Chapitre III
L’Histoire
Origine de l’histoire en langue vulgaire. — 1. Villehardouin : chevalier et chrétien, mais positif et politique. Le goût de l’aventure, et le pittoresque dans sa chronique. Intentions apologétiques. — 2. Joinville : relation de son œuvre aux vies de saints. — 3. Caractère de Joinville. Comment il a vu saint Louis. L’imagination de Joinville ; le don de sympathie.
L’histoire ne fut d’abord qu’un rameau détaché des chansons de geste. Le respect même et la foi sans réserve qu’on prêtait aux anciennes légendes de Charlemagne ou de Guillaume au Court Nez suscitèrent de nouveaux poèmes d’un caractère plus strictement historique : non qu’on se fit une idée plus scientifique de la vérité, ou qu’on la cherchât par une méthode plus sévère, mais simplement parce que les faits, soit extraits de chroniques latines, soit fixés tout frais et encore intacts dans une rédaction littéraire, n’avaient point subi la préparation par laquelle l’imagination populaire forme l’épopée.
C’est pour les croisades d’abord qu’on eut l’idée d’appliquer la forme des chansons de geste à des faits contemporains, assez extraordinaires et lointains pour exciter une vive curiosité. La Chanson d’Antioche et la Chanson de Jérusalem (lre moitié du xiie siècle) donnent l’histoire peu scientifique et nullement critique, mais rien que l’histoire de la première croisade. Par malheur ces poèmes se continuent par des récits de plus en plus romanesques, extravagants et grossiers ; et quand ce n’est pas la fantaisie des auteurs qui falsifie l’histoire, c’est leur cupidité : il leur arrive de prendre de l’argent, des barons qui veulent être nommés dans leurs prétendues chroniques59.
L’idée d’appliquer la poésie française au récit des faits historiques germa de divers côtés : surtout en Angleterre, où la présence d’une langue vaincue, vile et méprisée, comme le peuple qui la parlait, conférait au français un peu de cette noblesse qui chez nous appartenait seulement au latin. Le goût des compositions historiques semble avoir été très vif chez les rois anglo-normands et dans leur entourage : du xiie au xvie siècle, on les voit éclore en grande abondance. Ce sont tantôt de vastes chroniques, des sortes de poèmes cycliques, comme ce Roman de Brut, ou Geste des Bretons, et ce Roman de Rou, ou Geste des Normands, que rédigea non sans verve un chanoine de Bayeux, Wace (vers 1100-1175), et tantôt des histoires particulières ou des biographies, dont la plus remarquable est une vie anonyme de Guillaume le Maréchal, comte de Pembroke, qu’on a récemment retrouvée60.
Mais cette œuvre nous conduit vers la fin du premier tiers du xiiie siècle ; à cette date, l’histoire en prose était née : le genre avait trouvé sa forme. Désormais toute œuvre qui appliquera le vers épique aux faits historiques sera un accident et comme un phénomène de rétrogradation dans l’évolution du genre. Des poèmes du xive siècle, comme le Combat des Trente et la Vie de Bertrand du Guesclin, sont des faits stériles dans l’histoire littéraire, et des faits insignifiants, dès lors qu’ils ne sont pas des œuvres de génie.
L’histoire trouva sa forme, semble-t-il, dans le nord de la France, en Picardie, en Flandre, à la veille ou aux premiers jours du xiiie siècle : des traductions de la chronique du faux Turpin, deux notamment où l’emploi de la prose est signalé par les auteurs comme une excellente nouveauté, et une compilation de l’histoire universelle faite pour ce même comte de Flandre. Baudouin VI, que Villehardouin va nous montrer élevé au trône de Constantinople, en sont les premiers monuments. Villehardouin profite de tout le travail qui s’est fait avant lui. Très proche encore des chansons de geste, il en a le ton, les formules, la couleur : mais, à l’exemple des traducteurs du faux Turpin, il allège le genre du poids inutile des rimes, simple embarras quand elles ne sont pas moyen d’art et forme de poésie ; d’autre part, suivant les premiers narrateurs des croisades, et plus rigoureux qu’eux encore, il saisit les événements avant toute déformation, tels que ses yeux, et non son imagination, les lui donnent : enfin, de la même épopée qui achevait en ce temps-là de dégénérer en roman, il dégage définitivement l’histoire.
Même on peut penser que ce genre issu des chansons de geste réagit en se constituant sur le genre dont il se séparait. Rien ne livrera plus sans doute la poésie narrative aux inventions déréglées, aux romanesques absurdités, que l’existence d’œuvres historiques de plus en plus répandues et nombreuses : elle en perdit ce qui pouvait lui rester encore de sérieux et de gravité, et fut rejetée tout à fait vers la fantaisie folle, comme si elle était déchargée de tout autre soin que d’amuser. Un autre genre avait le dépôt de la vérité. Et les chansons de geste furent reléguées peu à peu à l’usage des classes inférieures, qui continuèrent d’y prendre plaisir, parce qu’elles continuaient d’y avoir foi, et ne lisaient pas les histoires.
1. Villehardouin.
Geoffroy de Villehardouin61, Champenois, dont le nom se rencontre dans deux chartes de la comtesse Marie, la fine et noble dame qui inspirait Lancelot, nous met sous les yeux, en sa personne et par son récit, le monde réel en face du fantastique idéal que décrivait son compatriote Chrétien de Troyes. Ce n’est pas un Roland, ni un Perceval. De foi intacte et fraîche encore, mais mondaine, assez enthousiaste pour se croiser, il ne saurait se désintéresser longtemps : il a des pensées positives dans le cœur, tandis que le service de Dieu est sur ses lèvres. Il honore l’Église, ses cardinaux, et le pape même, tant qu’ils ne traversent pas ses intérêts ; et, au prix de son respect, de ses dons, ce qu’il leur demande surtout, ce sont des pardons, des absolutions : de quoi se mettre la conscience en repos, avant de faire ou après avoir fait ses affaires. Rien du martyr, rien du mystique.
Ce n’est pas un Lancelot, non plus, ni un Yvain : la courtoisie, l’amour, lui semblent bien étrangers. La femme n’a pas de place en son histoire : les pâles figures d’impératrices ou de princesses, qu’il nous fait entrevoir un moment, ne viennent que pour servir aux trafics de la politique ; leurs personnes sont des moyens qui procurent des alliances ou des fiefs. Elles sont toutes, en vertu de la valeur qu elles représentent, « et bonnes et belles ».
La folie chevaleresque n’a pas touché Villehardouin : d’autres, dans l’armée, sont des héros de roman par la témérité. Lui, d’un courage égal, sans fantaisie comme sans défaillance, il met l’honneur à vaincre, non pas à se faire tuer, et il aime mieux être en force pour combattre l’ennemi. Il ne s’expose pas sans besoin, comme il ne se ménage pas au besoin : car, comme il ne s’emballe pas, il ne s’effare jamais. C’est l’homme des circonstances critiques, qu’on met à l’avant-garde ou à l’arrière-garde, et qui fera toujours tout son devoir. Un désastre, une retraite le mettent en valeur : il sauve les débris de l’armée chrétienne après la fatale journée d’Andrinople. Quand il faut agir de la tête autant que des bras, c’est son affaire. Avisé, bien « emparlé », il vaut dans le conseil plus encore que pour l’action : ambassadeur et orateur des croisés, conseiller intime des grands chefs et des empereurs, c’est un diplomate, un politique.
Et ce politique est un réaliste, qui ne se paie pas de chimères. Malgré son vœu,
malgré la résistance d’une partie des croisés, malgré les menaces du pape Innocent
III, il fut des premiers qui conçurent le projet de détourner l’expédition de la
Terre-Sainte sur l’empire grec : il fut de ceux qui travaillèrent le plus
obstinément, le plus adroitement à employer contre des chrétiens les armes prises
contre les infidèles. Il avait vu ce qu’il y avait à gagner : un ample butin, de
riches soldes, de bons fiefs. Ces considérations toutes-puissantes le mènent, et il
ne conçoit pas qu’on ne s’y rende pas. Il ne se lasse pas d’énumérer dans son livre
le gain, le rapport de chaque succès : chevaux, harnais, or ou argent, troupeaux,
villes ou provinces ; il mentionne aussi scrupuleusement le produit d’une
escarmouche que celui du sac de Constantinople. « Et moult fut grand le
gain : et lors furent moult à l’aise et riches. »
Voilà ce qui le touche,
et qui légitime assez la conduite inattendue de la croisade.
Si peu chimérique et romanesque qu’il soit, Villehardouin est contemporain de Chrétien de Troyes : aussi a-t-il son grain d’imagination. Aucune grande pensée ne le mène, lui ni ceux qui vont î Constantinople : il n’y a pas trace en eux d’une conception universelle et désintéressée, le rétablissement de l’unité chrétienne par la soumission de l’empire grec à l’autorité du pape n’est qu’un prétexte pour fermer la bouche aux malveillants. Mais avec la cupidité, l’attrait de l’inconnu, du merveilleux les emporte : l’« aventure » les tente. Calme et avise comme il est, Villehardouin n’est pas plus insensible que les autres. Le gain probable met sa prudence en repos ; pour sa conscience, il l’apaise avec des sophismes : après quoi, il se laisse aller à la joie de l’« aventure ».
Et de là dans la sécheresse de son récit, ces brèves impressions qui y sont comme des points lumineux : c’est Gaza, « la cité fermée de hauts murs et de hautes tours : et vainement eussiez-vous demandé une plus belle, plus forte ni plus riche » : nette et claire silhouette qui se détache comme du fond d’un tableau de primitif. C’est le départ du port de Corfou « la veille de la Pentecôte, qui fut mil deux cent trois ans après l’incarnation de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Et là furent toutes les nefs ensemble, et tous les huissiers, et toutes les galères de l’armée, et beaucoup d’autres nefs de marchands qui faisaient route avec eux. Et le jour fut clair et beau : et le vent doux et bon. Et ils laissèrent aller les voiles au vent. — Et bien témoigne Geoffroi le maréchal de Champagne qui cette œuvre dicta, que jamais si belle chose ne fut vue. Et bien semblait flotte qui dût conquérir le monde : car autant que l’œil pouvait voir, on ne voyait que voiles de nefs et de vaisseaux, en sorte que les cœurs des hommes s’en réjouissaient fort. »
C’est, enfin et surtout, l’éblouissement des yeux et de toute l’âme, quand, le 23 juin 1203, veille de saint Jean-Baptiste, nos barons français, de leurs vaisseaux ancrés à San Stefano, « virent tout à plein Constantinople ».
« Or pouvez vous savoir que ceux-là regardèrent fort Constantinople, qui
jamais ne l’avaient vue : car ils ne pouvaient croire que si riche ville put être
en tout le monde, quand ils virent ces hauts murs et ces riches tours dont elle
était close tout autour à la ronde, et ces riches palais et ces hautes églises,
dont il y avait tant que nul ne l’aurait pu croire, s’il ne l’eût de ses yeux vu,
et la longueur et la largeur de la ville qui sur toutes les autres était
souveraine. Et sachez qu’il n’y eût si hardi à qui la chair ne frémit ; et ce ne
fut une merveille ; car jamais si grande affaire ne fui entreprise de nulles gens,
depuis que le monde fut créé. »
Ne sent-on pas ici la joie de l’imagination que l’« aventure » ravit, avec cette excitation particulière qu’y ajoute la vanité d’avoir vu et fait ce qui n’a été vu ni fait de personne ? Il y a ici un accent, une note que ne donnent ni l’intérêt politique, ni la conviction personnelle, ni le simple esprit guerrier : il y a ici du sentiment qui mène Yvain à la fontaine merveilleuse. Et il faut voir, dans tout le récit, de quel intérêt le sage maréchal de Champagne et Romanie suit, avec quel plaisir il relate les « aventures » de quelques-uns de ses compagnons : non les imprudences du champ de bataille, qu’il blâme, mais les pointes hardies en terre étrangère, les sauts dans l’inconnu, si l’on peut dire, comme les étranges chevauchées de son neveu Geoffroy qui lia partie avec quelques barons de conquérir la Morée et s’en alla faire souche de prince.
Un trait manque encore à la physionomie de Villehardouin, et c’est peut-être le principal. Il y a en lui un sentiment, principe et limite ci la fois de l’individualisme, qui le légitime et le contient ; ce sentiment, tout-puissant sur lui, et qui lui sert de règle à juger toutes les actions d’autrui, c’est l’honneur féodal, le respect du pacte et du lien social, qui lient unis le vassal et le suzerain. Par là, les vrais contemporains de Villehardouin, les représentants littéraires de l’état d’âme qu’il exprime dans l’histoire, c’est Garin, ou Bernier. Toute la morale se réduit au principe de l’honneur : tous les devoirs se ramènent aux devoirs réciproques du suzerain et du vassal. Cela sauf, tout est sauf : nul devoir inférieur, nulle obligation de conscience, rien n’autorise à rompre ce lien. Mais que le suzerain manque à son vassal, rien aussi n’oblige le vassal à garder une loi que le suzerain n’a pas gardée : patriotisme, salut public, aucune raison ne compte, et la guerre civile éclate, même devant l’ennemi, à moins que l’intérêt réciproque des deux adversaires n’amène, ou que l’intérêt commun des autres barons n’impose un accommodement.
Cet honneur, à l’occasion, peut faire broncher, comme, d’autres fois, relever ou retenir l’homme. Il apparaît, à lire Villehardouin, qu’un des puissants motifs qui lui font appuyer la politique de Boniface et du doge, c’est qu’il a engagé sa foi aux Vénitiens : ceux-ci, qui s’accommodaient fort pour leur commerce de la présence des Musulmans en Egypte, ne tenaient pas à y conduire des chrétiens. Ils mirent à tel prix leur concours, que l’armée des chrétiens, insolvable, fut à leur discrétion. Villehardouin, négociateur, avec quelques autres, de ce contrat léonin, s’apercevant trop tard du piège, mit son honneur à n’être pas démenti : dût-on ne pas aller en Egypte, dût la croisade avorter, il avait donné sa parole, il fallait que l’armée la dégageât, en payant les Vénitiens.
La chronique de Villehardouin n’est pas une histoire, ce sont des Mémoires : l’homme s’y peint, mais aussi, en regardant l’homme, on connaît le livre. Il nous a raconté clairement, sobrement, fortement les faits auxquels il a pris part depuis qu’on prit la croix, jusqu’à la mort du marquis de Montferrat, en 1207. Il ne s’étend pas : il retranche les détails. Il est bref et va à l’essentiel. S’agit-il d’une bataille, d’un assaut, il dit les forces des deux partis, les ordres de bataille, les dispositions principales, les incidents décisifs. S’agit-il d’un conseil, rarement expose-t-il les discussions qui eurent, lieu. Il lui suffit à l’ordinaire de marquer qu’on a parlé beaucoup dans un sens et dans l’autre : et il vient aux résolutions prises. Je ne sais s’il y a une anecdote dans son livre : il faut qu’il s’agisse du marquis de Montferrat, pour qu’il nous détaille les circonstances de sa mort. Pour les autres, une ligne lui suffit. Cette brièveté n’est pas la sécheresse d’un narrateur encore gauche qui ne sait pas faire sortir et distribuer sa provision intime d’images et de sentiments : c’est la précision d’un homme d’action qui coupe court, hait la digression, l’anecdote, et ne veut donner que l’utile et solide substance des événements. Mais c’est aussi, et surtout, la réserve d’un politique qui ne veut pas dire tout ce qu’il sait.
Ni naïf, ni cynique, Villehardouin ne se fait pas illusion sur le caractère de l’étrange croisade dont il fut un des chefs. Aussi ce soldat « qui ne mentit jamais », est-il souvent à demi sincère : il sait l’art de ne pas faire connaître la vérité sans rien articuler de faux. Il lui plaît qu’on prenne la conquête de l’empire grec pour un accident singulier amené par une suite de circonstances fortuites et fatales : il n’a garde de confesser que du jour où Boniface devint le chef de la croisade, c’était fait de la défense des lieux saints et du service de Dieu ; il n’a garde de laisser entendre que les Vénitiens ne sont pas des fils dévoués de l’Eglise, et peuvent entretenir des rapports quelconques avec Abd el-Melek, le sultan d’Egypte. Il ne lui plaît pas qu’on sache aussi de quelle façon le pape vit cet accomplissement du vœu fait en prenant la croix : et il ne souffle pas mot des remontrances, des menaces d’innocent III, des négociations par lesquelles Boniface essaye de le ramener. Il ne faut pas qu’on sache que cet abbé des Vaux de Cernay qui ne veut pas aller ailleurs qu’en Terre Sainte ou en Egypte, parle au nom du pape, et avoué par lui : il faut qu’on croie que Home n’a eu que des pardons et de la joie pour ses enfants qui lui ont rendu l’empire grec.
Après tout, cet abbé des Vaux de Cernay et tous ceux qui pensaient comme lui, n’avaient pas si tort, ce nous semble : Villehardouin a trouvé le biais qui les condamne. Ils voulaient « dépecer l’armée », la dissoudre ; ils refusaient l’obéissance aux chefs ; ils avaient peur de l’« aventure ». Déserteurs, traîtres, lâches, voilà ce qu’ils sont : des gens sans honneur enfin. Il le dit, et il le croit. L’adresse est de ne montrer que cette face des choses : mais cette adresse, il ne l’aurait pas, si lui-même ne les voyait déjà ainsi. Sa force est dans ce qui se mêle de sincérité à son habileté.
Eclairé ainsi par ses propres sentiments, Villehardouin a touché juste. Dans une œuvre si sèche, ce politique met comme un germe de psychologie. Il a connu l’homme, et son temps, et sa race, le jour où il a mis en avant cette grande raison, l’honneur, la fidélité au parti, la solidarité des compagnons d’armes. Parla, il a convaincu tout le monde, et légitimé l’expédition : les croisés qui aimaient mieux aller à la croisade contre les Infidèles, ont tint par suivre ; les lecteurs, avant ces méticuleux critiques de nos jours, n’ont pas raisonné. Assurément il s’entendait à manier les âmes, ce bon maréchal de Champagne et Romanie, qui savait que, là où échouent tous les arguments, quand il s’agit de persuader ce que le devoir, la conscience et parfois l’intérêt réprouvent, le mot magique qui perce les cœurs et l’ait tout faire, c’est l’honneur, l’honneur qu’on définit : « rester avec les autres, ne pas dépecer l’armée » : en langage moderne, ne pas lâcher les camarades.
Comme on voit, l’historien n’est pas seul à faire son profit de notre première chronique française. Le moraliste aussi, sans dessein assurément de l’auteur, s’y peut plaire. Après tout, ces rudes et simples âmes de barons sont des âmes humaines, et comme telles, en dépit de l’apparence, souples, et riches, et complexes. La foi servant à la politique, les actes égoïstes sortant d’une volonté de sacrifice, la cruauté et l’intérêt se faisant ministres de la justice et vengeurs du crime, on voit apparaître ici, quand on lit bien, quelques-uns des éternels sophismes, des incessantes contradictions de la faible humanité qui ne peut renoncer ni à rêver le bien ni à suivre son bien.
2. Chroniques et vies de saints du xiiie siècle.
Le siècle voit de toutes parts éclore les histoires. Les curiosités sont éveillées : 0n ne se résigne plus à « ignorer le genre humain ». Faits passés, depuis le commencement du monde, faits contemporains, jusqu’aux extrémités de la terre alors connue, on veut tout savoir, il se rencontre des gens pour tout écrire.
Nous n’avons pas à nous arrêter aux vastes compilations qui sont formées en France, en Angleterre ou en Flandre. Le jugement, la critique, la recherche des documents et le contrôle des témoignages y font trop défaut : ce ne sont pas des œuvres de science. D’autre part, on n’y trouve ni style, ni goût, ni composition, ni sens de la vie : ce ne sont pas des œuvres d’art.
Mais à défaut d’« histoires » digues de ce nom, les Mémoires abondent : la voie ouverte par Villehardouin ne sera plus désertée, et l’aptitude de nos Français à ce genre d’ouvrage, dont les raisons au reste ne sont pas difficiles à trouver, commence▶ à se marquer avec éclat. Même après les diplomatiques confidences du maréchal de Champagne et de Romanie, on peut lire avec intérêt les souvenirs d’un soldat obscur de la quatrième croisade : Robert de Clari, petit gentilhomme de Picardie, nous représente l’état de l’opinion publique dans l’armée, approuvant la direction générale, la déviation de la croisade, critiquant et maugréant sur les détails des opérations, tout émerveillé de ce qu’il voit, et nous mettant au fait de toutes ses remarques avec une vivacité d’enfant. Il faut retenir aussi la chronique que vers 1260 rédigea un ménestrel de Reims : ce recueil confus et sans chronologie de tout ce qui se disait parmi le peuple sur les hommes et les choses de Terre Sainte, de France, d’Angleterre, entre 1080 et 1260, nous rend la couleur et le mouvement de la vie du temps.
Ces deux œuvres sont les principales qui remplissent l’intervalle de Villehardouin à Joinville. Celui-ci naît quelques années seulement après la mort de son devancier : mais un siècle à peu près sépare les deux œuvres, et l’Histoire de Saint Louis nous conduit aux premières années du xive siècle, presque à la fin du véritable moyen âge.
Villehardouin était un politique : Joinville est un hagiographe. L’Histoire de saint Louis est une vie de saint. Elle se rattache, par ce caractère, à toute une littérature, dont je n’ai pas parlé encore, et dont elle résume et ramasse les meilleures qualités : je veux dire la littérature narrative d’inspiration cléricale. Quoique le latin lut la langue des clercs, la nécessité cependant d’instruire le peuple les obligea souvent d’écrire en français, et la nécessité de captiver l’attention de ces esprits dévots, mais enfantins, leur fit parfois choisir pour édifier les sujets les plus amusants et qui parlaient le plus à l’imagination. Une littérature religieuse ainsi se forma, en partie traduite, en partie originale, correspondant à la littérature profane, moins riche, mais aussi variée, et couvrant en quelque sorte la même étendue, de l’épopée au fabliau, et du roman à la chronique : récits bibliques ou évangéliques, vies de saints et de saintes, miracles de la Vierge, légendes et traditions de toute sorte et de toute forme, toute une littérature enfin qui, se développant comme la poésie laïque, eut ainsi son âge romanesque, où s’épanouissent à profusion les plus fantastiques miracles, où le merveilleux continu se joue des lois de la nature et parfois des lois de la morale.
La belle, sobre et grave Vie de saint Alexis, un peu antérieure au Roland qui nous est parvenu, nous représente comme la période épique de ces narrations religieuses. Puis le romanesque l’emporta. Les évangiles apocryphes furent préférés à la Bible et à l’Evangile ; les saints romains, gallo-romains, ou français, avec leurs maigres légendes et leurs figures presque réelles, ne soutinrent pas la concurrence des saints grecs, orientaux, celtiques, saints fantastiques, prestigieux, qui souvent n’avaient pas vécu, ou qui n’avaient jamais reçu le baptême que de l’affection populaire. L’Irlande fournit saint Brandan et les merveilles du Purgatoire de saint Patrice ; saint Eustache, saint Jean le Poilu, et cet étrange saint Grégoire qui ◀commence comme Œdipe pour finir dans la chaire de saint Pierre, viennent de Grèce ; saint Josaphat vient de plus loin, et c’est le Bouddha même qui, sous ce nom orthodoxe, se fait révérer de nos dévots aïeux.
Mais surtout la foi du moyen âge fit de la Vierge et de son crédit auprès de son fils une inépuisable source de merveilleux naïvement absurde62. La Vierge soutient pendant trois jours sur le gibet un voleur qui lui avait toujours marqué une dévotion particulière. La Vierge vient remplacer la sacristine d’un couvent, qui s’est enfuie pour vivre dans la débauche, en sorte qu’on n’a pas remarqué son absence lorsqu’après bien des années le repentir la ramène. La Vierge descend du ciel pour essuyer le front mouillé de sueur d’un baladin qui s’est fait moine, et qui ne sachant rien dont il puisse servir Notre-Dame, fait devant son image ses plus beaux tours et ses plus brillantes culbutes. On ne se lassait pas d’entendre comme la bonne Vierge prenait soin de ses dévots.
L’histoire, enfin, sortit aussi de la littérature narrative des clercs. Si les Macchabées devinrent une chanson de geste, les livres des Bois, mis en français au xiie siècle, sont vraiment un morceau d’histoire religieuse, et la Bible tout entière fut traduite à Paris vers 1235, sans doute par des clercs de l’Université. Mais ce furent surtout les faits contemporains, les grandes crises ou les grands hommes de l’Église qui firent le passage de la légende poétique à la biographie historique. En l’an 1170, le jour de Noël, l’archevêque de Cantorbéry, primat d’Angleterre, fut assassiné dans sa cathédrale par quatre chevaliers du roi Henri II. Ce meurtre, en un tel jour, en un tel lieu, cette audacieuse entreprise de la force brutale contre la sainteté du caractère ecclésiastique, firent sur les esprits une impression profonde. Un immense mouvement d’opinion, en Angleterre et par toute la chrétienté, obligea le roi assassin à s’humilier, et à faire pénitence sur le tombeau du martyr. Les vies du martyr se répandirent en grand nombre : il en est une qui est remarquable. Garnier de Pont-Sainte-Maxence, ayant recueilli les témoignages des amis, des parents, de la sœur du saint, la composa dans les deux ou trois années qui suivirent le meurtre, en strophes de cinq alexandrins monorimes, et la récita plus d’une fois aux pèlerins venus pour visiter le tombeau63. Très exactement informé, religieusement attaché à la vérité et aux documents qui la montrent, bon écrivain dont le style a de la solidité et du relief, ce clerc errant, de vie assez libre, est intraitable sur les privilèges et la mission du clergé ; c’est un de ces enfants perdus, de ces polémistes que rien n’effraie, qui, de leur autorité privée, se font défenseurs et régents de l’Église, aussi prompts à en invectiver la corruption qu’à réclamer pour elle toute la puissance : l’Eglise, de tout temps, a eu de ces serviteurs zélés, brutaux, indociles, qui la gênent, la compromettent autant qu’ils la servent, et, somme toute, lui font payer cher leurs services.
Pour d’autres raisons, et particulièrement pour la nouveauté d’un tel caractère dans une telle condition, saint Louis trouva de nombreux biographes. En moins de quarante ans, Geoffroy de Beaulieu, confesseur du roi, Guillaume de Xangis, Guillaume de Chartres, et le confesseur de la reine Marguerite écrivirent la vie, les enseignements et les miracles du saint roi : Joinville, qui les efface tous, mit à profit les travaux des deux premiers peur compléter ses souvenirs personnels.
3. Joinville.
Jean, Sire de Joinville64, Champenois comme Villehardouin, n’est ni un capitaine ni un homme d’État. Il n’a pas les talents de son devancier : mais c’est un charmant esprit, franc, ouvert, primesautier, un esprit de la famille de La Fontaine et de Montaigne. Il se raconte en racontant saint Louis ; il se peint, avec ses goûts, son humeur, ses vertus, ses faiblesses, ses saillies : mais en se peignant, il a peint l’homme, ou du moins l’homme du xiiie siècle, en un de ses plus aimables exemplaires.
S’étant croisé en 1248, il avait rencontré saint Louis à Chypre : la droiture, la vivacité, la gaieté de ce chevalier de vingt-quatre ans avaient séduit le roi, aux côtés de qui il resta pendant les six années de cette croisade de misère. De retour en France, il était venu fréquemment à Paris, toujours bien accueilli de Louis IX, qui lui montrait une amicale confiance. La commission ecclésiastique qui fit l’enquête avant la canonisation l’entendit pendant deux jours : et quand la reine Jeanne de Navarre, femme de Philippe IV, voulut connaître par un récit fidèle la vie du saint roi, elle s’adressa à son sénéchal de Champagne, qui rechercha dans sa mémoire d’octogénaire des souvenirs tout frais encore, bien que les plus anciens remontassent à plus de cinquante années65. Le temps avait un peu brouillé dans son esprit la chronologie : et le dessin des opérations militaires lui apparaît un peu confusément. Mais on peut douter qu’il les ait jamais bien conçues, et ce ne sont pas les secrets de la stratégie ni des conseils qui font l’intérêt de son livre.
Tel qu’il est, dans ses deux parues mal équilibrées et fort inégales, l’une consacrée aux vertus, et l’autre aux « chevaleries » de saint Louis, dans son abondance désordonnée, avec son incohérence, ses redites et ses digressions, ce livre de bonne foi tire sa force de séduction des deux figures qui l’emplissent et s’y opposent : celle du roi et celle du sénéchal de Champagne.
Saint Louis a trop souvent dans les histoires, et même chez Voltaire, l’angélique
et fade pureté d’une image de piété : chez Joinville, il est saint, autant et plus
qu’ailleurs : mais il est homme, et vivant. Le voilà, avec ces vertus qui, en ce
temps-là même, et jusque chez les infidèles, le firent plus fort que tous les
talents et toutes les victoires : la piété d’un moine, le courage d’un soldat, mais
surtout l’abnégation, la perpétuelle immolation du « moi », la charité fervente et
la justice sévère. Toutes ces vertus. Joinville nous les fait voir et toucher, il
nous les montre en action, dans les faits particuliers : saint Louis jugeant à
Vincennes ou dans son jardin du palais, ou bien punissant six bourgeois de Paris
qui, pour s’être arrêtés à mander des fruits dans une île, avaient retardé et mis en
péril toute la flotte ; saint Louis prisonnier des Sarrasins, qu’il domine par sa
sérénité ; saint Louis refusant de quitter sa nef à demi bridée, pour partager le
sort de ses gens ; saint Louis portant les cadavres de ses soldats, « sans se
boucher le nez, et les autres le bouchaient »
, autant de tableaux
expressifs, saisissants de réalité familière, et que Joinville a rendus populaires.
Mais il dit aussi certains petits effets de grandes vertus, des excès et des
défauts, marques d’humanité, qui rapprochent de nous le saint, et l’animent sans
l’amoindrir : nous voyons le roi, vêtu de grossier camelin, « tremper son vin avec
mesure », et manger ce que son cuisinier lui prépare, sans condescendre jamais à
commander le menu de son repas ; nous le voyons, modeste en sa parole comme pur en
ses actes, n’ayant onques nommé le diable en ses propos, toujours timide et petit
enfant devant sa mère, froid à l’excès et comme indifférent à l’égard de sa femme et
de ses enfants, l’humeur vive avec son angélique bonté, assez jaloux de son
autorité, rabrouant prélats ou Templiers, quand ils semblent entreprendre dessus,
et, pour tout dire, un peu colère : Joinville ne fait-il pas un pacte avec lui, pour
que ni l’un ni l’autre à l’avenir ne se fâchent, le roi de ses demandes, et lui des
refus du roi ?
Les entretiens de saint Louis et de Joinville sont exquis : c’est la plus fraîche et délicieuse partie du livre. La pieuse gravité, l’affectueuse et paternelle sollicitude du roi font un contraste avec les sentiments ou trop mondains ou tout humains du sénéchal, avec le vif et plaisant naturel de ses réponses, quand il proteste de ne jamais laveries pieds des pauvres, « ces vilains ! » au saint jeudi, ou d’aimer mieux avoir fait cent péchés mortels que d’être lépreux. Mais rien n’est charmant comme le geste affectueux du roi, venant appuyer les deux mains sur les épaules du sénéchal, auquel il n’a pas parlé de tout le dîner, et qui, tristement retiré près d’une fenêtre grillée, se croit en disgrâce pour avoir parlé selon l’honneur et selon la vérité. Ce récit nous fait surgir devant les yeux un saint Louis intime, familier, souriant, plus aimable et plus « humain » encore que le roi justicier du bois de Vincennes, et que le roi chevalier, qui faisait si fière contenance aux jours de bataille sous son heaume doré.
L’excellent sénéchal admire, aime de tout son cœur la grande perfection qu’il voit en Louis IX. Elle le dépasse : mais il faut dire à son honneur que, s’il ne prétend pas l’égaler, elle ne le gêne pas du moins. Il a assez de bien en lui, pour être à l’aise avec ce saint, et ne pas se sentir condamné par tant de vertu. Mais Joinville est homme ; la nature est forte en lui, et se fait jour sans contrainte. Très brave, il fait son devoir brillamment : à la Mansourah, en Syrie, il est de ceux qui donnent l’exemple et font le sacrifice de leur vie. Ce n’est pas qu’il n’y tienne : le martyre n’a pas d’attrait pour lui, et il n’écoute pas son cellérier qui lui conseille, et aux autres de sa compagnie, de se faire égorger pour aller dans le ciel, au lien de subir la prison du Sarrasin. En plus d’une occasion, il a peur, et grand’peur : il sue et tremble, et le dit sans vergogne, d’autant qu’il n’en fait pas moins ce qu’il faut. Son humanité, aimable et faible, éclate à chaque page de son récit, comme lorsque, au départ, il n’ose se retourner vers son beau château de Joinville où il laisse ses deux enfants, de peur que le cœur ne lui fende.
Il est très pieux : étant à Acre, il occupe son loisir à paraphraser le Credo. Il a des dévotions particulières, à saint Jacques, à saint Nicolas de Varangeville, à Notre Dame surtout. Il est de ces âmes qui font les miracles, à force de croire et d’espérer. L’article essentiel de sa foi, c’est que Dieu peut prolonger la vie des hommes qui le prient. Aussi, en toute circonstance critique, quand sa nef est en danger, ou quand l’armée est inquiète du sort du comte de Poitiers, Joinville a le remède : trois processions feront l’affaire, et avant la troisième, la nef sera au port, le comte aura rejoint l’armée. Il nous donne des Miracles de Notre Dame, qui valent les meilleurs de Gautier de Coinci : comment Notre Dame soutint par les épaules un homme qui était tombé à la mer, sans qu’il fit même un mouvement pour nager, et comment elle vint couvrir la poitrine de l’abbé de Cheminon, de peur que le saint homme ne s’enrhumât en dormant.
Voilà une foi intacte, pure, naïve, et, qui plus est, une foi qui règle les actes. Dans le château de Joinville, tout jureur et blasphémateur reçoit un bon soufflet. En Egypte, il tance six de ses chevaliers qui bavardent à la messe. Il part à la croisade, pieds nus, avec l’écharpe et le bourdon du pèlerin. Il prend au sérieux la croisade et son voeu : d’abord connue un engagement de vie pure et chrétienne. Le libertinage de l’armée l’indigne. Par un effort plus méritoire, cet aimable homme, qui regrette si tendrement la France et les siens, refuse de quitter la Terre Sainte : il y fait rester le roi, il y resterait sans lui. Il ne veut pas revenir, et qu’on puisse lui reprocher de n’avoir pas bien fait le service de Dieu.
Au reste, comme saint Louis même, il est assez sûr de sa foi pour ne pas être esclave de l’Eglise : le saint roi prenait un jour le parti des excommuniés, le sénéchal est une fois excommunié, et porte légèrement la chose, sans crainte et sans émotion. Mais surtout l’homme, et l’homme féodal ne sont pas morts en lui : la religion n’a étouffé en lui ni l’intérêt ni l’orgueil. A la croisade, en homme avisé, il se fait bien payer du roi : il ne veut pas renoncer, ni servir gratis. Ayant une fois tâté de la croisade, il en a assez, et quand saint Louis reprend la croix et l’engage à faire de même, il répond, avec plus de sens que de zèle, que le meilleur moyen de servir Dieu, pour un seigneur, c’est de rester sur ses terres, et de protéger ses gens. Il a l’indépendance, la dignité, l’amour de paraître de la noblesse féodale : pour un mince grief, il menace de quitter saint Louis. Il aime le bon vin, et s’est fait défendre par les « physiciens » d’y mettre de l’eau ; il aime la bonne chère et tient presque table ouverte en Syrie. Il nous conte comment il remplit ses établis et ses celliers ; il dépense magnifiquement l’argent du roi. Il aime les riches habits, et saura bien répliquer à maître Robert de Sorbon, s’il l’attaque là-dessus. Ce très honnête et délicat chevalier n’entend rien à la probité commerciale : c’est vertu de bourgeois. En vain les Templiers essaient-ils de lui faire comprendre qu’ils ne peuvent toucher aux dépôts qu’on leur confie : il force leur caisse, pour payer la rançon du roi. Il trouve tout naturel aussi de tricher sur le paiement, et de frustrer les Sarrasins de dix mille livres qu’on leur doit : est-ce péché de tromper les mécréants ?
Ces deux hommes excellents, le roi avec le sénéchal, en face de Perceval et de Galaad, c’est le possible et le réel en face de la chimère et du rêve. Avec plus de singulière perfection, en saint Louis, avec plus de commune humanité, chez Joinville, voilà l’esprit qui a créé le monde mystique du Graal, voilà, réalisée en des actes vraisemblables, accessibles, en pleine réalité historique et vivante, la chevalerie du Christ. Mais de plus, il y a en ces deux hommes, dans la libre intimité de leur commerce, dans la naturelle effusion de leurs natures, à travers leurs dialogués, il y a comme un rayon de cette grâce aimable et puissante, qui illumina parfois le christianisme au moyen âge, avant les schismes et les révoltes ; ce roi et ce baron sont de la communion de saint François d’Assise.
Autour d’eux, on voit poindre une aurore de vie mondaine : c’est
Lancelot, et non le Graal, qui donne le ton ; et
le mot du comte de Soissons à Mansourah : « Nous parlerons de cette journée
dans les chambres des dames »
, enregistre une orientation définitive du
tempérament français. Ce jour-là, une des forces morales qui produiront le
xviie
siècle, entre en jeu.
Joinville est une riche nature, dont les actes et relations de la vie chrétienne et féodale n’épuisent point l’abondance. Son originalité, sa caractéristique, c’est une curiosité toujours éveillée, toujours active, d’autant qu’à son esprit vierge de toute science solide et positive, tout est nouveau. Deux ou trois impressions, sèches, sinon faibles, ou réprimées rapidement, piquent à peine quelques traits pittoresques sur la grave démonstration de la conduite de la quatrième croisade : Joinville regarde tout, s’émerveille de tout, et dit tout. Il semble que l’univers ait été créé pour lui, et que ce soit le premier regard de l’humanité sur le monde des formes, des couleurs et du mouvement. Le Nil, qui sort « de Paradis Terrestre », le miracle de ses crues périodiques, les alcarazas, où l’eau se tient si fraîche en plein soleil, les Bédouins, « laide et hideuse gent », à barbe et cheveux noirs, les Tartares, et les commencements merveilleux à leur puissance, la Norvège et la longueur des jours polaires, trois ménétriers qui jouent du cor et font la culbute, les petites choses comme les grandes, ont frappé Joinville, et viennent après cinquante ans prendre place un peu à l’aventure au milieu des « chevaleries » du roi Louis. Peu de chose l’amuse, le mot d’une bonne femme, la plaisanterie du comte d’Eu, qui consiste à casser la vaisselle de Joinville avec une baliste, pendant qu’il dîne.
Il a l’imagination vive et les sens éveillés : tout ce qu’on lui dit, il le voit, et le fait voir. Mais surtout il a des yeux : et tout ce qui a passé devant ses yeux y laisse une ineffaçable et précise image. Après cinquante ans, il voit encore la toile peinte en bleu, qui revêtait le pavillon du soudan d’Égypte, la cotte vermeille à raies jaunes d’un garçon qui est venu en Syrie lui offrir ses services : quand il s’attendait à avoir la tête coupée, il entend la confession de son compagnon sans qu’il lui en reste un mot dans la mémoire, mais il voit le caleçon de toile écrue d’un Sarrasin, et ce caleçon toute sa vie lui restera devant les yeux.
C’est cette puissance naturelle de vision et d’imagination qui fait le charme de Joinville. Par là, si inférieur qu’il soit à Hérodote en intelligence, en réflexion, en sens esthétique, ce chevalier inhabile à penser a dans son récit enfantin des impressions d’une fraîcheur, d’une vivacité qui font penser au premier des historiens grecs. Il est de la même famille, il a le sens de la vie, et il rend d’un trait léger et juste, avec une grâce inoubliable. J’ai déjà parlé de ses dialogues : ses tableaux ne valent pas moins. Le départ de la flotte chrétienne, aux accents du Veni creator spiritus, évoque par sa simplicité puissante le souvenir du départ de la flotte athénienne pour la Sicile, et je ne sais si le récit de Thucydide est d’un pathétique plus sobre et plus saisissant.
C’est qu’à ce don de l’imagination, Joinville joint celui de la sympathie : il sent comme il voit, et avec les images amassées dans son souvenir se réveillent en foule les émotions qu’il a ressenties. Après un demi-siècle, il retrouve les sentiments complexes du jour du départ, l’allégresse, l’anxiété, le regret, tout ce que le connu que l’on quitte, et l’inconnu où l’on va, peuvent mêler d’agitations morales aux impressions physiques de l’œil et de l’oreille. Point de sentimentalité du reste, ni de mélancolie : la joie domine et dans l’âme et dans la parole de Joinville ; mais il a dans l’occasion, sur les misères de ses amis ou de ses compagnons, des expressions de tendresse et de piété, fines comme le sentiment qui un moment attrista sa belle humeur. Il n’y a rien de plus délicat et de plus pénétrant que cette scène de la dernière messe du prêtre de Joinville, qui soutenu, dans les bras de son seigneur, acheva à grand’peine de chanter l’office du jour, et « onques puis ne chanta ».
Nul art ne vaut mieux que ce naturel, et c’est de pareilles sensations qu’un autre Champenois, quatre siècles plus tard, fera l’étoffe de sa poésie : Joinville a ce qui manque aux auteurs de fabliaux, pour annoncer La Fontaine.