(1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Mirabeau et Sophie. — II. (Lettres écrites du donjon de Vincennes.) » pp. 29-50
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(1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Mirabeau et Sophie. — II. (Lettres écrites du donjon de Vincennes.) » pp. 29-50

II. (Lettres écrites du donjon de Vincennes.)

Je voudrais ne forcer en rien les tons et ne point pour cela les affaiblir, ne pas faire fléchir, la morale et ne la faire intervenir que très simple et très sincère, ne toucher en passant que les aperçus et pourtant atteindre aux points essentiels : en un mot, je voudrais être vrai, convenable et juste dans un sujet très fécond, très mélangé, à travers lequel il serait beaucoup plus commode assurément de donner tout d’un trait et de parti pris.

La situation où nous avons laissé Mirabeau est celle-ci. Prisonnier à Pontarlier, il s’était fait aimer d’une jeune femme, et il s’était pris pour elle d’une passion véritable. On ne peut dire qu’il l’avait séduite ; jeunes, ennuyés, sevrés tous deux, et doués du charme, ils s’étaient séduits l’un l’autre. Fugitif ensuite et déjà hors de France, avec son audace et ses talents, avec son épée et sa plume, il avait mille ressources. Cette jeune femme voulut le rejoindre, et il s’y prêta avec transport. C’était se barrer de nouveau la carrière au moment où elle se rouvrait devant lui. Au milieu du bouleversement de tous les devoirs réguliers, il y avait du moins dans cet acte extrême un principe de dévouement. S’il embrassait la passion dans sa fureur et dans son plaisir, il en-acceptait aussi toutes les sérieuses conséquences. Durant neuf mois en Hollande, Mirabeau travaillant sans relâche pour la subsistance et pour le pain, enfermé tout le jour, bourré de besogne mercenaire, porta légèrement la vie, et non seulement sans une plainte, mais avec un sentiment d’ivresse et de délices. De ces neuf mois de Hollande, en y resongeant, il n’aurait voulu retrancher que huit jours perdus à Rotterdam loin de son amie, huit jours donnés à je ne sais quel congrès scientifique, à des savants du pays. Dans le donjon de Vincennes, il écrivait pour lui seul, dans son cahier de notes et d’extraits, divers passages de Plaute, qu’il lisait beaucoup alors, et il en faisait l’application à sa félicité perdue ; tout ce joli passage du Pseudolus, par exemple, qui fait partie de la lettre d’une maîtresse à son ami :

Nunc nostri amores, mores…

« Voilà que nos plaisirs, nos désirs, nos entretiens, avec les ris, les jeux, la causerie, le suave baiser… tout est détruit ; plus de voluptés ; on nous sépare, on nous arrache l’un à l’autre, si nous ne trouvons, toi en moi, moi en toi, un appui salutaire. »

Mais j’aime mieux cet autre passage, également emprunté de Plaute, où le sentiment domine : « Lorsque j’étais en Hollande , écrit Mirabeau, je pouvais dire : Sibi sua habeant regna reges, etc. », et tout ce qui suit, « Rois, gardez vos royaumes, et vous, riches, vos trésors ; gardez vos honneurs, votre puissance, vos combats, vos exploits. Pourvu que vous ne me portiez pas envie, je vous abandonne sans peine tout ce que vous possédez. » Une telle manière de sentir, quand elle se prouve par des actions, est faite pour racheter bien des fautes. Autant il serait périlleux et coupable de l’aller ériger en idéal romanesque et en modèle, autant il est impossible, quand on la rencontre dans la vie, et même au milieu de tout ce qu’on déplore, de n’en pas être touché.

Du moment que Mirabeau est arrêté et enfermé dans le donjon de Vincennes, on peut le suivre jour par jour dans sa longue et rigoureuse captivité. Le recueil de lettres qu’il écrivit alors a paru en 1792, moins d’un an après sa mort. Manuel, procureur de la Commune, un des magistrats municipaux de Paris, précédemment administrateur à la police, y avait trouvé ces lettres dans des cartons où les avait déposées Boucher, premier commis du secret. En effet, M. Le Noir, lieutenant général de police, homme bon et humain, touché dès l’abord de la situation de Mirabeau, lui permit de correspondre avec Sophie et avec quelques autres personnes, à la condition que les lettres passeraient par les mains de M. Boucher, qui ne transmettrait que celles qu’il jugerait convenables. Boucher, homme non moins humain et aussi discret que délicat, âme véritablement d’élite et cœur d’or enseveli dans les antres de la police de ce temps-là, se prêta à cette correspondance avec toute l’indulgence et, on peut dire, la tendresse conciliable avec ses devoirs. Les lettres de Mirabeau allaient par ses mains à leur destination ; il exigeait seulement que les originaux lui fussent rapportés. Ce sont ces originaux que Manuel, officier public, trouva dans les cartons et qu’il s’appropria sans scrupule, se vantant, pour plus d’effet, de les avoir découverts « sous les débris » de la Bastille, dont il était l’un des « vainqueurs ». Il publia le tout, pêle-mêle et en masse, avec une préface exaltée et délirante qui fit scandale même alors, en 1792. On a un bel article d’André Chénier, inséré dans le Journal de Paris (12 février), qui venge les mœurs, la langue et le goût, également outragés dans cette ridicule et révoltante préface de l’éditeur magistrat. On ne saurait assez déplorer cette publication de Manuel ; car de cette même masse de papiers, tombant en de dignes mains, au lieu de quatre volumes compromis et souillés, on aurait pu tirer, sans infidélité et moyennant de simples suppressions, deux ou trois volumes touchants, graves, éloquents, « un ouvrage à la fois attrayant et à peu près irréprochable, plein de piquants sujets d’études psychologiques et d’exemples de style, dont aucune impureté ne souillerait la grâce, dont aucun danger ne ferait condamner l’agrément ». C’est le jugement de M. Lucas-Montigny, et, au sortir d’une lecture si pleine d’impressions contraires, dont quelques-unes sont rebutantes et pénibles, je me plais à m’appuyer de ce jugement et à le répéter.

Ce qu’il y a de moins bon dans les Lettres écrites du donjon de Vincennes, ce sont précisément les lettres d’amour. Elles ont, pour la plupart, le faux goût, le faux ton exalté du moment, les fausses couleurs ;·le Marmontel et le Fragonard s’y mêlent, et, bien qu’exprimant un sentiment véritable, elles sont plus faites aujourd’hui pour exciter le sourire que l’émotion. Mais quand Mirabeau s’adresse à son père, à M. Le Noir, au ministre, ou quand il entretient Sophie de ces sujets qui sortent de l’élégie et du roucoulement, il se dégage, il grandit ; l’écrivain se fait jour et se sent à l’aise ; l’orateur déjà se lève à demi. C’est ce qu’il est intéressant pour nous de saisir.

Mirabeau écrivain est, en général, jugé assez sévèrement. Cet impertinent Manuel l’a loué d’avoir « secoué tous les despotismes jusqu’à celui des langues ». Rivarol l’a appelé un « barbare effroyable en fait de style ». Gardons-nous des exagérations et de ces mots tout faits qui dispensent de l’examen. Mirabeau sortait d’une famille où l’on avait un style original, énergique, pittoresque, un style à la Saint-Simon, ou, pour nommer les choses comme elles le méritent, un style à la Mirabeau. Son père et son oncle le bailli écrivaient sur ce pied-là. Il commença lui-même par écrire dans ce style altier et féodal une Notice sur son aïeul, qu’il rédigea du temps de sa détention au château d’If (1774·) ; il avait vingt-cinq ans. Mais déjà, vers ce même temps, il avait composé son Essai sur le despotisme dans la langue plus générale du jour et avec la part voulue de déclamation et de lieux communs qui circulaient alors.

C’est que Mirabeau (je l’ai fait remarquer dès l’abord) n’était plus seulement par son organisation un homme de cette race féodale et haute, sauvage et peu affable, dont étaient ses aïeux, ces hommes qui se vantaient d’être tout d’une pièce et sans jointure. Son père, qui l’a si bien connu, persécuté, maudit, haï, et finalement salué et admiré, son père disait de lui : « il est bâti d’une autre argile que moi, oiseau hagard dont le nid fut entre quatre tourelles ». Lui, nullement hagard, nullement sauvage et timide, ayant gardé de ses ancêtres le don du commandement, et y joignant ce terrible don de la familiarité, qui lui faisait manier et retourner grands et petits à sa guise, il aspirait par instinct à la vie commune et à une action populaire universelle. Cet orateur inné qui était en lui, et qui s’agita de bonne heure sous l’écrivain, sentait bien que, pour arriver à cette action vaste et souveraine, pour embrasser les masses et les foules d’un tour familier et puissant, il fallait quitter cette langue que j’appellerai patrimoniale et domestique, cette manière de s’exprimer toute particulière qui était ta griffe et parfois le chiffre de sa maison ; il lui fallait quitter une bonne fois le style de famille et descendre de sa montagne. Il descendit donc, et, pour arriver à la langue générale et publique, il ne craignit point de traverser la déclamation à la nage et de se plonger dans le plein courant du siècle, bien sûr qu’il était d’en ressortir à la fin non moins original et plus grand. Quand on saisit Mirabeau dans ce développement intermédiaire, dans la plupart de ses écrits et de ses pamphlets, on le trouve inégal, inachevé, indigeste, et on en triomphe aisément. Pour être juste, n’oublions jamais le point de départ et le but : le point de départ, c’est-à-dire le style abrupt, accidenté, escarpé, de ses ancêtres, d’où il lui fallait descendre à tout prix pour conquérir à lui les masses et déployer ses larges sympathies ; le but, c’est-à-dire l’orateur définitif qui sortit de là et qui domina puissamment son époque dans la plus grande tourmente sociale qui fut jamais.

Mirabeau écrivain ne se rendait pas compte sans doute de toutes ces choses. Il écrivait au jour le jour, par besoin, par nécessité, s’aidant de tous les moyens à sa portée : « Il semble que ma fatale destinée soit d’être toujours obligé de tout faire en vingt-quatre heures. » Pourtant, à travers les inégalités et les obstacles, sa puissante nature intérieure suivait sa pente et poussait sa voie. Le Dieu était en lui, qui veillait, qui remettait, à son insu, l’ordre et une sorte d’harmonie supérieure, jusque dans le tumultueux désordre et le chaos orageux de l’homme.

Abordez dans cette pensée les Lettres écrites de Vincennes, et vous les apprécierez à leur vrai point de vue, au seul point de vue par lequel elles méritent l’attention de l’observateur et du sage. Laissons les folles et échevelées élégies du début ; je passe, je poursuis, et je crois sentir presque à chaque page un orateur étouffé et gémissant :

Ô mon amie, comme ton Gabriel est dégradé ! La nature l’avait-elle donc fait pour perdre des jours inutiles dans un gouffre tel que celui-ci ? Son esprit mâle et actif n’avait-il pas une autre destination ? Son cœur bon et tendre ne méritait-il pas un autre sort ?… On n’a point d’idée du genre de vie que l’on mène ici, d’où il ne peut sortir que des fous, si l’on y laisse longtemps les malheureux que l’on y renferme, et où l’on meurt enragé. Quels supplices pourraient être aussi cruels que ces sévérités muettes et terribles !

Enfermé entre ces murailles épaisses, il a de ces mouvements, de ces exclamations et comme de ces gestes involontaires de l’orateur. Dans une lettre à Sophie, où il lui développe les principes de la tolérance civile (car cette correspondance n’est qu’un déversoir à toutes les pensées et à toutes les études qui l’occupent aux divers moments), il se mettra tout à coup à s’écrier : « Voyez la Hollande, cette école et ce théâtre de tolérance ! » Évidemment ce Voyez ne s’adresse pas à Sophie, qu’il tutoie d’habitude : c’est l’écrivain, c’est l’orateur, et non plus l’amant, qui s’adresse ici à cet auditoire absent et idéal que son imagination ne perd jamais de vue. Même dans les choses d’amour, dans ses souvenirs élégiaques, écrivant à son amie, il la défend en idée devant ses accusateurs, et il la défend en se levant, en se tournant volontiers vers le public absent, qu’il apostrophe et qu’il invoque :

Voulez-vous, demande-t-il, qu’elle ait fait une imprudence ? Elle seule l’a expiée. Personne au monde, qu’elle et son amant, n’a été puni de leur erreur, si vous appelez ainsi leur démarche. Mais comment nommerez-vous le courage avec lequel elle a soutenu le plus affreux des revers ? la persévérance dans ses opinions et ses sentiments ? la hauteur de ses démarches au milieu de la plus cruelle détresse ? la décence de sa conduite dans des circonstances si critiques ?… Si ce ne sont pas là des vertus, je ne sais ce que vous appellerez ainsi ; et si vous convenez avec moi que ce sont des vertus, etc.

On voit qu’il plaide. L’orateur a beau être en cage, il se relève, il s’agite, et le cachot, tout sourd qu’il est, retentit.

Dans l’admirable Mémoire ou Lettre justificative adressée à son père, le ton est tout oratoire et atteint par moments à la haute éloquence. Après un long et habile exposé de sa conduite et des circonstances qui peuvent atténuer ses torts :

Voilà, mon père, dit-il en concluant, voilà l’ébauche de ce que je pouvais dire : ce n’est pas le langage d’un courtisan, sans doute ; mais vous n’avez point mis dans mes veines le sang d’un esclave. J’ose dire : Je suis né libre, dans des lieux où tout me crie : Non, tu ne l’es pas ! Et ce courage est digne de vous. Je vous adresse des vérités respectueuses, mais hautes et fortes, et il est digne de vous de les entendre et d’en convenir.

Tout cela est fait pour être dit debout, le front haut, le geste animé, la physionomie parlante. Dans Mirabeau écrivain, j’aperçois à tout moment l’orateur à demi penché, en avant et au-dessus de sa phrase.

Après avoir tâché de faire vibrer chez son père la fibre noble et fière, il arrive au pathétique, et il trouve de beaux accents. Je laisse quelques phrases communes sur son « sixième lustre », sur le « livre de la vie » d’où il est « retranché », de même que plus haut j’ai laissé passer le « bec dévorant du vautour » auquel il est « livré », le coup de foudre qui « a ouvert la nuée », etc. : ce sont de ces images qui semblent usées chez l’écrivain, mais qui, larges et pleines, et sonores, ont toujours leur effet dans la bouche de l’orateur. Tout à côté, voilà qui est neuf et qui est mieux : « Les souffrances de mon âme se sont étendues jusqu’à mon corps. Mes premières aimées, comme des années très prodigues, avaient déjà en quelque sorte déshérité les suivantes, et dissipé une partie de mes forces. » Le souffle poétique, ce qui est rare chez Mirabeau, semble avoir passé en cet endroit, et en cet autre encore : « Si vous me redonnez la liberté, même restreinte, que je vous demande, la prison m’aura rendu sage ; car le Temps, qui court sur ma tête d’un pied bien moins léger que sur celle des autres hommes, m’a éveillé de mes rêves. » Ailleurs, parlant non plus à son père, mais de son père, il dira par un genre d’image qui rappelle les précédentes : « Il a commencé par vouloir m’asservir, et, ne pouvant y réussir, il a mieux aimé me briser que de me laisser croître auprès de lui, de peur que je n’élevasse ma tête tandis que les années baissent la sienne. » On a refusé l’imagination proprement dite à Mirabeau ; il a certainement l’imagination oratoire, celle qui consiste à évoquer les grands noms historiques, les figures et les groupes célèbres, et à les mettre en scène dans la perspective du moment : mais, dans les passages que je viens de citer, il montre qu’il n’était pas dénué de cette autre imagination plus légère, et qui se sent de la poésie.

J’ai parlé des accents pathétiques par lesquels il tâche d’émouvoir son père à la fin de son Mémoire ; mais on s’en ferait une trop vague idée si je ne citais textuellement cette page à la fois si éloquente et si réelle, si exacte de peinture et si déchirante :

Cet état contre-nature auquel je suis asservi, écrit ce fils captif à celui qui s’intitulait l’Ami des hommes, mine les restes de mon être. Des maux internes me font une guerre cruelle. Tantôt des hémorragies abondantes m’épuisent et indiquent la révolution que fait sur moi la vie renfermée. Tantôt des coliques néphrétiques, auxquelles vous savez que j’ai toujours été sujet, me déchirent : la privation d’exercice les multiplie et les aggrave. Mes yeux, échauffés par l’absence continuelle du sommeil, succombent sous l’application d’un travail sans fin, pour lequel je n’ai presque aucunes ressources, et dont rien ne me distrait ; le droit est débilité jusqu’à me refuser service. Ma poitrine, oppressée par le sang, couve un poison lent qui me ronge. En un mot, mon être moral et physique croule sous le poids de mes fers. Mais, certes, je ne m’exposerai point à voir arriver à pas lents la stupidité, le désespoir, et peut-être la démence.

Je ne puis soutenir un tel genre de vie ; mon père, je ne le puis. Souffrez que je voie le soleil, que je respire plus au large, que j’envisage des humains, que j’aie des ressources littéraires, depuis si longtemps unique soulagement à mes maux, que je sache si mon fils respire et ce qu’il fait…

Telle est cette admirable et douloureuse page qu’il est impossible de lire sans émotion et sans larmes. C’est l’honneur, disons-le hautement, c’est le rachat moral de Mirabeau d’avoir ainsi souffert, d’avoir été homme en tout, non seulement par ses fautes, par ses entraînements, et, nommons les choses à regret, par ses vices, mais aussi par le cœur et par les entrailles ; d’avoir été pauvre et d’avoir su l’être ; d’avoir été père et d’avoir pleuré ; d’avoir été laborieux comme le dernier des hommes nouveaux ; d’avoir été captif et persécuté, et de n’avoir point engendré le désespoir, de ne s’être point aigri ; d’avoir prouvé sa nature ample et généreuse en sortant de dessous ces captivités écrasantes, à la fois dans toute sa force et dans toute sa bonté et même sa gaieté, ni énervé, ni ulcéré, sans ombre de haine, mais résolu à conquérir pour tous, à la clarté des cieux, les droits légitimes et les garanties inviolables de la société libre et moderne. Je dégage à dessein sa grande ligne, sa courbe lumineuse, que les taches et les éclaboussures de détail ne sauraient dérober ni obscurcir à cette distance où désormais la postérité le juge.

Dès cette correspondance de Vincennes, on pressent tout l’homme futur. Il y est en bloc ou plutôt en fusion, dans un bouillonnement immense. On se prend à répéter avec lui : « Somme toute, il n’y a que les hommes fortement passionnés capables d’aller au grand ; il n’y a qu’eux capables de mériter la reconnaissance publique… » Ne dirait-on pas qu‘à travers ses barreaux il aperçoit déjà le Panthéon ?

Ce sentiment de sa valeur et de ce qu’il pourrait être, il l’a profondément ; mais comme il l’exprime sans jactance et avec une sorte de modestie encore ! Il me serait facile de faire de Mirabeau enchaîné à Vincennes un Titan, un géant, Encelade sous l’Etna, que sais-je ? j’aime mieux le laisser ce qu’il était, un homme :

Peut-être, écrivait-il à M. Le Noir, cet équitable et généreux lieutenant de police, peut-être, qu’il me soit permis de le dire, pourrait-on tirer de moi un parti plus utile et plus humain. Je ne me crois ni au-dessus ni au-dessous de rien. Je ne suis au-dessous de rien, parce que je sens mes forces et mon zèle, parce qu’après tout je suis un homme comme un autre. Je ne suis au-dessus de rien, parce que le patriotisme, l’utilité, et surtout l’homme, peuvent tout honorer. Tous les talons rouges ne parleront pas ainsi ; mais c’est à cause de cela que je les vaux peut-être bien en tous sens. Encore une fois, je suis enterré : cependant, si j’en crois ma tête et mon cœur, et ce je ne sais quel pressentiment qui est souvent la voix de l’âme, ma vie pourrait n’être pas inutile. Songez à moi, monsieur, dans ce temps qui, si j’en crois ce qu’annonçaient les derniers mois où je vivais avec les vivants, doit être fécond en événements (la Guerre d’Amérique) ; songez à moi, dis-je, ou plutôt (car j’ai assez de preuves que vous daignez vous occuper de ma triste existence) rappelez-la à d’autres.

Et ce même homme, vers ce même moment, après des mois de captivité, sentant la belle saison qui renaissait et qui le faisait, lui aussi, renaître en même temps que souffrir, jouissant enfin de quelque adoucissement qui consistait à se promener chaque jour depuis huit heures du matin jusqu’à neuf, écrivait à Sophie : « C’est bien court, mais je quitte sans regret le jardin, en pensant que je fais place à quelque malheureux compagnon de mon sort. » Ne sentez-vous pas dans cette parole simple l’homme humain et qui sait compatir, l’homme de Virgile et celui de Térence ?

Il y eut dans Mirabeau bien des vices et des grossièretés qui tenaient au tempérament ; il y en eut qui tenaient aux circonstances et à la vie besogneuse qu’une nécessité incessante lui imposa. Il y eut en lui aussi une part de comédien et de personnage de théâtre qui tenait au talent même, et comme il en entre si aisément et à peu près inévitablement, on ose le dire, chez tous les hommes publics à qui il est donné de mener les autres hommes : mais le fond du cœur était chaud, le fond de la conviction était sincère, de même que plus tard nous verrons que le fond de ses vues politiques, en apparence si turbulentes et si orageuses, était tout à fait sensé.

Je reviens à l’écrivain, et à l’orateur qui prélude dans l’écrivain. Mirabeau, sans y songer, aime et affecte naturellement l’expression large et pleine, un peu grosse. Il dira un cœur vaste. Il dira des regards de son amie, qu’ils pompent l’amour sur ses lèvres. Il dira de l’enfant qu’il eut de Sophie (car Sophie accoucha d’une fille pendant les premiers mois de sa captivité), et regrettant de ne pouvoir l’élever entre eux deux : « Nos baisers lui eussent soufflé sans cesse la santé. » Nous l’avons entendu parler de tout son être qui croule dans l’état d’oppression et de misère où on l’a réduit. On sent partout sous sa plume les jets d’une nature forte et bouillante, et comme les éclats d’une voix qui ne demande qu’à gronder et à tonner. Il a de ces mots qui emplissent la bouche si on les prononce à haute voix, et qui éveillent les échos. Il arrive sans effort à l’ampleur et à la solennité des images. De son père, par exemple, il dira ·. « Avec un esprit très vaste, il n’a eu que des idées mesquines pour sa maison. Avec du crédit, il n’a rien fait pour elle ; avec de l’ordre, il l’a ruinée, sans tenir ni son état ni son rang ; il s’est isolé au milieu des siens ; il a tapissé de remords les avenues de son tombeau, et creusé celui de son nom. » L’image est grande ; pour être complètement acceptée, elle aurait besoin d’être étalée du haut de la tribune, d’être appuyée et comme démontrée du geste. À la voir sur le papier, on a le temps de se demander ce que c’est que ces remords qui tapissent une avenue ?

Dans une courte et fort digne lettre adressée au comte de Maurepas, ami de son père, et qui, à cette date, était de fait Premier ministre, Mirabeau réclame énergiquement sa délivrance et sa liberté. Il fait sonner bien haut le mot de parricide, et donne à entendre à M. de Maurepas que s’y prêter comme il le fait, c’est s’en rendre complice. Il termine par ce mouvement direct plein d’effet et d’une vigueur poignante, s’adressant à un vieillard :

Mon père parle souvent d’un Dieu rémunérateur, et vous y croyez sans doute ; vous avancez dans une heureuse vieillesse, et mon père y touche. Eh bien ! monsieur le comte, puisse-t-elle être pour tous deux longue et fortunée ! puisse mon souvenir ne pas l’empoisonner de remords ! puissiez-vous, à votre dernier jour, trouver tous deux plus de miséricorde que vous n’en avez montré !

C’est là encore un magnifique mouvement d’orateur, mais un peu disproportionné et comme étouffé dans une lettre.

Pour mieux faire sentir que c’est tout à fait l’orateur ici qui est en scène et qui va chercher son argument dans la conscience de l’adversaire, je n’ai qu’à rappeler ce que Mirabeau dit en vingt endroits : « Je crois à un Dieu, mais non à un Dieu rémunérateur. » Il croyait, pour son compte, à une Cause première qu’il ne définit guère autrement, et non pas à l’immortalité de l’âme. Mais ici la croyance et l’âge des adversaires lui fournissaient un ressort puissant à mouvoir, et, aussi sûrement que s’il en avait eu le principe en lui-même, il s’en est saisi. L’orateur a ce privilège de croire les choses éloquentes, au moins dans le court instant où il les dit.

Mirabeau, dans sa première jeunesse, s’était cru d’abord destiné à la guerre et à la gloire des armes :

Élevé, dit-il, dans le préjugé du service, bouillant d’ambition, avide de gloire, robuste, audacieux, ardent, et cependant très flegmatique, comme je l’ai éprouvé dans tous les dangers où je me suis trouvé ; ayant reçu, de la nature, un coup d’œil excellent et rapide, je devais me croire fait pour le service. Toutes mes vues s’étaient donc tournées de ce côté.

Il s’était mis à étudier le métier de la guerre et tout ce qui en dépendait, génie, artillerie, même le détail des vivres, comme il étudiait toutes choses, avec acharnement, avec l’ardeur propre à sa nature laborieuse et absorbante, à cette nature rapace et vorace, et jamais assouvie. Mais les idées philosophiques du siècle l’avaient peu à peu refroidi de cette ardeur de la guerre ; voyant son père d’ailleurs ne songer qu’à lui fermer toutes les carrières régulièrement tracées, il s’était replié sur lui-même, et son esprit « affamé de toutes sortes de connaissances » s’était jeté sur d’autres études qu’il avait approfondies. Il avait embrassé dans toute leur étendue les matières politiques, étrangères, internationales, financières aussi ; et ce fut en effet la première forme sous laquelle apparut Mirabeau publiciste et auteur de tant d’écrits et de brochures depuis sa sortie de Vincennes (fin de 1780) jusqu’en 89. Mais tout cela n’était que la préparation et en quelque sorte le cours d’études de l’orateur, duquel les anciens exigeaient qu’il sût tout, afin de pouvoir parler sur tout. Ceux qui ne le jugeaient que par le dehors ont souvent comparé le Mirabeau de cette époque intermédiaire à une grosse éponge qui se gonflait des idées d’autrui et de tout ce qui circulait dans l’atmosphère d’alentour ; et son père, juge sévère, même lorsqu’il était radouci, est revenu souvent sur cette image d’une grosse éponge, à laquelle il compare l’organisation avide de son fils. Il disait encore de lui, après l’espèce de réconciliation de 1781 :

Tandis que mes amis, que son étrange réputation et son talent pour faire peur avaient effarouchés, l’étaient au point de me croire mort seulement à son approche, je n’ai trouvé que ce que j’avais laissé : de l’esprit autant qu’il est possible d’en avoir ; un talent incroyable pour saisir toutes les surfaces, et rien, rien du tout dessous ; et, au lieu d’âme, un miroir qui prend passagèrement toutes les images qu’on lui présente et n’en conserve pas le moindre souvenir. Il est impossible de lui parler raison, prudence, qu’il ne dise cent fois mieux, et tout cela ne passe pas l’épiderme. Il ne s’applique rien, mais saisit tout… De quelque art, science, littérature, antiquité, connaissance et langue quelconque que vous lui parliez, il en sait trois fois plus, enlève tout, brouille tout, mais il affirme avec une sécurité et une chaleur qui en imposent… Bon diable au demeurant, et, au fond, n’étant qu’un fantôme en bien comme en mal.

On sent ici l’erreur du père en même temps que la force de son aveu. Toutes les fois qu’il cause avec son fils et qu’il l’entend parler, en quelque matière que ce soit, il est séduit et presque subjugué ; mais il résiste, proteste en secret, et ne veut pas croire que ce soit là autre chose qu’un masque, un porte-voix et un écho. Il aime mieux croire à un prestige qu’à un vrai talent. Cette intelligence vaste, féconde et puissante, revêtue d’une si admirable et si soudaine faculté de mise en œuvre par la parole, lui échappait, et il ne voulait voir que l’apparence, le jeu, le coup de théâtre, l’appareil sonore, sans rendre justice à l’âme réelle qui unissait, qui inspirait et passionnait tout cela. Il serait curieux, et je le ferai peut-être un autre jour, de suivre les variations, les luttes, les contradictions violentes de ce père à la fois irrité, humilié, et, à de rares instants, enorgueilli de son fils, durant ces années d’une célébrité si mélangée et encore douteuse, par où celui-ci préludait à la gloire. Pourtant ce mot de gloire, le père implacable, vaincu dans ses derniers jours, a fini par le proférer de loin sur la tête radieuse de son fils. Lorsque, décidément, le Mirabeau pamphlétaire eut cessé et que l’orateur eut levé la tête, quand il eut pris son grand rôle dans les assemblées des États de Provence et qu’il s’y fut dessiné comme tribun déjà et comme pacificateur tout ensemble, le vieillard, lisant la relation de ces scènes mémorables, s’écria : « Voilà de la gloire, de la vraie gloire ! » Et vers le même temps (22 janvier 1789), il écrivait à son frère le bailli, parlant de son fils : « De longtemps ils n’auront vu telle tête en Provence. Le calus, qui n’en faisait que de l’airain sonnant avec fougue, est rompu. Je l’ai vérifié par moi-même, et, dans quelques conversations et communications, j’ai aperçu vraiment du génie. » Génie et gloire, voilà le dernier mot de ce père si longtemps impitoyable et inexpugnable : c’est la bénédiction finale qu’il envoie à son fils. Et il meurt le 11 juillet 1789, trois jours avant la Révolution décisive où s’abîme à jamais la Féodalité. Mirabeau répondit à cette justice tardive de son père d’une manière touchante, en demandant, lui le prisonnier du fort de Ré, du château d’If, du château de Joux, du château de Dijon et du donjon de Vincennes, lui qu’on va porter en pompe au Panthéon, en demandant, à l’heure de la mort, d’être enterré à Argenteuil entre son aïeule et son père. Ne jugeons donc pas ces querelles de races et où, dans le fond, les génies de deux époques étaient aux prises, de notre point de vue domestique et bourgeois d’aujourd’hui. Reconnaissons qu’il y avait dans ces âmes extrêmes une grandeur qui nous étonne, qui nous surpasse et qui a péri :

Grandiaque effossis mirabitur ossa sepulchris.

Mirabeau, à Vincennes, travaillait ardemment, nuit et jour, ne dormant que trois heures, et à demi aveuglé par les veilles. Il écrivait sans cesse, ne lisait que plume en main, et s’intéressait à tous sujets. L’amant était encore tout vivant et tout délirant en lui ; le père était tout occupé de l’enfant qui venait de naître et qui vécut peu ; le prisonnier multipliait ses réclamations, ses apologies, ses mémoires, dans la vue de ressaisir sa liberté, et, en attendant, l’homme d’étude se livrait à toutes les lectures qui lui étaient possibles, à la traduction et à la composition de divers ouvrages, dont on voudrait à jamais anéantir deux ou trois, pour l’honneur de l’amour, pour la dignité du malheur et celle du génie. Éloignons vite ces taches honteuses, en les notant. Dans les pièces manuscrites que j’ai sous les yeux, et que M. Lucas-Montigny m’a bien voulu confier, je trouve une traduction de l’Agricola de Tacite ; un petit Traité de l’inoculation, destiné à éclairer, à convaincre Sophie, pour qu’elle fît inoculer leur enfant ; un petit Abrégé de grammaire française, destiné aussi à cet enfant qu’ils avaient nommé Gabriel-Sophie. Voici en quels termes à la Saint-Preux il fait la dédicace de ce petit traité à la Port-Royal :

Ma Sophie, tu te souviens bien que ta mère m’a écrit une fois pour me prier de t’apprendre l’orthographe : je ne sais comment je négligeai une si grave recommandation. Apparemment que nous avions quelque chose de plus pressé à étudier. Hélas ! il nous est bien force aujourd’hui de suspendre nos études d’alors. Retournons donc à l’orthographe (pour plaire à ton honorée mère) : mais je ne connais qu’un moyen d’écrire correctement, c’est de posséder sa langue par principes.

J’ai entrepris de te donner en vingt-cinq pages toutes les règles essentielles de la langue française, de t’en expliquer toutes les difficultés, de t’en énoncer les exceptions principales d’une manière aussi exacte que concise, et je crois y avoir réussi. Un petit Mémoire de l’abbé Valart, habile grammairien, m’en a donné l’idée et m’a servi. (Suivent quelques détails techniques.)… Mon Traité, qui n’a pas quatre pages de plus que le sien, contient tout cela. J’espère que tu le trouveras fort clair et même à la portée des gens les plus illitérés : mais pense que je ne sais me faire entendre qu’aux esprits attentifs.

Ce Mémoire est plus que suffisant pour te mettre en état de montrer toi-même le français par principes à ta fille. Les grammaires ne donnent pas le style ; mais si Gabriel-Sophie a ton âme, elle trouvera aisément un Gabriel ; ils s’aimeront comme nous nous aimons, et je te réponds qu’elle écrira bien. C’est pour elle que j’ai fait ce petit ouvrage, qui m’a coûté du temps et de la peine ; c’est pour elle, dis-je, car, pour toi, je ne me consolerais pas si tu allais consulter la Grammaire sur une phrase que tu me destines ou que tu m’adresses. Ah ! ce que ton cœur sait dire, l’art et l’esprit le trouveront-ils jamais ?

J’ai aussi sous les yeux le manuscrit d’un essai sur la Tolérance qui l’occupa dans le même temps. On trouve dans les lettres imprimées à Sophie bon nombre de phrases et de passages tirés de cet écrit, et, en général, des divers ouvrages dont Mirabeau s’occupait à cette époque ; et l’on ne saurait s’en étonner. Dans cette vie de solitude et de silence à laquelle il était condamné, il avait besoin de causer, de s’épancher comme il pouvait, et de verser en toute occasion, et par toutes les issues, le trop-plein de ses pensées sur toute matière. Mirabeau, de plus, avait pris de bonne heure et d’instinct cette habitude, j’ai presque dit cette méthode de copier les autres ou de se copier lui-même, de se compiler à l’avance des provisions de pensées et de tirades dont il usait sans scrupule, selon l’occurrence, jusqu’à en faire double et triple emploi. Les antiques rapsodes ne procédaient guère autrement. Cette méthode, qui n’est pas du tout celle de l’écrivain, me paraît, au contraire, assez naturelle et très utile à l’orateur, qui, ayant à parler à des foules et à improviser à chaque instant, doit avoir des amas de toute sorte, et à qui l’on ne demande jamais compte de ces répétitions, quand elles sont bien placées et qu’elles sont relevées par des traits d’un vif et soudain à-propos. Je recommande cette vue à ceux qui examineraient de près Mirabeau écrivain ; elle nous fait aboutir encore directement à Mirabeau orateur.

Les jugements que Mirabeau portait sur les écrivains de son temps tendraient également à montrer qu’il n’était point précisément des leurs, et que sa supériorité aspirait à une autre sphère pour s’y déployer. Toutes les fois qu’il parle d’eux, il est indulgent, il est modeste, il se met à la suite, il les admire vraiment à l’excès. S’il s’avise de traduire Tibulle, il n’est pas jusqu’à M. de Pezay devant qui il ne s’incline. À la manière déférente dont il parle de Marmontel, de Thomas, de Raynal et des auteurs secondaires, on sent que, pour leur céder si aisément le haut du pavé en littérature, ce n’est pas là le champ de bataille définitif qu’il s’est choisi. Il reste avec eux tous dans les à-peu-près ; il n’apporte point en ces sortes de jugements ce soin exact et jaloux qui dénote l’émule et l’homme du métier. C’est un amateur empressé, curieux, qui traverse le pays, interroge chacun au passage, ne dédaigne personne et ne songe évidemment qu’à s’instruire. Mais quand il parle du grand Rousseau et du grand Buffon, j’aime à l’écouter ; il est bien d’accord avec lui-même, et on sent qu’en les admirant comme il fait, il rend hommage à ce style ample, aisé, développé, lumineux, qui est fait pour atteindre et frapper l’universalité des hommes. Sophie l’avait un jour comparé à Rousseau ; il la rappelle à l’ordre et au respect : « Tiens, Sophie, je te battrais si je pouvais, quand tu lâches la bride à ton fol enthousiasme au point de dire de si grosses bêtises. As-tu bien le front de comparer mon style à celui de ce Rousseau, l’un des plus grands écrivains qui fut jamais ?… » Et il continue par un éloge des mieux sentis. Et ailleurs, se fâchant aussi qu’elle l’ait mis en balance avec Buffon : « Point de ces phrases légères, Sophie. En fait de science, comparer l’opinion et l’autorité de M. de Buffon à la mienne, c’est comparer l’aigle au moineau. M. de Buffon est le plus grand homme de son siècle et de bien d’autres… » Et il dit quelque part dans une de ses notes manuscrites de Vincennes :

On peut justement appliquer à M. de Buffon ce que Quintilien dit d’Homère : « Hunc nemo in magnis, etc. » — Jamais personne ne le surpassera en élévation dans les grands sujets, en justesse et en propriété de termes dans les petits. Il est tout à la fois fécond et serré, plein de gravité et de douceur, admirable par son abondance et par sa brièveté.

J’aime à noter jusqu’à ces exagérations de la louange ; elles prouvent du moins combien franchement Mirabeau, descendu des âpres sommets du style paternel, cherchait et se proposait la grande route, la grande voie romaine toute tracée, la voie vraiment triomphale dans l’éloquence. Non, Rivarol, l’homme qui sentait ainsi, et qui marchait dans ce sens élevé et en grandissant toujours, n’était point un barbare en fait de langage.

Je couperai court au roman. Les curieux peuvent en chercher la suite et le dénouement dans le tome troisième de M. Lucas-Montigny ; ils y verront à quel ensemble de circonstances, à quel concert d’efforts combinés Mirabeau dut enfin sa sortie du donjon de Vincennes ; ils y verront aussi les principales vicissitudes du procès qu’il soutint avec la famille de M. de Monnier, et les ressources de tout genre qu’il y déploya jusqu’à ce que les adversaires eussent senti l’utilité d’une transaction. Je ne veux que donner ici quelques derniers détails sur Sophie. Ce grand et immortel amour s’était pourtant usé peu à peu dans la souffrance, dans l’absence. Les lettres qu’elle adressait à Mirabeau, dans les derniers temps de la captivité, se ressentaient des distractions chétives ou vulgaires qui l’entouraient dans son couvent de Gien. Mirabeau, après sa sortie, courut la voir un moment en juillet 1781. Depuis cette courte entrevue, où l’on dirait que leur passion épuisa son dernier feu, il ne paraît plus que ni l’un ni l’autre se soient crus obligés à une constance plus prolongée et plus opiniâtre. Demander de la fidélité à Mirabeau libre et courant le monde, c’eût été en demander aux Thésée, aux Hercule, à ces héros volages et robustes de l’Antiquité. Sophie, toujours confinée à Gien, finit (nous avons regret de le dire) par s’autoriser ouvertement de son exemple. Elle avait retrouvé, vers la fin, un lien de cœur réel et une vraie flamme pour un M. de Poterat, ancien capitaine de cavalerie, âgé comme elle de trente-cinq ans environ, et elle était près de l’épouser, lorsqu’il mourut de la poitrine. Elle était résolue à l’avance de ne point lui survivre. M. de Poterat expira le 8 septembre 1789, et, le lendemain 9, Sophie n’existait plus. Elle s’était asphyxiée dans l’appartement dépendant du couvent des Saintes-Claires à Gien, qu’elle continuait d’habiter. Le docteur Ysabeau, son ami, et qui, depuis des années, lui avait donné des soins, pria son beau-frère le curé Vallet, député à l’Assemblée constituante, de faire part de cette triste nouvelle à Mirabeau. Voici en quels termes singuliers le curé Vallet rend compte de la manière dont il s’acquitta de sa commission et de l’effet qu’il produisit :

Mon beau-frère me fit le détail de cet affreux événement, et me donnait la commission d’y préparer M. de Mirabeau, s’imaginant qu’il y avait une âme sensible dans un pareil corps. Moi, qui le connaissais, je ne pris pas tant de précautions. Je fus informer M. de Villiers, qui me dit : « Comment allez-vous faire ? » — « Pas autrement, lui dis-je, que de lui donner à lire la lettre de mon beau-frère : je ne veux pas même lui en parler. » Je fus m’asseoir à côté de lui ; il me connaissait bien et me haïssait d’autant mieux. Il me demanda ce que je venais chercher de ce côté de l’Assemblée. Sans lui répondre, je lui présentai la lettre que je venais de recevoir. Il fut très longtemps à la lire ; je le fixais avec la plus grande attention : son visage pâlissait et se décomposait de temps à antre ; il se remettait, il continuait à lire, ensuite soupirait, toussait, crachait, et finissait par affecter du caractère. Il se leva brusquement, me remit la lettre en me saluant, et s’en fut de l’Assemblée, où il ne parut de deux ou trois jours.

N’admirez-vous pas comme ce témoin, aveuglé par la prévention et l’esprit de parti, au moment même où il accuse Mirabeau de manquer de sensibilité, nous montre au contraire à quel point il le vit troublé et tout à fait ébranlé du coup qu’il lui portait si durement ? Son témoignage tourne contre lui-même. — C’est ainsi que se termina à trente-cinq ans l’existence de cette Sophie que Mirabeau n’avait point enlevée, qu’il n’avait point délaissée non plus, mais qui s’était jetée vers lui par un mutuel transport, et que la force des choses avait pu seule lui arracher ; cette Sophie qu’il avait embrasée, qu’il avait enivrée d’émotions fortes, et à laquelle il laissa, en la quittant, la robe dévorante du Centaure, l’ardeur fatale qui ne s’éteint plus.

Ce n’est point un adieu que je dis ici à Mirabeau. Je sais qu’une prochaine occasion se prépare de parler du Mirabeau politique et définitif, et je compte bien ne pas la manquer.