(1878) La poésie scientifique au XIXe siècle. Revue des deux mondes pp. 511-537
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(1878) La poésie scientifique au XIXe siècle. Revue des deux mondes pp. 511-537

I

La Justice, poème par Sully-Prudhomme, Paris, 1878.

Il y a encore des poètes, mais la poésie se meurt ; elle languit dans l’ingénieuse et stérile industrie du vers orné, ciselé et vide, ou dans l’exubérante fécondité de la description sans autre but et sans autre objet qu’elle-même, dans la mignardise de petits tableaux de genre où elle se tourmente à faire de la grâce, ou dans l’exaltation factice de passions imitées plutôt que ressenties. Le grand souffle lyrique qui avait passé sur une génération est éteint ; la grande fantaisie créatrice qui avait animé tant de formes et tant de types est épuisée. Le signe tout matériel qui trahit l’absence de vraie inspiration, c’est le manque d’haleine, l’essoufflement des poètes : on ne fait plus guère que des poèmes en quelques lignes. Quand il a réussi à encadrer dans quelques rimes riches et insignifiantes un beau vers, un trait d’imagination ou de sentiment sur lequel s’arrêtera l’attention du lecteur, l’artiste est content, ou plutôt il est à bout. Le procédé des beaux vers est mortel au vrai talent ; tout y est sacrifié, la suite et la belle ordonnance des idées, l’ampleur des développements, la richesse et la variété des horizons, la véritable fécondité qui se renouvelle et se déploie. Il est vrai de dire que c’est précisément parce que tout cela fait défaut que des esprits industrieux et courts tentent d’y substituer les surprises d’un vers à effet, et visent aux petits succès, aux petites merveilles du détail, funestes au grand art. C’est de l’esprit, c’est souvent de la grâce, parfois même de la sensibilité, ce n’est pas de l’inspiration : tout cela révèle un fonds de sécheresse, et sous ce désert d’idées on sent les grandes sources taries. De cette sentence, trop sommaire pour être juste, il faut excepter quelques œuvres que la sincérité du sentiment ou un effort original a mises hors de pair. Mais nos observations subsistent dans leur généralité et s’appliquent à toute une génération de poètes.

Il est naturel, dans cet épuisement momentané de la passion lyrique, que les vrais talents, ceux qui sentent leur force, se tournent ailleurs et cherchent s’il n’y a pas quelque part de nouvelles sources jaillissantes d’idée et d’émotion où la poésie puisse reprendre quelque chose de sa verdeur et de sa fraîcheur perdues. La science s’offre à eux avec ses miracles toujours croissants et toujours nouveaux ; elle les invite, elle les tente même par ce qu’elle a d’inachevé, par ses efforts magnifiques, par ses vastes espoirs et ses promesses illimitées elle leur offre la perspective de la nature à conquérir en commun et sous une double forme : la loi qui fixe dans sa formule les rapports des choses, le vers qui en fait sentir l’harmonie et la beauté. Il n’est pas étonnant que de si hautes séductions agissent sur les intelligences d’élite et les attirent vers ces sujets nouveaux, si grands et toujours grandissants à mesure que l’on s’en approche, semblables à ces montagnes qui paraissent s’élever devant les yeux du voyageur, à mesure qu’elles s’abaissent sous ses pas.

C’est pour la seconde fois, dans l’histoire des lettres françaises, que se produit cette tentative d’une poésie scientifique. Déjà vers la fin du xviiie  siècle, sous l’influence du grand mouvement des sciences physiques et naturelles qui renouvelait à certains égards l’esprit humain, et aussi par l’inévitable effet d’une sorte de lassitude produite par des sujets épuisés et des formes vieillies, on vit éclore parmi les poètes une sorte d’émulation généreuse pour retremper l’inspiration à cette source merveilleuse. Vers l’année 1780, c’est à qui deviendra le Lucrèce de la science, celle de Newton, celle de Buffon, et qui sera demain celle de Laplace et de Cuvier. Voltaire lui-même avait eu le pressentiment de cette rénovation poétique au contact de la science, et jamais il ne s’était plus approché de la grandeur que le jour où il s’était inspiré du vrai système du monde. C’est chez André Chénier que se manifeste avec le plus de force et d’éclat la conscience des destinées nouvelles qui s’ouvrent pour la poésie. Plus il aime les anciens, plus il admire Homère et Virgile, mieux il sent que la vraie manière de les imiter c’est de faire autrement qu’eux, de choisir d’autres sujets, et son beau poème de L’Invention n’est qu’une exhortation à tenter hardiment ces voies infinies et libres où la science invite les poètes à la suivre :

Torricelli, Newton, Kepler et Galilée
À tout nouveau Virgile ont ouvert des trésors.
Tous les arts sont unis : les sciences humaines
N’ont pu de leur empire étendre les domaines,
Sans agrandir aussi la carrière des vers.
Quel long travail pour eux a conquis l’univers !
Aux regards de Buffon, sans voile, sans obstacles.
La terre ouvrant son sein, ses ressorts, ses miracles…
Aux lois de Cassini les comètes fidèles ;
L’aimant, de nos vaisseaux seul dirigeant les ailes,
Une Cybèle neuve et cent mondes divers
Aux yeux de nos Jasons sortis du sein des mers ;
Quel amas de tableaux, de sublimes images,
Naît de ces grands objets réservés à nos âges !

Craignez-vous d’être infidèles au culte des anciens ? Mais croyez-vous donc que ces vieux poètes eux-mêmes, que Virgile ou l’Aveugle divin, s’ils renaissaient aujourd’hui, négligeraient d’étendre la main, leur savante main, sur ces trésors ? — On ne conseille pas pour cela de déserter leur école, mais de s’inspirer d’eux librement :

Changeons en notre miel leurs plus antiques fleurs ;
Pour peindre notre idée, empruntons leurs couleurs ;
Allumons nos flambeaux à leurs feux poétiques ;
Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques.

C’est la plus charmante définition de l’originalité dans la tradition. Le vrai culte de l’antiquité, c’est de sortir du sanctuaire avec l’esprit du dieu prêt à se répandre dans un monde nouveau. Être l’Homère d’un âge scientifique, quelle plus haute ambition peut tenter un poète ? André Chénier eut celle-ci comme il en eut bien d’autres ; on est étonné, quand on promène sa pensée à travers ces projets épars, devenus si vite des débris, de l’incroyable fertilité de ses conceptions dont une mort stupide a fait un gigantesque avortement.

M. Sainte-Beuve nous montre, à peu près dans le même temps, trois talents occupés du même sujet et visant chacun à la gloire difficile d’un poème sur la nature des choses. « Le Brun tentait l’œuvre d’après Buffon ; Fontanes, dans sa première jeunesse, s’y essayait sérieusement, comme l’attestent deux fragments dont l’un surtout est d’une réelle beauté. André Chénier s’y pousse plus avant qu’aucun, et, par la vigueur des idées comme par celle du pinceau, il était bien digne de produire un vrai poème didactique dans le grand sens. Mais la révolution vint ; dix années, fin de l’époque, s’écroulèrent brusquement avec ce qu’elles promettaient, et abîmèrent les projets ou les hommes ; les trois Hermès manquèrent ; la poésie du xviiie  siècle n’eut pas son Buffon. Delille ne fit que rimer gentiment Les Trois Règnes. » Dans l’ardeur de curiosité et d’invention poétique qui entraînait André Chénier vers ces nouveaux sujets, il avait tout prévu, même les inévitables objections qu’on ne manquerait pas de tirer de l’impuissance prétendue de la langue française à faire parler en vers Newton ou Buffon.

Ô langue des Français ! Est-il vrai que ton sort
Est de ramper toujours, et que toi seule as tort ?
Ou si d’un faible esprit l’indolente paresse
Veut rejeter sur toi sa honte et sa faiblesse ?…

Il n’est si mauvais poète ou sot traducteur qui ne vous avertisse dans sa préface que, s’il y a des défauts dans son œuvre, ce n’est pas sa faute, c’est celle de l’instrument qu’il emploie :

Si son vers est gêné, sans feu, sans harmonie,
Il n’en est point coupable : il n’est point sans génie ;
Il a tous les talents qui font les grands succès ;
Mais enfin, malgré lui, ce langage français,
Si faible en ses couleurs, si froid et si timide.
L’a contraint d’être lourd, gauche, plat, insipide.’

Excuse menteuse des mauvais écrivains ! Est-ce à Montesquieu, est-ce à Buffon que cet instrument résiste ? Chez les grands écrivains n’a-t-il pas tous les tons, ne s’adapte-t-il pas à tous les sujets avec une merveilleuse aisance ?

……… Ne sait-il pas, se reposant sur eux.
Doux, rapide, abondant, magnifique, nerveux,
Creusant dans les détours de ces âmes profondes,
S’y teindre, s’y tremper de leurs couleurs fécondes ?

Le mauvais écrivain ne voit les choses que par à peu près et d’une manière vague : il n’est pas étonnant que la langue se refuse à ses demi-pensées.

Celui qu’un vrai démon presse, enflamme, domine,
Ignore un tel supplice : il pense, il imagine ;
Un langage imprévu, dans son âme produit,
Naît avec sa pensée, et l’embrasse et la suit.
Les images, les mots que le génie inspire,
Où l’univers entier vit, se meut et respire,
Source vaste et sublime et qu’on ne peut tarir,
En foule en son cerveau se hâtent de courir.
D’eux-mêmes ils vont chercher un nœud qui les rassemble,
Tout s’allie et se forme, et tout va naître ensemble1.

Et toujours le cri héroïque qui revient à travers ces éloquentes méditations sur l’avenir de la poésie, avec je ne sais quel pressentiment funeste qu’il ne pourra pas remplir toute l’ambition de sa pensée : « Oh ! si je puis un jour ! » — On sait ce qui reste du poème rêvé par André Chénier sur la nature vue à travers la science moderne : un amas de notes où se marque le plan qui va toujours grandissant dans la tôle du poète, où l’on sent partout, à travers une prodigieuse variété de lectures, de citations, de souvenirs, un souffle irrésistible qui les anime et les soulève, et sous ce souffle impérieux et fécond des germes qui ne demandent qu’à éclore, et parmi ces semences pressées de l’ouvrage futur, quelques-unes qui lèvent déjà, qui éclatent avant le temps, par une sorte d’impatience, produisant des fragments admirables, ou des vers d’une vitalité prématurée, de ces vers qui vivent, bien qu’isolés, d’une vie propre et qui entrent d’emblée dans la mémoire des hommes, où ils ne meurent plus.

C’était là tellement le mouvement des esprits poétiques dans ces dernières années du xviiie  siècle, et la pente était si bien marquée dans ce sens, que le De Natura rerum sollicité en France par la curiosité scientifique et tenté par plusieurs poètes à la fois s’ébauchait presque en même temps en Allemagne, sous la puissante main de Goethe. À vrai dire, ce projet demeura pendant toute la vie de l’auteur de Faust, comme durant la courte vie d’André Chénier, placé devant ses yeux comme un idéal à réaliser. Admirablement préparé à une telle œuvre par un long commerce avec la science et par ses travaux personnels sur la métamorphose des plantes, sur l’anatomie comparée, sur l’optique, Goethe ne cessait pas de songer à ce poème, qui est resté à l’état de fragment, mais qu’Alexandre de Humboldt considérait comme devant être une des plus puissantes créations de cette pensée souveraine dans toutes les régions de l’esprit.

Aujourd’hui que ces tentatives se renouvellent parmi nous, il est intéressant de se demander dans quelle mesure et à quelles conditions la science moderne, si vaste et si complexe, peut devenir l’objet et la matière de la poésie. Cette question demanderait à être tranchée par un grand exemple, quelque poème achevé et d’un succès décisif. Nous n’en sommes pas là, et c’est dans la théorie pure que le problème se pose encore. Tout le monde est d’accord sur ce point, que l’exemple de Lucrèce ne résout rien ; à ce degré de la science naissante qui n’était encore qu’un amas d’hypothèses et où la formule exacte des lois n’était ni trouvée ni pressentie, le mélange, l’union était possible : la science n’était à ce moment qu’une sorte de poésie abstraite. Mais aujourd’hui, avec la rigueur inflexible des méthodes, avec l’instrument de précision appliqué aux phénomènes et cette chaîne serrée des lois où chaque anneau, soutenu par le précédent, soutient ceux qui le suivent, dans ce vaste déterminisme qui exclut le hasard et n’admet l’hypothèse qu’à titre provisoire, un Lucrèce est-il possible ? — Sur ce point se produisent des opinions contradictoires. Nous en citerons deux qui résument les autres ; d’abord celle de Guillaume de Humboldt, rencontrant la question au cours de ses études sur l’histoire du langage : « Il peut sembler étrange, dit-il, puisque la poésie se plaît avant tout à la forme, à la couleur et à la variété, de vouloir l’unir avec les idées les plus simples et les plus abstraites, et pourtant cette association n’en est pas moins légitime. En elles-mêmes et d’après leur nature, la poésie et la science, de même que la philosophie, ne sauraient être séparées. Elles ne font qu’un à cette époque de la civilisation où toutes les facultés de l’homme sont encore confondues, et lorsque, par l’effet d’une disposition vraiment poétique, il se reporte à cette unité première. » Mais le problème est précisément de savoir si cette unité primitive, rompue par le développement isolé des facultés, qu’exigent la constitution même et le progrès de la science, peut jamais être rétablie par un simple effort de la volonté ou par l’effet naturel d’une disposition de l’esprit. M. Sainte-Beuve ne semblait pas le croire, et il a porté un jugement bien sévère et décourageant sur les tentatives de ce genre ; c’est à propos d’une idée émise par Chênedollé, qui aimait à expliquer le médiocre succès du Génie de l’Homme (un autre Hermès, achevé celui-là) en se disant à lui-même que le temps n’était pas venu d’appliquer la poésie aux sciences, que la science était encore trop verte, trop jeune, que dans l’état des choses actuelles, elle n’était pas encore nubile et qu’il ne fallait pas songer au mariage. M. Sainte-Beuve trouve cette raison mauvaise. « Est-il bien vrai, dit-il, que la maturité de la science la prépare en effet à un hymen suprême avec la poésie ? Non, la poésie de la science est bien à l’origine ; les Parménide, les Empédocle et les Lucrèce en ont recueilli les premières et vastes moissons. Arrivée à un certain âge, à un certain degré de complication, la science échappe au poète ; le rythme devient impuissant à enserrer la formule et à appliquer les lois. Le style des Laplace, des Cuvier et des Humboldt (celui de Cuvier et de Laplace surtout) est le seul qui convienne désormais à l’exposition du savant système2. »

Il me paraît qu’ici M. Sainte-Beuve ne distingue pas ce qui doit être distingué, l’exposition des théories scientifiques et l’inspiration qu’un poète peut y puiser. Il est bien vrai qu’au degré de complication et de rigueur où la science est arrivée, la formule de ses lois, qui n’admet plus d’à peu près, échappe au rythme et à la langue poétique. On doit laisser aux purs savants, géomètres, astronomes, physiciens, le soin d’établir les formules, d’énoncer dans un style approprié soit les rapports des quantités abstraites, soit les relations des phénomènes et les évaluations numériques qui les déterminent. Un poète serait insensé qui voudrait refaire, dans les conditions spéciales et avec les ressources de son art, le tableau général que M. de Humboldt nous a tracé du cosmos, plus insensé encore s’il prétendait soit reproduire dans la langue des vers les expériences du laboratoire ou les lois de l’optique et de l’électricité, soit nous donner une exposition complète et précise des principes de l’astronomie. La loi de l’attraction, si grande dans ses applications, si simple dans la formule mathématique qui l’énonce, ne fournirait au plus habile artiste de vers que la matière d’un jeu puérilement laborieux de style, l’occasion d’un tour de force, une sorte de charade poétique. — En ce sens, et s’il ne s’agissait que de cela, M. Sainte-Beuve aurait mille fois raison de dire que le style des Laplace est le seul qui convienne à ce genre de sujets. Mais est-ce là tout, et en dehors du détail des expériences et de la formule précise, qui échappent au poète, n’y a-t-il pas pour lui, au contact de la science, bien des sources profondes et neuves d’inspiration ?

Il y a tout un côté dans la science par où elle agit profondément sur le sentiment et sur l’imagination, et c’est par ce côté qu’elle appartient à la poésie. S’il vous est arrivé de causer avec un grand astronome ou un grand chimiste, assurément vous n’aurez pu échapper à la fascination de l’enthousiasme grave dont ces intelligences sont remplies et qui n’est que la sympathie profonde pour les objets dont elles sont possédées, l’émotion des découvertes déjà faites, le tourment vague et délicieux de celles qui restent à faire. Vous n’avez pu sortir de ces entretiens sans que votre âme ait été remuée et fécondée. Vous vous êtes, pour un instant, identifié avec la pensée du savant, soit qu’il fût alors agité par une conception nouvelle et sur la trace d’un des mystères de la nature, soit qu’il fût encore animé de la joie d’une découverte récente, ou bien qu’il ait résumé devant vous l’état de la science contemporaine dont il est en partie le créateur, l’éclairant par des traits imprévus d’une grandeur saisissante. Trouverait-on ailleurs une disposition d’esprit plus poétique que celle-là, et à ces heures privilégiées, n’y a-t-il pas autant de poésie dans les conceptions animées d’un Le Verrier ou d’un Pasteur que dans les plus belles inspirations d’un Lamartine ou d’un Victor Hugo ? Telle est l’âme des vrais savants, un foyer d’enthousiasme, voilé souvent sous les nuages de la méditation, dans les intervalles laborieux de la recherche, mais toujours brûlant au dedans. Chaque grand inventeur jette à son tour le cri d’Archimède, l’eurêka triomphant ; mais ce cri n’est pour lui que l’expression rapide et spontanée de l’esprit qui se sent victorieux de l’obstacle et qui va courir à un autre obstacle déjà entrevu. Ce cri ne marque pas seulement une étape franchie, une arrivée triomphante à un but : il porte le pressentiment de nouvelles luttes contre l’inconnu. C’est ce que cet illustre et cher Claude Bernard aimait à nous répéter dans des entretiens intimes : « Pour le vrai savant, nous disait-il, la joie de la découverte est profonde et pure, mais elle est courte. Chaque loi trouvée n’est pour lui que l’occasion d’une nouvelle recherche à faire ; il n’a jamais accompli son œuvre, il ne peut même en jouir longtemps : à chaque pas qu’il fait dans l’inconnu, un nouvel horizon s’ouvre plus vaste et plus lointain. Il n’a pas le droit de se reposer dans sa conquête, elle n’est qu’un point de départ ; chaque résultat acquis n’est à certains égards qu’un commencement. » C’est cette même pensée qui fait la beauté philosophique et l’éloquence singulière du dernier chapitre de son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale. Nul n’est digne du nom de savant s’il ne sent ce qu’il y a d’inachevé dans son œuvre. Et en cela le savant ressemble à l’artiste ; il n’y a de grand artiste que celui qui cherche toujours au-delà. La science et l’art ont également un objet infini.

Qu’y a-t-il de plus propre à remuer l’âme d’un poète, à exciter son imagination, à le tirer hors des réalités plates et vulgaires, que la contemplation raisonnée du cosmos à travers les écrits ou les entretiens des savants, l’idée toujours grandissante de l’univers qui va de plus en plus s’étendant, à mesure que les instruments d’observation deviennent plus forts ou plus délicats et que l’expérience, aidée du calcul, recule dans tous les sens les bornes de l’espace ou de la vie ? Aujourd’hui le monde des infiniment grands et des infiniment petits est également ouvert à la pensée : le double infini pressenti par Pascal est scientifiquement découvert, exploré, partiellement conquis. Partout se découvrent aux yeux de l’esprit des perspectives sans limite dans l’espace et dans le temps ; la science montre à l’homme que ses conceptions les plus hautes et les plus profondes sont inférieures à la réalité : elle semble, dans son progrès continu, être devenue le commentaire vivant de cette pensée du grand géomètre qui est aussi parmi les plus grands des philosophes et des poètes : « L’imagination se lassera plus tôt de concevoir que la nature de fournir. » En même temps que se dévoile devant notre pensée la grandeur illimitée de la création, le sentiment de l’harmonie universelle, de la solidarité des êtres, de la connexion des phénomènes, se révèle de plus en plus clairement aux esprits attentifs que l’esprit de système n’a pas troublés. Est-il besoin de citer des exemples, la loi d’équivalence et de transformation des forces, l’homogénéité de la matière cosmique révélée par l’analyse spectrale ? Chaque loi nouvelle devient ainsi un élément plus précis et plus délicat de l’ordre. Chaque découverte est comme une révélation inattendue de l’unité, poursuivie à travers la variété et même la contradiction apparente des phénomènes ; les lois nous paraissent être les éléments indestructibles de la trame divine des choses. N’y a-t-il pas là pour la poésie une matière inépuisable ? Et, sans qu’elle prétende imposer aux formules une langue rebelle, ne peut-elle s’inspirer de la grandeur et de l’harmonie du vrai cosmos entrevu à travers les travaux des savants, de ce spectacle réel mille fois plus grand que toutes les fictions et plus beau que toutes les mythologies ?

Que dire encore, à ce point de vue du rajeunissement possible de la poésie, des ressources sans nombre que lui offrent les applications de la science et ces découvertes qui transforment si prodigieusement autour de nous les conditions de l’existence humaine et de la vie sociale ? La conquête des forces de la nature livrées comme des esclaves obéissantes à l’industrie, allégeant le rude travail des hommes en le multipliant dans des proportions inouïes, ces inventions sans nombre qui augmentent la puissance et l’intensité de la vie, si elles n’ont pu encore en accroître la durée ; la vapeur transportant les produits, les idées et les hommes d’un monde aux extrémités d’un autre monde à travers les mers et les montagnes, victorieuse dans une certaine mesure des puissances hostiles, de l’attraction et de l’espace ; de simples fils de fer jetés sur la surface du globe et l’enveloppant comme dans un réseau nerveux le long duquel court la pensée, la terre revêtue par l’homme d’organes véritables, investie de pouvoirs nouveaux qui dormaient jusqu’alors dans son sein à l’état de forces perdues, devenant ainsi comme un vaste organisme au service de l’humanité, toutes les conséquences morales qui en découlent, le rapprochement des races, la création d’une conscience collective de l’espèce humaine ; l’avenir mille fois plus riche encore que le présent et réduisant de plus en plus le domaine de l’impossible, il y a là des trésors inépuisables pour l’imagination : le danger est qu’elle en soit accablée.

Enfin, — et c’est là peut-être la source la plus féconde, — sous l’action de certaines théories scientifiques, il se produit une agitation prodigieuse d’idées, un conflit dramatique des consciences qui semble s’accroître tous les jours. C’est là un moment psychologique de l’humanité, particulièrement propice à la grande inspiration, tout ce qui est humain appartenant aux poètes, tout ce qui touche à la vie de l’âme, à ses idées, à ses tourments, à ses espérances ou à ses désespoirs. De vastes hypothèses, nées sur les confins de la science et jouant un grand rôle dans la science elle-même, quelles agitent et qu’elles sollicitent vers de nouvelles recherches, apparaissent avec des ambitions illimitées, les unes essayant de réunir les lois de la nature dans une grande synthèse, les autres, plus hardies, ne tentant rien moins que de pénétrer jusqu’au principe même des choses. L’idée de l’évolution par exemple, appliquée avec succès dans certaines parties de l’histoire de la nature, se porte audacieusement, dans l’ardeur de sa fortune nouvelle, pour la loi unique, contenant l’explication universelle des phénomènes et la solution définitive de la grande énigme. Elle n’est encore qu’une hypothèse, mais cette hypothèse suffit à remuer profondément les esprits, à les agiter dans un sens ou dans un autre. Si elle réussissait dans son entreprise, que de modifications en résulteraient dans notre manière de concevoir les choses et la vie ! Quelle suggestion d’idées nouvelles sur l’origine et la fin des êtres, sur le principe et la destinée de l’homme ! Et de là que de luttes et quel drame dans la conscience des générations nouvelles ! D’une part, ce sont les anciennes doctrines philosophiques ou religieuses, les vieilles institutrices de l’humanité, menacées par ces conquérants nouveaux jusque dans les domaines jusqu’alors inviolables de l’absolu, contraintes à renouveler leurs arguments et leur défense, grandissant par cette contrainte même, brusquement réveillées de leur quiétude et rajeunies elles-mêmes dans leur commerce avec la science, dont elles acquièrent de plus en plus l’intelligence et le goût, et dans laquelle elles puisent, avec une conception plus étendue et plus précise de l’univers, des idées plus approfondies sur le vrai sens de la finalité et sur les grands aspects de l’ordre universel. D’autre part, ce sont toutes ces théories, bien jeunes encore, bien peu assurées de leur avenir, mais enivrées de leurs premiers succès, enhardies à tout renouveler et, en attendant, à tout détruire, poursuivant à travers les ruines du passé un idéal inconnu, sans lequel l’humanité, dépouillée de l’ancien, ne pourrait subsister ni vivre une heure, s’avançant avec une intrépidité que rien n’arrête dans toutes les régions de la pensée, et soulevant autour d’elles des enthousiasmes et des colères également sans justice et sans mesure. — Enfin, entre les vieux dogmes que l’on prétend renverser et l’idéal nouveau que l’on n’aperçoit pas encore, il y a pour beaucoup d’âmes un état de crise vraiment pathétique dont un poète contemporain a su tirer un brillant parti pour son inspiration et l’occasion d’un grand succès, montrant par son exemple que la rénovation de la poésie est possible, à quelles conditions de talent, à quel prix de passion et de science3.

On le voit, ce n’est pas la matière qui manque : elle est vaste, et les grands sujets apparaissent de toutes parts. Il ne tient qu’aux poètes d’oser y faire d’abondantes moissons, s’ils ne trouvent ailleurs que les restes des imaginations souveraines et des fantaisies superbes qui ont épuisé le champ pour plusieurs générations. Nos poètes contemporains sont même, à cet égard, dans des conditions plus favorables que leurs devanciers. Ils ont à leur service un instrument incomparablement plus souple, plus docile, plus apte à traduire la science sinon dans son détail technique, du moins dans ses grandes théories et dans les idées qu’elle suggère. Ce désavantage d’une langue poétique trop limitée, trop générale et trop vague, est sensible même chez André Chénier. — La difficulté n’aurait fait que croître à mesure qu’il aurait avancé dans son Hermès et pénétré plus profondément dans l’exposition savante ; cette difficulté serait peut-être devenue insurmontable, au moins dans quelques-uns des sujets qui entraient dans son plan. Sa langue si pure, si habile, si nuancée, quand il reste dans les sujets antiques ou dans ceux qui n’ont pas d’âge, ceux que fournit le cœur humain, éternel dans ses douleurs, dans ses passions et ses joies, cette même langue s’embarrasse et se trouble dès qu’elle touche à des idées scientifiques ou à des pensées modernes que le vers français n’était peut-être pas encore en état de soutenir et d’exprimer. Le premier, il a conçu avec ampleur et suite ce que pouvait être la poésie scientifique ; le premier, il en a eu l’ambition, soutenue à travers toute une vie trop courte. Mais bien des ressources lui manquaient pour remplir cette noble carrière qu’il voyait s’ouvrir devant lui : la science était trop jeune encore ; les esprits n’étaient pas assez familiarisés avec ses méthodes ; la langue surtout faisait défaut. La langue qu’il avait à sa disposition était presque entièrement formée à l’image de celle d’Athènes ou de Rome, saturée d’images antiques, encombrée de mythologie. Même dans les plus brillants morceaux où le poète nous donne des fragments de l’œuvre future et des modèles de ce qu’il voudrait faire, à côté de vers superbes et forts, sortis de la source nouvelle qu’il vient de faire jaillir, combien d’autres issus des vieux moules, remplis d’expressions élégantes et vagues qui ne sont que des artifices pour éluder le mot propre et tromper l’idée précise ! On l’a dit, il y a parfois du Delille chez André Chénier, non sans doute dans le sentiment poétique, mais dans certaines formes du langage poétique, dont il n’a pu complètement s’affranchir. Il veut par exemple, pour exprimer sa tentative poétique,

Seul et loin de tout bord, intrépide et flottant.
Aller sonder les flancs du plus lointain Nérée,
Et du premier sillon fendre une onde ignorée.

Il nous dira que la terre a ouvert aux regards de Buffon

Scs germes, ses coteaux, dépouilles de Téthys.

Il exprime en beaux vers ce souhait pour les poètes qui viendront et auxquels il fait appel,

Que la nature seule, on ses vastes miracles,

Soit leur fable et leurs dieux, et ses lois leurs oracles.

À merveille ! Mais aussitôt et dans la suite du même morceau, voici le langage mythologique qui recommence, précisément pour exprimer le vœu que la mythologie soit chassée de la poésie. Par un contraste singulier, elle règne encore dans le style au moment où le poète veut qu’elle ne règne plus dans les idées :

De la cour d’Apollon, que l’erreur soit bannie.
Et qu’enfin Calliope, élève d’Uranie,
Montant sa lyre d’or sur un plus noble ton,
En langage des dieux fasse parler Newton !

Les poètes d’aujourd’hui ont un double avantage. De plus en plus les esprits s’habituent au langage de la science ; les méthodes se sont popularisées, sinon dans leurs procédés les plus subtils et les plus délicats, au moins dans quelques-unes de leurs opérations les plus simples et dans leurs instruments les plus élémentaires ; leurs principaux résultats sont admis par tous et compris dans leur généralité. Il y a eu comme un grand travail d’accumulation des idées scientifiques dans l’esprit moderne. Il ne serait pas besoin aujourd’hui d’une initiation spéciale pour suivre dans ses libres développements la poésie qui s’inspirerait des découvertes contemporaines, de leurs applications, de leurs conséquences morales et philosophiques. Le public lettré est tout préparé. D’autre part la langue des vers a été tellement maniée et remaniée de nos jours, travaillée en tous sens, renouvelée et rajeunie, qu’elle est prête à recevoir toutes les idées qu’on voudra lui imposer, pourvu qu’on s’y prenne avec quelque adresse ou qu’on n’ait pas des exigences impossibles. Déjà Lamartine, Victor Hugo, l’avaient retrempée à des sources intérieures, découvertes par leur génie d’écrivain ; elle en était sortie avec une souplesse et un éclat nouveaux. Mais dans cette seconde moitié du siècle, peu fécond en vrais poètes, il s’est formé toute une école d’ouvriers de style et d’artisans du vers qui ont développé jusqu’à un point inimaginable le mécanisme de l’instrument poétique, qui ont atteint à la perfection dans la partie matérielle de l’art, qui ont enfin enrichi la langue de tours, de formes et de mots d’une variété inconnue jusqu’à eux. Ainsi, même dans les interrègnes du génie, le travail qui s’est fait dans la poésie française n’a pas été perdu pour elle : il en a étendu et varié le vocabulaire ; s’il n’a pas produit beaucoup d’idées, s’il a été stérile en grandes œuvres, il aura préparé des ressources utiles aux poètes qui viendront plus tard et que tenteront les sujets nouveaux. Il a singulièrement assoupli le rythme ; il a inventé des procédés, autant de moyens ingénieux qui se mettront d’eux-mêmes au service d’une pensée savante, quand elle viendra, et qui en faciliteront l’expression. Et surtout il a donné droit de cité dans la langue poétique à une foule d’idées que l’on ne pouvait jusqu’alors traduire que par des périphrases, il a introduit de gré ou de force des mots légitimes et nécessaires, dont la proscription injuste obscurcissait le style et l’énervait. La pensée scientifique est mûre pour faire éclore une poésie spéciale, l’instrument est admirablement préparé ; le public attend, quand viendra le poète ?

II

En attendant qu’un André Chénier plus moderne, joignant la même imagination aux connaissances les plus vastes et les plus précises, recommence l’œuvre d’Hermès et tente l’épopée de la science, voici qu’un poète, singulièrement estimé des connaisseurs et qui dans quelques courtes pièces d’amour, de fantaisie ou de sentiment a touché plusieurs fois à la perfection de son art (Le Vase brisé, Les Danaïdes, etc.), a conçu la pensée d’élargir son cadre et de renouveler son inspiration. Quel que soit le sort de cette tentative auprès du grand public, qui n’est pas toujours en goût de faire des efforts pour comprendre, elle mérite d’être signalée à deux points de vue, comme l’essai hardi d’un talent personnel et comme un symptôme des temps. À supposer que le jeune auteur n’ait pas réussi du premier coup dans son effort, c’est au moins là une œuvre de haut vol qui s’élève au-dessus de la plupart des productions contemporaines. Nous aurons à rechercher les qualités par où elle pouvait réussir et aussi ce qui lui a manqué pour réussir complètement. Un succès, même incomplet, cherché et obtenu à cette hauteur, honore un talent, mesure un courage et provoque, avec la plus sérieuse sympathie, un examen approfondi.

Depuis longtemps déjà, non content d’un succès rapide qui eût enivré tant d’autres et qui avait mis quelques-uns de ses vers dans bien des mémoires et des cœurs émus, M. Sully-Prudhomme cherchait ailleurs sa voie. Il se préparait à de plus viriles destinées, et, sans dédaigner la popularité charmante qu’il avait obtenue dans un monde d’élite, il rêvait, il pensait et cherchait plus haut ; il avait l’ambition philosophique ; les grands espaces découverts par la science le tentaient irrésistiblement. Ce n’était pas là d’ailleurs pour lui une vocation de hasard ; il y apportait une culture scientifique bien rare chez les poètes. Il serait intéressant de rechercher depuis 1865, à travers ses recueils divers, les Stances et Poèmes, Les Épreuves, Les Solitudes, Les Vaines Tendresses, la trace de cette préoccupation constante : elle se marque surtout dans la traduction en vers du premier livre de Lucrèce (1869) et dans le petit poème, peu connu et très digne de l’être, Les Destins (1872). Ce sont là autant de préparations à l’œuvre future et comme des préludes au poème de La Justice, où la longue méditation éclate enfin au grand jour et dans toute sa portée.

De cette traduction de Lucrèce nous ne dirons qu’un mot : elle révèle une industrie, une patience rares ; mais le vers, trop substantiel et plein de choses, est souvent rude et obscur. Pour le bien comprendre, il est utile, presque nécessaire, d’avoir le texte latin ouvert à côté ; l’éclat poétique s’éteint dans l’excessive condensation du style ; l’élan, le mouvement du poète latin s’embarrasse dans la rime, qui l’arrête ou le brise. Malgré tout, c’est là une sorte de gymnastique qui a pu n’être pas sans utilité pour assouplir le style de l’écrivain et le plier aux grands efforts. — Cet essai de traduction est précédé d’une préface étendue où le poète examine l’état et l’avenir de la philosophie. Lucrèce n’est ici qu’un prétexte pour l’auteur de montrer son habitude de la réflexion et sa compétence dans ces matières. Il s’y porte critique habile et pénétrant des différents dogmatismes. Il repousse également le matérialisme et le spiritualisme comme de pures hypothèses, accordant d’une part aux spiritualistes que les phénomènes moraux n’ont pas leur principe dans les phénomènes physiques, bien qu’ils y aient leurs conditions ; d’autre part, aux matérialistes, que rien n’autorise à distinguer substantiellement le monde moral du physique. La solution de cette antinomie semble être dans une sorte de panthéisme ; ce qu’on appelle la matière et l’esprit n’est peut-être que deux ordres de phénomènes irréductibles l’un à l’autre, en tant qu’ils relèvent de deux modes distincts de l’être universel, mais trouvant leur fondement dans cet être unique et commun. Cependant cette solution elle-même n’est qu’une solution approximative, purement subjective, appropriée aux conditions de notre intelligence. Au fond, nous ne pouvons rien connaître en dehors des catégories de l’entendement humain. Quand nous parlons de cause, de substance et de fin, nous employons des notions et des principes qui ne sont applicables « qu’aux objets dont l’essence est assimilable à l’essence humaine ». Or nous ignorons si en dehors de l’homme il y a d’autres êtres semblables à lui, pensant d’après les mêmes lois, ou des réalités soumises aux conditions qu’il est forcé de concevoir. Nous ne savons donc pas si ce que nous disons des substances et des causes a un sens en dehors de nous. Logiquement, nous ne devrions même pas poser de pareilles questions aux choses, et voici le panthéisme de tout à l’heure qui se résout dans un criticisme universel. Ni l’expérience externe ni l’expérience interne, nos seules lumières, ne sont en état de résoudre le problème de la substance ; il leur est donc impossible d’en attester la division et la pluralité. D’autre part, comment concilier l’individualité de la conscience avec l’universalité de la substance ? Sachons ne pas savoir, c’est la vraie démarche philosophique et la conclusion de cette ingénieuse dissertation où Spinosa ne semble triompher d’abord que pour succomber à la fin sous la critique de Kant. — « Sachons ne pas savoir », je note le mot, il est caractéristique ; il trahit une disposition philosophique qui a sa raison d’être, puisqu’elle est celle de beaucoup d’esprits distingués en ce temps ; mais ce n’est pas assurément une disposition poétique. La poésie doit croire à quelque chose, ou bien, si elle doute, il faut que ce soit sous la forme de la passion, non sous la forme d’un dilemme. Le doute d’Alfred de Musset est poétique parce qu’il peut s’exprimer ainsi : « Je voudrais croire et je ne puis » ; mais nous sommes en défiance des effets poétiques de cet état d’esprit où le poète se dit à lui-même : « Sachons ignorer. » J’admire cette résignation et cette prudence philosophiques ; c’est peut-être le dernier résultat de l’analyse et de la logique, ce n’est pas là matière à poésie. Je jette en passant cette réflexion, que nous aurons plus tard l’occasion de reprendre et d’appliquer dans l’examen du poème de La Justice. Elle nous éclaire d’avance sur le caractère de l’auteur et nous révèle le vice secret de l’œuvre.

Le petit livre des Destins, publié il y a six ans, sort déjà du cadre ordinaire des poésies de M. Sully-Prudhomme. L’importance du sujet et l’étendue des développements donnés à la pensée philosophique méritent que la critique s’y arrête pour le signaler. Ce n’est rien moins que la question du mal hardiment posée, hardiment débattue et jugée. Les deux Principes se disputent la Terre qui vient de naître. Le Mal, qui épie jalousement chaque astre aspirant à la vie, songe à lui composer, de toutes les infortunes qu’il peut concevoir, le plus sombre destin. Il veut y corrompre d’avance tout germe vivant, éteindre à son aurore toute forme d’idéal qui pourrait éclairer ou consoler la planète maudite ; il imagine tous les supplices, la vie, qu’il rend plus sensible pour en faire une proie plus vulnérable à la douleur, l’amour, avec la mort pour en détruire toutes les joies, la Beauté souillée, la Vérité se montrant à l’homme pour l’égarer dans une vaine poursuite, la Liberté ignorante et profanée par ses propres œuvres.

C’est le mieux combattu sans cesse par le pire.

Mais en même temps l’autre principe, celui du Bien, travaille infatigablement à réparer tous ces désastres. Il crée l’amour idéal, vainqueur de la mort même, il crée la science, il crée la justice, le dévoûment, le martyre ; il transforme la douleur même, la grande calomniée, et lui fait produire la dignité de l’homme, la perfection morale, la bonté ; c’est

Le pire par le mieux sans cesse combattu.

Alors intervient le juge, un stoïcien ou un spinosiste, qui proclame qu’il n’y a qu’une opposition apparente entre le Bien et le Mal, que le monde le meilleur et le pire ne sont que le même monde, le nôtre, contemplé tour à tour sous ses deux faces, par l’endroit et l’envers, que pour une pensée plus haute la vaine différence des biens et des maux s’évanouit. La Nature nous échappe par sa grandeur ; ignorant ses motifs, nous voulons juger par les nôtres : rien n’est bon en soi ni mauvais, tout est rationnel, tout est parce qu’il doit être :

La Nature nous dit : « Je suis la raison même.
Et je ferme l’oreille aux propos insensés ;
L’univers, sachez-le, qu’on l’exècre ou qu’on l’aime.
Cache un accord profond des destins balancés.

Il poursuit une fin que son passé renferme.
Qui recule toujours sans lui jamais faillir ;
N’ayant pas d’origine et n’ayant pas de terme,
Il n’a pas été jeune et ne peut pas vieillir.

Il s’accomplit tout seul, artiste, œuvre et modèle ;
Ni petit, ni mauvais, il n’est ni grand ni bon ;
Car sa taille n’a pas de mesure hors d’elle,
Et sa nécessité ne comporte aucun don. »

Zénon, Spinosa, Hegel, reconnaîtraient dans ces vers la fière et triste image de leur pensée. Il y a dans ces strophes et dans beaucoup d’autres une fermeté, une simplicité de style, qui nous montrent déjà M. Sully-Prudhomme en pleine possession de toutes les ressources de son art et de taille à se mesurer avec les plus grands sujets de la science ou de la philosophie.

C’est ce qu’il a fait dans le poème de La Justice, le plus récent et le plus considérable de ses ouvrages, et dont lui-même a déterminé l’intention, expliqué le titre, marqué le caractère en quelques mots que nous devons recueillir. « Dans cette tentative, nous dit le poète, loin de fuir les sciences, je me mets à leur école, je les invoque et les provoque. La foi étant un compromis entre l’intelligence et la sensibilité, l’une des deux parties s’y est reconnue lésée, et aujourd’hui toutes les deux se défient excessivement l’une de l’autre. La raison et le cœur sont divisés. Ce grand procès est à instruire dans toutes les questions morales ; je m’en tiens à celle de la justice. Je voudrais montrer que la justice ne peut sortir ni de la science seule, qui suspecte les intuitions du cœur, ni de l’ignorance généreuse qui s’y fie exclusivement ; mais que l’application de la justice requiert la plus délicate sympathie pour l’homme, éclairée par la plus profonde connaissance de sa nature ; qu’elle est par conséquent le terme idéal de la science étroitement unie à l’amour. » C’est donc bien d’un poème scientifique et philosophique qu’il s’agit. Il est divisé en deux parties d’inégale étendue : l’une intitulée Silence au cœur, dans laquelle se révèlent un à un les durs arrêts de la science positive ; l’autre, Appel au cœur, où le poète invoque la conscience humaine, seul tribunal où la justice se promulgue au milieu du silence de la nature. Ces deux parties ont été composées à deux époques distinctes de la vie de l’auteur et sous des impressions différentes. La première reflète un pessimisme plein d’amertume et porte pour ainsi dire la date des sinistres événements qui avaient détruit la confiance du poète dans la dignité humaine. La seconde nous révèle une disposition moins sombre ; le poète s’est réconcilié avec la vie, avec la société, avec l’homme ; il a compris que son devoir était d’espérer encore.

Nous ne pourrons donner qu’une idée bien incomplète de ce poème ; si philosophique qu’il soit, un poème ne s’analyse pas comme un traité. Le prologue marque le lien qui existe dans la pensée du poète entre Les Destins et La Justice ; il reprend l’idée qui a servi de conclusion à son dernier livre :

Une œuvre s’accomplit, obscure et formidable
Nul ne discerne, avant d’en connaître la fin,
Le véritable mal et le bien véritable ;
L’accuser est stérile, et la défendre vain.

Quelque obscure que soit cette œuvre, essayons d’en comprendre au moins et d’y lire ce qui nous regarde. Demandons à cette Nature, impersonnelle et froide, ce qu’elle fait de la justice, si elle lui a réservé quelque part un asile, ou si ses oracles sacrés ne sont que la dernière forme des religions, la superstition suprême de l’humanité.

C’est sur cette question que le poème commence. Deux personnages invisibles, abstraits, remplissent de leurs strophes alternées les premières veilles. Le Chercheur représente la science ; il est décidé à s’armer pour savoir, à se rendre fort contre toutes les illusions et tous les prestiges qui pourraient amollir son cœur.

Mais alors une voix s’élève, celle du passé, qui réclame et proteste contre l’œuvre implacable qui va s’accomplir. Le Chercheur s’arrête interdit :

J’entends monter des voix à des appels pareilles,
Indomptables échos du passé dans mon cœur.
Ce sont tous mes instincts poussant des cris d’alarme ;
En moi-même se livre un combat sans vainqueur
Entre la foi sans preuve et la raison sans charme.

La justice est un cri du cœur, dit la Voix. — L’univers n’a pas de cœur, répond le Chercheur : il n’y a que des lois éternelles et le monde est vieux comme elles. Suivons la science jusqu’au bout ; elle seule est digne de guider l’humanité hors de tutelle. Vous n’irez pas sans doute chercher la justice en dehors de la vie ? La vie commence avec les végétaux. Et déjà là commence en même temps l’implacable loi de vivre aux dépens des autres, la concurrence vitale qui conclut à l’immolation des faibles.

Tout vivant n’a qu’un but : persévérer à vivre ;
Même à travers ses maux, il y trouve plaisir ;
Esclave de ce but qu’il n’eut point à choisir,
Il voue entièrement sa force à le poursuivre.

Ce qui borne ou détruit sa vie, il s’en délivre,
Ce qui la lui conserve, il tâche à s’en saisir ;
De là le grand combat, pourvoyeur du désir.
Que l’espèce à l’espèce avec âpreté livre.

Malgré les plaintes touchantes de la Voix qui ne cesse de faire appel à des idées moins sombres, à tous les sentiments, à tous les souvenirs enchanteurs, à toutes les joies honnêtes et pures qui consolent l’homme de porter le poids et le joug de ces lois si dures, le Chercheur continue son enquête. La justice qu’il n’a pas trouvée dans les rapports des espèces entre elles va-t-il la rencontrer au sein de l’espèce, dans l’espèce humaine surtout ? Pas davantage. Même là rien qui ressemble ni à la sympathie ni à l’équité. La conservation du fort y est assurée par son propre égoïsme, et celle du faible par des instincts dérivés de l’égoïsme, qui lient l’intérêt des forts aux siens. — A défaut de bonté, la Nature a de la prudence. Elle ruse en nous et avec nous pour arriver à ses fins ; elle nous trompe nous-mêmes sur la sympathie, sur l’amour, qui au fond ne sont que l’égoïsme ; son art est de jeter sur ces instincts grossiers je ne sais quel voile d’idéal qui en cache la vulgarité. On dirait qu’ici le poète traduit Schopenhauer :

L’Amour avec la Mort a fait un pacte tel
Que la fin de l’espèce est par lui conjurée.
Meurent donc les vivants ! la vie est assurée…

Qu’importent que les individus disparaissent, après avoir accompli leur tâche et semé la vie ? C’est tout ce que voulait d’eux le génie de l’espèce ; la pudeur n’est qu’un artifice pour vaincre

Le dégoût de peupler une terre aussi dure.

La Beauté n’a d’importance que parce que c’est à elle qu’a été confiée l’intégrité du moule de la race. — L’amour maternel n’est qu’un instinct de la chair et du sang dont la Nature a besoin pour faire vivre l’enfant, trop faible pour se nourrir lui-même.

Les états se comportent comme les espèces entre elles. Encore y a-t-il une différence à marquer en faveur des animaux ; les individus de la même espèce ne se déchirent pas entre eux. La guerre, l’horrible guerre est le privilège de l’espèce humaine : la sentence du meurtre est la seule que l’on respecte, et ce qu’on appelle dans les palais et dans les cathédrales la justice de Dieu n’est que la loi de la force. — Dans l’intérieur de l’état, c’est la même chose ; la loi du besoin y règne seule ; c’est l’intérêt de la réciprocité qui fonde l’apparence de ce qu’on nomme la justice. Le besoin partout crée le droit ; et quel besoin ! le besoin physique uniquement :

C’est du conflit des corps que le droit est venu.

Si l’homme n’était qu’une ombre impalpable, il n’aurait imaginé rien de pareil, et le nom même de justice serait inconnu. Mais nous sommes soumis à la loi de l’attraction qui nous fixe sur un sol déterminé ; les autres hommes nous disputent cette place ; il faut que chacun mesure à chacun l’espace qu’il occupera :

Toujours d’un droit qui naît une liberté meurt.

Peut-on croire au moins que la justice, cette chimère sur la terre, sera une réalité ailleurs ? Y a-t-il quelque part une justice transcendante ? Rien ne nous le fait supposer, tout nous fait croire le contraire. L’universalité des lois, qui est depuis longtemps un axiome, l’identité de la matière cosmique, qui en devient un autre, nous empêchent de concevoir qu’il y ait des mondes organisés plus moralement que le nôtre :

Le ciel s’évanouit quand la raison se lève.
Et toute sa splendeur a moins d’être qu’un rêve.

Donc, pas de paradis dans ces étoiles dont la substance est en tout semblable à celle qui compose notre pauvre globe ; pas même de ciel idéal à conquérir sur cette terre par la perfection morale : cette perfection n’est qu’une autre illusion ; elle est impossible, car le fatalisme qui règne au plus profond des firmaments doit régner aussi dans mon cœur ; ainsi le veut l’universalité des lois qui régissent le monde. — Ici nous devons citer quelques vers d’une habileté rare, malgré quelques obscurités, dans lesquels l’ingénieux et subtil auteur a réussi à enfermer tout le problème du libre arbitre :

Seul le plus fort motif peut enfin prévaloir ;
Fatalement conçu pendant qu’on délibère,
Fatalement vainqueur, c’est lui qui seul opère
La fatale option qu’on appelle un vouloir.

En somme se résoudre aboutit à savoir
Quelle secrète chaîne on suivra la dernière ;
Toute l’indépendance expire à la lumière
Puisqu’on saisit l’anneau sitôt qu’on l’a pu voir.

Tout ce qu’un être veut, son propre fond l’ordonne ;
Mais l’ordre irrésistible à son insu lui donne
Le sentiment flatteur qu’il est sollicité.

Ainsi la liberté, vaine horreur de tutelle,
N’est que l’essence aimant le dernier joug né d’elle,
L’illusion du choix dans la nécessité.

Cependant le Chercheur ne parvient pas à lever un dernier doute, un dernier scrupule. Le cœur ne se laisse pas immoler jusqu’au bout, son autorité se révèle par le sentiment indestructible de la responsabilité devant le crime. La science positive a beau dire et beau faire ; on vain elle nous dit que l’homme n’est qu’une pièce infiniment petite, perdue et entraînée dans le jeu du mécanisme universel ; l’homme, spectateur de la vie, la juge ; témoin de l’inégale répartition des biens et des maux, il s’en indigne ; témoin de sa propre vie, il se condamne quand il fait mal ; il ne peut s’empêcher de juger et la nature et lui-même. C’est sans doute que la justice, bannie du reste de l’univers, a son refuge dans le cœur de l’homme, et c’est ainsi que le monde moral, né de la conscience humaine, va se relever en face du monde physique, théâtre des jeux éternels de l’atome, instrument et matière du destin.

Mais le Chercheur ne veut pourtant pas reconnaître qu’il s’est entièrement trompé dans son enquête à travers le monde. En même temps qu’il rétablit la justice dans le cœur de l’homme, il soutient que, hors l’espèce humaine, elle n’a aucune raison d’être, que nos griefs contre la Nature ou la Divinité sont sans fondement. La Nature n’est pas soumise aux lois de notre conscience, et la Divinité, si elle existe, laisse faire à la Nature son œuvre nécessaire ; le large plan qui se développe à travers l’infini de l’espace, du temps et du nombre, ne peut se laisser troubler par les incidents misérables de nos plaintes et de nos gémissements. L’univers s’est fait sans la vertu, il se maintient et durera sans elle. Tous ces mots sacrés n’ont de sens que pour l’homme ; la conscience est l’unique autel de la justice. Ce que nous appelons le mal en dehors de nous n’est qu’un moyen fatal, la condition d’un ordre qui nous dépasse infiniment. Mais l’homme ne peut pas se séparer de ce sentiment qui est en lui et sans lequel il ne serait pas homme :

Si, hors du genre humain, tu n’es plus qu’un vain nom,
En lui du moins tu vis, qu’il t’obéisse ou non.
C’est que, formée en nous depuis notre naissance.
Ta nature, ô Justice ! est notre propre essence.

Elle crée en moi la dignité, elle m’enjoint d’être homme et de respecter l’homme, elle marque l’avènement d’un phénomène nouveau dans l’univers, le sentiment du devoir. Les choses reprennent ainsi leur ordre et leur proportion ; la Terre n’est qu’un des plus petits corps de l’infini céleste, mais elle vaut mieux que le plus beau soleil, parce qu’elle a fait l’homme et que l’homme a trouvé la justice dans son cœur. Chacun de nous devient ainsi le mandataire et le gardien de l’honneur de la Terre qui a formé et nourri l’espèce humaine, ouvrière inconsciente de ce qu’il y a de plus beau et de plus grand dans le monde, un cœur qui bat pour la justice et la vérité. Elle a fait l’homme en achevant lentement et pièce par pièce l’ouvrage ébauché par les infinis, que ces infinis s’appellent l’Éternité, l’Étendue, ou la Cause première qui n’a pas dit encore son vrai nom. L’homme n’est pas leur œuvre ; elles ne l’ont pas fait toutes seules, il lui fallait la Terre pour mère et pour nourrice, et après combien d’essais, de tâtonnements gigantesques, de moules brisés :

Il lui fallait la terre et ses milliers d’épreuves,
D’ébauches de climats, d’essais de formes neuves,
                       D’élans précoces expiés,
D’avortons immolés aux rois de chaque espèce,
Pour que de race en race, achevé pièce à pièce,
                       Il vit l’azur, droit sur ses pieds.

Il fallait, pour tirer ce prodige de l’ombre
Et le mettre debout, des esclaves sans nombre,
                       Au travail mourant à foison.
Comme en Égypte un peuple expirait sous les câbles,
Pour traîner l’obélisque à travers monts et sables
                       Et le dresser sur l’horizon.

Et comme ce granit, épave de tant d’âges,
Levé par tant de bras et tant d’échafaudages,
                       Étonnement des derniers nés.
Semble aspirer au but que leur montre son geste,
Et par son attitude altière leur atteste
                       L’effort colossal des aînés :

L’homme, en levant un front que le soleil éclaire,
Rend par là témoignage au labeur séculaire
                       Des races qu’il prime aujourd’hui ;
Et son globe natal ne peut lui faire honte.
Car la terre en ses flancs couve l’âme qui ment
                       Et vient s’épanouir en lui.

Voilà donc l’âme retrouvée au terme de cette longue odyssée à travers les sommets et les abîmes de la science, une âme fille de la Terre, dernier terme et dernier effort d’un long enfantement. Avec elle naissent la responsabilité humaine, le progrès moral, la cité idéale gouvernée par la science et par l’amour. Tout cela est l’œuvre de l’âme se sentant elle-même, prenant conscience de sa liberté, un monde où viennent expirer les lois qui régissent le reste de l’univers :

Espace intérieur, inviolable empire
Qu’un refus du vouloir barre même au Destin.

Telle est la conclusion adoucie et plus humaine du poème. — On a pu se rendre compte, par l’analyse que nous en avons faite et par les citations que nous y avons semées, de la hardiesse du plan, de la nouveauté des sujets, empruntés pour la plus grande part aux plus récentes théories de la science positive, de la vigueur et de l’éclat de l’expression. On voit que le poète s’est mis tout entier dans son œuvre avec son goût pour les grands problèmes, sa haute culture scientifique, avec tout son talent et aussi son entière sincérité. Pourquoi donc, malgré tant d’efforts et de mérites, le succès est-il resté douteux ? Pourquoi nous-mêmes, malgré de vives sympathies pour l’auteur, demeurons-nous hésitants et froids devant son œuvre ? C’est le devoir de la critique de faire l’examen de conscience du public, le nôtre et celui du poète, et de chercher les raisons de cette hésitation ou de cette froideur qui semblent injustes. — Il ne servirait de rien d’accuser le public, son incompétence, sa frivolité, son peu de goût pour les matières abstraites, son visible ennui « dès que le sujet traité cesse d’être aisément accessible aux esprits de moyenne culture ». Le public même incompétent se laisse volontiers émouvoir, persuader par l’opinion de l’élite ; il s’associe à l’enthousiasme des connaisseurs ; il ne comprend pas toujours, mais avec un instinct qui ne se trompe guère et qui ne demande qu’à être averti, il conçoit, il sent qu’il y a ici ou là une œuvre irrésistible, entraînante ; de confiance il applaudit, et il devient l’ouvrier d’un succès, même quand il n’en connaît pas bien les hautes et délicates raisons. Il faut chercher ailleurs les motifs de cette résistance, ceux que les meilleurs amis du poète doivent lui indiquer pour l’aider à la vaincre une autre fois, bien convaincus d’ailleurs que le poète ne sort pas diminué de cette difficile épreuve, qu’il en doit sortir au contraire fortifié, mais en même temps éclairé sur les conditions, la puissance et les limites de son art.

Une des plus graves erreurs du poète, à mon avis, c’est le choix qu’il a fait de rythmes trop savants, trop particuliers, trop limités. Sans doute il nous a donné la preuve éclatante qu’il excelle à se jouer des plus grandes difficultés de la versification. Mais qui lui en saura gré, à part quelques parnassiens exaltés ? Ne lui est-il pas arrivé souvent de laisser la précision ou la clarté de l’idée en gage dans ce jeu périlleux, et de faire de sa pensée l’otage du vers, qui devrait être l’esclave et qui devient le maître ? Plus les sujets étaient difficiles, plus il convenait que le poète gardât toute sa liberté pour les exprimer. Au contraire, comme pour redoubler le mérite de la difficulté vaincue, il s’est enfermé dans les bornes les plus étroites, dans une sorte de prison cellulaire. Le croirait-on ? au lieu d’adopter le grand vers de haut vol et de libre allure, seul capable de suivre dans son essor l’idée philosophique, comme s’il était amoureux de l’obstacle, il a adopté, dans la plus grande partie de son poème, la forme du sonnet. Encore si ce n’était que le sonnet ! Mais l’auteur a voulu compliquer la difficulté, comme si elle n’était pas déjà suffisante : le sonnet explique la pensée du Chercheur, et contraste avec les appels de la Voix, qui tiennent exactement dans trois strophes de quatre vers. Le sonnet et la triple strophe sont liés ensemble par une demande et une réponse de deux vers chacune, pas un de moins, pas un de plus. Cela est d’une habileté très grande, mais d’une monotonie facile à prévoir. Quelle inspiration résisterait à des gênes pareilles ? Le talent peut-il imaginer à plaisir de plus pénibles entraves et tenir contre lui-même une gageure plus singulière ? Et y a-t-il au monde contradiction plus forte que la forme du sonnet avec la largeur de l’inspiration que réclamait l’audace du sujet ? Le sonnet convient à merveille à l’expression d’une idée ou d’un sentiment simples et concrets ; il note une fantaisie de l’esprit, une émotion rapide, une rougeur fugitive, un désir, un regret. Il convient admirablement à l’inspiration courte des jeunes parnassiens, qui en ont tiré de charmants effets. Mais, grand Dieu ! employer cette forme artificielle à l’expression des plus hautes idées, quelle fantaisie regrettable ! Le culte du sonnet, appliqué à de pareils sujets, est un reste du vieil homme, un souvenir du parnassien dans M. Sully-Prudhomme. De là que d’obscurités de détail ! que de vers durs et techniques ! Il y a dans tout le poème une adresse de facture presque excessive ; mais la variété manque, la liberté d’allures, la souplesse et l’ondulation des mouvements, tout ce qui fait la grâce. La pensée a de la raideur ; dans cette tension uniforme, le charme fait défaut. On exige de nous trop d’efforts, non pour comprendre l’idée, qui est suffisamment claire, mais pour pénétrer dans l’expression trop ramassée en elle-même, trop condensée, où l’air et l’espace manquent. C’est évidemment à la contrainte d’une forme impossible qu’il faut attribuer des vers pareils à ceux-ci ; il s’agit de réveiller le poète de sa langueur :

Mais si je lui montrais la Gloire
Sonnant ses vers sous un laurier ?

Et cette imitation si pénible de Lucrèce, qui nous peint l’homme se ruant à la volupté et en sortant avec une tristesse invincible :

Amour, ne ris-tu pas des roucoulants aveux
Que depuis tant d’avrils la puberté rabâche,
Pour en venir toujours (triste après) où tu veux.

Je n’aime guère non plus ces strophes, où le poète exprime la loi de la faim qui fait passer son sanglant niveau sur le monde des vivants :

Aveugle exécuteur d’un mal obligatoire,
Chaque vivant promène écrit sur sa mâchoire
L’arrêt de mort d’un autre, exigé par sa faim.
Car l’ordre nécessaire, ou le plaisir divin,
Fait d’un même sépulcre un même réfectoire
À d’innombrables corps, sans relâche et sans fin.

Je n’insiste pas ; il y aurait de l’injustice à recueillir, dans une œuvre de longue haleine, les vers où l’art a défailli ; c’est d’ailleurs moins au compte qu’au poète qu’au compte du sonnet que je veux mettre ces défaillances.

La difficulté pour traiter ces grands sujets n’était pas seulement dans la forme adoptée par l’auteur, elle était aussi dans certaines dispositions de son esprit, le problème peut bien être l’objet d’une pièce de vers, non le sujet d’un poème. Il faut, pour soutenir une longue suite de vers et pour y intéresser le lecteur, un système vigoureusement accepté, traduit par une conviction ardente. Il faut une doctrine, une cause à défendre. C’est à cette condition seulement que des idées pures peuvent émouvoir, entraîner le lecteur, C’est par là que Lucrèce dompte les âmes rebelles : il embrasse dans sa croyance tous les principes et les détails de la doctrine de son maître Épicure ; il ne doute pas, il croit ; c’est plus qu’un disciple, c’est un fidèle, c’est un enthousiaste, et cela explique pourquoi sa pensée brûlante répand sa flamme dans les esprits ; même quand on résiste à la doctrine, quand on en a senti l’insuffisance, l’ardeur du poète est contagieuse, on est ému, non de la vérité qu’il exprime, mais de son émotion. — C’est cette foi aux doctrines naturalistes dont il est l’interprète qui manque à M. Sully-Prudhomme ; il doute, il discute, il fait sa part à la science positive, il fait sa part à la conscience qui proteste. Son esprit n’est rien moins que dogmatique : il se défie, il fait des réserves. Excellente méthode en philosophie, dangereuse en poésie. Déjà dans la préface, mise en avant de la traduction du De Natura, nous avions pu saisir la même hésitation ; ici elle s’accentue davantage. La science positive triomphe dans les sonnets, mais l’instinct des vieilles croyances réclame avec énergie dans les strophes alternées, qui n’ont ni moins d’éloquence ni moins d’éclat. Est-ce le sonnet qui a raison, est-ce la triple strophe, mise en balance régulière avec le sonnet ? Grave question, difficile à résoudre et qui laisse le lecteur indécis, d’autant plus qu’il ne se sent guère éclairé par la conclusion de l’auteur. Il semble bien que, dans la première partie, le premier rôle est au Chercheur qui, au nom de la science positive, déclare la liberté et la justice de pures illusions devant l’écrasante réalité des lois éternelles. Tout change dans la seconde partie ; le cœur se réveille, la liberté se proclame, la justice retrouve ses titres, la sympathie s’éveille, et le progrès devient le terme idéal de la science unie à l’amour. — Pourquoi cela ? Comment ce brusque changement s’est-il fait, qui réconcilie tout le monde, le Chercheur et la Voix, la raison et le cœur, l’amour et la science ? Il a suffi au poète de déclarer que la justice fait partie de l’essence de l’homme, qu’elle est son essence même, que sans doute elle n’a pas de signification hors de lui, mais qu’elle règne en lui. Encore une fois, pourquoi cela ? Cette révélation de la conscience, non expliquée, reste un mystère. Comment l’homme peut-il créer de son fonds la justice ? Comment peut-il donner de la réalité à ce qui n’en a pas en dehors de lui ? Comment une création purement subjective peut-elle avoir une valeur absolue ? Il serait pédantesque de trop presser un poète et d’appliquer à ses conceptions la même dialectique qu’à des théorèmes. Mais enfin, il s’agit d’un poème d’idée, non de sentiment pur ou de fantaisie ; encore faut-il se reconnaître dans la logique secrète de l’auteur, et j’avoue que cette logique est un labyrinthe où ma pensée se perd. Cette justice qui se révèle tout d’un coup dans un atome perdu de l’univers, sans qu’elle ait aucune réalité en dehors de cet atome, qu’est-elle en soi ? quelle en est l’autorité ? Je ne parle même pas de la sanction, mais de l’origine et du prix de cette idée, qu’on nous dit étrangère au monde comme à Dieu, s’il y en a un.

En dehors d’une justice absolue, il n’y a plus que l’utilité plus ou moins déguisée. L’homme ne peut lier l’homme qu’au nom de l’intérêt, et le droit social, ainsi considéré, n’est que la règle des besoins. C’était l’argument du Chercheur, et il garde toute sa force devant la brusque conversion du poète. En tout cela, je ne vois pas la conviction enthousiaste d’un système qui doit animer une pareille œuvre, je ne trouve que les perplexités honorables du penseur, qui perd tour à tour et retrouve la justice. L’œuvre s’est ressentie de cette fluctuation d’idées successives et contraires : le doute est poétique, l’indécision ne l’est pas.

Disons enfin que l’auteur s’est volontairement privé des ressources les plus brillantes que lui aurait offertes son sujet plus librement, plus largement conçu. Je ne discute pas sur le sujet lui-même, mais sur la manière dont il a été entendu et traité par l’auteur. Il n’est question, d’un bout à l’autre du poème, que d’abstractions pures ; le procès fait au cœur par la raison, le déterminisme universel, l’unité et l’identité de la matière cosmique, la loi de la sélection et de la concurrence vitale, l’apparition de la justice, la vie sociale instinctive d’abord, réfléchie ensuite, le progrès de la cité par l’amour et par la science. Lucrèce, à qui il faut bien toujours revenir (car c’est le maître dans ce grand art de la poésie scientifique), a lui aussi des morceaux d’une abstraction redoutable, comme quand il définit l’espace et le mouvement, quand il décrit la formation du monde par les atomes, ou qu’il analyse les simulacres qui expliquent la perception ; mais avec quel art il appelle à son aide d’éclatants épisodes, de grands tableaux, de longs récits comme tout le cinquième livre, où il raconte à sa manière la formation de la terre, l’éclosion de la vie, l’histoire des sociétés humaines ! Certes, je ne conteste pas à M. Sully-Prudhomme le droit de nous révéler en vers les théories les plus récentes de la science positive et même ses hypothèses les plus contestables ; mais il y fallait plus de variété, plus de liberté, plus de mouvement, une forme plus sensible et plus concrète : il fallait mettre ces doctrines en tableaux au lieu de nous les offrir en raisonnements. Sur une pareille matière, il fallait répandre à flots la lumière, la couleur, la vie. Cela était possible avec les ressources abondantes que lui offrait l’humanité telle que l’imaginent les naturalistes de cette école, l’histoire avant l’histoire. Avec son imagination savante, quels riches tableaux il aurait pu tracer ! J’imagine un poète darwiniste, nous décrivant, nous peignant la nature dans ses évolutions successives, la terre dans ses grandes époques, les types successifs montant lentement l’échelle des êtres, les dures lois de la sélection naturelle travaillant à l’ordre futur par l’immolation des faibles, l’humanité se dégageant peu à peu des étreintes de la vie animale, la tribu groupant les familles, la cité organisant les lois, l’humanité prenant conscience d’elle-même dans sa lutte avec les espèces animales qu’elle dompte et avec les forces de la nature qu’elle asservit, la civilisation chassant la barbarie, mais subissant des retours terribles de cette barbarie, comme par une sorte de loi d’atavisme qui réveille, nous dit-on, de temps en temps dans l’homme les instincts féroces des aïeux inconnus. Il y aurait eu là de larges horizons à nous ouvrir, de ce côté de l’humanité passée qui prête tant à l’imagination, et certes de pareils sujets étaient dignes de tenter un poète tel que M. Sully-Prudhomme. Il a été trop exigeant envers lui-même, en se refusant ces vives et larges peintures ; il n’a pris que le côté abstrait de son sujet. Je crois qu’il a demandé trop à son art et qu’il en a dépassé les limites. L’expérience de ce poème n’est pas concluante. Je persiste pourtant à croire que le poème scientifique est possible et qu’il se fera. M. Sully-Prudhomme a eu raison de croire que le vers est la forme la plus apte à consacrer ce que l’écrivain lui confie, et que l’on peut lui confier, outre tous les sentiments, presque toutes les idées. Mais il n’a pas réussi suffisamment à faire vivre son sujet ; l’abstraction l’a attiré dans ses abîmes ; il en a eu le vertige. Malgré tout, il y a dans cette tentative même une audace et une force qui honorent singulièrement le poète, et s’il s’est trompé, croyons bien qu’on ne se trompe ainsi qu’avec de nobles ambitions et un grand talent.