II
Le livre de sir Walter Scott est jugé en France, et le public doit commencer à être las
du concert unanime de réprobation qu’excite depuis trois semaines cette production
malheureuse. Si nous revenons sur un sujet aussi fastidieux que facile, c’est moins pour
nous acharner aux côtés faibles et honteux d’un homme de génie, que pour confirmer notre
critique dans l’esprit de nos lecteurs, et justifier, s’il est besoin, notre jugement.
Une sorte de pudeur nous défendra d’insister outre mesure, et cette fois, comme
précédemment, il nous suffira presque d’extraire et de citer pour réfuter. Les premières
années de Napoléon Bonaparte sont retracées confusément et sans couleur. L’auteur arrive
de suite au siège de Toulon, dont il embrouille les détails en les abrégeant, et au 13
vendémaire, dont il méconnaît les causes secrètes. Selon lui, en effet, « la
Constitution de l’an III eût été acceptée volontiers par la nation en général, si les
thermidoriens n’avaient voulu, par un artificieux égoïsme, la mutiler et la rendre
illusoire dès son principe, en y glissant le moyen de se continuer dans l’exercice de
leur autorité arbitraire. »
Oubliant que les hommes les plus modérés et les
plus sages de l’époque redoutaient une transition trop brusque et voulaient en amortir
le choc, il se déclare violemment contre les décrets de prudence, qui maintenaient les
deux tiers de la Convention dans la législature suivante. Tous ceux qui faisaient partie
de ces deux tiers, « véritables comédiens ambulants qui changèrent de nom et
d’habit en même temps que de rôle »
,lui paraissent « indignes
non-seulement de gouverner, mais encore de vivre. »
Il reconnaît pourtant
qu’en voyant meilleure compagnie ils se sont amendés sous quelques rapports, et que,
pour tout dire, « ils ont fait à peu près comme ces malheureuses femmes, qui,
ramassées dans les carrefours et dans les prisons de la capitale, sont envoyées dans
les colonies Étrangères, où, quoique leur jeunesse se soit écoulée dans le désordre,
elles adoptent une nouvelle vie, redeviennent honnêtes, et, grâce à de nouvelles
habitudes, dans une position nouvelle, sont encore des membres tolérables de la
société. »
Le rapprochement n’a rien de flatteur ni de délicat ; mais
l’illustre baronnet n’y regarde pas de si près ; il a même tant d’affection pour ces
sortes d’images, que plus tard l’arrangement du premier consul avec ses ministres lui
semblera « pareil aux mariages contractés par les colons espagnols ou les
boucaniers avec les malheureuses créatures envoyées pour peupler les
colonies »
, et qu’il trouvera les moyens en un endroit de comparer, je ne sais
trop pour quelle raison, M. de Talleyrand à une vivandière. On a la
relation de la première campagne d’Italie écrite flous la dictée de Napoléon : tout y
est simple, clair, et grand comme ce qu’il y raconte. Sir Walter Scott a tronqué et
obscurci à plaisir ces beaux faits d’armes ; il s’est cru même obligé, en patriote
fervent, d’égayer son récit par une critique littéraire des proclamations du jeune
général, et d’y relever l’enflure et les sesquipedalia verba. Ainsi
Bonaparte dit à son armée, pour la pousser en avant, que rien n’est fait tant que Milan
appartiendra aux Autrichiens, et que les cendres des vainqueurs des
Tarquins seront souillées par la présence des assassins de Basse ville.
« Il paraîtrait, remarque sir Walter Scott, que les allusions classiques sont familières aux soldats français, ou bien que, sans être plus savants que d’autres, ils sont flattés qu’on les suppose capables de les comprendre. Ceux de l’armée d’Italie trouvèrent que la harangue de leur illustre chef était du bon style militaire, et en excellents termes de commandement. Le soldat anglais à qui on eût adressé de pareilles phrases d’éloquence, ou s’en serait moqué, ou aurait cru qu’on lui avait donné un comédien extravagant pour général. Mais c’est là un trait des Français, qu’ils prennent au pied de la lettre tout ce qui est compliment. Sous bien des rapports ils paraissent avoir fait entre eux l’espèce de convention tacite que le spectateur fait en entrant au théâtre, de prendre l’apparence des choses pour la réalité. Ils ne s’informent jamais si un arc de triomphe est bâti en pierre ou en bois, si un écusson est de métal solide ou s’il n’est que doré, et si un discours dont le but est de flatter la vanité nationale contient une véritable éloquence ou seulement une enflure extravagante. »
Et tout cela, parce que les soldats français en 96 ne savaient pas ce qu’étaient les
Tarquins ! Sir Walter Scott, qui d’ailleurs est très-fort en antiquités grecques et
romaines, et qui compare Pie VI armant contre Bonaparte au vieux Priam lançant un
javelot contre Pyrrhus, a l’air très-jaloux de démontrer cette ignorance de nos soldats
et de nos chefs en matière d’érudition ou de beaux-arts ; et il ne tient pas à lui que
nous ne soyons, durant nos triomphes en Italie, une horde de Gaulois sous un Brennus ou
un Bellovèse. A propos de l’enlèvement des tableaux et des statues, contre lequel il se
déchaîne avec plus d’emportement qu’il ne sied au compatriote et à l’ami de lord
Elgin, « Il est certain, dit-il, que les Français ne ressemblaient nullement à
ces peuples dont le génie créa les premiers chefs-d’œuvre de l’art ; au contraire, le
prototype classique de Bonaparte dans cette circonstance fut ce Mummius, consul romain
qui dépouilla violemment la Grèce de ses trésors, dont lui-même et ses compatriotes
étaient incapables d’apprécier le véritable mérite. »
Cette mauvaise humeur de
l’historien se mêle même aux éloges que lui arrache une admiration involontaire. On sait
qu’à la fin du siège de Mantoue, Bonaparte, arrivé de la veille, assista à l’écart, et
le visage caché dans son manteau, à la conférence qui eut lieu entre Serrurier,
commandant du blocus, et Klenau, envoyé de Wurmser, et qu’il ne se découvrit qu’au
dernier moment, en accordant au vieux maréchal des conditions plus honorables qu’il ne
lui était permis d’en espérer. Sir Walter Scott sait gré au jeune vainqueur du respect
et de la pitié que lui inspira le guerrier à cheveux blancs, mais ce n’est pas sans
ajouter quelque épigramme contre le coup de théâtre du manteau.
Veut-on une idée de la manière triviale et burlesque dont un poëte éminent, comme sir
Walter Scott, n’a pas rougi de travestir cette merveilleuse expédition d’Égypte, si
féconde en prestiges, d’un grandiose si imposant, et d’une inutilité si glorieuse ?
« Des ânes », dit il avec un tour particulier d’atticisme que nous ne pensions pas de
mise dans l’illustre Édimbourg,
« des ânes, seules bêtes de somme qu’on puisse se procurer facilement en Égypte, servaient de monture aux savants attachés à l’expédition, et portaient leurs instruments scientifiques. Le général avait donné l’ordre qu’on veillât à leur sûreté, et il fut obéi ; mais comme ces citoyens avaient peu d’importance aux yeux des soldats, de longs éclate de rire, partaient de tous les rangs, lorsque, se préparant à recevoir les mameluks, les généraux de division criaient avec le laconisme militaire : — Placez les ânes et les savants au milieu du carré. — Les soldats s’amusaient aussi appeler les ânes des demi-savants : mais, dans les moments difficiles, ils injuriaient ces malheureux serviteurs, et les savante avaient leur part aux reproches du soldat, qui s’imaginait que le but de l’expédition était de satisfaire leur passion pour des recherches auxquelles le militaire prenait fort peu d’intérêt. »
— Il ne sait donc pas, celui qui a écrit ces lignes, que cette noble armée, de laquelle il lui plaît de faire une cohue de goujats, prenait aussi sa part des souvenirs magnifiques dont elle était environnée, qu’elle enterrait ses moite avec orgueil au pied de la colonne de Pompée, et qu’elle battait des mains avec enthousiasme à la vue des ruines de Thèbes ! Si, de l’anecdote des ânes, nous passons à la bataille des pyramides, nous reconnaîtrons mieux encore l’intention dénigrante et jalouse qui a dominé l’historien :
« Bonaparte fit ses dispositions ; il étendit sa ligne vers la droite, de manière à la mettre hors de la portée du canon, et à n’avoir à soutenir que le choc de la cavalerie. Murad-Bey vit ce mouvement, prévoyait quelles en seraient les conséquences, il se disposa à charger avec sa brillante cavalerie, disant qu’il fendrait les Français en deux comme des citrouilles. Bonaparte fit former son infanterie en carré pour recevoir l’attaque, et dit à ses soldats : — Du haut de ces pyramides quarante siècles vous contemplent — Les mameluks fondirent sur les Français, etc., etc. »
Sir Walter Scott, en opposant le mot de Bonaparte à celui de Murad-Bey, a voulu faire
une sorte d’antithèse, très-plaisante apparemment ; il est dommage que la vérité
historique ne s’y prête pas. L’armée française partit d’Om-Dinar le 3 thermidor, à deux
heures du matin ; elle rencontra bientôt, pour la première fois depuis Chébréis, un
corps de mameluks ; c’était l’arrière-garde de Murad-Bey, qui se replia avec ordre et
sans rien tester. A cette vue, les soldats (reprirent courage, espérant atteindre enfin
on ennemi qui reculait sans cesse. Lorsque le soleil parut sur l’horizon et frappa de
ses premiers feux les pyramides, tous posèrent leurs armes, et firent une halte
spontanée pour contempler le spectacle sublime dont ils étaient témoins. C’est alors que
Bonaparte, se tournant vers eux, prononça le mot célèbre que son historien a l’air de
vouloir escamoter. Il était dix heures quand on aperçut de loin d’ennemi en bataille, et
deux heures et demie quand les deux armées se trouvèrent en présence. Lorsqu’il en est
venu à la défaite des mameluks, sir Walter Scott la caractérise en disant que
« la bataille ressemble alors, à quelques égards, à celle qui, environ vingt
ans après, fut livrée à Waterloo. »
Le rapprochement, comme on voit, exige un
long effort de mémoire, et trahit encore plus de maladresse que de malveillance. Nous ne
suivrons pas l’auteur dans ses récits du Consulat, de l’Empire, des Cent jours et des
deux captivités. Comme l’état de la France se dessine de plus en plus nettement, et que
d’ailleurs les souvenirs abondent, les erreurs matérielles y sont moins capitales que
dans les premières parties de l’ouvrage, et elles se simplifient, en quelque sorte, avec
le cours des événements. Il y a bien encore çà et là de petites inadvertances assez
drôles, des tricoteuses au 18 brumaire la Convention
mentionnée comme subsistant toujours, Chénier auteur de la
Marseillaise, M. Portalis père confondu avec M. son fils, etc., etc. Ajoutez
force jactance, injures, des digressions sans motif, des omissions sans excuse, jamais
un trait de talent, sinon dans quelques comparaisons ingénieuses. Mais, en somme, cette
dernière portion de l’histoire est plutôt médiocre que détestable ; l’on peut même en
retirer quelques notions nouvelles sur la diplomatie anglaise et les diverses
négociations auxquelles elle eut tant de part. Nous devons surtout signaler deux
documents confidentiels, où est rapportée avec beaucoup de détails la conduite de
Bonaparte envers Bernadotte au 18 brumaire et après l’élection du maréchal comme prince
royal de Suède : on comprend assez de quelle part nous viennent ces révélations, dont
les deux personnages intéressés avaient seuls le secret. Un autre fait, dont personne
assurément ne se doutait avant le livre de sir Walter Scott, ne manquera pas de fixer
l’attention : c’est l’imputation étrange et grave lancée par lui contre M. le général
Gourgaud. Toute réflexion nous est interdite à ce sujet. Nous espérons que le général ne
tardera pas à répondre lui-même, et nous souhaitons vivement qu’il le fasse avec succès.
En lisant et en jugeant la Vie de Napoléon Bonaparte, nous avons tâché
plus d’une fois de séparer dans notre esprit l’historien du romancier, et de ne pas
souffrir que notre sévérité pour l’un retranchât rien à notre admiration pour l’autre.
Cependant, comme l’auteur d’Ivanhoë et des Puritains l’est
aussi de cette déplorable histoire, nous étions ramené sans cesse et involontairement à
nous expliquer cette singulière communauté d’origine autrement que par les préjugés
nationaux et la rapidité du travail. Et nous nous disions : Si, au lieu d’une Vie de
Napoléon Bonaparte, Walter Scott avait eu l’idée d’écrire un roman historique où ce
personnage eût joué un rôle, s’il avait saisi cette occasion pour peindre des scènes de
la Révolution française et pour montrer en action quelques-uns des caractères principaux
qui s’y rencontrent, il eût fait un ouvrage plus intéressant à coup sûr que son
histoire, mais également plein de vues fausses, de descriptions superficielles, et de
portraits de fantaisie : et pourtant Walter Scott a eu sur cette période contemporaine
autant et plus de renseignements que sur les époques d’Ivanhoë, de Quentin Dthrward,
d’Élisabeth, de Cromwell et des Puritains. Que penser donc de cette extrême fidélité
historique qu’on a trop exclusivement célébrée dans ses admirables romans ? il est bien
vrai qu’à une distance éloignée, la fidélité du romancier, et même celle de l’historien,
ne saurait être qu’approximative. Mais Walter Scott a-t-il atteint toujours la limite
d’approximation possible ? lorsqu’il s’adresse à des temps plus rapprochés et mieux
connus de nous à ceux de Cromwell et de Louis XI, par exemple, n’est-il pas évident
qu’il les altère, sans beaucoup de scrupules, au gré de son caprice, et qu’il est, avant
tout, inventeur d’intrigues, conteur d’aventures, créateur de figures originales et tour
à tour terribles, grotesques ou ravissantes, en un mot romancier et poëte ? Entendu de
cette façon, il nous semble que le talent fécond, brillant et pittoresque de Walter
Scott, abordant le genre austère de l’histoire, a bien pu s’égarer, comme il l’a fait, à
la merci de passions mesquines et de préjugés aveugles ; égarement miraculeux et de tout
point incompréhensible, si l’on reconnaît à l’auteur cette intelligence profonde des
époques et ce sens historique pénétrant dont on l’a jusqu’ici trop libéralement doué.
Qu’on ne croie pas, au reste, que cette manière de voir contraire le moins du monde
l’admiration si justement décernée au plus enchanteur des génies contemporains : elle la
laisse subsister tout entière, et ne fait que l’interpréter diversement.