(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome II « Querelles générales, ou querelles sur de grands sujets. — Première Partie. Des Langues Françoise et Latine. — Les inscriptions des monumens publics de France doivent-elles être écrites en Latin ou en François. » pp. 98-109
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(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome II « Querelles générales, ou querelles sur de grands sujets. — Première Partie. Des Langues Françoise et Latine. — Les inscriptions des monumens publics de France doivent-elles être écrites en Latin ou en François. » pp. 98-109

Les inscriptions des monumens publics de France doivent-elles être écrites en Latin ou en François.

Cette question fut agitée, avec beaucoup de chaleur, sous Louis XIV, dans le temps de la rapidité de ses conquêtes sur la Hollande. On avoit arrêté qu’on éleveroit au monarque un arc de triomphe. Il convenoit d’embellir ce monument de belles inscriptions ; mais l’embarras fut extrême, parmi les sçavans, pour décider quelle langue, de la Françoise ou de la Latine, étoit la plus propre à remplir cet objet important. Les uns étoient pour notre langue, les autres pour celle des Romains. Le célèbre & trop décrié Perrault, partisan des modernes, vouloit que les inscriptions fussent en François : c’étoit aussi l’avis du grand Colbert ; mais les Santeuil, les Commire, toutes les universités, tous les collèges, regardoient cette innovation comme le coup le plus mortel qu’on pût porter aux sciences & aux lettres. Ils vouloient qu’on laissât le Latin dans sa longue possession de transmettre à la postérité les actions des héros, & qu’on célébrât Louis XIV dans une langue qui avoit immortalisé César, Auguste, Tite & Trajan.

Ce n’étoit pas pour la première fois qu’on s’élevoit contre l’usage. Dès 1636, M. de la Chambre, l’un des premiers académiciens François, s’étoit déclaré l’apologiste de notre langue. Il avoit écrit qu’elle pouvoit se plier à tous les sujets, & il ne vouloit pas qu’on eût recours à d’autre pour les monumens publics. Un avocat au conseil privé du roi, nommé Bélot, l’avoit réfuté. Bélot prétendit que le Latin méritoit uniquement nos soins, & qu’il étoit dangereux, pour l’état & pour la religion, de lui substituer le François. Il mit sur le compte de notre langue les hérésies des derniers temps, & surtout les guerres de la ligue & de la fronde. Il écrivit de manière qu’on se moqua de lui*.

Les sçavans prirent peu de part à cette dispute. Le Latin étoit encore trop en règne ; au lieu qu’il commença à déchoir sous Louis XIV, à mesure que nos grands écrivains parurent & que le génie de notre langue se développa. Elle s’étoit déjà très-enrichie par un grand nombre de chefs-d’œuvre, qui l’ont rendue supérieure à toutes celles de l’Europe, lorsque l’on mit en délibération si l’on secoueroit enfin le joug de la langue Latine, & si on lui préféreroit la nôtre pour les inscriptions de l’arc de triomphe. Cela fut discuté, en France, avec cette chaleur qu’on peut attendre d’une nation passionnée pour sa langue, & glorieuse de la voir se perfectionner chaque jour par la plume de tant d’écrivains originaux. Le plus grand nombre étoit d’avis qu’on annonçât en François, aux peuples, les actions éclatantes des rois & les vertus des citoyens. L’académie, établie uniquement dans la vue de donner à la langue toute la perfection dont elle est susceptible, ne s’oublia pas dans cette occasion. Les trois quarts, au moins, de ce corps se déclarèrent pour le François : quelques académiciens, à la vérité, écrivirent en faveur du Latin.

Au milieu de cette agitation des esprits & de l’incertitude où l’on étoit comment la dispute finiroit, Charpentier entreprit de la faire décider en faveur de notre langue. Ce sçavant & laborieux académicien, qui a donné la traduction de la Cyropédie, publia, en 1676, sa Défense de la langue Françoise, pour l’inscription de l’arc de triomphe. Ce qu’on peut dire de mieux là-dessus se trouvoit réuni dans cet ouvrage, de l’avis même de ceux qui pensoient autrement que l’auteur. La cause qu’il soutenoit ne pouvoit lui faire aucun tort. Après avoir passé la plus grande partie de sa vie à dévorer le Grec & le Latin, il ne craignoit pas d’être récusé pour juge ni soupçonné dè n’avoir rejetté ces langues que parce qu’il les ignoroit.

Son livre répandit une allarme générale sur le Parnasse Latin. Santeuil fit, à ce sujet, une élégie. D’autres poëtes Latins exprimèrent leur indignation ; mais personne ne réfuta Charpentier plus vivement que le P. Lucas, professeur de rhétorique du collège de Louis-le-grand. Ce jésuite, homme de mérite, prononça, le 25  novembre 1676, une harangue latine, dans laquelle, sans se permettre aucune personnalité, il s’attacha simplement à prouver que les inscriptions des monumens publics devoient être en Latin. L’assemblée, devant laquelle il parla, étoit nombreuse & choisie ; mais il n’entraîna pas tout le monde dans son sentiment. On se contenta d’applaudir au stile & aux pensées ingénieuses de l’orateur, & l’on ne crut pas qu’il eut raison.

Cependant la harangue faisoit beaucoup de bruit, même parmi les gens du monde, de qui les plus beaux discours de collège sont presque toujours ignorés. Celui-ci méritoit d’être réfuté. Malheureusement il le fut d’abord par deux écrivains très-médiocres, l’abbé Tallemant, le jeune, & l’abbé de Maroles. Ce dernier, le vrai Pitaval de son siècle, voulant prouver que notre langue ne céde en rien à celle des Romains, eut l’imbécillité de citer ses propres écrits.

Quelque bonne que fût la cause, de semblables défenseurs pensèrent la ruiner. Charpentier vit le moment où tous ses projets alloient être inutiles. Il prépare aussitôt de nouvelles armes, pour combattre le jésuite & ses partisans. Il réfute à son tour le P. Lucas, en opposant à ce discours, que tous les Latinistes croyoient sans réplique, deux volumes in-12, publiés en 1683 sous ce titre : De l’excellence de la langue Françoise. La matière est traitée, dans cet ouvrage, avec assez d’ordre, de lumières & de goût. Les caractères de notre langue y sont bien saisis. On y démontre qu’il n’y a point de sciences qu’on ne puisse enseigner en François, d’une manière aussi convenable qu’en Grec & en Latin. L’ouvrage enfin eut du succès, & fit ouvrir les yeux à bien des gens, esclaves jusqu’alors de l’usage. Le roi lui-même voulut que, par la suite, les glorieux événemens de son règne fussent lus & entendus de tout le monde. Charpentier fut si enchanté de la fortune de son livre, qu’il en donna promptement avis au comte de Bussy, dans une lettre où il lui disoit : « J’ai présentement d’illustres sectateurs, & je ne pouvois pas espérer un plus heureux succès de mon opinion, que d’avoir fait résoudre le roi d’effacer les inscriptions latines de tous les tableaux historiques de la grande gallerie de Versailles, & d’y en mettre de Françoises, comme il y en a présentement. »

Il est certain que les idées de cet académicien, zélé pour notre langue, contribuèrent beaucoup à la faire employer pour les tableaux de la gallerie de Versailles ; mais il ne l’est pas moins aussi, que les inscriptions qu’il donna furent effacées. Il les avoit chargées d’épithètes ridiculement pompeuses. On mit, à la place des inscriptions de Charpentier, celles de Rainsant, qui sont très-simples.

L’opinion, qu’en France on ne doit écrire qu’en François, ayant été embrassée du monarque, elle le fut bientôt généralement de toute la nation. On se fondoit, pour être de cet avis, sur ce que le François est le plus beau langage de l’univers. On vouloit qu’il eût les avantages de toutes les langues de l’Europe, sans en avoir les défauts : on en faisoit enfin une langue parfaite. Mais en est-il une dans le monde, qui puisse exprimer toute la variété de nos idées & de nos sensations, toutes les nuances dont elles sont susceptibles ? On désigne, sous des noms généraux, mille choses qui se divisent à l’infini. Point de langue qui ne soit imparfaite comme nous. La nôtre n’a peut-être ni l’abondance ni la flexibilité de l’Italien*, ni la majesté de l’Espagnol, ni l’énergie de l’Anglois. Si le Latin a de la rudesse, à cause de la terminaison de la plupart de ses mots, en récompense, il a l’avantage des inversions. Elles lui donnent une hardiesse, une vigueur, une harmonie, à laquelle notre langue ne sçauroit atteindre. La marche du François est timide, sa syntaxe toujours uniforme. Le nominatif précède ordinairement le verbe : le verbe amène après lui son accusatif. S’il y a une langue parfaite, c’est assurément le Grec. C’est la plus sonore, la plus abondante dans ses expressions, la plus variée dans ses tours & la plus régulière dans sa marche ; celle qui exprime le mieux les mouvemens divers de notre ame. Ses syllabes longues & brèves, l’enchantement de sa prosodie font qu’elle a toute l’expression de la musique. Chez elle, tout est image : d’un seul mot, on peut rendre plusieurs idées.

Le grand mérite de notre langue, & ce mérite a dû lui suffire pour devenir la langue la plus générale de l’Europe, c’est la douceur & la clarté. Point de langue plus propre qu’elle pour la conversation, qui soit plus de commerce, qui compte plus de livres agréables, qui ait mieux réussi à réduire tous les goûts à un goût général. Elle a pris faveur comme nos usages & nos modes. On a comparé les talens de nos bons écrivains à celui de nos femmes, qui, sans être plus belles que les autres femmes de l’Europe, le paroissent davantage ; parce qu’elles se mettent mieux, qu’elles ont porté plus loin l’art de la parure & saisi plus surement les graces nobles, simples & naturelles.

Les partisans de notre langue vouloient que, pour achever de la mettre en crédit, on ne se servît que d’elle pour les inscriptions de nos monumens. C’est en effet un reste de préjugé d’en employer une autre en ces occasions. Le François n’a-t-il pas autant de précision & de force qu’il en faut pour ces sortes de sujets ? Qu’on choisisse seulement un homme de génie, & l’on verra de quoi notre langue est capable. On en a des exemples*.

Presque toutes les inscriptions des statues de nos rois sont en latin. On a tenu un milieu pour celle de Louis XIII à la place royale. Des quatre faces de la base de cette statue équestre, deux sont chargées de Latin & les deux autres de François. Il étoit réservé à ce temps-ci de voir rendre totalement justice à notre langue : du moins on se flatte qu’on n’éternisera que par elle, dans l’inscription de la statue équestre de Louis XV, à Paris, le glorieux règne de ce monarque.

Il faudroit qu’on en usât de même pour nos fontaines publiques, nos jardins, nos portraits, nos statues. Le genre des inscriptions est un genre borné. Tel poëte François, dans cette partie, pourroit balancer Santeuil*.

Il y a des noms François qu’on affoiblit totalement en les traduisant. Consacrés par la vénération publique, ils frappent moins lorsqu’ils sont latinisés. Quel est le mot Latin qui rendra l’impression que fait sur nous celui de Fontenoy ? Enfin Horace & Virgile ont composé dans leur langue ; Homère & Anacréon ont écrit en Grec, & non pas en Hébreu ou en Égyptien : un François doit écrire en François, & non pas dans une langue étrangère à tant de monde. Deux amis de l’Arioste, grands latinistes, l’exhortoient à se livrer à la poësie Latine, pour laquelle ils lui voyoient beaucoup de talent. « J’aime mieux, leur répondit-il, être le premier des poëtes Toscans, que de me voir dans un rang inférieur entre les poëtes Latins. » C’est ce que pensa de bonne heure notre célèbre Racine, qui, dit-on, eût pu effacer, s’il avoit voulu, les Rapin & les Commire ; & c’est aussi ce qu’auroit dû se dire le fameux cardinal de Polignac.