Discours lors de la distribution des prix du lycée Louis-le-Grand
C’est sans doute le voisinage de notre vieux Collège de France et de votre maison, la première de toutes en noblesse universitaire, qui m’a valu l’honneur d’être désigné par M. le ministre de l’instruction publique pour présider à cette cérémonie. Vos triomphes d’hier me rendent fier d’un tel choix. Chaque année, c’est dans une plus forte proportion que votre supériorité s’accentue. Que de couronnes jeunes élèves ! Quelle ardeur, quel goût du travail elles supposent ! Quel prix elles donnent aux récompenses qui vont vous être décernées aujourd’hui ! Je ne veux pas retarder, par un long discours, le moment que vous attendez avec un si légitime empressement. La parole aujourd’hui doit être à vos succès. Le sens de cette fête annuelle des bonnes études vient d’ailleurs de vous être indiqué d’une façon si judicieuse, qu’à peine est-il nécessaire d’ajouter quelques mots.
On vous l’a dit avec une parfaite raison : la culture rationnelle de l’esprit, le perfectionnement de l’être intellectuel et moral ne s’improvisent pas. Il y faut une gymnastique, des exercices longtemps continués sous des maîtres expérimentés. Le progrès dans les sociétés modernes se fait par la raison réfléchie. Autrefois, une sorte de génie spontané, aidé par la rudesse des mœurs et l’inconscience des masses, créait ces grands développements politiques et religieux dont les conséquences nous régissent encore à beaucoup d’égards. La barbarie fondait autrefois ; elle fondait, avec une solidité qui ne saurait plus être égalée, des édifices sombres, majestueux, incommodes, durables ; trop durables même, car ils devenaient bientôt gênants pour ceux qui ne les avaient pas bâtis, et souvent ils s’imposaient trop à l’avenir. La raison cultivée fondera seule désormais. Elle élèvera des constructions plus légères, mais plus faciles à modifier, moins massives, mais aussi moins tyranniques pour ceux qui en hériteront.
Le problème du gouvernement des sociétés devient de plus en plus un problème scientifique, dont la solution suppose l’exercice des plus rares facultés de l’esprit. La guerre, l’industrie, l’administration économique sont maintenant des sciences compliquées. Ces fonctions sociales, auxquelles on suffisait autrefois avec du courage, de l’élégance et de l’honnêteté, supposent aujourd’hui des têtes puissantes, capables d’embrasser à la fois beaucoup d’idées et de les tenir toutes en même temps fixées sous le regard. On se plaint souvent que la force devienne l’unique reine du monde. Il faudrait ajouter que la grande force de nos jours, c’est la culture de l’esprit à tous ses degrés. La barbarie est vaincue sans retour, parce que tout aspire à devenir scientifique. La barbarie n’aura jamais d’artillerie, et, si elle en avait, elle ne saurait pas la manier. La barbarie n’aura jamais d’industrie savante, de forte organisation politique ; car tout cela suppose une grande application intellectuelle. Or la barbarie n’est pas capable d’application intellectuelle. L’habitude de l’application s’acquiert par les fortes disciplines, dont l’éducation scientifique et littéraire possède le secret.
Ce n’est pas de nos jours, assurément, que ce privilège de la culture intellectuelle a commencé. Sans parler de l’antiquité, le XVIe, le XVIIe et le XVIIe siècles virent se constituer une Europe maîtresse du monde, au nom d’une civilisation supérieure. Depuis cent ans, le mouvement s’est accéléré, bien que l’organisation intérieure des nations civilisées ait été profondément modifiée. Les sociétés actuelles ne peuvent plus compter uniquement, comme celles d’autrefois, sur les qualités héréditaires de quelques familles choisies, sur des institutions tutélaires, sur des organismes politiques où la valeur du cadre était souvent fort supérieure à celle des individus. La culture de l’individu est devenue, chez nous, une nécessité de premier ordre. Ce que faisaient autrefois l’hérédité du sang, les usages séculaires, les traditions de famille et de corporations, il faut le faire de nos jours par l’éducation.
L’importance de l’instruction publique se trouve ainsi en quelque sorte décuplée. La lutte pour la vie s’est transportée sur le terrain de l’école. La race la moins cultivée sera infailliblement supprimée, ou, ce qui à la longue revient au même, rejetée au second plan par la race la plus cultivée. Le soin de l’instruction publique dans un État deviendra ainsi une préoccupation au moins égale à celle de l’armement et de la production de la richesse. Une nation, en effet, combat et produit par les individus qui la composent. Or l’individu, c’est l’instruction qui le crée, au moins pour une moitié. Il y a sans doute le don inné, que rien ne remplace ; mais le don inné, sans l’instruction, reste stérile, improductif, comme un bloc aurifère non exploité.
Tenez donc pour décisives, jeunes élèves, les années où vous êtes, et que trop souvent on considère comme des années sacrifiées. Des devoirs austères vous attendent, et nous manquerions de sincérité si nous ne vous faisions voir dans les récentes modifications de la société humaine qu’une diminution des obstacles à vaincre et, en quelque sorte, un dégrèvement des charges de la vie. La liberté est en apparence un allégement ; en réalité c’est un fardeau. Voilà justement sa noblesse. La liberté engage et oblige ; elle augmente la somme des efforts imposés à chacun.
Considérez la vie qui vous est réservée comme une chose grave et pleine de responsabilités. Est-ce là une raison pour vous envisager comme moins favorisés par le sort que ceux qui vous ont précédés ? Tout au contraire, jeunes élèves. Ne dites jamais, comme les mécontents dont parle le prophète d’Israël : « Nos pères ont mangé le raisin vert, et les dents de leurs fils sont agacées. »
Votre part est la bonne, et je vois mille raisons de vous porter envie, non seulement parce que vous êtes jeunes et que la jeunesse est la découverte d’une chose excellente, qui est la vie, mais parce que vous verrez ce que nous ne pourrons voir, vous saurez ce que nous cherchons avec inquiétude, vous posséderez la solution de plusieurs des problèmes politiques sur lesquels nous hésitons parce que les faits n’ont point encore parlé assez clairement. Préparez-vous à porter dans ces grandes luttes la part virile de votre raison, cultivée par la science, et de votre courage, mûri par une saine philosophie.
Votre âge ne vous permet pas l’hésitation. Nul n’a tremblé en entrant dans la vie. Une sorte d’aveuglement, habilement ménagé par la nature, vous présente l’existence comme une proie désirable, que vous aspirez à saisir. De plus sages que moi vous prémuniront contre la part d’illusion que suppose votre jeune ardeur. Ils vous annonceront des déconvenues ; ils vous diront que la vie ne tient pas ce qu’elle promet, et que, si on la connaissait quand on s’y engage, on n’aurait pas pour y entrer le naïf empressement de votre âge. Pour moi, je vous l’avoue, tel n’est pas mon sentiment. La vie, qui est là devant vous comme un pays inconnu et sans limites, je l’ai parcourue ; je n’en attends plus grand chose d’imprévu ; ce terme, que vous croyez à l’infini, je le vois très près de moi. Eh bien ! la main sur la conscience, cette vie, dont il est devenu à la mode de médire, je l’ai trouvée bonne et digne du goût que les jeunes ont pour elles.
La seule illusion que vous vous fassiez, c’est que vous la supposez longue. Non ; elle est très courte ; mais à cela près, je vous l’assure, il est bon d’avoir vécu, et le premier devoir de l’homme envers l’infini d’où il sort, c’est la reconnaissance. La généreuse imprudence qui vous fait entrer sans une ombre d’arrière-pensée dans la carrière au bout de laquelle tant de désabusés déclarent n’avoir trouvé que le dégoût, est donc très philosophique à sa manière. C’est vous qui avez raison. Allez de l’avant avec courage ; ne supprimez rien de votre ardeur ; ce feu qui brûle en vous, c’est l’esprit même qui, répandu providentiellement au sein de l’humanité, est comme le principe de sa force motrice. Allez, allez, ne perdez jamais le goût de la vie. Ne blasphémez jamais la bonté infinie d’où émane votre être, et, dans l’ordre plus spécial des faveurs individuelles, bénissez le sort heureux qui vous a donné une patrie bienfaisante, des maîtres dévoués, des parents excellents, des conditions de développement où vous n’avez plus à lutter contre l’antique barbarie.
La joyeuse ivresse du vin nouveau de la vie, qui vous rend sourds aux plaintes pusillanimes des découragés, est donc légitime, jeunes élèves. Ne vous reprochez pas devons y abandonner. Vous trouverez l’existence savoureuse, si vous n’attendez pas d’elle ce qu’elle ne saurait donner. Quand on se plaint de la vie, c’est presque toujours parce qu’on lui a demandé l’impossible. Ici, croyez tout à fait l’expérience des sages. Il n’y a qu’une base à la vie heureuse, c’est la recherche du bien et du vrai. Vous serez contents de la vie si vous en faites bon usage, si vous êtes contents de vous-mêmes. Une sentence excellente est celle-ci : « Cherchez d’abord le royaume du ciel ; tout le reste vous sera donné par surcroît. »
Dans une circonstance analogue à celle d’aujourd’hui, il y a quarante-trois ans, l’illustre M. Jouffroy adressait aux élèves du lycée Charlemagne ces sévères paroles : « C’est notre rôle à nous, à qui l’expérience a révélé la vraie vérité sur les choses de ce monde, de vous la dire. Le sommet de la vie vous en dérobe le déclin ; de ses deux pentes vous n’en connaissez qu’une, celle que vous montez ; elle est riante, elle est belle, elle est parfumée comme le printemps. Il ne vous est pas donné, comme à nous, de contempler l’autre, avec ses aspects mélancoliques, le pâle soleil qui l’éclairé et le rivage glacé qui la termine. »
Non, jeunes élèves ! C’est trop triste. Le soleil n’est jamais pâle ; quelquefois seulement il est voilé. Parce qu’on vieillit, a-t-on le droit de dire que les fleurs sont moins belles et les printemps moins radieux ? Est-ce que, par hasard, on voudrait se plaindre de ce qu’on n’est pas immortel ici-bas ? Quel non-sens, juste ciel ! Entre toutes les fleurs, et Dieu sait s’il en est de belles (quel monde admirable que celui de la fleur !), il n’y en a qu’une seule qui soit à peu près sans beauté : c’est une fleur jaune, sèche, raide, étiolée, d’un luisant désagréable, qu’on appelle bien à tort immortelle. Ce n’est vraiment pas une fleur. J’aime mieux la rose, quoiqu’elle ait un défaut, c’est de se faner un peu vite.
Et puis, hâtons-nous de le dire, cette vie de quatre jours produit des fruits qui durent : la vertu, la bonté, le dévouement, l’amour de la patrie, la stricte observation du devoir. Voilà, si vous savez donner une règle supérieure à votre vie, ce qui ne vous manquera jamais. Croyez à une loi suprême de raison et d’amour qui embrasse ce monde et l’explique. Soyez assurés que la meilleure part est celle de l’honnête homme, et que c’est lui, après tout, qui est le vrai sage. Évitez le grand mal de notre temps, ce pessimisme qui empêche de croire au désintéressement, à la vertu. Croyez au bien ; le bien est aussi réel que le mal, et seul il fonde quelque chose ; le mal est stérile. Ceux d’entre vous qui ont une prière, dont ils feront aujourd’hui le bonheur en lui apportant leurs couronnes, sauront me comprendre. Que toujours votre mère soit au centre de votre vie. Ne faites jamais rien sans qu’elle vous approuve. Exposez-lui vos raisons ; si elles sont bonnes, vous l’amènerez facilement à être de votre avis. On est toujours bien éloquent auprès d’une mère qu’on aime.
Vous verrez le XXe siècle, jeunes élèves. Ah ! voilà, je l’avoue, un privilège que je vous envie ; vous verrez de l’imprévu. Vous entendrez ce qu’on dira de nous, vous saurez ce qu’il y aura eu de fragile ou de solide dans nos rêves. Croyez-moi, soyez alors indulgents. Ce pauvre XIXe siècle dont on dira tant de mal, aura eu ses bonnes parties, des esprits sincères, des cœurs chauds, des héros du devoir. Les générations qui se succèdent sont en général injustes les unes pour les autres. Vous êtes la pépinière du talent de l’avenir. Je me figure voir assis là, parmi vous, le critique qui, vers 1910 ou 1920, fera le procès du XIXe siècle. Je vois d’ici son article (permettez-moi un peu de fantaisie) ; « Quel signe du temps, par exemple ! Quel complet renversement de toutes les saines notions des choses ! Quoi ! n’eut-on pas ridée, en 1883, de désigner pour présider à notre distribution des prix, au lycée Louis-le-Grand, un homme, inoffensif assurément, mais le dernier qu’il aurait fallu choisir à un moment où il s’agissait avant tout de relever l’autorité, de se montrer ferme et de faire chaleureusement le convicium seculi ? Il nous donna de bons conseils ; mais quelle mollesse ! quelle absence de colère contre son temps ! »
Voilà ce que dira le critique conservateur du XXe siècle. Mon Dieu ! il n’aura peut-être pas tout à fait tort. Je voudrais seulement qu’il n’oublie pas d’ajouter quel plaisir j’eus à me trouver parmi vous, combien vos marques de sympathie m’allèrent au cœur, combien le contact de votre jeunesse me raviva et me réjouit.
Ce qu’on appelle indulgence n’est, le plus souvent, que justice. On reproche à l’opinion sa mobilité ; hélas ! jeunes élèves, ce sont les choses humaines qui sont mobiles. La largeur d’esprit n’exclut pas de fortes règles de conduite. Tenez toujours invinciblement pour la légalité. Défendez jalousement votre liberté, et respectez celle des autres. Gardez l’indépendance de votre jugement ; mais n’émigrez jamais de votre patrie, ni de fait, ni de cœur. Consolez-vous en tenant ferme à quelque chose d’éternel. Tout se transformera autour de vous. Vous serez peut-être les témoins des changements les plus considérables qu’ait présentés jusqu’ici l’histoire de l’humanité. Mais il y a une chose sûre, c’est que, dans tous les états sociaux que vous pourrez traverser, il y aura du bien à faire, du vrai à chercher, une patrie à servir et à aimer.
Venez maintenant, jeunes élèves, recevoir les récompenses que vous avez si bien méritées.