Lettres et opuscules inédits du comte Joseph de Maistre.
(1851, 2 vol. in-8º.)
J’aurais été fort embarrassé, je l’avoue, si j’avais eu à parler, il y a quelques années, du comte Joseph de Maistre dans Le Constitutionnel ou dans tout autre journal de l’opinion dite libérale. On avait fait à cet écrivain une réputation toute particulière d’absolutisme ; on le jugeait sur une page mal lue d’un de ses écrits, et on ne l’appelait que le panégyriste du bourreau, parce qu’il avait soutenu que les sociétés qui veulent se maintenir fortes ne peuvent le faire qu’au moyen de lois fortes. Aujourd’hui les événements ont marché ; ils sont loin d’avoir donné raison en tout à M. de Maistre, et ce serait même plutôt le contraire qui aurait lieu : mais ils ont mis de plus en plus en lumière la hauteur de ses vues et leur vrai sens, la perspicacité de ses craintes, la sagesse de quelques-uns de ses regrets. Enfin, quelle que soit la place qu’on occupe soi-même dans la grande bagarre humaine dont nous faisons tous partie, on ne peut plus méconnaître en lui un philosophe politique du premier ordre, un de ceux qui, en nous éclairant sur l’esprit d’organisation des anciennes sociétés, donnent le plus à penser sur les destinées et la direction future des sociétés modernes.
En ce moment une occasion s’offre à tous de le connaître mieux encore, de le pratiquer plus particulièrement et plus personnellement qu’on n’avait fait jusqu’ici. La famille du comte de Maistre s’est décidée à publier un grand nombre de ses Lettres avec quelques Opuscules restés en portefeuille. On y a joint le recueil des petits écrits ou pamphlets sortis de sa plume dans les premières années de la Révolution, et qui étaient devenus presque introuvables. Mais c’est la correspondance surtout qui va sembler tout à fait neuve et qui est du plus grand prix. L’homme supérieur, et, de plus, l’homme excellent, sincère, amical, père de famille, s’y montre à chaque page dans toute la vivacité du naturel, dans tout le piquant de l’humeur, et, si l’on peut dire, dans toute la gaieté et la cordialité du génie. C’est le meilleur commentaire et le plus utile correctif que pouvaient recevoir les autres écrits si distingués, mais un peu altiers, du comte de Maistre. On apprendra de près à révérer et à goûter celui qui nous a tant de fois surpris, provoqués et peut-être mis en colère. Ce puissant excitateur de hautes pensées politiques va devenir une de nos connaissances particulières, et, peu s’en faut, l’un de nos amis.
Le comte Joseph de Maistre, né en 1754, à Chambéry, en Savoie, dans une famille de haute magistrature, l’aîné de dix enfants, avait été élevé selon l’esprit de la sévérité antique, et il en garda toujours le cachet dans ses mœurs et dans son caractère :
Le trait principal de l’enfance du comte de Maistre, nous dit son fils dans la Notice biographique, fut une soumission amoureuse pour ses parents. Présents ou absents, leur moindre désir était pour lui une loi imprescriptible. Lorsque l’heure de l’étude marquait la fin de la récréation, son père paraissait sur le pas de la porte du jardin sans dire un mot, et il se plaisait à voir tomber les jouets des mains de son fils, sans que celui-ci se permît même de lancer une dernière fois la boule ou le volant. Pendant tout le temps que le jeune Joseph passa à Turin pour suivre le cours de droit à l’Université, il ne se permit jamais la lecture d’un livre sans avoir écrit à son père ou à sa mère à Chambéry pour en obtenir l’autorisation.
Sa mère, personne de haute distinction, eut une grande influence
sur lui, et elle attendrit ce que cette forme de paternité sénatoriale aurait pu
avoir de trop rigide, mais sans rien amollir. Le comte Joseph avait un culte
pour sa mère, sa « sublime mère »
, comme il l’appelle.
« Ma mère était un ange, disait-il à qui Dieu avait prêté un corps ;
mon bonheur était de deviner ce qu’elle désirait de moi, et j’étais dans ses
mains autant que la plus jeune de mes sœurs. »
Envoyé à
Saint-Pétersbourg comme ministre plénipotentiaire par le roi de Sardaigne son
souverain, il écrivait de là à l’un de ses frères, et il avait alors cinquante
et un ans (février 1804) : « À six cents lieux de distance, les idées de
famille, les souvenirs de l’enfance me ravissent de tristesse. Je vois ma
mère qui se promène dans ma chambre avec sa figure sainte, et, en t’écrivant
ceci, je pleure comme un enfant. »
Cette première éducation pure,
étroite et forte, acheva de déterminer la nature déjà énergique du jeune de
Maistre ; il fut comme ces chênes qui prennent pied dans une terre un peu âpre
et qui s’enracinent plus fermement entre les rochers. Enseveli,
abîmé dès l’enfance dans les études sérieuses
, son
métier était le droit, et il s’y appliqua en homme de doctrine et de pratique,
comme on eût fait en Italie au xvie
siècle. Il
fut, sous divers titres et dans des fonctions différentes, membre
du sénat de Chambéry jusqu’à l’époque de la Révolution,
c’est-à-dire pendant près de vingt ans. Il avait étudié les belles-lettres de
bonne heure, et ç’avait été sa passion toujours nourrie à travers ses devoirs.
Il avait, dans sa vie retirée, appris jusqu’à cinq langues ; il y ajouta un peu
plus tard le grec et l’allemand. Il lisait tout, et les livres étaient sa
« pâture chérie »
. Marié depuis l’âge de trente-deux ans
(1786), il était devenu père de famille à son tour. Tel était l’homme au régime
simple et austère, à l’esprit patriarcal, aux mœurs antiques, que la Révolution
française vint frapper d’abord de son spectacle, et qu’elle alla bientôt
chercher et relancer dans sa Savoie, en la bouleversant. M. de Maistre avait
juste quarante ans : il quitta un pays qui, réuni violemment à la France,
n’appartenait plus à son souverain. Il vécut trois ou quatre années en Suisse,
particulièrement à Lausanne, y vit tout ce qui y passait de distingué, surtout
Mme de Staël, à qui il tint tête, et qui le jugea dès
lors un homme de génie. Pour lui, il la jugeait plus diversement et plus
gaiement :
Je ne connais pas, dit-il dans une lettre, de tête aussi complètement pervertie ; c’est l’opération infaillible de la philosophie moderne sur toute femme quelconque ; mais le cœur n’est pas mauvais du tout : à cet égard on lui a fait tort. Quant à l’esprit, elle en a prodigieusement, surtout lorsqu’elle ne cherche pas à en avoir. N’ayant étudié ensemble ni en théologie ni en politique, nous avons donné en Suisse des scènes à mourir de rire, cependant, sans nous brouiller jamais.
Ces scènes à mourir de rire qui s’étaient passées entre Mme de Staël et lui, M. de Maistre les appelait, aussi ses Soirées helvétiques, et il est dommage qu’il n’en soit rien resté. D’un autre genre que les Soirées de Saint-Pétersbourg, elles y auraient fait un joli pendant.
C’est vers le temps de ce séjour à Lausanne, que M. de Maistre publia, sans y mettre son nom, ses Considérations sur la France (1797), ouvrage étonnant où la Révolution est jugée, non seulement dans ses causes prochaines et dans ses effets immédiats, mais dans ses principes et ses sources, dans toute sa portée et dans son développement, dans ses phases même les plus éloignées, où la Restauration future est prédite et presque décrite dans ses voies et moyens. L’impression que fit ce livre au moment où il parut, fut vive ; mais sa grande explosion n’eut lieu que vingt ans plus tard, lorsque les événements en eurent vérifié les points les plus mémorables.
Pour faire comprendre aussi brièvement que possible l’esprit politique de
M. de Maistre et ses jugements historiques, je dirai que c’était un homme tout à
fait religieux, une intelligence profondément religieuse, et qui croyait
réellement et en toute chose au gouvernement de la Providence sur la terre. Rien
n’est plus ordinaire que de rencontrer des hommes qui croient en Dieu et en la
Providence, ou qui le disent, et rien n’est plus rare que d’en trouver qui, dans
toutes leurs actions ou dans tous leurs jugements, se comportent comme s’ils y
croyaient en réalité. On croit à la Providence en gros, on croit au règne du
hasard ou de l’intrigue dans le détail. M. de Maistre ne reconnaît pas seulement
le doigt de la Providence lorsqu’il la voit venger les bons et châtier les
méchants, mais il salue et reconnaît encore ce doigt visible jusque dans le
triomphe du mal et des méchants. Un des derniers poètes de l’Antiquité,
Claudien, dans une pièce célèbre, a montré comment le triomphe d’un méchant et
d’un scélérat peut jeter le trouble dans le cœur d’un homme de bien et le faire
douter qu’il y ait des dieux. Il faut à Claudien la chute,
le supplice de Ruffin, pour le délivrer de son doute et pour
absoudre la Providence. M. de Maistre, profondément chrétien de doctrine, et qui
sait qu’il est bien des sortes de coupables, même parmi ceux qui s’appellent
honnêtes gens, n’est pas si prompt à désespérer, et il croit découvrir des
avertissements ou des châtiments salutaires, des signes de retour au bien jusque
dans les spectacles les plus désastreux et les moins consolants. Comme saint
Augustin en son temps, M. de Maistre est singulièrement ingénieux à justifier la
Providence, à l’interpréter et à la démontrer dans et par les
calamités même qu’elle laisse éclater et régner. Ainsi, selon lui, la Révolution
étant une fois déchaînée, la Terreur elle-même et le triomphe du jacobinisme en
France n’étaient qu’une des phases nécessaires pour sauver la société et la
monarchie future. Une de ses grandes maximes était que « l’univers est
rempli de peines et de supplices très justes, dont les exécuteurs sont très
coupables »
.
Je ne juge pas ici cette philosophie de l’histoire qui donne aux événements un sens tout nouveau ; mais si l’on croit bien réellement à la Providence, à sa présence réelle et à son action efficace en toutes choses, on sera plus ou moins amené à des explications de ce genre. Voulez-vous savoir, par exemple, comment M. de Maistre, au fond ennemi de la Révolution, l’estimant terrible et funeste, bien que trop méritée, juge les premières défaites de la Coalition armée contre la France ? Ne croyez pas qu’il aille se livrer, comme tant d’autres, à son inclination particulière et s’affliger purement et simplement de voir les Français victorieux et les coalisés battus. La France, pour M. de Maistre, qui est Français de langue, et, à bien des égards, de cœur et d’esprit, la France est un instrument, un organe européen que rien ne saurait remplacer, et qui, même lorsqu’il frappe à faux, ne doit pas être à l’instant rejeté et brisé :
Il y a dit-il, dans la puissance des Français, il y a dans leur caractère, il y a dans leur langue surtout, une certaine force prosélytique qui passe l’imagination. La nation entière n’est qu’une vaste propagande. Dieu veuille amener bientôt le moment où elle ne propagera que ce que nous aimons !
En attendant cette propagande meilleure qu’il désire et qui viendra peut-être, il cherche à se rendre compte de la raison supérieure qui, dans l’ordre de la Providence à laquelle il croit, a pu déterminer le triomphe de la France sur les puissances conjurées qui aspiraient à la morceler :
Rien ne marche au hasard, mon cher ami, écrivait-il au baron de Vignet (octobre 1794), tout a sa règle et tout est déterminé par une puissance qui nous dit rarement son secret. Le monde politique est aussi réglé que le monde physique ; mais, comme la liberté de l’homme y joue un certain rôle, nous finissons par croire qu’elle y fait tout. L’idée de détruire ou de morceler un grand empire est souvent aussi absurde que celle d’ôter une planète du système planétaire, quoique nous ne sachions pas pourquoi. Je vous l’ai déjà dit, dans la société des nations comme dans celle des individus, il doit y avoir des grands et des petits. La France a toujours tenu et tiendra longtemps, suivant les apparences, un des premiers rangs dans la société des nations. D’autres nations, ou, pour mieux dire, leurs chefs ont voulu profiter, contre toutes les règles de la morale, d’une fièvre chaude qui était venue assaillir les Français, pour se jeter sur leur pays et le partager entre eux. La Providence a dit que non ; toujours elle fait bien, mais jamais plus visiblement, à mon avis…
Le baron de Vignet, à qui s’adressait M. de Maistre, désirait tout
net les succès de la Coalition contre la France, parce qu’il y voyait le bien
général ; il n’y allait point par quatre
chemins, comme on dit vulgairement. M. de Maistre, tout au contraire,
pensait que, dans les choses humaines, la Providence y va et par quatre et par
mille chemins ; et pour lui, il n’hésite pas à le dire,
si la Coalition triomphait au complet, il verrait
dans la destruction de la France « le germe de deux siècles de massacres,
la sanction des maximes du plus odieux machiavélisme, l’abrutissement
irrévocable de l’espèce humaine, et même, ce qui vous étonnerait beaucoup,
une plaie mortelle à la religion : mais tout cela exigerait un
livre »
. Ce livre existe en partie dans les Considérations, et aussi dans mainte autre page de ses lettres et de
ses écrits. Mais on voit déjà que M. de Maistre n’est pas un absolutiste ni un
ultra comme un autre, et qu’il a sa place à part.
La monarchie, comme il l’entendait, n’était certes pas la monarchie
constitutionnelle ni à l’anglaise : pourtant « soyez persuadé,
écrivait-il à ce même ami, que, pour fortifier la monarchie, il faut
l’asseoir sur les lois, éviter l’arbitraire, les commissions fréquentes, les
mutations continuelles d’emplois et les tripots ministériels »
. Il
n’a jamais été mis à même d’agir et de pratiquer ses maximes. Il est à croire
que, s’il avait été dans l’action, il y aurait apporté plus de modération qu’on
ne suppose. Il avait un axiome souvent présent à l’esprit pour se tempérer dans
ses hardiesses, c’était un mot de Platon et de Cicéron : « N’entreprends
jamais dans l’État plus que tu ne peux persuader. » « Si j’étais ministre,
disait-il, au milieu d’une nation qui ne voudrait pas des Jésuites, je ne
conseillerais point au souverain de les rappeler, malgré mon opinion qui
leur est favorable. »
Voilà, ce me semblea, bien de la
modération ; mais tout aussitôt il définit une nation, la
réunion seule du souverain et de l’aristocratie. Il ne la met point hors de là :
C’est précisément dans les hautes classes, pense-t-il, que résident les principes conservateurs et les véritables maximes d’État. Cent boutiquiers de Gênes me feraient moins, d’impression sur ce qui convient ou ne convient pas dans leur patrie, que la seule maison Brignole.
On voit combien tout ceci ne saurait s’appliquer à la France qui n’eut jamais une telle aristocratie patriotique et politique, ni aux sociétés modernes qui n’en souffrent plus. Cette monarchie religieuse et aristocratique de M. de Maistre, loin de pouvoir en aucun moment s’imposer à la France, n’allait bientôt plus être possible même dans son Piémont.
Le tour d’esprit de M. de Maistre était si naturellement aristocratique, qu’il le
portait, politiquement parlant, jusque dans l’ordre de la pure intelligence, et
il s’emparait de cet autre mot de Platon : « Le beau est ce qui plaît au
patricien honnête homme ».
C’est là un point encore par où il
différait de la France, car une des conditions du beau, tel que nous l’aimons en
notre libre pays, a toujours été, avant tout, d’être accessible à toute âme
honnête, généreuse et populaire.
Ces dissidences et ces originalités nous ébauchent déjà l’homme. Prenons-le par
les seuls côtés qui nous touchent. Quand on aborde M. de Maistre, il ne faut
point lui demander un système politique à proprement parler, ni des conseils
pratiques, ni rien qui ressemble à de l’action. Il disait de lui et de son
caractère : « Dieu le fit pour penser et non pas pour
vouloir. Je ne sais pas agir, je passe mon temps à
contempler. »
Approchons donc avec respect du grand contemplateur,
et recueillons quelques-unes de ses belles paroles comme des germes que nous
sèmerons ensuite chacun dans notre propre terrain, et qui y lèveront assez
diversement, mais toujours avec fruit et vers le ciel.
Le roi de Sardaigne, dépossédé de ses États du continent, s’était réfugié dans son île sauvage ; M. de Maistre, après y avoir séjourné quelque temps et y avoir servi à la tête de la magistrature, avait été chargé en 1802, par ce roi à demi déchu et dépouillé, d’aller le représenter auprès de la cour de Russie à Saint-Pétersbourg. C’est là qu’il résida durant quatorze ans, éloigné de sa famille, sevré dans ses affections les plus chères, ayant à traverser les années terribles de l’Empire et à subir le contrecoup de chaque victoire pauvre, payé à peine par son souverain, averti à chaque instant de sa situation précaire, manquant quelquefois de pelisse pendant l’hiver et d’un secrétaire au logis, mais jouissant personnellement d’une considération et d’une estime qui eût honoré toutes les disgrâces. La correspondance qu’il entretint durant ces années, et qui se publie aujourd’hui, offre un intérêt puissant et souvent mêlé de charme.
La première lettre, datée de Saint-Pétersbourg (juillet 1802), est sur Bonaparte même qui s’avançait en plein Consulat et qui aspirait manifestement à l’Empire. Une dame, une amie de M. de Maistre, s’effrayait de cette installation de plus en plus souveraine d’un pouvoir qui lui paraissait non légitime :
Avec tout le respect que je vous dois, Madame, écrivait M. de Maistre, je ne puis être de votre avis sur le grand événement qui fixe les yeux de l’Europe et qui me paraît unique dans l’histoire. Vous y voyez l’établissement définitif, la consolidation du mal ; moi, je persiste à le regarder comme un événement heureux dans toutes les suppositions possibles.
Et M. de Maistre énumérait hardiment ces diverses suppositions :
« Si la maison de Bourbon est décidément proscrite, il est bon que le
gouvernement se consolide en France, il est bon qu’une nouvelle race
commence▶ une succession légitime, celle-ci ou celle-là, n’importe à
l’univers… J’aime bien mieux Bonaparte roi que simple conquérant. »
Si c’est le contraire qui arrive, et si les Bourbons ne sont pas à jamais
rejetés,
il faut bien qu’on leur prépare les voies du
retour, car eux-mêmes ne sont pas gens à rien inventer pour cela :
Les Bourbons français, dit M. de Maistre par une appréciation historique d’une parfaite justesse, ne sont certainement inférieurs à aucune race régnante ; ils ont beaucoup d’esprit et de bonté. Ils ont de plus cette espèce de considération qui naît de la grandeur antique, et, enfin, l’utile instruction que donne nécessairement le malheur ; mais, quoique je les croie très capables de jouir de la royauté, je ne les crois nullement capables de la rétablir. Il n’y a certainement qu’un usurpateur de génie qui ait la main assez ferme, et même assez dure, pour exécuter cet ouvrage.
Et il agite, il retourne en tout sens son terrible dilemme,
insistant de préférence sur la supposition que les Bourbons ne sont pas encore
une race usée et peuvent encore faire fonction de race
vraiment royale, auquel cas « la commission de Bonaparte, selon lui, est
de rétablir la monarchie et d’ouvrir tous les yeux, en irritant également
les royalistes et les Jacobins, après quoi il disparaîtra lui ou sa
race. ».
Cette vue sur Bonaparte, considéré comme le précurseur et le préparateur d’une restauration universelle en France et en Europe, est celle qui anime et soutient M. de Maistre pendant les longues années de l’exil, et qui lui fait prendre patience, même après Austerlitz, même après Iéna, même après Friedland, même après Wagram. Mais qu’il y a pour lui de rudes moments d’agonie, d’attente et de labeur !
L’état où je vis ici, en attendant les nouvelles (écrivait-il en octobre 1809) pourrait s’appeler travail, comme les douleurs d’une femme. Que verrons-nous paraître ? — L’état des esprits en France, écrit-il encore, est le sujet favori de toutes mes méditations, et par conséquent de toutes mes conversations.
Il ne compte point, pour renverser Bonaparte et son pouvoir, sur le
choc armé de l’Europe, mais bien plutôt sur la France et sur l’opinion du
dedans : « Tant que les Français supporteront Bonaparte, l’Europe sera
forcée de le supporter. »
Plus il examine ce qui se passe, plus il
se persuade qu’il assiste à une des grandes époques du genre humain. C’est une
ère qui ◀commence, et ce qu’on a vu n’est qu’une préface.
Mais il sait aussi que ces grandes opérations historiques sont d’une longueur
énorme, et qu’elles excèdent la vie de bien des individus : « On peut
voir soixante générations de roses ; quel homme peut assister au
développement total d’un chêne ? »
Il est inépuisable en images
heureuses pour exprimer cette terrible lenteur, qui, sans déjouer son profond
espoir, peut en ajourner le terme jusqu’à des temps qu’il ne verra pas.
« Les minutes des empires, dit-il magnifiquement, sont des années de
l’homme… Quand je songe que la postérité dira peut-être : Cet
ouragan ne dura que trente ans, je ne puis m’empêcher de
frémir. »
Au reste, pour caractériser Bonaparte et l’espèce de mission providentielle temporaire qu’il lui reconnaît, M. de Maistre ne trouve jamais
que de hautes et belles paroles. À l’ami et au confident de Louis XVIII, au
marquis d’Avaray, M. de Maistre écrit (juillet 1807) : « Bonaparte fait
écrire dans ses papiers qu’il est l’envoyé de Dieu. Rien n’est plus vrai,
monsieur le comte. Bonaparte vient directement du ciel… comme la
foudre. ».
Il ne lui reconnaît pas la marque royale dans le sens où il la conçoit ; il le trouve un homme rare,
extraordinaire, épuisant volontiers à son sujet toutes les épithètes et ne lui
refusant que celle de grand, « laquelle,
dit-il, suppose une moralité qui lui manque »
. Mais s’il fallait
prononcer entre les deux erreurs, entre
l’opinion de
ceux qui le considèrent comme dès lors établi légitimement à l’état de dynastie,
et ceux qui ne veulent voir en lui qu’un aventurier coupable, M. de Maistre
trouverait que la plus fausse des deux opinions est encore la dernière :
Un usurpateur qu’on arrête aujourd’hui pour le pendre demain, ne peut être comparé à un homme extraordinaire qui possède les trois quarts de l’Europe, qui s’est fait reconnaître par tous les souverains, qui a mêlé son sang à celui de trois ou quatre maisons souveraines, et qui a pris plus de capitales en quinze ans que les plus grands capitaines n’ont pris de villes en leur vie. Un tel homme sort des rangs. C’est un grand et terrible instrument entre les mains de la Providence, qui s’en sert pour renverser ceci ou cela.
Telle est son opinion, bien remarquable chez un homme qui croyait sincèrement à la politique sacrée et aux légitimités royales.
M. de Maistre, à un certain moment, désira voir Bonaparte et s’aboucher avec lui au sujet des intérêts de son maître le roi de Sardaigne, alors si écrasé. Cette circonstance est des plus intéressantes, à l’examiner de près. Il est à croire que Napoléon connaissait M. de Maistre et s’était formé quelque idée de lui. Il avait tenu entre ses mains, à Milan, le livre des Considérations sur la France, et il avait pu y reconnaître en quelques minutes un esprit de race supérieure, et tel qu’il les aimait. Après Friedland et après Tilsitt, quand le général Savary vint à Saint-Pétersbourg, ce soldat homme d’esprit, et plein d’intelligence, y rencontra M. de Maistre, et il eut le mérite de se prendre d’intérêt et de goût pour lui. M. de Maistre pensa alors qu’il y avait peut-être à tirer parti de cette occasion singulière ; qu’il y aurait quelques bonnes raisons à faire valoir dans les intérêts de son souverain, dépossédé du Piémont et à peu près rayé de la liste des rois. Obtenir une indemnité pour le Piémont, obtenir une reconnaissance formelle du roi de Sardaigne, voir ses ministres reçus à Paris, son pavillon respecté, etc., c’étaient des points que M. de Maistre ne désespérait pas de gagner, s’il pouvait être admis à les discuter devant Napoléon même. Il prit donc sur lui d’adresser un mémoire et une lettre à l’Empereur par Savary qui s’en chargea : il demandait à être appelé à Paris et admis à plaider confidentiellement devant l’arbitre des puissances. Cette demande ne fut point agréée ; mais tout prouve que Napoléon ne lui sut pas mauvais gré de sa tentative. Bien au contraire, ce fut le roi de Sardaigne, quand il en fut informé, qui lui en sut un gré médiocre ; et il faut lire, à ce sujet, la très belle lettre, non pas de justification ni d’apologie (il les laisse à ceux qui en ont besoin), mais d’explication et d’éclaircissement, que M. de Maistre adresse à un personnage important de la petite cour de Cagliari.
Il expose avec vigueur l’état des choses, la toute-puissance de l’homme
extraordinaire qui domine l’Europe, et dont le caractère est avant tout une volonté invincible. Il le montre comprenant l’Italie en
première ligne dans ses vastes projets : « et le Piémont, qui est la clef
de ce beau pays, est aussi la province qu’il a serrée le plus fortement dans
ses bras de fer »
. Ne pouvant la lui arracher, qu’y a-t-il à tenter
autre chose que d’obtenir une indemnité plus ou moins disproportionnée ? Mais
si, pour l’obtenir, la Sardaigne se fie aux cours étrangères et aux grandes
puissances à l’heure de la signature des traités, elle se trompe fort. Il y a
longtemps que le roi-prophète, David (ou tout autre) a dit : « Ne mettez
pas votre confiance dans les rois »
, ce qui veut dire sans épigramme
« que, tous les actes des souverains étant nécessairement soumis à la
raison d’État, laquelle
obéit à son tour aux
agitations éventuelles du monde politique et moral, faire dépendre sa sûreté
et son salut des dispositions constantes d’une cour quelconque, c’est, au pied de la lettre, se coucher, pour dormir à l’aise, sur
l’aile d’un moulin à vent »
. Ces circonstances une fois
bien connues et définies, c’est alors que lui, M. de Maistre, usant du canal
tout à fait fortuit, mais très direct et très sûr, du général Savary, a fait sa
tentative, hardie sans aucun doute, mais beaucoup moins téméraire qu’on ne le
croit en Sardaigne :
Au surplus, monsieur le chevalier, écrit-il à son désapprobateur, j’avais peu de craintes sur Bonaparte. La première qualité de l’homme né pour mener et asservir les hommes, c’est de connaître les hommes. Sans cette qualité, il ne serait pas ce qu’il est. Je serais bien heureux si Sa Majesté me déchiffrait comme lui. Il a vu, dans la tentative que j’ai faite, un élan de zèle ; et, comme la fidélité lui plaît depuis qu’il règne, en refusant de m’écouter il ne m’a cependant fait aucun mal. Le souverain légitime, intéressé dans l’affaire, peut se tromper sur ce point ; mais l’usurpateur est infaillible.
Toute cette lettre est à lire comme une leçon piquante de
politique. M. de Maistre sent, avec l’instinct des grands esprits, que, s’il est
un seul instant mis en mesure de s’expliquer devant cet autre grand esprit,
Napoléon, il sera compris, et, dans tous les cas, apprécié et déchiffré. Quant
au cabinet du roi légitime, c’est autre chose : l’effort généreux qu’a tenté, à
sept cents lieues de là, le sujet fidèle, lui a causé « la plus grande
surprise »
:
Voilà le mot, monsieur le chevalier, s’écrie M. de Maistre contenant à peine son ironie supérieure, le cabinet est surpris ! Tout est perdu. En vain le monde croule, Dieu nous garde d’une idée imprévue ! Et c’est ce qui me persuade encore davantage que je ne suis pas votre homme ; car je puis bien vous promettre de faire les affaires de Sa Majesté aussi bien qu’un autre, mais je ne puis vous promettre de ne jamais vous surprendre. C’est un inconvénient de caractère auquel je ne vois pas trop de remède.
Et se redressant avec la conscience de sa force devant ces hommes de routine, leur montrant qu’il y a eu en ce monde plus d’affaires encore perdues par le trop de finesse que par l’imprudence ; que, s’il y avait imprudence dans le cas présent, elle n’eût été que pour lui seul, et que son idée d’ailleurs avait été approuvée à l’avance par un petit nombre d’hommes sages qu’il avait consultés :
Or, permettez-moi de vous le dire, monsieur le chevalier, lorsqu’une idée née dans une tête saine qui surmonte un cœur droit a de plus été examinée attentivement et approuvée par quatre ou cinq hommes de poids, elle ne saurait plus être absurde ni condamnable ; elle peut être simplement désapprouvée, mais c’est bien différent.
Pour échapper à ces dégoûts, à cette inaction forcée et à cette attente d’un changement qui, de près et pour les contemporains, semblait si long à venir, M. de Maistre, durant son exil de Saint-Pétersbourg, se jette plus que jamais dans l’étude ; il se sent plus que jamais brûlé de la fièvre du savoir : c’est un redoublement qui ne se peut décrire. Mais l’esprit chez lui n’est pas tout, il n’est pas de ceux qu’une demi-heure d’étude et de lecture console de tout chagrin :
Je lis, j’écris, dit-il, je tâche de m’étourdir, de me fatiguer s’il était possible. En terminant mes journées monotones, je me jette sur un lit, où le sommeil, que j’invoque, n’est pas toujours complaisant. Je me tourne, je m’agite, en disant comme Ézéchias De mane usque ad vesperam finies me 22. Alors des idées poignantes de famille me transpercent. Je crois entendre pleurer à Turin ; je fais mille efforts pour me représenter la figure de cette enfant de douze ans, que je ne connais pas. Je vois cette fille orpheline d’un père vivant. Je me demande si je dois un jour la connaître. Mille noirs fantômes s’agitent dans mes rideaux d’indienne…
Il veut parler de sa seconde fille, née pendant la Révolution, et
de laquelle son père avait été séparé dès le berceau. Il ne la connut en effet
qu’en 1814, et cette idée de séparation et de privation paternelle revient
souvent sous sa plume, paroles et expressions les plus vives et qui vont au
cœur : « L’idée de partir de ce monde sans te connaître, lui écrit-il,
est une des plus épouvantables qui puissent se présenter à mon
imagination. »
Il avait une autre fille aînée qui était également
loin de lui, et qui était alors à marier, avec toutes sortes de qualités, mais
sans fortune ; c’est en pensant à elle qu’il s’écriait d’une manière charmante :
« Ah ! Si quelque homme romanesque voulait se contenter du
bonheur ! »
Son fils Rodolphe était venu le rejoindre à Saint-Pétersbourg, et il était entré
au service dans les chevaliers-gardes de l’empereur Alexandre. En 1807, en 1812
et depuis, ce fils assista aux terribles batailles : « Nul ne sait ce que
c’est que la guerre s’il n’y a son fils »
, écrivait le père à un
ami. À ce fils lui-même, à la veille de la bataille de la Moskova, il écrivait :
« En ce temps-là malheur aux pères ! »
et faisant allusion au
mot des mères de Sparte qui montraient à leurs fils le bouclier, en leur disant
de revenir avec ou dessus :
Cependant, mon cher ami, ou avec cela, ou sur cela. Dieu me préserve de vous donner des conseils lâches ! Je n’ai pas sur le cœur le poids que j’y sentais lorsque vous tiriez sur les Suédois : aujourd’hui, vous faites une guerre juste et presque sainte. Vous combattez pour tout ce qu’il y a de plus sacré parmi les hommes, on peut lire même pour la société civile. Allez donc, mon cher ami, et revenez ou emmenez-moi avec vous.
Cet esprit puissant, si élevé de pensée et, par moments, si altier de doctrine, ce patricien entier et opiniâtre, pauvre alors et réduit en secret aux gênes les plus dures, bien qu’ambassadeur et dans une sorte de pompe officielle, me touche doublement avec son sentiment profond de famille et ses vertus patriarcales. Son innocence de vie le soutient, sa gaieté naturelle ne l’abandonne pas. Il travaille tout le jour, il refait ses études. Le soir, il se fait traîner chez quelque dame ou chez quelque ami, cherchant un peu de cette conversation substantielle ou piquante qui lui est comme la tasse de café nécessaire à l’esprit :
Ici donc ou là, je tâche, avant de terminer ma journée, de retrouver un peu de cette gaieté native qui m’a conservé jusqu’à présent : je souffle sur ce feu comme une vieille femme souffle, pour rallumer sa lampe, sur le tison de la veille. Je tâche de faire trêve aux rêves de bras coupés et de têtes cassées qui me troublent sans relâche ; puis je soupe comme un jeune homme, puis je dors comme un enfant, et puis je m’éveille comme un homme, je veux dire de grand matin, et je recommence, tournant toujours dans ce cercle, et mettant constamment le pied à la même place, comme un âne qui tourne la meule d’un battoir.
C’est ainsi, au milieu de cette contemplation vigilante et de ce soliloque infatigable, que ses portefeuilles russes se remplissaient, et qu’il en est sorti plus tard et successivement tant d’écrits qui ont attiré l’attention du monde.
Un sentiment profond d’amitié le ramène vers ceux qu’il a autrefois connus et qui lui sont restés au fond du cœur. Je recommande, entre autres, la délicieuse lettre à Mme Huber, sa vieille amie genevoise et protestante : on y sent combien, dans la pratique de la vie, M. de Maistre était loin d’être intolérant :
Jamais, lui écrit-il avec une adorable bonhomie et que celle·d’un Ducis ne surpasserait pas, jamais je ne me vois en grande parure, au milieu de toute la pompe asiatique, sans songer à mes bas gris de Lausanne et à cette lanterne avec laquelle j’allais vous voir à Cour. Délicieux salon de Cour ! c’est cela qui me manque ici ! Après que j’ai bien fatigué mes chevaux le long de ces belles rues, si je pouvais trouver l’Amitié en pantoufle, et raisonner pantoufle avec elle, il ne me manquerait rien. Quand vous avez la bonté de dire avec le digne ami : Quels souvenirs ! quels regrets ! Prêtez l’oreille, vous entendrez l’écho de la Neva qui répète : Quels souvenirs ! Quels regrets !
Mais la lettre est à peine écrite, que cette vieille amie meurt, et M. de Maistre répond au comte Golowkin, leur ami commun, qui lui avait appris cette triste nouvelle :
Vous ne sauriez croire à quel point cette pauvre femme m’est présente ; je la vois sans cesse avec sa grande figure droite, son léger apprêt genevois, sa raison calme, sa finesse naturelle et son badinage grave (quel admirable portrait !). Elle était ardente amie, quoique froide sur tout le reste. Je ne passerai pas de meilleures soirées que celles que j’ai passées chez elle, les pieds sur les chenets, le coude sur la table, pensant tout haut, excitant sa pensée et rasant mille sujets à tire-d’aile… Elle est partie, et jamais je ne la remplacerai ! Quand on a passé le milieu de la vie, les pertes sont irréparables… Séparé sans retour de tout ce qui m’est cher, j’apprends la mort de mes vieux amis ; un jour les jeunes apprendront la mienne. Dans le vrai, je suis mort en 1798 (époque à laquelle il a quitté le pays), les funérailles seules sont retardées.
Ce sont ces sentiments si vrais, si naturels et si pleins d’émotion, qu’on n’était pas accoutumé à rattacher au nom de M. de Maistre, et qui vont désormais donner à sa physionomie un caractère plus aimable et plus humain.
Est-ce l’homme systématique et impitoyable qu’on a
voulu faire, qui écrit ces paroles attendries : « L’homme n’a que des
rêves, il n’est lui-même qu’un rêve. Exceptons cependant, pour nous
consoler, l’amitié, la reconnaissance, tous les bons sentiments, tous ceux
surtout qui sont faits pour unir les hommes estimables. »
Au milieu
de tout ce qu’il a rencontré en Russie d’honorable et même de doux :
« Cependant, pense-t-il, il y a deux choses dont le souvenir s’efface
difficilement, ou ne s’efface point du tout : le soleil et les
amis. »
L’idée de ne plus jamais quitter ce pays du Nord
l’oppresse : « Le jamais ne plaît jamais à l’homme ; mais qu’il est terrible lorsqu’il tombe sur la patrie, les amis et le printemps ! Les souvenirs dans
certaines positions sont épouvantables ; je ne vois au-delà que les
remords. »
Longtemps on ne crut avoir dans le comte Joseph de
Maistre qu’un homme d’un esprit supérieur et qu’un cerveau de génie ;
aujourd’hui on est heureux de trouver tout simplement en lui un homme et un
cœur.
Sa témérité, ses éclats de sarcasme, ses railleries et ses insultes, plume en
main, se passaient uniquement en quelque sorte dans les hauteurs de son esprit ;
c’étaient les saillies, les éclairs et comme les coups de tonnerre du talent,
d’un talent trop riche, surabondant et solitaire. M. de Maistre, comme un homme
qui parle seul et de loin, et dont la voix monte pour être entendue, prête à la
vérité même l’air du paradoxe et l’accent du défi. Il aime à prédire. La nature
a donné à son esprit ce coup d’œil à distance, cette prévision merveilleuse qui
saisit et devance les moments décisifs, et il en abuse. Il tranche du prophète
et n’est pas lui-même sans s’apercevoir de ce tic de son
esprit. Il a dans l’humeur et dans la verve le talent de faire rire
en raisonnant ; il en use avec succès, en ce sens que, même dans les
sujets les plus graves, il n’est jamais ennuyeux ni triste comme
M. de Bonald l’est trop souvent. Mais il abuse aussi de ce
rire, et il y a des moments où il l’introduit d’une manière déplacée.
Dieu rirait bien si Dieu pouvait rire
, dit-il
quelque part, en faisant je ne sais quelle supposition ; et ailleurs, il nous
montrera les esprits célestes
riant comme des
fous
de je ne sais quelle bévue des hommes. Un tel ton jure
assez souvent chez M. de Maistre avec le sérieux du fond. Dans la polémique,
fort de sa conscience et de la droiture de ses intentions, il passe les bornes,
et il s’en doute un peu, comme lorsqu’il dit, par exemple, à propos de sa
réfutation de Bacon : « Je ne sais comment je me suis trouvé conduit à
lutter mortellement avec le feu chancelier Bacon. Nous avons boxé comme deux forts de Fleet
Street, et, s’il m’a arraché quelques cheveux, je pense bien aussi
que sa perruque n’est plus à sa place. »
Mais aucun fiel du moins ne
se mêlait chez M. de Maistre à ces polémiques, en apparence si ardentes et si
passionnées. Il avait la chaleur sans l’aigreur. On en a un
exemple dans cette correspondance même. Très violemment ou plutôt lestement
attaqué pour un de ses écrits par un M. Sontag, surintendant de l’Église de
Livonie, il n’est point de bons procédés dont il ne fasse preuve à son égard :
« Si j’avais le bonheur d’être connu de lui, écrit-il, il verrait
que, parmi les hommes convaincus, il serait difficile d’en trouver un plus
libre de préjugés que moi. »
S’il passe jamais à Riga, M. de Maistre
se promet bien d’embrasser de très bon cœur cet homme estimable, et de rire avec
lui de toute cette affaire de gazette. Voilà l’homme chez M. de Maistre dans
toute sa candeur et sa sincérité. Il n’avait rien de l’auteur que le talent.
En vieillissant, ces traits de nature se dessinent de plus en plus, avec quelque
chose de plus brusque peut-être, mais de non moins aimable. Après 1815, quand la
maison
de Savoie est rétablie dans son antique
héritage, M. de Maistre, à la veille de rentrer dans sa patrie, mais lésé
lui-même dans sa fortune et à peu près ruiné dans son patrimoine, ne forme plus
que le vœu du patriarche ; il nous laisse voir l’unique fond de son désir au
milieu de cet ébranlement de l’Europe, où le volcan ne se ferme d’un côté que
pour se rouvrir d’un autre : « Ma famille, mes amis et mes
livres suffisent aux jours qui me restent, et je les terminerais
gaiement si cette famille ne me donnait pas d’affreux soucis pour
l’avenir. »
Faisant allusion à cette vivacité qu’il portait
volontiers en tout, et dont il ne prétend pas s’excuser :
Cependant, écrivait-il à un ami, si j’avais le plaisir de vivre quelque temps avec vous sous le même toit, vous ne seriez pas peu surpris de reconnaître en moi le roi des paresseux, ennemi de toute affaire, ami du cabinet, de la chaise longue, et doux même jusqu’à la faiblesse inclusivement ! Car je ne fais point de compliments avec moi-même : Nuper me in littore vidi.
Son ton, en écrivant ces lignes, pouvait paraître tranchant, sa
modestie intérieure était réelle. On le voit, dans une lettre à l’un de ses
beaux-frères, accepter les réprimandes de plus d’un genre sur des jeux de mots,
sur « certaines tournures épigrammatiques qui tiennent de la
recherche »
: « Je suis fâché de n’avoir point d’avertisseur à côté de moi, car je suis d’une extrême docilité pour
les corrections. »
Cela était vrai, et, quand on l’imprimait, il se
laissait volontiers corriger par celui en qui il avait mis sa confiance. Dans un
ordre plus important encore que l’ordre littéraire, M. de Maistre témoigne de
ces humilités sincères qui deviennent touchantes de la part d’un esprit aussi
hautement doué et aussi élevé :
Je ne sais, écrivait-il peu d’années avant sa mort, ce que c’est que la vie d’un coquin, je ne l’ai jamais été ; mais celle d’un honnête homme est abominable. Qu’il y a peu d’hommes dont le passage sur cette sotte planète ait été marqué par des actes véritablement bons et utiles ! Je me prosterne devant celui dont on peut dire : Pertransivit benefaciendo ; celui qui a pu instruire, consoler, soulager ses semblables ; celui qui a fait de grands sacrifices à la bienfaisance ; ces héros de la charité silencieuse qui se cachent et n’attendent rien dans ce monde. — Mais qu’est-ce que le commun des hommes ? et combien y en a-t-il sur mille qui puissent se demander sans terreur : Qu’est-ce que j’ai fait en ce monde ? En quoi ai-je avancé l’œuvre générale ? et que reste-t-il de moi en bien ou en mal ?
Il avait coutume de dire qu’au fond ce qui sépare l’homme de la
vérité suprême, c’est l’intérêt que chacun met à sa passion :
« Croyez-moi, mon cher ami, entre l’homme et Dieu il n’y a que
l’orgueil. Abaissez courageusement cette cataracte maudite, et la lumière
entrera. »
Maintenant, si l’on voulait donner une idée un peu complète de cette correspondance, il faudrait entrer plus que nous ne l’avons fait dans les détails, il faudrait classer et analyser les lettres avec quelque méthode. Parmi les lettres politiques, je ne fais que noter celle qui se rapporte à la mort de Pitt (mars 1806), et celle-où il est, pour la première fois, question de l’insurrection d’Espagne (octobre 1809) ; elles sont d’une haute beauté. Dans un genre tout différent, j’indiquerai les lettres à sa fille, Mlle Constance de Maistre, sur l’éducation des femmes et sur leur fonction naturelle dans la société. Non, les femmes, selon M. de Maistre, ne sont pas capables de faire tout ce que font les hommes :
La vérité est précisément le contraire. Les femmes n’ont fait aucun chef-d’œuvre dans aucun genre. Elles n’ont fait ni l’Iliade, ni l’Énéide, ni la Jérusalem délivrée, ni Phèdre, ni Athalie, ni Rodogune, ni Le Misanthrope, ni Tartuffe (voilà M. de Maistre qui met Tartuffe au rang des chefs-d’œuvre)…, ni l’église de Saint-Pierre, ni l’Apollon du Belvédère, ni etc., etc. ; elles n’ont inventé ni l’algèbre, ni les télescopes, ni etc., etc. ; mais elles font quelque chose de plus grand que tout cela : c’est sur leurs genoux que se forme ce qu’il y a de plus excellent dans le monde, un honnête homme et une honnête femme.
On voit d’ici toute la suite de la pensée ; mais que de développements piquants et gais je supprime ! C’est dans cet ordre de vérités que M. de Maistre est supérieur, et qu’il est venu à point pour crier holà aux fausses théories des Condorcet et des philosophes excessifs du xviiie siècle.
On doit remercier le fils du comte de Maistre de s’être décidé à publier cette correspondance de son illustre père et les diverses pièces qui y sont jointes. Nous croyons savoir qu’avant la révolution de février 1848 un homme savant et excellent, M. l’abbé de Cazalès, s’était occupé, de concert avec la famille, de l’arrangement de ces papiers : mais, depuis, il y avait eu interruption dans ce travail, et une sorte de découragement bien explicable dans le premier moment. C’est M. Louis Veuillot qui, en donnant ses soins à la présente édition, a mis le public à même d’entrer plus vite en jouissance des belles choses que l’on paraissait vouloir lui faire attendre encore quelque temps. Il en est de cette publication, en un sens, comme de celle de Mirabeau, dont nous avons dernièrement parlé : elle vient dans les circonstances les plus favorables pour réussir et pour porter coup ; c’est depuis que les plaies de la société sont si largement à nu et sensibles aux yeux de tous, qu’on peut mieux apprécier la profondeur et la longueur de coup d’œil du philosophe à demi prophète.
[Note.]
Les publications sur le comte Joseph de Maistre se succèdent. M. Albert Blanc, docteur en droit de l’université de Turin, a donné, depuis lors, la Correspondance diplomatique de M. de Maistre (1858), et a tiré le plus qu’il a pu le noble écrivain du côté de la cause nationale du Piémont, en le montrant tout à fait opposé et antipathique à l’Autriche. La réputation de l’illustre patricien est ainsi en voie de se transformer, et, pour peu que l’on continue, elle aura bientôt changé de parti. On s’est même emparé de phrases très vives qui lui étaient échappées sur le pape à l’occasion du couronnement de Napoléon et les voltairiens ont pu se réjouir, tout en ayant l’air de se scandaliser. Cette dernière publication diplomatique mériterait un examen particulier, et elle appelle une critique impartiale. Quoi qu’il en soit, M. Albert Blanc n’a pas découvert un nouveau Joseph de Maistre, comme il a l’air de le croire, et comme les ambitieuses formules qu’il met en œuvre le donneraient à penser. C’est toujours le même homme d’esprit, le même gentilhomme chrétien que nous connaissons, avec son timbre vibrant, sa parole aiguë qui part, qui éclate, qui du premier jet va plus loin qu’il ne semblerait nécessaire à la froide raison, mais qu’on serait fâché de trouver plus retenue et plus circonspecte ; car elle porte avec elle bien des vérités, et s’il semble qu’il y ait souvent colère en elle, lors même qu’il s’agit des amis, écoutez et sachez bien distinguer : c’est la colère de l’amour.