignoit l’ emelie ou le geste propre à la déclamation tragique.

On appelloit cordax le recueil des gestes propres à la déclamation des comedies, et sicinis celui qui étoit à la propre récitation des pieces dramatiques que les anciens appelloient des satyres. Les personnages qui récitoient dans ces trois genres de poësies, faisoient plusieurs gestes qui étoient propres spécialement à chaque genre.

Lucien dit néanmoins dans son traité de la danse, qu’en executant les pieces comiques, on mêloit souvent les gestes propres à la satyre, avec les gestes propres à la comédie, le sicinis avec le cordax.

Comment, dira-t-on, les anciens avoient-ils pû venir à bout de rediger ces méthodes par écrit, et de trouver des notes et des caracteres qui exprimassent toutes les attitudes et tous les mouvemens du corps. Je n’en sçais rien, mais la chorégraphie de Feuillée dont j’ai déja parlé, montre suffisamment que la chose étoit possible. Il n’est pas plus difficile d’apprendre par des notes quels gestes il faut faire, que d’apprendre par des notes quels pas il faut former. C’est ce qu’enseigne très-bien le livre de Feuillée.

Quoique le geste ne soit pas réduit en art parmi nous, quoique nous n’aïons pas approfondi cette matiere, et par consequent divisé les objets autant que les anciens l’avoient fait, nous ne laissons pas de sentir que la tragédie et la comédie ont des gestes qui leur sont propres spécialement. Les gestes, les attitudes, le maintien et la contenance de nos acteurs qui récitent une tragédie, ne sont pas les mêmes que ceux des acteurs qui joüent une comésie.

Nos acteurs guidez par l’instinct, nous font sentir les principes sur lesquels les anciens avoient fondé la division de l’art du geste théatral, et l’avoient partagé en trois méthodes. Comme le dit Ciceron, la nature a marqué à chaque passion, à chaque sentiment son expression sur le visage, son ton et son geste particulier et propre.

Les passions que la tragedie traite le plus ordinairement, ne sont point celles que la comédie traite le plus communément.

Dans le chapitre où Quintilien parle avec plus d’étenduë qu’ailleurs, du geste convenable à l’orateur, on trouve bien des choses qui font voir que de son temps les comédiens avoient des écoles particulieres où l’on enseignoit l’art du geste propre au théatre.

Quintilien y détourne quelquefois son disciple de suivre ce que les comédiens enseignoient sur certains détails.

Quelquefois il les cite comme de bons maîtres.

Ceux qui enseignent l’art de la scéne, dit-il, dans un autre endroit du même chapitre, trouvent que le geste qu’on fait de la tête seule est un mauvais geste. On voit même que ces professeurs avoient ce qu’on appelle les termes de l’art. Quintilien en parlant de la contenance qu’un orateur sur qui tous les yeux des auditeurs sont déja tournez, quoiqu’il n’ait pas encore commencé à parler, doit tenir durant un temps avant que d’ouvrir la bouche, dit que les comédiens appellent en leur stile ce silence étudié, des retardemens.

Comme les gens de théatre ne devoient gueres se servir des gestes d’institution, en un mot, comme leur saltation étoit d’une espece particuliere, il étoit naturel qu’ils eussent des écoles et des professeurs à part. D’ailleurs il falloit qu’ils sçussent un art qui leur étoit particulier, je veux dire celui de faire tomber leur geste en cadence avec la récitation du chantre, qui parloit quelquefois pour eux. Je vais tâcher d’expliquer encore plus intelligiblement que je ne l’ai fait jusques ici, comment ils en venoient à bout et comment l’action de celui qui gesticuloit pouvoit s’unir avec la prononciation de celui qui parloit. J’ai dû attendre que mon lecteur se fut mis peu à peu au fait pour lui faire lire cette derniere explication, au hazard de tomber dans quelques redites.

Le lecteur se souviendra de ce que nous avons déja dit, que la musique hypocritique présidoit à la saltation. Or la musique, dit Quintilien, regle les mouvemens du corps comme elle regle la progression de la voix.

Ainsi la musique hypocritique enseignoit à suivre la mesure en faisant les gestes, comme la musique metrique enseignoit à la suivre en recitant. La musique hypocritique s’aidoit de la musique rithmique, car les arts musicaux ne pouvoient point avoir chacun son district si bien séparé, qu’ils ne se retrouvassent quelquefois dans la même leçon. Il falloit souvent qu’un art musical empruntât le secours d’un autre. Voilà déja quelque chose.

L’acteur qui récitoit et l’acteur qui faisoit les gestes, étoient donc obligez de suivre une même mesure dont l’un et l’autre devoient également observer les tems. Nous avons vû dans Quintilien qu’on tâchoit d’établir une proportion entre les gestes et les mots que disoit l’orateur, de maniere que son action ne fut ni trop fréquente ni trop interrompuë. On peut croire que cette idée venoit de ce que l’acteur qui récitoit sur le théatre, ne devoit dire qu’un certain nombre de mots, tandis que l’autre acteur chargé de la gesticulation faisoit un certain geste. Le premier devoit dire apparemment un plus grand nombre de mots lorsque le second faisoit un autre geste. Quoi qu’il en soit, il est toujours constant que l’un et l’autre suivoient les temps d’une même mesure batuë par le même homme, qui avoit sous les yeux les vers qui se récitoient, et dont les syllabes marquoient les temps, comme on l’a vû. Au-dessus de ces vers on avoit écrit en notes les gestes que devoient faire les histrions mesure par mesure. Le rithme musical, dit Aristide Quintilianus, regle aussi-bien le geste que la récitation des vers.

Quoi qu’il en ait été, nous sçavons que les acteurs dont il est question s’accordoient bien. Seneque dit qu’on voit avec étonnement sur la scéne que le geste des comédiens habiles atteint la parole, et qu’il la joint, pour ainsi dire, malgré la vitesse de la langue.

Certainement Seneque n’entend point parler ici d’un homme qui parle et qui fait les gestes en même-temps. Il n’y a rien de moins admirable que de voir son geste aller aussi vîte que sa prononciation. La chose arrive naturellement. Elle ne peut être admirable que lorsque c’est un acteur qui parle, et un autre acteur qui fait les gestes.

Nous voïons encore qu’un comédien qui faisoit un geste hors de mesure, n’étoit pas moins sifflé que celui qui manquoit dans la prononciation d’un vers. Lucien dit de même, qu’un geste hors de mesure passoit pour une faute capitale dans un acteur. C’est ce qui avoit donné lieu au proverbe grec, faire un solecisme avec la main. comme l’art de la saltation est perdu, il seroit témeraire d’entreprendre de deviner tous les détails d’une pratique perfectionnée par l’expérience et par les refléxions de vingt mille personnes.

Ce qui est de certain, c’est que le peuple voïoit bien quand on y manquoit.

Il est vrai que l’habitude d’assister aux spectacles l’avoit rendu si délicat qu’il trouvoit à redire même aux infléxions et aux accords faux lorsqu’on les repetoit trop souvent, quoique ces accords produisent un bon effet lorsqu’ils sont menagez avec art.

Pour en revenir à l’art du geste, on ne sçauroit gueres douter que les comediens des anciens n’excellassent dans cette partie de la déclamation. Ils avoient de grandes dispositions naturelles pour y réussir, à en juger par leurs compatriotes, qui sont nos contemporains.

Ces acteurs s’appliquoient beaucoup à leur profession, comme nous le dirons tantôt, et s’ils manquoient ou s’ils se négligeoient, les spectateurs qui étoient capables d’en juger avoient le soin de les redresser. Aussi Tertullien dit-il, que ce geste étoit aussi séduisant que le discours du serpent qui tenta la premiere femme.

Si les critiques qui ont voulu censurer ou éclaircir la poëtique d’Aristote eussent fait attention à la signification de saltatio, ils n’auroient pas trouvé si bizarre que les choeurs des anciens dansassent, même dans les endroits les plus tristes des tragédies. Il est facile de concevoir que ces danses n’étoient autre chose que les gestes et les démonstrations que les personnages des choeurs faisoient pour exprimer leurs sentimens, soit qu’ils parlassent, soit qu’ils témoignassent par un jeu muet combien ils étoient touchez de l’évenement auquel ils devoient s’intéresser. Cette déclamation obligeoit souvent les choeurs à marcher sur la scéne, et comme les évolutions que plusieurs personnes font en même-temps, ne se peuvent faire sans avoir été concertées auparavant, quand on ne veut pas qu’elles dégenerent en une foule, les anciens avoient prescrit certaines regles aux démarches des choeurs. Ce sont ces évolutions reglées, pour ainsi dire, lesquelles ont beaucoup aidé à faire prendre aux critiques la saltation des choeurs, pour des ballets à notre mode.

Les choeurs avoient d’abord des maîtres particuliers qui leur enseignoient leurs rolles, mais le poëte Eschile qui avoit beaucoup étudié l’art des représentations théatrales, entreprit de les instruire lui-même, et il semble que son exemple ait été suivi par les autres poëtes de la Grece.

On ne doit pas donc se faire l’idée du spectacle que ces choeurs donnoient sur le théatre d’Athénes et sur celui de Rome, par le spectacle que nous imaginons que nous verrions sur nos théatres si l’on y faisoit déclamer des choeurs. Nous nous figurons d’abord les choeurs immobiles de l’opera, composez de sujets dont la plûpart ne sçavent point même marcher, rendre ridicules par une action gauche les scénes les plus touchantes. Nous nous représentons les choeurs de la comédie composez des gagistes et des plus mauvais acteurs, qui joüent très-mal un rolle auquel ils ne sont point accoutumez.

Mais les choeurs des tragédies anciennes étoient executez par de bons acteurs bien exercez, et la dépense qui se faisoit pour les représenter étoit même si grande, que les athéniens avoient ordonné par un reglement particulier que les magistrats en feroient les frais.

Qu’on se représente donc pour se faire une juste idée de ces choeurs un grand nombre d’acteurs excellens répondans au personnage qui leur adresse la parole. Qu’on se représente chacun des acteurs du choeur, faisant les gestes et prenant les attitudes convenables à ce qu’il vouloit exprimer actuellement, et propres encore au caractere particulier qu’on lui avoit donné. Qu’on se figure le vieillard, l’enfant, la femme, et le jeune homme des choeurs témoignans, ou leur joïe ou leur affliction ou leurs autres passions, par des démonstrations propres et particulieres à leur âge comme à leur sexe. Il me semble qu’un pareil spectacle n’étoit pas la scéne la moins touchante d’une tragédie. Aussi voïons nous qu’un des choeurs d’Eschile fit accoucher plusieurs femmes grosses dans le théatre d’Athénes. Cet évenement fut même cause que les athéniens réduisirent à quinze ou vingt personnes le nombre des acteurs de ces choeurs terribles qui avoient été composez quelquefois de cinquante personnages.

Quelques endroits des opera nouveaux où le poëte fait adresser la parole au choeur par un principal personnage à qui le choeur répond quelques mots, ont plû beaucoup, quoique les acteurs du choeur ne déclamassent point. Je m’étonne que cette imitation des anciens, qu’on me permette un jeu de mots, n’ait point eu d’imitateurs.

Enfin nous avons vû des choeurs qui ne parloient pas, et qui ne faisoient qu’imiter le jeu muet des choeurs de la tragédie antique réussir sur le théatre de l’opera, et même y plaire beaucoup, tant qu’ils y ont été executez avec quelque attention. J’entends parler de ces ballets presque sans pas de danse, mais composez de gestes, de démonstrations, en un mot d’un jeu muet, et que Lulli avoit placez dans la pompe funébre de Psyché, dans celle d’Alceste, dans le second acte de Thesée où le poëte introduit des vieillards qui dansent, dans le ballet du quatriéme acte d’Atis et dans la premiere scéne du quatriéme acte d’Isis, où Quinault fait venir sur le théatre les habitans des regions hyperborées.

Les demi-choeurs dont je parle, qu’on excuse mon expression, donnoient un spectacle interessant lorsque Lulli les faisoit executer par des danseurs qui lui obéissoient et qui osoient aussi peu faire un pas de danse lorsqu’il le leur avoit défendu, que manquer à faire le geste qu’ils devoient faire, et à le faire encore dans le temps prescrit. Il étoit facile en voïant executer ces danses de comprendre comment la mesure pouvoit regler le geste sur les théatres des anciens. L’homme de génie dont je viens de parler avoit conçû par la seule force de son imagination que le spectacle pouvoit tirer du pathetique, même de l’action muette des choeurs, car je ne pense pas que cette idée lui fut venuë par le moïen des écrits des anciens, dont les passages qui regardent la danse des choeurs n’avoient pas encore été entendus, comme nous venons de les expliquer.

Lulli faisoit une si grande attention sur les ballets dont il s’agit ici, qu’il se servoit pour les composer d’un maître de danse particulier nommé D’Olivet.

Ce fut lui et non pas des Brosses ou Beauchamps, dont Lulli se servoit pour les ballets ordinaires, qui composa les ballets de la pompe funébre de Psyché et de celle d’Alceste. Ce fut encore D’Olivet qui fit le ballet des vieillards de Thesée, des songes funestes d’Atys et des trembleurs d’Isis. Ce dernier étoit composé uniquement des gestes et des démonstrations de gens que le froid saisit.

Il n’y entroit point un seul pas de notre danse ordinaire. On remarquera encore que ces ballets qui plûrent dans le temps, étoient executez par des danseurs très-novices dans le métier que Lulli leur faisoit faire. Je reviens à mon sujet.